Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/06

J. Hetzel et Cie (p. 197-226).


CHAPITRE V
TROISIÈME VOYAGE DU CAPITAINE COOK
I

La recherche des terres découvertes par les Français. — Les îles Kerguelen. — Relâche à Van-Diemen. — Le détroit de la Reine-Charlotte. — L’île Palmerston. — Grandes fêtes aux îles Tonga.

À cette époque, l’idée qui avait autrefois déterminé tant de voyageurs à explorer les mers du Groenland était à l’ordre du jour. Existait-il un passage au nord qui mit en communication l’Atlantique et le Pacifique, en suivant les côtes de l’Asie ou celles de l’Amérique ? Et ce passage, s’il existait, était-il praticable ? On avait bien tenté, tout dernièrement encore, la recherche de cette voie maritime par les baies d’Hudson et de Baffin : on voulut l’essayer par l’océan Pacifique.

La tâche était ardue. Les lords de l’Amirauté comprirent qu’ils devaient, avant tout, s’adresser à quelque navigateur au courant des périls des mers polaires, qui eût donné plus d’une preuve de sang-froid dans les occasions difficiles, dont les talents, l’expérience et les connaissances scientifiques fussent à même de tirer parti du puissant armement en cours d’exécution.

Nul autre que le capitaine Cook ne réunissait au même degré les qualités requises. On s’adressa donc à lui. Bien qu’il eût pu passer en paix le reste de ses jours dans la place qui lui avait été donnée, à l’Observatoire de Greenwich, et jouir en repos de l’estime et de la gloire que lui avaient conquises ses deux voyages autour du monde, Cook n’hésita pas un instant.

Deux bâtiments lui furent confiés, la Résolution et la Discovery, cette dernière sous les ordres du capitaine Clerke, et ils reçurent le même armement qu’à la précédente campagne.

Les instructions du commandant de l’expédition lui prescrivaient de gagner le cap de Bonne-Espérance et de cingler au sud pour chercher les îles récemment découvertes par les Français, par 48 degrés de latitude, et vers le méridien de l’ile Maurice. Il devait ensuite toucher à la Nouvelle-Zélande, s’il le jugeait à propos, se rafraîchir aux îles de la Société et y débarquer le Taïtien Maï, puis gagner la Nouvelle-Albion, éviter de débarquer dans aucune des possessions espagnoles de l’Amérique, et de là se diriger par l’océan Glacial arctique vers les baies d’Hudson et de Baffin, — en d’autres termes, chercher, par l’est, le passage du nord-ouest. Cela fait, après avoir rafraîchi ses équipages au Kamtchatka, il devait faire une nouvelle tentative et regagner l’Angleterre par la route qu’il croirait la plus utile aux progrès de la géographie et de la navigation.

Les deux bâtiments ne partirent pas ensemble. La Résolution mit à la voile, de Plymouth, le 12 juillet 1776, et fut rejointe au Cap, le 10 novembre suivant, par la Discovery, qui n’avait pu quitter l’Angleterre que le 1er août. Cette dernière, éprouvée par la tempête, avait besoin d’être calfatée, et ce travail retint les deux navires au Cap jusqu’au 30 novembre. Le commandant profita de ce long séjour pour acheter des animaux vivants qu’il devait déposer à Taïti et à la Nouvelle-Zélande, et pour approvisionner ses bâtiments en vue d’un voyage de deux ans.

Après douze jours de route au sud-est, deux îles furent découvertes par 46° 53’ de latitude sud et 37° 46’ de longitude est. Le canal qui les sépare fut traversé, et l’on reconnut que leur côte escarpée, stérile, était inhabitée. Elles avaient été découvertes, ainsi que quatre autres, situées de neuf à douze degrés plus à l’est, par les capitaines français Marion-Dufresne et Crozet, en 1772.

Le 24 décembre, Cook retrouva les îles que M. de Kerguelen avait relevées dans ses deux voyages de 1772 et 1773.

Nous ne relaterons pas ici les observations que le navigateur anglais recueillit sur cet archipel. Comme elles sont de tout point d’accord avec celles de M. de Kerguelen, nous les réservons pour le moment où nous raconterons le voyage de ce navigateur. Contentons-nous de dire que Cook en releva soigneusement les côtes, et les quitta le 31 décembre. Pendant plus de trois cents lieues, les deux navires firent route au milieu d’une brume épaisse.

Le 26 janvier, l’ancre tomba dans la baie de l’Aventure, à la terre de Van-Diemen, à l’endroit même où le capitaine Furneaux avait touché quatre ans auparavant. Quelques naturels vinrent visiter les Anglais, et reçurent tous les présents qu’on leur fit, sans témoigner aucune satisfaction.

« Ils étaient, dit la relation, d’une stature ordinaire, mais un peu mince ; ils avaient la peau noire, la chevelure de même couleur et aussi laineuse que celle des nègres de la Nouvelle-Guinée, mais ils n’avaient pas les grosses lèvres et le nez plat des nègres de l’Afrique. Leurs traits ne présentaient rien de désagréable ; leurs yeux nous parurent assez beaux, et leurs dents bien rangées, mais très sales. Les cheveux et la barbe de la plupart étaient barbouillés d’une espèce d’onguent rouge ; le visage de quelques-uns se trouva peint avec la même drogue. »

Cette description, pour concise qu’elle soit, n’en est pas moins précieuse. En effet, le dernier des Tasmaniens est mort, il y a quelques années, et cette race a complètement disparu.

Cook leva l’ancre le 30 janvier, et vint mouiller à son point de relâche habituel, dans le canal de la Reine-Charlotte. Les pirogues des indigènes ne tardèrent pas à environner les bâtiments ; mais pas un indigène n’osa monter à bord, tant ils étaient persuadés que les Anglais n’étaient venus que pour venger le massacre de leurs compatriotes. Lorsqu’ils furent convaincus que telle n’était pas l’intention des Anglais, ils bannirent toute défiance et toute réserve. Le commandant apprit bientôt, par l’intermédiaire de Maï, qui comprenait le zélandais, quelle avait été la cause de cet épouvantable événement.

Assis sur l’herbe, les Anglais prenaient leur repas du soir, lorsque les indigènes volèrent différentes choses. L’un de ceux-ci fut surpris et frappé par l’un des matelots. Aux cris du sauvage, ses compatriotes se ruèrent sur les marins de l’Aventure, qui en tuèrent deux, mais ne tardèrent pas à succomber sous le nombre. Plusieurs Zélandais désignèrent au capitaine le chef qui avait présidé au carnage, et l’engagèrent vivement à le mettre à mort. Cook s’y refusa, à la grande surprise des naturels, et à la stupéfaction de Maï, qui lui dit : « En Angleterre, on tue un homme qui en a assassiné un autre ; celui-ci en a tué dix, et vous ne vous vengez pas ! »


Les îles de Kerguelen.

Avant de partir, Cook mit à terre des cochons et des chèvres, dans l’espoir que ces animaux finiraient par s’acclimater à la Nouvelle-Zélande.

Maï avait formé le dessein d’emmener à Taïti un Néo-Zélandais. Deux se présentèrent pour l’accompagner. Cook consentit à les recevoir, en les prévenant toutefois qu’ils ne reverraient plus leur patrie. Aussi, lorsque les bâtiments perdirent de vue les côtes de la Nouvelle-Zélande, ces deux jeunes gens ne purent retenir leurs larmes. À leur douleur vint se joindre le mal de mer. Toutefois leur chagrin disparut avec lui, et il ne leur fallut pas longtemps pour s’attacher à leurs nouveaux amis.

Le 29 mars fut découverte une île que ses habitants appellent Mangea. Sur


Une fête aux îles des Amis. (Page 205.)


les représentations de Maï, ces indigènes se décidèrent à monter à bord des vaisseaux.

Petits, mais vigoureux et bien proportionnés, ils portaient leur chevelure nouée sur le dessus de la tête, leur barbe longue, et ils étaient tatoués sur différentes parties du corps. Cook aurait vivement désiré mettre pied à terre, mais les dispositions hostiles de la population l’en empêchèrent.

