Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/03

J. Hetzel et Cie (p. 22-108).


CHAPITRE II
LES PRÉCURSEURS DU CAPITAINE COOK
I

Roggewein. — Le peu qu’on sait de lui. — Incertitude de ses découvertes. — L’île de Pâques. — Les îles Pernicieuses. — Les Bauman. — Nouvelle-Bretagne. — Arrivée à Batavia. — Byron. — Relâches à Rio-de-Janeiro et au Port-Désiré. — Entrée dans le détroit de Magellan. — Les îles Falkland et le port Egmont. — Les Fuégiens. — Mas-a-fuero. — Les îles du Désappointement. — Les îles du Danger. — Tinian. — Retour en Europe.

Dès l’année 1669, le père de Roggewein avait présenté à la Compagnie des Indes Occidentales de Hollande un mémoire dans lequel il demandait l’armement de trois vaisseaux pour faire des découvertes dans l’océan Pacifique. Son projet avait été favorablement accueilli, mais un refroidissement, survenu dans les relations entre l’Espagne et la Hollande, força le gouvernement batave à renoncer provisoirement à cette expédition. En mourant, Roggewein fit promettre à son fils Jacob de poursuivre l’exécution du plan qu’il avait conçu.

Des circonstances indépendantes de sa volonté empêchèrent longtemps celui-ci de tenir sa promesse. Ce n’est qu’après avoir navigué dans les mers de l’Inde, après avoir même été conseiller à la cour de justice de Batavia, que nous voyons Jacob Roggewein faire des démarches auprès de la Compagnie des Indes Occidentales. Quel âge pouvait avoir Roggewein en 1721 ? Quels étaient ses titres au commandement d’une expédition de découvertes ? on ne sait. La plupart des dictionnaires biographiques ne lui consacrent pas même deux lignes, et Fleurieu, qui, dans une belle et savante étude, a cherché à fixer les découvertes du navigateur hollandais, n’a rien pu découvrir à cet égard.

Bien plus : ce n’est pas lui, mais un Allemand appelé Behrens, qui a écrit la relation de son voyage. Aussi doit-on attribuer plutôt au narrateur qu’au navigateur les obscurités, les contradictions, le manque de précision qu’on y remarque. Il semble même souvent, ce qui paraît pourtant bien invraisemblable, que Roggewein ne soit pas au courant des voyages et des découvertes de ses prédécesseurs et de ses contemporains.

Le 21 août 1721, trois navires partirent du Texel, sous son commandement : l’Aigle, de 36 canons et 111 hommes d’équipage, le Tienhoven, de 28 canons et 100 hommes, capitaine Jacques Bauman, la galère l’Africaine, de 14 canons et 60 hommes d’équipage, capitaine Henri Rosenthall. Cette navigation dans l’Atlantique n’offre aucune particularité intéressante. Après avoir touché à Rio, Roggewein se mit à la recherche d’une île qu’il appelle Auke’s Magdeland et qui doit être la terre de la Vierge, la Virginie de Hawkins, l’archipel des Falkland ou des Malouines, à moins que ce soit la Georgie Australe. Bien que ces îles fussent alors très connues, il faut croire que les Hollandais n’avaient sur leur position que des notions bien incertaines, puisque, après avoir abandonné la recherche des Falkland, ils se mirent à celle des îles Saint-Louis des Français, sans penser que ce fût le même archipel.

Au reste, il est peu de terres qui aient porté plus de noms, îles de Pepys, îles Conti, sans compter ceux que nous négligeons. On voit qu’il ne serait pas difficile d’arriver à la douzaine.

Après avoir découvert ou plutôt aperçu, sous le parallèle du détroit de Magellan et à quatre-vingts lieues de la terre d’Amérique, une île de « deux cents lieues » de circuit qu’il appela Belgique Australe, Roggewein embouqua le détroit de Lemaire, où les courants l’entraînèrent dans le sud jusque par le 62e degré 1/2 de latitude ; puis, il regagna la côte du Chili, jeta l’ancre devant l’île de la Mocha, qu’il trouva abandonnée, gagna ensuite l’île de Juan-Fernandez, où il rallia le Tienhoven, dont il était séparé depuis le 21 décembre.

Les trois vaisseaux quittèrent cette relâche avant la fin de mars et firent route à l’ouest-nord-ouest dans la direction où devait se trouver la terre découverte par Davis, entre 27 et 28° sud. Après une recherche de plusieurs jours, Roggewein arriva, le 6 avril 1722, en vue d’une île qu’il nomma île de Pâques.

Nous ne nous arrêterons pas sur les dimensions exagérées que le navigateur hollandais donne à cette terre, non plus que sur ses observations des mœurs et des usages des naturels. Nous aurons l’occasion d’y revenir avec les relations plus exactes et plus détaillées de Cook et de La Pérouse.

« Mais, ce qu’on ne trouvera pas dans ces relations, dit Fleurieu, c’est le trait d’érudition du sergent-major de Roggewein, qui, après avoir décrit la feuille du bananier, dont la longueur est de six ou huit pieds et la largeur de deux ou trois, nous apprend que c’est avec cette feuille que nos premiers parents, après leur chute, couvrirent leur nudité ; » et il ajoute, pour plus grand éclaircissement, que « ceux qui le prétendent, se fondent sur ce que cette feuille


Combat du Centurion avec un galion espagnol. (Fac-simile. Gravure ancienne.) (Page 21.)


est la plus grande de toutes les plantes qui croissent dans les pays de l’Orient et de l’Occident. »

Cette remarque prouve la haute idée que Behrens se faisait des proportions de nos premiers parents.

Un indigène monta sans crainte à bord de l’Aigle. Il y réjouit tout le monde par sa bonne humeur, sa gaieté et ses démonstrations amicales. Le lendemain, Roggewein aperçut sur la plage, plantée de hautes statues, une foule nombreuse, qui paraissait attendre, avec impatience et curiosité, l’arrivée des étrangers. Sans que l’on sache pour quel motif, un coup de fusil fut tiré, un insulaire tomba mort, et la foule épouvantée se dispersa dans toutes les directions.


Le Conseil de guerre adopta ce dernier parti. (Page 27.)


Bientôt, cependant, elle revint plus pressée. Roggewein, à la tête de cent cinquante hommes, fit faire alors une décharge générale, qui coucha à terre un grand nombre de victimes. Épouvantés, les naturels s’empressèrent, pour apaiser ces terribles visiteurs, de déposer à leurs pieds tout ce qu’ils possédaient.

Fleurieu ne pense pas que l’île de Pâques soit la terre de Davis ; mais, malgré les raisons dont il étaie son opinion, en dépit des différences qu’il relève dans la description et la situation de ces deux îles, on ne peut faire autrement que d’identifier la découverte de Davis avec celle de Roggewein, aucune autre île n’existant dans ces parages aujourd’hui bien connus.