Quatre lieues plus loin, une nouvelle île fut reconnue, en tout semblable à la première. Ses habitants se montrèrent d’abord mieux disposés que ceux de Mangea, et Cook en profita pour envoyer à terre un détachement, sous les ordres du lieutenant Gore, avec Maï pour interprète. Anderson le naturaliste, Gore, un autre officier, nommé Burney, et Maï, débarquèrent, seuls et sans armes, au risque d’être maltraités.

Reçus avec solennité, conduits, au milieu d’une haie d’hommes portant la massue sur l’épaule, auprès de trois chefs dont les oreilles étaient ornées de plumes rouges, ils aperçurent bientôt une vingtaine de femmes, qui dansaient sur un air d’un mode grave et sérieux et ne firent aucune attention à leur arrivée. Séparés les uns des autres, les officiers ne tardèrent pas à s’apercevoir que les naturels s’efforçaient de vider leurs poches, et ils commençaient à craindre pour leur sûreté, lorsqu’ils furent rejoints par Maï. Ils furent ainsi retenus toute la journée et mainte fois forcés d’ôter leurs vêtements pour que les naturels pussent examiner de près la couleur de leur peau ; mais enfin la nuit arriva sans incident désagréable, et les visiteurs regagnèrent leur chaloupe, où leur furent apportées des noix de coco, des bananes et d’autres provisions. Peut-être les Anglais durent-ils leur salut à la description que Maï avait faite de la puissance des armes à feu, et à l’expérience qu’il fit devant les indigènes d’enflammer la poudre d’une cartouche.

Maï avait rencontré trois de ses compatriotes au milieu de la foule qui se pressait sur le rivage. Partis sur une pirogue, au nombre de vingt, pour se rendre à Ulitea, ces Taïtiens avaient été jetés hors de leur route par un vent impétueux. La traversée devant être courte, ils n’avaient guère emporté de vivres. Aussi, la fatigue et la faim avaient-elles réduit l’équipage à quatre hommes à demi morts, lorsque la pirogue chavira. Ces naufragés eurent cependant la force de saisir les bordages de l’embarcation et de s’y cramponner jusqu’à ce qu’ils eussent été recueillis par les habitants de cette Wateroo. Il y avait douze ans que les hasards de la mer les avaient jetés sur cette côte, éloignée de plus de deux cents lieues de leur île. Ils avaient contracté des liens de famille et des liaisons d’amitié avec ces peuples, dont les mœurs et le langage étaient conformes aux leurs. Aussi refusèrent-ils de regagner Taïti.

« Ce fait, dit Cook, peut servir à expliquer, mieux que tous les systèmes, comment toutes les parties détachées du globe, et en particulier les îles de la mer Pacifique, ont pu être peuplées, surtout celles qui sont éloignées de tout continent, et à une grande distance les unes des autres. »

Cette île Wateroo gît par 20° 1′ de latitude sud et 201° 45′ de longitude orientale.

Les deux bâtiments gagnèrent ensuite une île voisine, appelée Wenooa, sur laquelle M. Gore débarqua pour y prendre du fourrage. Elle était inhabitée, quoiqu’on y vît des débris de huttes et des tombeaux.

Le 5 avril, Cook arriva en vue de l’île Harvay, qu’il avait découverte en 1773, pendant son second voyage. Il lui avait semblé, à cette époque, qu’elle était déserte. Aussi fut-il surpris de voir plusieurs pirogues se détacher de la côte et se diriger vers les vaisseaux. Mais ces indigènes ne purent se décider à monter à bord. Leur maintien farouche et leurs propos bruyants n’annonçaient pas des dispositions amicales. Leur idiome se rapprochait encore plus de la langue de Taïti que celle des îles qu’on venait de rencontrer.

Le lieutenant King, qui avait été envoyé à la recherche d’un mouillage, n’en put trouver un convenable. Les naturels, armés de piques et de massues, semblaient prêts à repousser par la force toute tentative de débarquement.

Cependant, Cook, ayant besoin d’eau et de fourrage, résolut alors de gagner les îles des Amis, où il était certain de trouver des rafraîchissements pour ses hommes et du fourrage pour ses bestiaux. D’ailleurs, la saison était trop avancée, la distance qui séparait ces parages du pôle trop considérable, pour pouvoir rien tenter dans l’hémisphère septentrional.

Forcé par le vent de renoncer à atteindre Middelbourg ou Eoa, comme il en avait d’abord l’intention, le commandant se dirigea vers l’île Palmerston, où il arriva le 14 avril, et sur laquelle il trouva des oiseaux en abondance, du cochléaria et des cocotiers. Cette île n’est qu’une réunion de neuf ou dix îlots peu élevés, qui peuvent être considérés comme les pointes du récif d’un même banc de corail.

Le 28 avril, les Anglais atteignirent l’île Komango, dont les naturels apportèrent en foule des cocos, des bananes et d’autres provisions. Puis, ils gagnèrent Annamooka, qui fait également partie de l’archipel Tonga ou des Amis.

Cook reçut, le 6 mai, la visite d’un chef de Tonga-Tabou, nommé Finaou, qui se donnait comme le roi de toutes les îles des Amis.

« Je reçus de ce grand personnage, dit-il, un présent de deux poissons, que m’apporta un de ses domestiques, et j’allai lui faire une visite l’après-dînée. Il s’approcha de moi, dès qu’il me vit à terre. Il paraissait âgé d’environ trente ans ; il était grand, mais d’une taille mince, et je n’ai pas rencontré sur ces îles une physionomie qui ressemblât davantage à la physionomie des Européens. »

Lorsque toutes les provisions de cette île furent épuisées, Cook visita un groupe d’îlots appelé Hapaee, où la réception, grâce aux ordres de Finaou, fut amicale, et dans laquelle il put se procurer des cochons, de l’eau, des fruits et des racines. Des guerriers donnèrent aux Anglais le spectacle de plusieurs combats singuliers, combats à coups de massue et pugilat.

« Ce qui nous étonna le plus, dit la relation, ce fut de voir arriver deux grosses femmes au milieu de la lice et se charger à coups de poing, sans aucune cérémonie et avec autant d’adresse que les hommes. Leur combat ne dura pas plus d’une demi-minute, et l’une d’elles s’avoua vaincue. L’héroïne victorieuse reçut de l’assemblée les applaudissements qu’on donnait aux hommes dont la force ou la souplesse avait triomphé de leur rival.

Les fêtes et les jeux ne s’arrêtèrent pas là. Un danse fut exécutée par cent cinq acteurs au son de deux tambours ou plutôt de deux troncs d’arbres creusés, auxquels se joignait un chœur de musique vocale. Cook répondit à ces démonstrations en faisant faire l’exercice à feu par ses soldats de marine et en tirant un feu d’artifice, qui causa aux naturels un étonnement qu’on ne peut concevoir. Ne voulant pas se montrer vaincus dans cette lutte de divertissements, les insulaires donnèrent d’abord un concert, puis une danse exécutée par vingt femmes, couronnées de guirlandes de roses de la Chine. Ce grand ballet fut suivi d’un autre exécuté par quinze hommes. Mais nous n’en finirions pas, si nous voulions raconter par le menu les merveilles de cette réception enthousiaste, qui mérita à l’archipel de Tonga le nom d’îles des Amis.

Le 23 mai, Finaou, qui s’était donné pour le roi de l’archipel tout entier, vint annoncer à Cook son départ pour l’île voisine de Vavaoo. Il avait de bonnes raisons pour cela, car il venait d’apprendre l’arrivée du véritable souverain, qui s’appelait Futtafaihe ou Poulaho.

Tout d’abord, Cook refusa de reconnaître au nouveau venu le caractère qu’il s’attribuait ; mais il ne tarda pas à recueillir des preuves irréfutables que le titre de roi lui appartenait.

Poulaho était d’un embonpoint extrême, ce qui le faisait, avec sa petite taille, ressembler à un tonneau. Si le rang est proportionné chez ces insulaires à la grosseur du corps, c’était assurément le plus gros des chefs que les Anglais eussent rencontrés. Intelligent, grave, posé, il examina en détail et avec beaucoup d’intérêt le vaisseau et tout ce qui était nouveau pour lui, fit des questions judicieuses et s’informa du motif de la venue des navires. Ses courtisans s’opposèrent à ce qu’il descendît dans l’entrepont, parce qu’il était « tabou », disaient-ils, et qu’il n’était pas permis de marcher au-dessus de sa tête. Cook fit répondre par l’intermédiaire de Maï, qu’il défendrait de marcher au-dessus de sa chambre, et Poulaho dîna avec le commandant. Il mangea peu, but encore moins, et engagea Cook à descendre à terre. Les marques de respect que prodiguaient à Poulaho tous les insulaires convainquirent le commandant qu’il avait réellement affaire au roi de l’archipel.

Cependant, Cook remit à la voile le 29 mai, retourna à Annamooka, puis à Tonga-Tabou, où une fête ou « heiva », dont la magnificence dépassait toutes celles dont il avait été témoin, fut donnée en son honneur.

« Le soir, dit-il, nous eûmes le spectacle d’un bomaï, c’est-à-dire qu’on exécuta les danses de la nuit devant la maison occupée par Finaou. Elles durèrent environ trois heures ; durant cet intervalle, nous vîmes douze danses. Il y en eut d’exécutées par des femmes, et, au milieu de celles-ci, nous vîmes arriver une troupe d’hommes qui formèrent un cercle en dedans de celui des danseuses. Vingt-quatre hommes, qui en exécutèrent une troisième, firent avec leurs mains une multitude de mouvements très applaudis, que nous n’avions pas encore vus. L’orchestre se renouvela une fois. Finaou parut sur la scène à la tête de cinquante danseurs ; il était magnifiquement habillé ; de la toile et une longue pièce de gaze composaient son vêtement, et il portait de petites figures suspendues à son cou. »

Cook, après un séjour de trois mois, jugeant qu’il fallait quitter ces lieux enchanteurs, distribua une partie du bétail qu’il avait apporté du Cap, et fit expliquer par Maï, avec la manière de le nourrir, les services qu’il pourrait rendre. Puis, avant de partir, il visita un « fiatooka » ou cimetière, qui appartenait au roi, composé de trois maisons assez vastes, plantées au bord d’une espèce de colline. Les planchers de ces édifices, ainsi que les collines artificielles qui les portaient, étaient couverts de jolis cailloux mobiles, et des pierres plates, posées de champ, entouraient le tout.

« Ce que nous n’avions pas vu jusqu’alors, l’un de ces édifices était ouvert à l’un des côtés, et il y avait en dedans deux bustes de bois grossièrement façonnés, l’un près de l’entrée et l’autre un peu plus avant dans l’intérieur. Les naturels nous suivirent jusqu’à la porte, mais ils n’osèrent pas en passer le seuil. Nous leur demandâmes ce que signifiaient ces bustes ; on nous répondit qu’ils ne représentaient aucune divinité et qu’ils servaient à rappeler le souvenir des chefs enterrés dans le fiatooka. »

Parti de Tonga-Tabou le 10 juillet, Cook se rendit à la petite île Eoa, où son ancien ami Taï-One le reçut avec cordialité. Le commandant apprit de lui que la propriété des différentes îles de l’archipel appartient aux chefs de Tonga-Tabou, qu’ils appellent la « Terre des Chefs ». C’est ainsi que Poulaho a sous sa domination cent cinquante-trois îles. Les plus importantes sont Vavao et Hamao. Quant aux îles Viti ou Fidgi, comprises dans cette nomenclature, elles étaient habitées par une race belliqueuse, bien supérieure par l’intelligence à celle des îles des Amis.

Des nombreuses et très intéressantes observations recueillies par le commandant et le naturaliste Anderson, nous ne retiendrons que celles qui sont relatives à la douceur, à l’affabilité des indigènes. Si Cook, pendant ses différentes relâches dans cet archipel, n’eut qu’à se louer de l’accueil des habitants, c’est qu’il ne soupçonna jamais le projet qu’avaient conçu Finaou et les autres chefs de l’assassiner pendant la fête nocturne de Hapaee et de surprendre les vaisseaux. Les navigateurs, qui le suivirent, n’eurent pas lieu de prodiguer les mêmes éloges, et si l’on ne connaissait la sincérité de l’illustre marin, on croirait que c’est par antiphrase qu’il a donné à cet archipel le nom d’îles des Amis.

À la mort d’un parent, les insulaires de Tonga ne manquent jamais de se donner de grands coups de poing dans les joues et de se les déchirer avec des dents de requin, ce qui explique les nombreuses tumeurs et cicatrices qu’ils portent au visage. S’ils sont en danger de mort, ils sacrifient une ou deux phalanges du petit doigt pour apaiser la divinité, et Cook ne vit pas un indigène sur dix qui ne fût ainsi mutilé.

« Le mot « tabou », dit-il, qui joue un si grand rôle dans les usages de ce peuple, a une signification très étendue.... Lorsqu’il n’est pas permis de toucher à une chose, ils disent qu’elle est tabou. Ils nous apprirent aussi que, si le roi entre dans une maison qui appartienne à un de ses sujets, cette maison devient tabou, et le propriétaire ne peut plus l’habiter. »

Quant à leur religion, Cook crut la démêler assez bien. Leur dieu principal, Kallafoutonga, détruit dans ses colères les plantations, sème les maladies et la mort. Toutes les îles n’ont pas les mêmes idées religieuses, mais partout on est unanime à admettre l’immortalité de l’âme. Enfin, s’ils n’apportent point à leurs dieux des offrandes et des fruits ou d’autres productions de la terre, ces sauvages leur offrent, cependant, en sacrifice des victimes humaines.

Le 17 juillet, Cook perdit de vue les îles Tonga, et, le 8 août, l’expédition, après une série de coups de vent qui causèrent des avaries assez sérieuses à la Discovery, arriva en vue d’une île appelée Tabouaï par ses habitants.

Tous les frais d’éloquence des Anglais, pour persuader aux naturels de monter à bord, furent inutiles. Jamais ceux-ci ne consentirent à quitter leurs canots, et ils se contentèrent d’inviter les étrangers à venir les visiter. Mais, comme le temps pressait et que Cook n’avait pas besoin de provisions, il passa sans s’arrêter devant cette île, qui lui parut fertile, et qui, suivant le dire des insulaires, abondait en cochons et en volailles. Forts, grands, actifs, ces naturels, à l’air dur et farouche, parlaient la langue taïtienne. Les relations furent donc faciles avec eux.

Quelques jours plus tard, les cimes verdoyantes de Taïti se dessinaient à l’horizon, et les deux bâtiments ne tardèrent pas à s’arrêter en face de la presqu’île de Taïrabou, où l’accueil que Maï reçut de ses compatriotes fut aussi indifférent que possible. Son beau-frère lui-même, le chef Outi, consentit à peine à le reconnaître ; mais, lorsque Maï lui eut montré les trésors qu’il rapportait et surtout ces fameuses plumes rouges, qui avaient eu un si grand succès au précédent voyage de Cook, Outi changea de manière d’agir, traita Maï avec affabilité, et lui proposa de changer de nom avec lui. Maï se laissa prendre à ces nouvelles démonstrations de tendresse, et, sans l’intervention de Cook, il se fût laissé dépouiller de tous ses trésors.

Les navires étaient approvisionnés de plumes rouges. Aussi, les fruits, les cochons, les volailles arrivèrent-ils en abondance pendant cette relâche. Cependant, Cook gagna bientôt la baie de Matavaï, et le roi Otoo quitta sa résidence de Paré pour venir rendre visite à son ancien ami. Là, aussi, Maï fut dédaigneusement traité par les siens, et il eut beau se jeter aux pieds du roi en lui présentant une touffe de plumes rouges et deux ou trois pièces de drap d’or, il fut à peine regardé. Toutefois, ainsi qu’à Taïrabou, les dispositions changèrent subitement, lorsqu’on connut la fortune de Maï ; mais celui-ci, ne se plaisant que dans la compagnie des vagabonds qui exploitèrent sa rancune, tout en le dépouillant, ne sut pas acquérir sur Otoo et les principaux chefs l’influence nécessaire au développement de la civilisation.