Chassé de son mouillage sur la côte orientale de l’île de Pâques, par un violent coup de vent, Roggewein fit route à l’ouest-nord-ouest, traversa la mer Mauvaise de Schouten, et, après avoir fait huit cents lieues depuis l’île de Pâques, il aperçut une île qu’il crut être l’île des Chiens de Schouten, et à laquelle il donna le nom de Carlshoff, qu’elle a conservé.

L’escadre passa devant cette île sans la visiter, et fut poussée, la nuit suivante, par le vent et les courants, au milieu d’un groupe d’îles basses qu’on ne s’attendait pas à rencontrer. La galère l’Africaine se brisa contre un écueil, et les deux conserves faillirent éprouver le même sort. Ce ne fut qu’après cinq jours d’efforts, d’inquiétudes et de dangers qu’elles parvinrent à se dégager et à regagner la haute mer.

Les habitants de cet archipel étaient grands, leurs cheveux lisses et longs, leur corps peint de différentes couleurs. On est absolument d’accord aujourd’hui pour reconnaître dans la description que Roggewein nous a laissée du groupe des îles Pernicieuses, l’archipel auquel Cook a donné le nom d’îles Palliser.

Le lendemain matin du jour où il avait échappé aux dangers des îles Pernicieuses, Roggewein découvrit une île à laquelle il imposa le nom d’Aurore. Très-basse, elle s’élevait à peine au-dessus de l’eau, et si le soleil avait tardé de paraître, le Tienhoven s’y serait perdu.

La nuit allait venir, lorsqu’on aperçut une nouvelle terre, qui reçut le nom de Vesper, et qu’il est assez difficile de reconnaître, si elle n’appartient pas aux Palliser.

Roggewein continua de cingler à l’ouest entre le quinzième et le seizième parallèle, et ne tarda pas à se trouver « tout à coup » au milieu d’îles à demi noyées.

« À mesure que nous en approchâmes, dit Behrens, nous vîmes un grand nombre de canots naviguant le long des côtes, et nous ne doutâmes pas que le pays fût bien peuplé. En approchant de plus près encore, nous reconnûmes que c’est un amas de plusieurs îles situées tout près les unes des autres ; enfin, nous y entrâmes insensiblement si avant que nous commençâmes à craindre de ne pouvoir nous en dégager, et l’amiral fit monter en haut du mât un des pilotes pour découvrir par où l’on en pouvait sortir. Nous dûmes notre salut au calme qui régnait alors ; la moindre agitation eût fait échouer nos vaisseaux contre les rochers sans qu’il eût été possible d’y apporter le moindre secours. Nous sortîmes donc sans fâcheux accident. Ces îles sont au nombre de six, toutes fort riantes, et, prises ensemble, elles peuvent avoir une étendue de trente lieues. Elles sont situées à vingt-cinq lieues à l’ouest des îles Pernicieuses. Nous leur donnâmes le nom de Labyrinthe, parce que, pour en sortir, nous fûmes obligés de faire plusieurs détours. »

Certains auteurs ont identifié ce groupe avec les îles du Prince-de-Galles, de Byron. Telle n’est pas l’opinion de Fleurieu. Dumont d’Urville croit qu’il s’agit ici du groupe de Vliegen, déjà vu par Schouten et Lemaire.

Après trois jours de navigation toujours vers l’ouest, les Hollandais aperçurent une île de belle apparence. Des cocotiers, des palmiers, et une luxuriante verdure annonçaient sa fertilité. Comme on ne trouva pas de fond près du rivage, il fallut se contenter de la faire visiter par des détachements bien armés.

Les Hollandais versèrent, encore une fois bien inutilement, le sang d’une population inoffensive qui les attendait sur le rivage et n’avait d’autre tort que d’être trop nombreuse. À la suite de cette exécution, plus digne de barbares que d’hommes civilisés, on essaya de faire revenir les naturels par des présents aux chefs et des démonstrations d’amitié bien trompeuses. Ceux-ci ne s’y laissèrent pas prendre. Mais, ayant attiré les matelots dans l’intérieur, ils se ruèrent sur eux et les attaquèrent à coups de pierres. Bien qu’une décharge en eût jeté bon nombre par terre, ils continuèrent cependant, avec une grande bravoure, à assaillir les étrangers, et ils les forcèrent à se rembarquer en emportant leurs blessés et leurs morts.

Nécessairement, les Hollandais crièrent à la trahison, ne sachant de quelle épithète flétrir la félonie et la déloyauté de leurs adversaires ! Mais, qui donc eut les premiers torts ? Qui donc fut l’agresseur ? Et, en admettant que quelques vols eussent été commis, ce qui est possible, fallait-il punir si sévèrement, et sur toute une population, le tort de quelques individus qui ne pouvaient pas avoir des idées bien nettes touchant la propriété ?

Malgré les pertes qu’ils venaient d’éprouver, les Hollandais donnèrent à cette terre, en souvenir des rafraîchissements qu’ils y avaient rencontrés, le nom d’île de la Récréation. Roggewein la place sous le seizième parallèle ; mais sa longitude est si mal indiquée, qu’il a été impossible de la reconnaître.

Roggewein devait-il poursuivre dans l’ouest la recherche de l’île Espiritu-Santo de Quiros ? Devait-il, au contraire, remonter au nord pour gagner les Indes Orientales avec la mousson favorable ? Le conseil de guerre, auquel il soumit cette alternative, adopta ce dernier parti.

Le troisième jour de cette navigation, furent découvertes, à la fois, trois îles, qui reçurent le nom de Bauman, du capitaine du Tienhoven, qui les avait aperçues le premier. Les insulaires vinrent trafiquer autour des navires, pendant que le rivage était couvert d’une foule nombreuse de naturels armés d’arcs et de lances. Ils étaient blancs et ne différaient des Européens qu’en ce que quelques-uns avaient la peau brûlée par les ardeurs du soleil. Leur corps n’était pas orné de peintures. Une bande d’étoffe, artistement lissée et garnie de franges, les enveloppait de la ceinture aux talons. Un chapeau de même étoffe les abritait, et des colliers de fleurs odorantes entouraient leur cou.

« Il faut avouer, dit Behrens, que c’est la nation la plus humanisée et la plus honnête que nous ayons vue dans les îles de la mer du Sud ; charmés de notre arrivée, ils nous reçurent comme des dieux, et, lorsque nous nous disposâmes à partir, ils témoignèrent les regrets les plus vifs. »

Selon toute vraisemblance, ce sont les habitants des îles des Navigateurs.