Cook avait depuis longtemps appris que les sacrifices humains étaient en usage à Taïti, mais il s’était toujours refusé de le croire. Une cérémonie solennelle, dont il fut témoin à Atahourou, ne lui permit pas de douter de l’existence de cette pratique. Afin de rendre l’Atoua, ou Dieu, favorable à l’expédition qui se préparait contre l’île d’Eiméo, un homme de la plus basse extraction fut assommé à coups de massue en présence du roi. On déposa en offrande devant celui-ci les cheveux et un œil de la victime, derniers symboles de l’anthropophagie qui existait autrefois dans cet archipel. À la fin de cette barbare cérémonie, qui faisait tache chez un peuple de mœurs si douces, un martin-pêcheur voltigea dans le feuillage. « C’est l’Atoua ! » s’écria Otoo, tout heureux de cet excellent augure.

Le lendemain, la cérémonie devait se continuer par un holocauste de cochons. Les prêtres, comme avaient coutume de le faire les aruspices Romains, cherchèrent à lire dans les dernières convulsions des victimes le sort réservé à l’expédition.

Cook, qui avait assisté silencieux à toute cette cérémonie, ne put cacher, dès qu’elle fut finie, l’horreur qu’elle lui inspirait. Maï fut son interprète


Sacrifice humain à Otaïti. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


éloquent et vigoureux. Aussi, Towha eut-il peine à contenir sa colère. « Si le roi avait tué un homme en Angleterre, dit le jeune Taïtien, comme il venait de le faire ici de la malheureuse et innocente victime qu’il offrait à son Dieu, il aurait été impossible de le soustraire à la corde, seul châtiment réservé aux meurtriers et aux assassins. »

Cette réflexion violente de Maï était pour le moins hors de propos, et Cook aurait dû se souvenir que les mœurs varient avec les pays. Il était absurde de vouloir appliquer à Taïti, pour ce qui y était passé dans les usages, le châtiment réservé à Londres pour ce qu’on y regarde comme un crime. Le charbonnier doit être maître chez lui, dit un dicton populaire. Les nations européennes


Arbre sous lequel Cook a observé le passage de Vénus. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


l’ont trop oublié. Sous prétexte de civilisation, elles ont souvent fait couler plus de sang qu’il n’en aurait été versé, si elles s’étaient abstenues d’intervenir.

Avant de quitter Taïti, Cook remit à Otoo les animaux qu’il avait eu tant de peine à rapporter d’Europe. C’étaient des oies, des canards, des coqs d’Inde, des chèvres, des moutons, des chevaux et des bœufs. Otoo ne sut comment exprimer sa reconnaissance à « l’areeke no Pretone », au roi de la Bretagne, surtout lorsqu’il vit que les Anglais ne purent embarquer, à cause de sa dimension, une magnifique pirogue double qu’il avait fait construire par ses plus habiles artistes, pour être offerte au roi d’Angleterre, son ami.

La Résolution et la Discovery quittèrent Taïti le 30 septembre, et vinrent mouiller à Eimeo. Le séjour, en cet endroit, fut attristé par un pénible incident. Des vols fréquents avaient eu lieu déjà depuis quelques jours, lorsqu’une chèvre fut dérobée. Cook, pour faire un exemple, brûla cinq ou six cases, incendia un plus grand nombre de pirogues, et menaça le roi de toute sa colère, si l’animal ne lui était pas immédiatement ramené.

Dès qu’il eut obtenu satisfaction, le commandant partit pour Huaheine avec Maï, qui devait s’établir sur cette île.

Un terrain assez vaste fut cédé par les chefs du canton de Ouare, moyennant de riches cadeaux. Cook y fit construire une maison et planter un jardin, qu’on sema de légumes européens. Puis, on laissa à Maï deux chevaux, des chèvres, de la volaille. En même temps, on lui faisait cadeau d’une cotte de mailles, d’une armure complète, de poudre, de balles et de fusils. Un orgue portatif, une machine électrique, des pièces d’artifice et des instruments de culture ou de ménage, complétaient la collection des cadeaux, ingénieux ou bizarres, destinés à donner aux Taïtiens une haute idée de la civilisation européenne. Maï avait bien une sœur mariée à Huaheine, mais son mari occupait une position trop humble pour l’empêcher d’être dépouillé. Cook déclara donc solennellement, que l’indigène était son ami, qu’il reviendrait, dans peu de temps, s’informer de la manière dont il aurait été traité, et qu’il punirait sévèrement ceux qui se seraient mal conduits à son égard.

Ces menaces devaient produire leur effet, car, peu de jours avant, des voleurs, saisis en flagrant délit par les Anglais, avaient eu la tête rasée et les oreilles coupées. Un peu plus tard, à Raiatea, afin d’obtenir qu’on lui renvoyât des matelots déserteurs, Cook avait enlevé, d’un seul coup de filet, toute la famille du chef Oreo. La modération dont le capitaine avait fait preuve à son premier voyage allait toujours diminuant. Il devenait chaque jour plus exigeant et plus sévère. Cette conduite devait finir par lui être fatale.

Les deux Zélandais qui avaient demandé à accompagner Maï furent débarqués avec lui. Le plus âgé consentait sans peine à vivre à Huaheine ; mais le plus jeune avait conçu tant d’affection pour les Anglais, qu’il fallut le descendre, pour ainsi dire, de force, au milieu des témoignages d’affection les plus touchants. Cook, au moment où il leva l’ancre, reçut les adieux de Maï, dont la contenance et les larmes exprimaient qu’il comprenait toute la perte qu’il allait faire.

Si Cook partait satisfait d’avoir comblé de trésors le jeune Taïtien qui s’était confié à lui, il éprouvait des craintes sérieuses sur son avenir. En effet, il connaissait son caractère inconstant et léger, et il ne lui avait laissé qu’à regret des armes, dont il craignait qu’il ne fît mauvais usage. Ces appréhensions devaient être malheureusement justifiées. Comblé d’attentions par le roi de Huaheine, qui lui donna sa fille en mariage et changea son nom en celui de Paori, sous lequel il fut connu désormais, Maï profita de sa haute situation pour se montrer cruel et inhumain. Toujours armé, il en vint à essayer son adresse sur ses compatriotes, à coups de fusil et de pistolet. Aussi sa mémoire est-elle en horreur à Huaheine, où le souvenir de ses meurtres est demeuré longtemps associé à celui du voyage des Anglais.

Après avoir quitté cette île, Cook visita Raiatea, où il retrouva son ami Orée, déchu de la puissance suprême ; puis, il descendit à Bolabola, le 8 décembre, et y acheta du roi Pouni une ancre que Bougainville avait perdue au mouillage.

Pendant ces longues relâches dans les différentes îles de la Société, Cook compléta sa provision de renseignements géographiques, hydrographiques, ethnographiques et ses études d’histoire naturelle. Il fut secondé dans cette tâche délicate par Anderson et par tout son état-major, qui ne cessa de déployer le zèle le plus louable pour l’avancement de la science.

Le 24 décembre, Cook découvrait une nouvelle île basse, inhabitée, où les équipages trouvèrent une abondante provision de tortues, et qui reçut le nom de Christmas, en l’honneur de la fête solennelle du lendemain.

Bien que dix-sept mois se fussent déjà passés depuis son départ d’Angleterre, Cook ne considérait pas son voyage comme commencé. En effet, il n’avait encore pu mettre à exécution la partie de ses instructions relative à l’exploration de l’Atlantique septentrional et à la recherche d’un passage par le nord.


II

Découverte des îles Sandwich. — Exploration de la côte occidentale de l’Amérique. — Au delà du détroit de Behring. — Retour à l’archipel Havaï. — Histoire de Rono. — Mort de Cook. — Retour de l’expédition en Angleterre.

Le 18 janvier 1778, par 160° de longitude et 20° de latitude nord, les deux navires aperçurent les premières terres de l’archipel Sandwich ou Hawaï. Il ne fallut pas longtemps aux navigateurs pour se convaincre que ce groupe était habité. Un grand nombre de pirogues se détachèrent de l’île Mooi ou Tavaï, et s’assemblèrent autour des vaisseaux.

Les Anglais ne furent pas médiocrement surpris d’entendre ces indigènes parler la langue de Taïti. Aussi, les relations furent-elles bientôt amicales, et, le lendemain, nombre d’insulaires consentirent à monter sur les vaisseaux. Leur étonnement, leur admiration à la vue de tant d’objets inconnus, s’exprimaient par leurs regards, leurs gestes et leurs exclamations continuelles ! Cependant, ils connaissaient le fer, qu’ils nommaient « hamaïte ».

Mais tant de curiosités, d’objets précieux, ne tardèrent pas à exciter leur convoitise, et ils s’efforcèrent de se les approprier par tous les moyens licites ou non.

Leur adresse, leur goût pour le vol étaient aussi vifs que chez tous les peuples de la mer du Sud ; il fallut prendre mille précautions, — encore furent-elles vaines le plus souvent, — pour s’opposer à leurs larcins. Lorsque les Anglais, sous la conduite du lieutenant Williamson, s’approchèrent du rivage afin de sonder et de chercher un mouillage, ils durent repousser les tentatives des naturels par la force. La mort d’un de ces sauvages servit à réprimer leur turbulence et à leur donner une haute idée de la puissance des étrangers.

Cependant, aussitôt que la Résolution et la Discovery eurent laissé tomber l’ancre dans la baie de Ouai-Mea, Cook se fit porter à terre. Il n’eut pas plus tôt touché le rivage, que les naturels, assemblés en troupe nombreuse sur la grève, se prosternèrent à ses pieds, et l’accueillirent avec les témoignages du respect le plus profond. Cette réception extraordinaire promettait une relâche agréable, car les provisions semblaient abondantes, et les fruits, les cochons, la volaille, commencèrent à affluer de toutes parts. En même temps, une partie des indigènes aidait les matelots anglais à remplir d’eau les futailles et à les embarquer dans les chaloupes.

Ces dispositions conciliantes déterminèrent Anderson et le dessinateur Webber à s’enfoncer dans l’intérieur du pays. Ils ne tardèrent pas à se trouver en présence d’un moraï, de tout point semblable aux moraïs taïtiens. Cette découverte confirma les Anglais dans les idées qu’avait fait naître en eux la ressemblance de la langue de Hawaï avec celle de Taïti. Une gravure de la relation de Cook représente l’intérieur de ce moraï. On y voit deux figures debout, dont le haut de la tête disparaît en partie sous un haut bonnet cylindrique, semblable à ceux qui coiffent les statues de l’île de Pâques. Il y a là, à tout le moins, un rapprochement singulier, qui donne à réfléchir.

Cook resta deux jours encore à ce mouillage, n’ayant qu’à se louer de son commerce avec les indigènes ; puis, il explora l’île voisine de Oneeheow. Malgré tout le désir qu’avait le commandant de visiter en détail cet archipel, si intéressant, il appareilla, et aperçut de loin l’île Ouahou et le récif de Tahoora, qu’il désigna sous le nom générique d’archipel Sandwich, — nom qui a été remplacé par le vocable indigène Hawaï.

Vigoureux et bien découplés, quoique de taille moyenne, les Hawaïens sont représentés par Anderson comme ayant un caractère franc et loyal. Moins sérieux que les habitants des îles des Amis, ils sont aussi moins légers que les Taïtiens. Industrieux, adroits, intelligents, ils avaient des plantations qui prouvaient des connaissances développées en économie rurale, et un goût bien entendu pour l’agriculture. Non seulement ils n’éprouvaient pas pour les objets européens cette curiosité banale et enfantine que les Anglais avaient tant de fois remarquée, mais ils s’informaient de leur usage et laissaient percer un certain sentiment de tristesse, inspiré par leur infériorité.

La population semblait considérable, et est estimée à trente mille individus pour la seule île de Tavaï. Dans la façon de s’habiller, dans le choix de la nourriture, dans la manière de l’apprêter, comme dans les habitudes générales, on reconnaissait les usages de Taïti. C’était donc pour les Anglais matière à réflexions, que l’identité de ces deux populations, séparées par un espace de mer considérable.

Pendant ce premier séjour, Cook ne fut en rapport avec aucun chef ; mais le capitaine Clerke de la Discovery, reçut enfin la visite de l’un d’eux. C’était un homme jeune et bien fait, enveloppé d’étoffes des pieds à la tête, à qui les naturels témoignaient leur respect en se prosternant devant lui. Clerke lui fit quelques cadeaux, et reçut en retour un vase décoré de deux figurines assez habilement sculptées, qui servait au « kava », boisson favorite des Hawaïens, aussi bien que des indigènes de Tonga. Leurs armes consistaient en arcs, massues et lances, ces dernières d’un bois dur et fort, et en une sorte de poignard, nommé « paphoa », terminé en pointe aux deux extrémités. La coutume du tabou était aussi universellement pratiquée qu’aux îles des Amis, et les naturels, avant de toucher aux objets qu’on leur montrait, avaient toujours soin de demander s’ils n’étaient pas tabou.

Le 27 février, Cook reprit sa route vers le nord, et rencontra bientôt ces algues des rochers dont parle le rédacteur du voyage de lord Anson. Le 1er mars, il fit route à l’est, afin de se rapprocher de la côte d’Amérique, et, cinq jours plus tard, il eut connaissance de la terre de Nouvelle-Albion, ainsi nommée par Francis Drake.

L’expédition continua de la prolonger au large, releva le cap Blanc, déjà vu par Martin d’Aguilar, le 19 janvier 1603, et près duquel les géographes avaient placé une large entrée au détroit dont ils attribuaient la découverte à ce navigateur. On arriva bientôt dans les parages du détroit de Juan de Fuca, mais on ne découvrit rien qui y ressemblât, bien que ce détroit existe réellement, et sépare du continent l’île de Vancouver.

Cook reconnut bientôt par 49° 15’ de latitude une baie à laquelle il donna le nom de baie Hope. Il y mouilla pour faire de l’eau et donner un peu de repos à ses équipages fatigués. Cette côte était habitée, et trois canots s’approchèrent des navires.

« L’un des sauvages, dit-il, se leva, fit un long discours et des gestes que nous prîmes pour une invitation à descendre à terre. Sur ces entrefaites, il jeta des plumes vers nous, et plusieurs de ses camarades nous lancèrent des poignées de poussière ou d’une poudre rouge ; celui qui remplit les fonctions d’orateur était couvert d’une peau, et il tenait dans chaque main quelque chose qu’il secouait, et d’où il tirait un son pareil à celui des grelots de nos enfants. Lorsqu’il se fut fatigué à débiter sa harangue et ses exhortations, dont nous ne comprîmes pas un seul mot, il se reposa ; mais deux autres hommes prirent successivement la parole ; leur discours ne fut pas aussi long, et ils ne le débitèrent pas avec autant de véhémence. »

Plusieurs de ces naturels avaient le visage peint d’une manière extraordinaire, et des plumes étaient fichées sur leur tête. Bien qu’ils montrassent des dispositions pacifiques, il fut absolument impossible d’en décider un seul à monter à bord.

Cependant, lorsque les vaisseaux eurent jeté l’ancre, le commandant fit désenverguer les voiles, rentrer les mâts de hune et dégréer le mât de misaine de la Résolution, afin d’y faire quelques réparations. Les échanges commencèrent bientôt avec les Indiens, et l’honnêteté la plus rigoureuse présida à ce commerce. Les objets qu’ils offraient, c’étaient des peaux d’ours, de loup, de renard, de daim, de putois, de martre, et en particulier de ces loutres de mer qu’on trouve aux îles situées à l’est du Kamtchatka, puis des habits faits d’une espèce de chanvre, des arcs, des lances, des hameçons, des figures monstrueuses, une espèce d’étoffe de poil ou de laine, des sacs remplis d’ocre rouge, des morceaux de bois sculpté, des colifichets de cuivre et de fer en forme de fer à cheval, qu’ils suspendaient à leur nez.

« Des crânes et des mains d’hommes, qui n’étaient pas encore dépouillés de leurs chairs, furent ce qui nous frappa le plus parmi les choses qu’ils nous offrirent ; ils nous firent comprendre d’une manière claire qu’ils avaient mangé ce qui manquait, et nous reconnûmes, en effet, que ces crânes et ces mains avaient été sur le feu »

Les Anglais ne tardèrent pas à s’apercevoir que ces indigènes étaient aussi habiles voleurs qu’aucun de ceux qu’ils avaient rencontrés jusqu’alors. Ils étaient même plus dangereux, car, possesseurs d’instruments en fer, ils ne se faisaient pas faute de couper les cordages. D’ailleurs, ils combinaient leurs vols avec intelligence, et les uns amusaient la sentinelle à l’une des extrémités de l’embarcation, tandis que les autres arrachaient le fer à l’extrémité opposée. Ils vendirent une quantité d’huile très bonne, et beaucoup de poissons, notamment des sardines.