Après avoir reconnu des îles que Roggewein crut être celles des Cocos et des Traîtres, visitées déjà par Schouten et Lemaire, et que Fleurieu, les considérant comme une découverte hollandaise, appelle îles Roggewein ; après avoir aperçu les îles Tienhoven et Groningue, que Pingré croit être la Santa-Cruz de Mendana, l’expédition atteignit enfin les côtes de la Nouvelle-Irlande, où elle se signala par de nouveaux massacres. De là, elle gagna les rivages de la Nouvelle-Guinée, et, après avoir traversé les Moluques, jeta l’ancre à Batavia.

Là, ses compatriotes, moins humains que quelques-unes des peuplades que Roggewein avait visitées, confisquèrent les deux bâtiments, emprisonnèrent matelots et officiers, sans distinction de grade, et les envoyèrent en Europe pour qu’on leur fît leur procès. Crime impardonnable, ils avaient mis le pied sur des terres appartenant à la Compagnie des Indes Orientales, alors qu’eux-mêmes étaient sous les ordres de la Compagnie des Indes Occidentales ! Il s’ensuivit un procès, et la Compagnie d’Orient fut condamnée à restituer tout ce qu’elle avait saisi et à payer des dommages considérables.

Depuis son retour au Texel, le 11 juillet 1723, nous perdons complètement de vue Roggewein, et nous n’avons aucun détail sur les dernières années de son existence. Il faut savoir le plus grand gré à Fleurieu d’avoir débrouillé le chaos de cette longue navigation, et d’avoir jeté un peu de lumière sur une expédition qui mériterait d’être mieux connue.

Le 17 juin 1764, des instructions signées du lord de l’Amirauté étaient remises au commodore Byron. Elles commençaient ainsi :

« Comme rien n’est plus propre à contribuer à la gloire de cette nation en qualité de puissance maritime, à la dignité de la couronne de la Grande-Bretagne et aux progrès de son commerce et de sa navigation, que de faire des découvertes de régions nouvelles ; et comme il y a lieu de croire qu’on peut trouver dans la mer Atlantique, entre le cap de Bonne-Espérance et le détroit de Magellan, des terres et des îles fort considérables, inconnues jusqu’ici aux puissances de l’Europe, situées dans des latitudes commodes pour la navigation et dans des climats propres à la production de différentes denrées utiles au commerce ; enfin, comme les îles de Sa Majesté, appelées îles de Pepys ou îles de Falkland, situées dans l’espace qu’on vient de désigner, n’ont pas été examinées avec assez de soin pour qu’on puisse avoir une idée exacte de leurs côtes et de leurs productions, quoiqu’elles aient été découvertes et visitées par des navigateurs anglais ; Sa Majesté, ayant égard à ces considérations et n’imaginant aucune conjoncture aussi favorable à une entreprise de ce genre que l’état de paix profonde dont jouissent heureusement ses royaumes, a jugé à propos de la mettre à exécution.... »

Quel était donc le marin éprouvé sur qui le choix du gouvernement anglais s’était arrêté ? C’était le commodore John Byron, né le 8 novembre 1723. Dès son enfance, il avait montré la passion la plus vive pour la carrière maritime et s’était embarqué à dix-sept ans sur un des bâtiments de l’escadre de l’amiral Anson, chargée d’aller détruire les établissements Espagnols sur les côtes du Pacifique.

Nous avons raconté plus haut les malheurs qui fondirent sur cette expédition, avant l’incroyable fortune qui devait marquer sa dernière partie.

Le bâtiment sur lequel Byron était embarqué, le Wager, fit naufrage en débouquant du détroit de Magellan, et l’équipage, fait prisonnier par les Espagnols, fut emmené au Chili. Après une captivité qui n’avait pas duré moins de trois ans, Byron parvint à s’échapper et fut recueilli par un bâtiment de Saint-Malo, qui le ramena en Europe. Il reprit aussitôt du service, se signala en plusieurs rencontres pendant la guerre contre la France, et ce fut, sans doute, le souvenir de son premier voyage autour du monde, si malheureusement interrompu, qui attira sur lui l’attention de l’Amirauté.

Les bâtiments qu’on lui confiait étaient armés avec soin. Le Dauphin était un navire de guerre de sixième rang qui portait 24 canons, 150 matelots, 3 lieutenants et 37 bas officiers. La Tamar était un sloop de 16 canons, sur lequel embarquèrent, sous le commandement du capitaine Mouat, 90 matelots, 3 lieutenants et 27 bas officiers.

Le début ne fut pas heureux. Le 21 juin, l’expédition quitta les Dunes ; mais, en descendant la Tamise, le Dauphin toucha, et il fallut entrer à Plymouth pour l’abattre en carène.

Le 3 juillet, l’ancre fut définitivement levée, et, dix jours plus tard, Byron s’arrêtait à Funchal, dans l’île de Madère, pour prendre quelques rafraîchissements. Il fut également obligé de relâcher aux îles du cap Vert pour faire de l’eau, celle qui était embarquée n’ayant pas tardé à se corrompre.

Rien ne vint contrarier la navigation des deux bâtiments anglais jusqu’à la vue du cap Frio. Seulement, Byron fit cette singulière remarque, plusieurs fois constatée depuis, que le doublage en cuivre de ses bâtiments semblait écarter le poisson, qu’il aurait dû rencontrer en abondance dans ces parages. Les chaleurs accablantes et les pluies continuelles avaient couché sur les cadres une bonne partie des équipages. Aussi le besoin d’une relâche et de vivres frais se faisait-il sentir.

On devait la trouver à Rio-Janeiro, où l’on arriva le 12 décembre. Byron y reçut un accueil empressé de la part du vice-roi, et il raconte ainsi sa première entrevue :

« Lorsque je vins lui faire visite, j’en fus reçu avec le plus grand appareil ; environ soixante officiers étaient rangés devant le palais. La garde était sous les armes. C’étaient de très beaux hommes, très bien tenus. Son Excellence, accompagnée de la noblesse, vint me recevoir sur l’escalier. Je fus salué par quinze coups de canon tirés du fort le plus voisin. Nous entrâmes ensuite dans la salle d’audience, où, après une conversation d’un quart d’heure, je pris congé et fus reconduit avec les mêmes cérémonies.... »

Nous dirons un peu plus tard combien la réception faite au capitaine Cook, quelques années après, ressemble peu à celle qui venait d’être faite à Byron.

Le commodore obtint sans peine la permission de débarquer ses malades et rencontra les plus grandes facilités pour se procurer des rafraîchissements. Il n’eut à se plaindre que des tentatives réitérées des Portugais pour amener la désertion de ses matelots. Les chaleurs insupportables que les équipages éprouvèrent à Rio, abrégèrent la durée de la relâche. Le 16 octobre, l’ancre fut enfin levée, mais il fallut attendre à l’entrée de la baie, pendant quatre ou cinq jours, qu’un vent de terre permît aux navires de gagner la haute mer.

Jusqu’alors, la destination des bâtiments avait été tenue secrète. Byron appela à son bord le commandant de la Tamar, et, en présence des matelots assemblés, il lut ses instructions, qui lui prescrivaient, non pas de se rendre aux Indes Orientales, comme il en avait été question jusqu’alors, mais d’entrer dans la mer du Sud pour y faire des découvertes qui pourraient être d’une grande importance pour l’Angleterre. Dans cette vue, les lords de l’Amirauté accordaient aux équipages une double paye, sans parler de l’avancement et des gratifications, si l’on était content d’eux. De cette courte harangue, la seconde partie fut la plus agréable aux matelots, qui l’accueillirent avec des acclamations joyeuses.

Jusqu’au 29 octobre, on fit voile au sud sans incidents. Alors, des grains subits et de violentes rafales se succédèrent et dégénérèrent en une épouvantable tempête, pendant laquelle le commodore fit jeter par-dessus bord quatre canons, pour éviter de sombrer sous voiles. Le lendemain, le temps devint un peu plus maniable ; mais il faisait aussi froid qu’en Angleterre à cette époque de l’année, bien que novembre répondît au mois de mai de l’hémisphère boréal. Comme le vent faisait continuellement dériver le bâtiment dans l’est, Byron commença à craindre qu’il fût très difficile de ranger la côte de Patagonie.

Tout à coup, le 12 novembre, quoique aucune côte ne fût marquée en cet endroit sur les cartes, retentit à plusieurs reprises le cri : Terre ! terre à l’avant ! Les nuages obscurcissaient à ce moment presque tout le tour de l’horizon, et le tonnerre succédait aux éclairs presque sans relâche.

« Je crus remarquer, dit Byron, que ce qui avait tout d’abord paru être une île, présentait deux montagnes escarpées ; mais, en regardant du côté du vent, il me sembla que la terre qui se joignait à ces montagnes s’étendait au loin dans le sud-est ; en conséquence, nous gouvernâmes S.-O. Je fis monter des officiers au haut des mâts pour observer au vent et vérifier cette découverte ; tous assurèrent qu’ils voyaient une grande étendue de terre..... Puis, nous portâmes à l’E.-S.-E. La terre semblait se montrer toujours sous la même apparence. Les montagnes paraissaient bleues, comme cela est assez ordinaire par un temps obscur et pluvieux, lorsqu’on n’en est pas éloigné.... Bientôt, quelques-uns crurent entendre et voir la mer briser sur un rivage de sable ; mais, ayant gouverné encore environ une heure avec toute la circonspection possible, ce que nous avions pris pour la terre s’évanouit tout d’un coup, et nous fûmes convaincus, à notre grand étonnement, que ce n’avait été qu’une terre de brume.... J’ai été presque continuellement en mer. continue Byron, depuis vingt-sept ans ; mais je n’ai point d’idée d’une illusion si générale et si soutenue..... Il n’est pas douteux que, si le temps ne se fût pas éclairci assez promptement pour faire disparaître, à nos yeux, ce que nous avions pris pour la terre, tout ce qu’il y avait à bord aurait fait serment qu’il avait découvert la terre à cette hauteur. Nous nous trouvions alors par les 43° 46’ de lat. S et 60° 5” de long. O. »

Le lendemain, survint un coup de vent épouvantable, annoncé par les cris perçants de plusieurs centaines d’oiseaux qui fuyaient. Il ne dura pas


Gravé par E. Morieu.



Une troupe d’hommes à cheval arboraient un pavillon blanc. (Page 31.)


plus de vingt minutes. Cependant ce fut assez pour coucher le navire sur le flanc avant qu’on eût pu larguer la grande amure, qui fut coupée. En même temps, l’écoute de la grand’voile renversait le premier lieutenant, l’envoyait rouler au loin, et la misaine, qui n’était pas entièrement amenée, était mise en pièces.

Les jours qui suivirent ne furent pas beaucoup plus favorisés. En outre, le navire était si peu calé que sa dérive devenait très considérable, dès qu’il ventait bon frais.

À la suite d’une navigation aussi tourmentée, le 21 novembre, Byron atteignit, — avec quel bonheur, on le comprend ! — l’île des Pingouins et le port Désiré. Mais les agréments de cette station ne devaient pas justifier l’impatience qu’avait eue l’équipage d’y parvenir.

Descendus à terre, les marins anglais ne découvrirent, en s’avançant dans l’intérieur, qu’une campagne déserte, des collines aréneuses, pas un seul arbre. En fait de gibier, quelques guanacos furent aperçus de trop loin pour être tirés, mais on put prendre un certain nombre de gros lièvres, qu’on n’eut pas de peine à forcer. Seule, la chasse des veaux marins et des oiseaux aquatiques fournit assez pour « régaler toute une flotte ».

D’une mauvaise tenue, mal abrité, le port Désiré offrait encore ce grave inconvénient, qu’on ne pouvait s’y procurer qu’une eau saumâtre. Quant aux habitants, on n’en vit pas trace. Une longue station en cet endroit étant inutile et dangereuse, Byron se mit, le 25, à la recherche de l’île Pepys.

La position de cette terre était des plus incertaines. Halley la plaçait à 80° à l’est du continent. Cowley, le seul qui assurât l’avoir vue, prétendait qu’elle gisait par 47° de latitude S., mais sans fixer sa longitude. Il y avait là un problème intéressant à résoudre.

Après avoir croisé au N., au S. et à l’E., Byron, persuadé que cette île n’existait pas, fit route pour gagner les Sébaldines et le premier port où il pourrait trouver l’eau et le bois dont il avait le plus pressant besoin. Une tempête l’assaillit, pendant laquelle les vagues furent si terribles, que Byron n’avait rien vu de pareil, même lorsqu’il avait doublé le cap Horn avec l’amiral Anson. La tourmente passée, il reconnut le cap des Vierges, qui forme l’entrée septentrionale du détroit de Magellan.

Dès que le bâtiment fut assez près du rivage, les matelots purent distinguer une troupe d’hommes à cheval qui arboraient un pavillon blanc et faisaient signe de descendre à terre. Curieux de voir ces Patagons sur lesquels les voyageurs précédents étaient si peu d’accord, Byron gagna la côte avec un fort détachement de soldats armés.