Lorsque furent achevées les nombreuses réparations dont les navires avaient besoin, et qu’on eut embarqué l’herbe nécessaire pour le peu de chèvres et de moutons qui restaient à bord, Cook remit à la voile, le 26 avril 1778. Il avait donné à l’endroit où il venait de séjourner le nom d’Entrée-du-Roi-Georges, bien qu’il fût appelé Nootka par les indigènes.

À peine les navires eurent-ils gagné la haute mer, qu’ils furent assaillis par une violente tempête, pendant laquelle la Résolution fit une voie d’eau sous sa joue de tribord. Emporté par l’ouragan, Cook dépassa le lieu où les géographes avaient placé le détroit de l’amiral de Fonte, ce qu’il regretta vivement, car il aurait voulu dissiper tous les doutes à ce sujet.

Le commandant continua donc à suivre la côte d’Amérique, relevant et nommant tous les points principaux. Pendant celle croisière, il eut de nombreuses relations avec les Indiens, et ne tarda pas à remarquer qu’aux embarcations étaient substitués des canots, dont la charpente seule était de bois, et sur laquelle s’adaptaient des peaux de veaux marins.

Après une relâche à l’Entrée-du-Prince-Guillaume, où fut réparée la voie d’eau de la Résolution, Cook reprit sa route, reconnut et nomma les caps Elisabeth, et Saint-Hermogènes, la pointe de Banks, les caps de Douglas, Bede, le mont Saint-Augustin, la rivière de Cook, l’île Kodiak, l’île de la Trinité et les îles que Behring a nommées Schumagin. Puis, ce furent la baie de Bristol, l’île Ronde, la pointe Calme, le cap Newenham, où le lieutenant Williamson débarqua, et l’île Anderson, ainsi nommée en l’honneur du naturaliste qui mourut en cet endroit d’une maladie de poitrine ; puis l’île King et le cap du Prince-de-Galles, extrémité la plus occidentale de l’Amérique.

Alors, Cook passa sur la côte d’Asie et se mit en rapport avec les Tchouktchis, pénétra, le 11 août, dans le détroit de Behring, et se trouva la semaine suivante en contact avec la glace. Vainement il essaya de s’élever dans plusieurs directions. Partout la banquise lui offrit une barrière infranchissable.

Le 17 août 1778, l’expédition était par 70° 41’ de latitude. Pendant tout un


Entrée du Prince-Guillaume. (Page 215.)


mois, on côtoya la banquise avec l’espoir d’y trouver quelque ouverture qui permît de s’élever plus au nord, mais ce fut en vain. On remarqua d’ailleurs que la glace « était partout pure et transparente, excepté dans la partie supérieure, qui se trouvait un peu poreuse.

« Je jugeai, dit Cook, que c’était de la neige glacée, et il me parut qu’elle s’était toute formée à la mer, car, outre qu’il est invraisemblable ou plutôt impossible que des masses si énormes flottent dans les rivières où il y a à peine assez d’eau pour un canot, nous n’y aperçûmes aucune des choses que produit la terre, et l’on aurait dû y en voir, si elle s’était formée dans des rivières grandes ou petites. »


Il lui présenta un petit cochon. (Page 219.}

Jusqu’ici, la voie du détroit de Behring a été la moins suivie pour atteindre les latitudes boréales ; cette observation est donc très précieuse, car elle prouve qu’en face de cette ouverture, il doit exister une vaste étendue de mer sans aucune terre. Peut-être même, — c’est du moins ce que pensait le regretté Gustave Lambert, — cette mer est-elle libre. Toujours est-il qu’on ne s’est pas élevé, depuis Cook, beaucoup plus haut dans cette direction, si ce n’est sur la côte de Sibérie, où ont été découvertes les îles Long et Plover, et où se trouve, au moment même où nous écrivons, le professeur Nordenskjold.

Après cette exploration si soigneuse, après ces tentatives répétées pour gagner de hautes latitudes, Cook, voyant la saison avancée, rencontrant chaque jour des glaces plus nombreuses, n’avait d’autre parti à prendre que d’aller chercher ses quartiers d’hiver dans une contrée plus clémente, afin de reprendre son exploration l’été suivant. Il refit donc une partie de la route qu’il avait suivie jusqu’à l’île d’Ounalaska, et cingla, le 26 octobre, vers les îles Sandwich, dont il comptait compléter la reconnaissance pendant ce dernier hivernage.

Le 26 novembre fut découverte une île, dont les habitants vendirent aux équipages une quantité assez considérable de fruits et de racines, fruits à pain, patates, « taro » et racines d’« eddy », qu’ils échangèrent contre des clous et des outils en fer. C’était l’île Mowee, qui fait partie de l’archipel des Sandwich. Bientôt après, on aperçut Owhyhee ou Hawaï, dont les sommets étaient couverts de neige.

« Je n’avais jamais rencontré de peuples sauvages aussi libres dans leur maintien que ceux-ci, dit le capitaine. Ils envoyaient communément aux vaisseaux les différents articles qu’ils voulaient vendre ; ils montaient ensuite eux-mêmes à bord et ils faisaient leur marché sur le gaillard d’arrière ; les Taïtiens, malgré nos relâches multipliées, n’ont pas autant de confiance en nous. J’en conclus que les habitants d’Owhyhee doivent être plus exacts et plus fidèles dans leur commerce réciproque que les naturels de Taïti ; car s’ils n’avaient pas de la bonne foi entre eux, ils ne seraient pas aussi disposés à croire à la bonne foi des étrangers. »

Le 17 janvier, Cook et Clerke mouillèrent dans une baie appelée par les naturels Karakakooa. Les voiles furent aussitôt désenverguées, les vergues et les mâts de hune dépassés. Les navires étaient encombrés de visiteurs, entourés de pirogues, et le rivage était couvert d’une foule innombrable de curieux. Jusqu’alors, Cook n’avait jamais vu pareil empressement.

Parmi les chefs qui vinrent à bord de la Résolution, on ne tarda pas à remarquer un jeune homme appelé Pareea. Il était, disait-il, « Jakanee », sans que l’on pût savoir si c’était le nom d’une dignité, ou si ce terme désignait un degré d’alliance ou de parenté avec le roi. Toujours est-il qu’il avait une grande autorité sur le bas peuple. Quelques présents, faits à propos, l’attachèrent aux Anglais, et il leur rendit plus d’un service dans ces circonstances.

Si, pendant son premier séjour à Hawaï, Cook avait constaté que les habitants n’avaient que peu de penchant au vol, il n’en fut pas de même cette fois. Leur grand nombre leur donnait mille facilités pour dérober de menus objets, et les portait à croire qu’on craindrait de punir leurs larcins. Enfin, il devint bientôt évident qu’ils étaient encouragés par leurs chefs, car on aperçut entre les mains de ceux-ci plusieurs des objets qui avaient été dérobés.

Pareea, et un autre chef nommé Kaneena, amenèrent à bord de la Résolution un certain Koah, vieillard fort maigre, dont le corps était couvert d’une gale blanche due à l’usage immodéré de l’ava. C’était un prêtre. Lorsqu’il fut en présence de Cook, il lui mit sur les épaules une sorte de manteau rouge qu’il avait apporté, et débita fort gravement un long discours en lui présentant un petit cochon. C’était, comme on en eut bientôt la preuve, en voyant toutes les idoles revêtues d’une étoffe pareille, une formule d’adoration. Les Anglais furent profondément étonnés des cérémonies bizarres du culte dont on semblait entourer la personne du capitaine Cook. Ils n’en comprirent que plus tard la signification, grâce aux recherches du savant missionnaire Ellis. Nous allons résumer brièvement ici son intéressante découverte. Cela rendra plus compréhensible le récit des événements qui suivirent.