Il trouva là près de cinq cents hommes, presque tous à cheval, d’une taille gigantesque, et qui semblaient être des monstres à figure humaine. Leur corps était peint de la manière la plus hideuse, leur visage était sillonné de lignes de diverses couleurs, leurs yeux entourés de cercles bleus, noirs ou rouges, de sorte qu’ils semblaient porter d’immenses lunettes. Presque tous étaient sans vêtements, à l’exception d’une peau jetée sur leurs épaules, le poil en dedans, et plusieurs portaient des bottines. Singulier costume, primitif et peu coûteux !

Avec eux, on voyait des chiens en grande quantité, des chevaux fort petits, d’une très vilaine apparence, mais qui n’en étaient pas moins extrêmement rapides. Les femmes montaient à cheval comme les hommes, sans étriers, et tous galopaient sur le rivage de la mer, bien qu’il fût semé de très grosses pierres excessivement glissantes.

Cette entrevue fut amicale. Byron distribua à cette race de géants une foule de babioles, des rubans, de la verroterie et du tabac.

Aussitôt qu’il eut rallié le Dauphin, Byron entra avec le flot dans le détroit de Magellan. Il n’avait pas l’intention de le traverser, mais voulait seulement y chercher un havre sûr et commode où il pût faire de l’eau et du bois, avant de se remettre à la recherche des îles Falkland.

Au sortir du second goulet, Byron releva les îles Sainte-Élisabeth, Saint-Barthélemy, Saint-Georges, la pointe Sandy. Près de cette dernière, il rencontra un pays délicieux, des sources, des bois, des prairies émaillées de fleurs qui répandaient dans l’air un parfum exquis. Le paysage était animé par des centaines d’oiseaux, dont une espèce reçut le nom « d’oie peinte », que lui valut son plumage nuancé des plus brillantes couleurs. Mais nulle part on ne rencontra un endroit où le canot pût accoster sans courir les plus grands dangers. Partout l’eau était très basse et la mer brisait avec force. Des poissons, et notamment de magnifiques mulets, des oies, des bécasses, des sarcelles et beaucoup d’autres oiseaux d’un excellent goût furent pêchés ou tués par les équipages.

Byron fut donc forcé de continuer sa route jusqu’au port Famine, où il arriva le 27 décembre.

« Nous étions, dit-il, à l’abri de tous les vents, à l’exception de celui du S.-E. qui souffle rarement, et si un vaisseau venait à chasser en côte dans l’intérieur de la baie, il n’y recevrait aucun dommage, parce qu’il y règne un fond doux. Il flotte le long des côtes une quantité de bois assez considérable pour en charger aisément mille vaisseaux, de sorte que nous n’étions point dans le cas d’en aller couper dans la forêt. »

Au fond de cette baie débouche une rivière, la Sedger, dont l’eau est excellente. Ses bords sont plantés de grands et superbes arbres, propres à faire d’excellents mâts. Sur leurs branches perchaient une multitude de perroquets et autres oiseaux au plumage étincelant. Dans ce port Famine, l’abondance ne cessa de régner pendant tout le séjour de Byron.

Le 5 janvier 1765, aussitôt que ses équipages furent complètement remis de leurs fatigues, et les navires approvisionnés, le commodore reprit la recherche des îles Falkland. Sept jours plus tard, il découvrait une terre dans laquelle il crut reconnaître les îles de Sebald de Weert ; mais, en s’en approchant, il s’aperçut que ce qu’il avait pris pour trois îles n’en formait qu’une seule, qui s’étendait au loin dans le sud. Il ne douta pas qu’il ne fût en présence de l’archipel marqué sur les cartes de cette époque sous le nom de New-Islands, par 51° de latitude S. et 63° 32′ de longitude O.

Tout d’abord, Byron tint le large, car il importait de ne pas être jeté par des courants sur une côte qu’il ne connaissait pas. Puis, après ce relevé sommaire, une embarcation fut détachée, afin de suivre la côte de plus près et d’y chercher un havre sûr et commode, qu’elle ne tarda pas à rencontrer. Il reçut le nom de port Egmont, en l’honneur du comte d’Egmont, alors premier lord de l’Amirauté.

« Je ne pense pas, dit Byron, qu’on puisse trouver un plus beau port ; le fond est excellent, l’aiguade est facile, tous les vaisseaux de l’Angleterre pourraient y être mouillés à l’abri de tous les vents. Les oies, les canards, les sarcelles s’y trouvaient en telle abondance, que les matelots étaient las d’en manger. Le défaut de bois est ici général, à l’exception de quelques troncs d’arbres qui flottent le long des côtes et qui y sont portés vraisemblablement du détroit de Magellan. »

L’oseille sauvage, le céleri, ces excellents anti-scorbutiques, se rencontraient de tous côtés. Le nombre des loups et des lions marins, ainsi que celui des pingouins, était si considérable, qu’on ne pouvait marcher sur la grève sans les voir fuir en troupes nombreuses. Des animaux semblables au loup, mais qui avaient plutôt la figure du renard, sauf la taille et la queue, attaquèrent plusieurs fois les matelots, qui eurent toutes les peines du monde à se défendre. Il ne serait pas facile de dire comment ils sont venus en cette contrée, éloignée du continent d’au moins cent lieues, ni dans quel endroit ils trouvent un refuge, car ces îles ne produisent, en fait de végétaux, que des joncs, des glaïeuls et pas un seul arbre.

Le récit de cette partie du voyage de Byron ne forme, dans la biographie Didot, qu’un tissu inextricable d’erreurs. « La flottille, dit M. Alfred de Lacaze, s’engagea, le 17 février, dans le détroit de Magellan, mais fut forcée de relâcher près du port Famine dans une baie qui prit le nom de port Egmont… » Confusion singulière, qui démontre la légèreté avec laquelle sont parfois rédigés les articles de cet important recueil.

Byron prit possession du port Egmont et des îles adjacentes, appelées Falkland, au nom du roi d’Angleterre. Cowley leur avait donné le nom d’îles Pepys, mais, suivant toute probabilité, le premier qui les ait découvertes est le capitaine Davis, en 1592. Deux ans plus tard, sir Richard Hawkins vit une terre qu’on suppose être la même et à laquelle il donna le nom de Virginie, en l’honneur de sa souveraine, la reine Élisabeth. Enfin, des bâtiments de Saint-Malo visitèrent cet archipel. C’est sans doute ce qui lui a fait donner par Frézier le nom d’îles Malouines.

Après avoir nommé un certain nombre de rochers, d’îlots et de caps, le 27 janvier Byron quitta le port Egmont et fit voile pour le port Désiré, qu’il atteignit neuf jours plus tard. Il y trouva la Floride, vaisseau-transport, qui lui apportait d’Angleterre les vivres et les rechanges nécessaires à sa longue navigation. Mais ce mouillage était trop périlleux, la Floride et la Tamar étaient en trop mauvais état pour qu’il fût possible de procéder à une opération aussi longue qu’un transbordement. Byron envoya donc sur la Floride un de ses bas officiers, qui avait une parfaite connaissance du détroit de Magellan, et mit à la voile avec ses deux conserves pour le port Famine.

À plusieurs reprises, il rencontra, dans le détroit, un bâtiment français qui semblait faire la même route que lui. À son retour en Angleterre, il apprit que c’était l’Aigle, commandé par M. de Bougainville, qui venait sur la côte de Patagonie faire des coupes de bois nécessaires à la nouvelle colonie française des îles Falkland.

Pendant ses différentes escales dans le détroit, l’expédition anglaise reçut la visite de plusieurs hordes de Fuégiens.

« Je n’avais pas encore vu, dit Byron, de créatures si misérables. Ils étaient nus, à l’exception d’une peau très puante de loup de mer, jetée sur leurs épaules ; ils étaient armés d’arcs et de flèches, qu’ils me présentèrent pour quelques grains de collier et d’autres bagatelles. Les flèches, longues de deux pieds, étaient faites de roseau et armées d’une pierre verdâtre ; les arcs, dont la corde était de boyau, avaient trois pieds de longueur.

« Quelques fruits, des moules, des débris de poisson pourri, jetés par la tempête sur le rivage, constituaient toute leur nourriture. Il n’y eut guère que les cochons qui voulurent goûter de leurs mets ; c’était un gros morceau de baleine déjà en putréfaction et dont l’odeur infectait l’air au loin. L’un d’eux découpait, avec les dents, cette charogne et en présentait les morceaux à ses compagnons, qui les mangeaient avec la voracité de bêtes féroces.

« Plusieurs de ces misérables sauvages se déterminèrent à monter à bord. Voulant leur faire fête, un de mes bas officiers joua du violon, et quelques matelots dansèrent. Ils furent enchantés de ce petit spectacle. Impatients d’en marquer leur reconnaissance, l’un d’eux se hâta de descendre dans sa pirogue ; il en rapporta un petit sac de peau de loup de mer où était une graisse rouge dont il frotta le visage du joueur de violon. Il aurait bien souhaité me faire le même honneur, auquel je me refusai ; mais il fit tous ses efforts pour vaincre ma modestie, et j’eus toutes les peines du monde à me défendre de recevoir la marque d’estime qu’il voulait me donner. »

Il n’est pas inutile de rapporter ici l’opinion de Byron, marin expérimenté, sur les avantages et les inconvénients qu’offre la traversée du détroit de Magellan. Il n’est pas d’accord avec la plupart des autres navigateurs qui ont visité ces parages.

« Les dangers et les difficultés que nous avons essuyés, dit-il, pourraient faire croire qu’il n’est pas prudent de tenter ce passage et que les vaisseaux qui partent d’Europe, pour se rendre dans la mer du Sud, devraient tous doubler le cap Horn. Je ne suis point du tout de cette opinion, quoique j’aie doublé deux fois le cap Horn. Il est une saison de l’année où, non pas un seul vaisseau, mais toute une flotte peut en trois semaines traverser le détroit, et, pour profiter de la saison la plus favorable, il convient d’y entrer dans le mois de décembre. Un avantage inestimable, qui doit toujours décider les navigateurs, est qu’on y trouve en abondance du céleri, du cochlearia, des fruits, et plusieurs autres végétaux anti-scorbutiques… Les obstacles que nous eûmes à vaincre et qui nous retinrent dans le détroit, du 17 février au 8 avril, ne peuvent être imputés qu’à la saison de l’équinoxe, saison ordinairement orageuse, et qui, plus d’une fois, mit notre patience à l’épreuve. »

Jusqu’au 26 avril, jour où il eut connaissance de Mas-a-fuero, l’une des îles du groupe de Juan-Fernandez, Byron avait fait route au N.-O. Il s’empressa d’y débarquer quelques matelots, qui, après avoir fait provision d’eau et de bois, chassèrent des chèvres sauvages, auxquelles ils trouvèrent un goût aussi délicat qu’à la meilleure venaison d’Angleterre.

Durant cette relâche, il se produisit un fait assez singulier. Un violent ressac brisait sur la côte et empêchait les embarcations d’approcher la grève. Bien qu’il fût muni d’une ceinture de sauvetage, l’un des matelots débarqués, qui ne savait pas nager, ne voulut jamais se jeter à la mer pour regagner la chaloupe. Menacé d’être abandonné sur cette île déserte, il se refusait énergiquement à se risquer, lorsqu’un de ses camarades vint lui passer adroitement, autour du corps, une corde à laquelle il avait fait un nœud coulant et dont l’autre bout était resté dans la chaloupe. Lorsqu’il y arriva, le malheureux avait avalé, dit la relation d’Hawkesworth, une si grande quantité d’eau, qu’en le retirant il paraissait être sans vie. On le suspendit par les pieds ; il reprit bientôt ses sens, et, le jour suivant, il était parfaitement rétabli. Malgré cette cure, véritablement merveilleuse, nous ne prendrons pas sur nous de la recommander aux Sociétés de sauvetage.

En quittant Mas-a-fuero, Byron changea de route, afin de chercher la terre de Davis, — aujourd’hui l’île de Pâques, — que les géographes plaçaient par 27° 30′ et à cent lieues environ à l’ouest de la côte américaine. Huit jours furent consacrés à cette recherche.

Byron, n’ayant rien découvert après cette croisière qu’il ne pouvait prolonger plus longtemps, parce qu’il avait l’intention de visiter l’archipel Salomon, fit route au nord-ouest. Le 22 mai, le scorbut apparut sur les vaisseaux et ne tarda pas à faire des progrès alarmants. Par bonheur, le 7 juin, par 14° 58′ de longitude ouest, la terre fut aperçue du haut des mâts.

Le lendemain, on se trouvait en présence de deux îles qui semblaient offrir une riante perspective. C’étaient de grands arbres touffus, des arbrisseaux et des bosquets, au milieu desquels circulaient quelques naturels, qui ne tardèrent pas à se réunir sur la plage et à allumer des feux.

Byron détacha aussitôt une embarcation pour chercher un mouillage. Elle revint sans avoir trouvé de fond à une encablure du littoral. Les pauvres scorbutiques, qui s’étaient traînés sur les gaillards, regardaient avec une douloureuse envie cette île fertile, où se trouvait le remède à leurs maux, mais dont la nature leur défendait l’entrée.