Une antique tradition voulait qu’un certain Rono, qui vivait sous un des plus anciens rois d’Hawaï, eût tué, dans un emportement de jalousie, sa femme, qu’il aimait tendrement. Rendu fou par la douleur et le chagrin de l’acte qu’il avait commis, il aurait parcouru l’île, querellant, frappant tout le monde ; puis, fatigué, mais non rassasié de massacres, il se serait embarqué en promettant de revenir un jour sur une île flottante, portant des cocotiers, des cochons et des chiens. Cette légende avait été consacrée par un chant national et était devenue article de foi pour les prêtres, qui avaient mis Rono au nombre de leurs dieux. Confiants dans sa prédiction, ils attendaient sa venue, chaque année, avec une patience que rien ne pouvait lasser.

N’y a-t-il pas un curieux rapprochement à faire entre cette légende et celle qui nous montre le dieu mexicain Quetzalcoatl, obligé de fuir la colère d’une divinité plus puissante, s’embarquant sur un esquif de peaux de serpent, et promettant à ceux qui l’avaient accompagné, de revenir, plus tard, visiter le pays avec ses descendants ?

Lorsque les navires anglais parurent, le grand-prêtre Koah et son fils One-La déclarèrent que c’était Rono lui-même qui accomplissait sa prédiction. Dès lors, pour la population tout entière, Cook fut véritablement Dieu. Sur sa route, les indigènes se prosternaient, les prêtres lui adressaient des discours ou des prières ; on l’aurait encensé, si c’eût été à la mode à Hawaï. Le commandant sentait bien qu’il y avait dans ces démonstrations quelque chose d’extraordinaire, mais, n’y pouvant rien comprendre, il se résigna à tirer parti, pour la commodité de ses équipages et pour l’avancement de la science, de circonstances mystérieuses qu’il lui était impossible d’éclaircir.

Cependant, il était obligé de se prêter à toute sorte de cérémonies, qui lui paraissaient, pour le moins, ridicules. C’est ainsi qu’il fut conduit vers un moraï, solide construction en pierre de quarante verges de long et de quatorze de hauteur. Le sommet, bien battu, était entouré d’une balustrade en bois, sur laquelle étaient alignés les crânes des captifs qu’on avait sacrifiés à la divinité.

À l’entrée de la plate-forme se dressaient deux grosses figures de bois au masque grimaçant, au corps drapé d’étoffe rouge, la tête surmontée d’une longue pièce de bois sculptée en forme de cône renversé. Là, sur une sorte de table sous laquelle gisait un cochon pourri et des tas de fruits, Koah monta avec le capitaine Cook. Une dizaine d’hommes apportèrent alors processionnellement un cochon vivant, offert au capitaine, et une pièce d’étoffe écarlate dont il fut revêtu. Puis, les prêtres chantèrent quelques hymnes religieux, tandis que les assistants étaient dévotement prosternés à l’entrée du moraï.

Après différentes autres cérémonies qu’il serait trop long de décrire, un cochon, cuit au four, fut remis au capitaine, ainsi que des fruits et des racines qui servent à la composition de l’ava.

« L’ava fut ensuite servie à la ronde, dit Cook, et, lorsque nous en eûmes goûté, Koah et Pareea divisèrent la chair du cochon en petits morceaux qu’ils nous mirent dans la bouche. Je n’avais point de répugnance à souffrir que Pareea, qui était très propre, me donnât à manger, dit le lieutenant King, mais M. Cook, à qui Koah rendait le même office, en songeant au cochon pourri, ne put avaler un seul morceau ; le vieillard, voulant redoubler de politesse, essaya de lui donner les morceaux tout mâchés, et l’on imagine bien que le dégoût de notre commandant ne fit que s’accroître. »

Après cette cérémonie, Cook fut reconduit à son canot par des hommes porteurs de baguettes, qui répétaient les mêmes mots et les mêmes phrases qu’au débarquement, au milieu d’une haie d’habitants agenouillés.

Les mêmes cérémonies se pratiquaient toutes les fois que le capitaine descendait à terre. Un des prêtres marchait toujours devant lui, annonçant que Rono était débarqué, et il ordonnait au peuple de se prosterner à terre.

Si les Anglais avaient tout lieu d’être contents des prêtres, qui les accablaient de politesses et de cadeaux, il n’en était pas de même des « earees » ou guerriers. Ceux-ci encourageaient les vols qui se commettaient journellement, et l’on constata également plusieurs autres supercheries déloyales.

Cependant, jusqu’au 24 janvier 1779, aucun événement important ne s’était passé. Ce jour-là, les Anglais furent tout surpris de voir qu’aucune des pirogues ne quittait le rivage pour venir commercer auprès des navires. L’arrivée de Terreeoboo avait fait « tabouer » la baie et empêché toute communication avec les étrangers. Le même jour, ce chef, ou plutôt ce roi, vint sans appareil visiter les bâtiments. Il n’avait qu’une pirogue, dans laquelle se trouvaient sa femme et ses enfants. Le 20, nouvelle visite, officielle cette fois, de Terreoboo.

« Cook, dit la relation, ayant remarqué que ce prince venait à terre, le suivit, et il arriva presque en même temps que lui. Nous les conduisîmes dans la tente ; ils y furent à peine assis, que le prince se leva, jeta d’une manière gracieuse son manteau sur les épaules du commandant ; il mit de plus un casque de plumes sur la tête et un éventail curieux dans les mains de M. Cook, aux pieds duquel il étendit encore cinq ou six manteaux très jolis et d’une grande valeur. « 

Cependant, Terreeoboo et les chefs de sa suite faisaient aux Anglais beaucoup de questions sur l’époque de leur départ. Le commandant voulut savoir l’opinion que les Hawaïens s’étaient formée des Anglais. Tout ce qu’il put apprendre, c’est qu’ils les supposaient originaires d’un pays où les provisions avaient manqué, et qu’ils étaient venus uniquement pour « remplir leurs ventres ». La maigreur de quelques matelots et le soin que l’on prenait d’embarquer des vivres frais, leur avaient donné cette conviction. Cependant, ils ne craignaient pas d’épuiser leurs provisions, malgré l’immense quantité qui avait été consommée depuis l’arrivée des Anglais. Il est plutôt probable que le roi voulait avoir le temps de préparer le présent qu’il comptait offrir aux étrangers au moment de leur départ.

En effet, la veille du jour fixé, le roi pria les capitaines Cook et Clerke de l’accompagner à sa résidence. Des monceaux énormes de végétaux de toute espèce, des paquets d’étoffes, des plumes jaunes et rouges, un troupeau de cochons, y étaient rassemblés. C’était un don gratuit, fait au roi par ses sujets. Terreeoboo choisit à peu près le tiers de tous ces objets et donna le reste aux deux capitaines, présent d’une valeur considérable, comme ils n’en avaient jamais reçu ni à Tonga ni à Taïti.

Le 4 février, les deux bâtiments sortirent de la baie ; mais des avaries, survenues à la Résolution, l’obligèrent à y rentrer quelques jours après.

À peine les vaisseaux eurent-ils jeté l’ancre, que les Anglais s’aperçurent d’un changement dans les dispositions des indigènes. Cependant, tout se passa paisiblement jusqu’au 13 dans l’après-dîner. Ce jour-là, quelques chefs voulurent empêcher les naturels d’aider les matelots à remplir leurs futailles à l’aiguade. Un tumulte s’ensuivit. Les indigènes s’armèrent de pierres et devinrent menaçants. L’officier, qui commandait le détachement, reçut de Cook l’ordre de tirer à balle sur les naturels, s’ils continuaient à lancer des pierres ou à devenir insolents. Sur ces entrefaites, une pirogue fut poursuivie à coups de fusil, et l’on jugea aussitôt qu’un vol avait été commis par son équipage.

Une autre dispute plus sérieuse s’élevait en même temps. Une chaloupe, appartenant à Pareea, fut saisie par un officier, qui l’emmena jusqu’à la Discovery. Le chef ne tarda pas à venir réclamer son bien, protestant de son innocence. La discussion s’anima, et Pareea fut renversé d’un coup d’aviron. Spectateurs paisibles jusqu’alors, les naturels s’armèrent aussitôt de pierres, forcèrent les matelots à se retirer précipitamment et s’emparèrent de la pinasse qui les avait amenés. À ce moment, Pareea, oubliant son ressentiment, s’interposa, rendit la pinasse aux Anglais, et leur fit restituer quelques menus objets qui avaient été volés.