« Ils voyaient, dit la relation, des cocotiers en abondance, chargés de fruits dont le lait est peut-être le plus puissant antiscorbutique qu’il y ait au monde ; ils supposaient avec raison qu’il devait y avoir des limons, des bananes et d’autres fruits des tropiques, et, pour comble de désagrément, ils voyaient des écailles de tortues éparses sur le rivage. Tous ces rafraîchissements, qui les auraient rendus à la vie, n’étaient pas plus à leur portée que s’ils en eussent été séparés par la moitié du globe ; mais, en les voyant, ils sentaient plus violemment le malheur d’en être privés. »

Byron ne voulut pas prolonger plus longtemps le supplice de Tantale auquel étaient soumis ses malheureux matelots ; après avoir donné à ce groupe le nom d’îles du Désappointement, il remit à la voile le 8 juin. Le lendemain même, il eut connaissance d’une nouvelle terre, longue, basse, couverte de cocotiers. Au milieu s’étendait un lagon avec un petit îlot. Ce seul aspect indiquait la formation madréporique de cette terre, simple « attoll » qui n’était pas encore, mais qui allait devenir une île. Aussi l’embarcation, envoyée pour sonder, trouva-t-elle partout une côte accore, aussi escarpée qu’un mur.

Pendant ce temps, les indigènes se livraient à des démonstrations hostiles.

L’un d’eux découpait avec les dents… (Page 37.)


Deux d’entre eux pénétrèrent même dans l’embarcation. L’un vola la veste d’un matelot, l’autre mit la main à la corne du chapeau du quartier-maître ; mais, ne sachant comment s’en emparer, il le tira à lui au lieu de le lever, ce qui permit au quartier-maître de s’opposer à cette tentative. Deux grandes pirogues, montées chacune par une trentaine de rameurs, firent mine alors d’attaquer les chaloupes, mais celles-ci leur donnèrent aussitôt la chasse. Au moment où elles vinrent s’échouer au rivage, une lutte s’engagea, et les Anglais, sur le point d’être accablés par le nombre, durent faire usage de leurs armes. Trois ou quatre insulaires restèrent sur le carreau.

Le lendemain, quelques matelots et les scorbutiques qui avaient pu quitter

Seul, un miroir eut le don d’exciter leur étonnement. (Page 47.)


leur hamac descendirent à terre. Les naturels, effrayés par la leçon qu’ils avaient reçue la veille, se tinrent cachés, tandis que les Anglais cueillaient des noix de coco et récoltaient des plantes antiscorbutiques. Ces rafraîchissements leur furent d’un si grand secours, que, peu de jours après, il n’y avait plus un seul malade à bord. Des perroquets, des colombes d’une rare beauté et très familières, d’autres oiseaux inconnus composaient toute la faune de cette île, qui reçut le nom du Roi-Georges. Celle qui fut découverte ensuite fut appelée île du Prince-de-Galles. Toutes ces terres faisaient partie de l’archipel des Pomotou, également appelées îles Basses, nom qui leur convient parfaitement.

Le 21, nouvelle chaîne d’îles avec ceinture de brisants. Aussi, Byron renonça-t-il à en prendre plus ample connaissance, car il aurait fallu courir plus de risques que l’atterrissement ne promettait d’avantages. Byron les nomma îles du Danger.

Six jours plus tard, l’île du Duc d’York fut découverte. Les Anglais n’y rencontrèrent pas d’habitants, mais en tirèrent deux cents noix de coco, qui leur parurent d’un prix inestimable.

Un peu plus loin, par 1° 18′ de latitude sud et 173° 46′ de longitude ouest, une île isolée, située à l’est de l’archipel Gilbert, reçut le nom de Byron. La chaleur était alors accablante, et les matelots, affaiblis par ce long voyage, ne mangeant qu’une nourriture insuffisante et malsaine, ne buvant qu’une eau putride, furent presque tous attaqués de la dysenterie.

Enfin, le 28 juillet, Byron reconnut avec joie les îles Saypan et Tinian, qui font partie de l’archipel des Mariannes ou des Larrons, et il vint mouiller dans l’endroit même où le lord Anson avait jeté l’ancre avec le Centurion.

Aussitôt furent dressées les tentes pour les scorbutiques. Presque tous les matelots avaient ressenti les atteintes de cette terrible maladie, plusieurs même étaient à toute extrémité. Le commandant entreprit alors de pénétrer dans les bois épais qui descendaient jusqu’à l’extrême limite du rivage, pour y chercher ces paysages délicieux dont on lit les descriptions enchanteresses dans le récit du chapelain de lord Anson. Qu’ils étaient loin de la réalité, ces récits enthousiastes ! De tous côtés, c’étaient des forêts impénétrables, des fouillis de plantes, de ronces ou d’arbustes enchevêtrés, qu’on ne pouvait traverser sans laisser, à chaque pas, des lambeaux de ses vêtements. En même temps, des nuées de moustiques s’abattaient sur les explorateurs et les piquaient cruellement. Le gibier était rare, farouche, l’eau détestable, la rade on ne peut plus dangereuse en cette saison.

La relâche s’annonçait donc sous de mauvais auspices. Cependant, on finit par découvrir des limons, des oranges amères, des cocos, le fruit à pain, des goyaves et quelques autres fruits. Si ces productions offraient des ressources excellentes pour les scorbutiques, qu’elles eurent bientôt remis sur pied, l’air, chargé d’émanations marécageuses, détermina des accès de fièvre si violents, que deux matelots en moururent. De plus, la pluie ne cessait de tomber, et la chaleur était accablante. « J’avais été, dit Byron, sur les côtes de Guinée, aux Indes Occidentales et dans l’île Saint-Thomas, qui est sous la ligne, et jamais je n’avais éprouvé une si vive chaleur. »

Toutefois, on parvenait à se procurer assez facilement de la volaille et des cochons sauvages, pesant ordinairement deux cents livres ; mais il fallait consommer ces viandes sur place, sinon elles étaient pourries au bout d’une heure. Enfin, le poisson qu’on prenait sur cette côte était si malsain, que tous ceux qui en mangèrent, même sobrement, furent très dangereusement malades et coururent risque de la vie.

Le 1er  octobre, les deux bâtiments, amplement pourvus de rafraîchissements et de provisions, quittèrent la rade de Tinian, après un séjour de neuf semaines. Byron reconnut l’île d’Anatacan, déjà vue par Anson, et continua à faire route au nord, dans l’espoir de rencontrer la mousson du N.-E. avant d’arriver aux Bashees, archipel qui forme l’extrémité nord des Philippines. Le 22, il aperçut l’île Grafton, la plus septentrionale de ce groupe, et, le 3 novembre, il atteignit l’île de Timoan, que Dampier avait signalée comme un lieu où l’on pouvait se procurer facilement des rafraîchissements. Mais les habitants, qui sont de race malaise, repoussèrent avec mépris les haches, les couteaux et les instruments de fer qu’on leur offrait en échange de quelques volailles. Ils voulaient des roupies. Ils finirent cependant par se contenter de quelques mouchoirs pour prix d’une douzaine de volailles, d’une chèvre et de son chevreau. Par bonheur, la pêche fut abondante, car il fut à peu près impossible de se procurer des vivres frais.