« Je crains bien que les Indiens ne me forcent à des mesures violentes, dit Cook en apprenant ce qui s’était passé ; il ne faut pas leur laisser croire qu’ils ont eu de l’avantage sur nous. »

Pendant la nuit du 13 au 14 février, la chaloupe de la Discovery fut volée. Le commandant résolut alors de s’emparer de Terreeoboo ou de quelques-uns des principaux personnages, et de les garder en otages jusqu’à ce que les objets volés lui eussent été rendus.

En effet, il descendit à terre avec un détachement de soldats de marine, et se dirigea aussitôt vers la résidence du roi. Il reçut les marques de respect accoutumées sur sa route, et, apercevant Terreeoboo et ses deux fils, auxquels il dit quelques mots du vol de la chaloupe, il les détermina à passer la journée à bord de la Résolution.

Les affaires prenaient une heureuse tournure, et déjà les deux jeunes princes étaient embarqués dans la pinasse, lorsque l’une des épouses de Terreeoboo le supplia tout en larmes de ne pas se rendre à bord. Deux autres chefs se joignirent à elle, et les insulaires, effrayés des préparatifs d’hostilités dont ils étaient témoins, commencèrent à se précipiter en foule autour du roi et du commandant. Ce dernier pressait de s’embarquer, mais, lorsque le prince sembla disposé à le suivre, les chefs s’interposèrent et eurent recours à la force pour l’en empêcher.

Cook, voyant que son projet était manqué ou qu’il ne pourrait le mettre à exécution qu’en versant beaucoup de sang, y avait renoncé, et il marchait paisiblement sur le rivage pour regagner son canot, lorsque le bruit se répandit qu’un des principaux chefs venait d’être tué. Les femmes, les enfants furent aussitôt renvoyés, et tout ce monde se dirigea vers les Anglais.

Un indigène, armé d’un « pahooa », se mit à défier le capitaine, et, comme il ne voulait pas cesser ses menaces, Cook lui tira un coup de pistolet chargé à petit plomb. Protégé par une natte épaisse, celui-ci, ne se sentant pas blessé, devint plus audacieux ; mais, plusieurs autres naturels s’avançant, le commandant déchargea son fusil sur celui qui était le plus rapproché et le tua.

Ce fut le signal d’une attaque générale. La dernière fois qu’on aperçut Cook, il faisait signe aux canots de cesser le feu et d’approcher pour embarquer sa petite troupe. Ce fut en vain ! Cook était frappé et gisait sur le sol.

« Les insulaires poussèrent des cris de joie lorsqu’ils le virent tomber, dit la relation ; ils traînèrent tout de suite son corps sur le rivage et, s’enlevant le poignard les uns aux autres, ils s’acharnèrent tous avec une ardeur féroce à lui porter des coups, lors même qu’il ne respirait plus. »

Ainsi périt ce grand navigateur, le plus illustre assurément de ceux qu’a produits l’Angleterre. La hardiesse de ses plans, sa persévérance à les exécuter, l’étendue de ses connaissances, en ont fait le type du véritable marin de découvertes.

Que de services il avait rendus à la géographie ! Dans son premier voyage, il avait relevé les îles de la Société, prouvé que la Nouvelle-Zélande est formée de deux îles, parcouru le détroit qui les sépare et reconnu son littoral ; enfin, il avait visité toute la côte orientale de la Nouvelle-Hollande.

Dans son second voyage, il avait relégué dans le pays des chimères ce fameux continent austral, rêve des géographes en chambre ; il avait découvert la Nouvelle-Calédonie, la Géorgie australe, la terre de Sandwich, et pénétré dans l’hémisphère sud plus loin qu’on n’avait fait avant lui.

Dans sa troisième expédition, il avait découvert l’archipel Hawaï, et relevé la côte occidentale de l’Amérique depuis le 46e degré, c’est-à-dire sur une étendue de plus de 3,500 milles. Il avait franchi le détroit de Behring, et s’était aventuré dans cet océan Boréal, effroi des navigateurs, jusqu’à ce que les glaces lui eussent opposé une barrière infranchissable.

Ses talents de marin n’ont pas besoin d’être vantés ; ses travaux hydrographiques sont restés ; mais, ce qu’il faut surtout apprécier, ce sont les soins dont il sut entourer ses équipages, et qui lui permirent d’accomplir ces rudes et longues campagnes en ne faisant que des pertes insignifiantes.

À la suite de cette fatale journée, les Anglais consternés plièrent leurs tentes et rentrèrent à bord. Vainement firent-ils des tentatives et des offres pour se faire rendre le corps de leur infortuné commandant. Dans leur colère, ils allaient recourir aux armes, lorsque deux prêtres, amis du lieutenant King, rapportèrent, à l’insu des autres chefs, un morceau de chair humaine, qui


Gravé par E. Morieu.

Fac-simile. Gravure ancienne.


Cook accueilli par les indigènes. (Page 220.)


pesait neuf à dix livres. C’était tout ce qui restait, dirent-ils, du corps de Rono, qui avait été brûlé, suivant la coutume.

Cette vue ne fit que rendre plus ardente chez les Anglais la soif des représailles. De leur côté, les insulaires avaient à venger la mort de cinq chefs et d’une vingtaine des leurs. Aussi, chaque fois que les Anglais descendaient à l’aiguade, trouvaient-ils une foule furieuse, armée de pierres et de bâtons. Pour faire un exemple, le capitaine Clerke, qui avait pris le commandement de l’expédition, dut livrer aux flammes le village des prêtres et massacrer ceux qui s’opposèrent à cette exécution.

Cependant, on finit par s’aboucher, et, le 19 février, les restes de Cook, ses mains, reconnaissables à une large cicatrice, sa tête dépouillée de chair et divers autres débris furent remis aux Anglais, qui, trois jours après, rendirent à ces restes précieux les derniers devoirs.

Dès lors, les échanges reprirent comme si rien ne s’était passé, et aucun incident ne marqua la fin de la relâche aux îles Sandwich.

Le capitaine Clerke avait laissé le commandement de la Discovery au lieutenant Gore, et mis son pavillon à bord de la Résolution. Après avoir achevé la reconnaissance des îles Hawaï, il fit voile pour le nord, toucha au Kamtchatka, où les Russes lui firent bon accueil, franchit le détroit de Behring, et s’avança jusqu’à 69° 50’ de latitude nord, où les glaces lui barrèrent le chemin.

Le 22 août 1779, le capitaine Clerke mourait des suites d’une phthisie pulmonaire à l’âge de trente-huit ans. Le capitaine Gore prit alors le commandement en chef, relâcha de nouveau au Kamtchatka, puis à Canton et au cap de Bonne-Espérance, et mouilla dans la Tamise, le 1er octobre 1780, après plus de quatre ans d’absence.

La mort du capitaine Cook fut un deuil général en Angleterre. La Société royale de Londres, qui le comptait parmi ses membres, fit frapper en son honneur une médaille, dont les frais furent couverts par une souscription publique, à laquelle prirent part les plus grands personnages.

Si le nom de ce grand navigateur est éteint aujourd’hui, sa mémoire est toujours vivante, comme on a pu s’en convaincre à la séance solennelle de la Société française de géographie du 14 février 1879.

Une nombreuse assistance s’était réunie pour célébrer le centenaire de la mort de Cook. On y comptait plusieurs représentants des colonies australiennes, aujourd’hui si florissantes, et de cet archipel Hawaï où il avait trouvé la mort. Une grande quantité de reliques, provenant du grand navigateur, ses cartes, les magnifiques aquarelles de Webber, des instruments et des armes des insulaires de l’Océanie, décoraient la salle.

Ce touchant hommage, à cent ans de distance, rendu par un peuple, dont le roi avait recommandé de ne pas inquiéter la mission scientifique et civilisatrice de Cook, était bien fait pour trouver de l’écho en Angleterre et cimenter les liens de bonne amitié qui rattachent désormais la France au Royaume-Uni.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.