Byron remit donc à la voile le 7 novembre, passa au large de Poulo-Condor, relâcha à Poulo-Taya, où il rencontra un sloop portant pavillon hollandais, mais sur lequel ne se trouvaient que des Malais. Puis, il atteignit Sumatra, dont il rangea la côte, et laissa tomber l’ancre, le 28 novembre, à Batavia, siège principal de la puissance hollandaise aux Indes Orientales.

Sur la rade, il y avait alors plus de cent vaisseaux, grands ou petits, tant florissait, à cette époque, le commerce de la Compagnie des Indes. La ville était dans toute sa prospérité. Ses rues larges et bien percées, ses canaux admirablement entretenus et bordés de grands arbres, ses maisons régulières, lui donnaient un aspect qui rappelait singulièrement les villes des Pays-Bas. Portugais, Chinois, Anglais, Hollandais, Persans, Maures et Malais s’y croisaient sur les promenades et dans les quartiers d’affaires. Les fêtes, les réceptions, les plaisirs de tout genre donnaient à l’étranger une haute idée de la prospérité de cette ville, et contribuaient à en rendre le séjour agréable. Le seul inconvénient, — et il était considérable pour des équipages qui venaient de faire une si longue campagne, — était l’insalubrité du lieu, où les fièvres sont endémiques. Byron, qui le savait, se hâta d’embarquer ses approvisionnements et remit à la voile, après douze jours de relâche.

Si court qu’eût été ce séjour, il avait encore été trop long. Les bâtiments venaient à peine de franchir le détroit de la Sonde, qu’une terrible fièvre putride coucha sur les cadres la moitié de l’équipage et détermina la mort de trois matelots.

Le 10 février, après quarante-huit jours de navigation, Byron aperçut la côte d’Afrique, et jeta l’ancre trois jours plus tard dans la baie de la Table.

La ville du Cap lui fournit toutes les ressources dont on pouvait avoir besoin. Vivres, eau, médicaments, tout fut embarqué avec une rapidité qu’expliquait l’impatience du retour, et la proue des navires fut enfin dirigée vers les rives de la patrie.

Deux incidents marquèrent la traversée de l’Atlantique :

« À la hauteur de Sainte-Hélène, dit Byron, par un beau temps et un vent frais, à une distance considérable de la terre, le vaisseau reçut une secousse aussi rude que s’il eût donné sur un banc. La violence de ce mouvement nous alarma tous, et nous courûmes sur le pont. Nous vîmes la mer se teindre de sang sur une très grande étendue, ce qui dissipa nos craintes. Nous en conclûmes que nous avions touché sur une baleine ou sur un grampus, et que, vraisemblablement, notre vaisseau n’en avait reçu aucun dommage, ce qui était vrai. »

Enfin, quelques jours plus tard, la Tamar se trouvait dans un tel état de délabrement, des avaries si graves étaient survenues à son gouvernail, qu’on fut obligé d’inventer une machine pour le remplacer et l’aider à gagner les Antilles, car c’eût été trop risquer que de lui faire continuer le voyage.

Le 9 mai 1766, le Dauphin jetait l’ancre aux Dunes, après un voyage autour du monde qui avait duré près de vingt-trois mois.

De toutes les circumnavigations qu’avaient tentées les Anglais, celle-ci était la plus heureuse. Jusqu’à cette époque, aucun voyage purement scientifique n’avait été essayé. Si les résultats n’en furent pas aussi féconds qu’on pouvait l’espérer, il faut s’en prendre, non au commandant qui fit preuve d’habileté, mais bien plutôt aux lords de l’Amirauté, dont les instructions ne furent pas assez précises et qui n’eurent pas le soin d’embarquer, comme on le fit plus tard, des savants spéciaux pour les diverses branches de la science.

Au reste, pleine justice fut rendue à Byron. On lui conféra le titre d’amiral, et on lui donna un commandement important dans les Indes Orientales. Mais cette dernière partie de sa vie, qui finit en 1786, n’est pas de notre ressort. Nous n’en parlerons donc pas.


II

Wallis et Carteret. — Préparatifs de l’expédition. — Pénible navigation dans le détroit de Magellan. — Séparation du Dauphin et du Swallow. — L’île Whitsunday. — L’île de la Reine-Charlotte. — Îles Cumberland, Henri, etc. — Tahiti. — Les îles Howe, Boskaven et Keppel. — L’île Wallis. — Batavia. — Le Cap. — Les Dunes. — Découverte des îles Pitcairn, Osnabrugh, Glocester, par Carteret. — L’archipel Santa-Cruz. — Les îles Salomon. — Le canal Saint-Georges et la Nouvelle-Irlande. — Les îles Portland et de l’Amirauté. — Macassar et Batavia. — Rencontre de Bougainville dans l’Atlantique.

L’élan était enfin donné, et l’Angleterre entrait dans la voie de ces grandes expéditions scientifiques qui devaient être si fécondes et porter si haut la réputation de sa marine. Quelle admirable école, que ces voyages de circumnavigation, où les équipages, officiers et matelots, sont à toute heure en présence de l’imprévu, où les qualités du marin, du militaire, de l’homme même trouvent à s’exercer ! Si, pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, la marine anglaise nous écrasa presque toujours de sa supériorité, ne faut-il pas l’attribuer autant à ce que ses matelots s’étaient formés à cette rude besogne qu’aux déchirements de notre patrie, qui nous avaient privés des services de presque tout l’état-major maritime ?

Quoi qu’il en soit, l’Amirauté anglaise organisa, aussitôt le retour de Byron, une nouvelle expédition. Il semble même qu’elle ait mis beaucoup trop de hâte dans ses préparatifs. Le Dauphin était rentré aux Dunes au commencement de mai, et six semaines après, le 19 juin, le capitaine Samuel Wallis en recevait le commandement.

Cet officier, après avoir conquis tous ses grades dans la marine militaire, avait exercé un important commandement au Canada et contribué à la prise de Louisbourg. Quelles furent les qualités qui le recommandèrent, plus que tel autre de ses compagnons d’armes, au choix de l’Amirauté pour une expédition de ce genre ? nous ne le savons ; mais les nobles lords n’eurent pas lieu de se repentir du choix qu’ils avaient fait.

Wallis procéda sans retard aux réparations dont le Dauphin avait besoin, et, le 21 août, c’est-à-dire moins d’un mois après avoir reçu sa commission, il rejoignit, sur la rade de Plymouth, le sloop Swallow et la flûte Prince-Frédéric. De ces deux bâtiments, le second était commandé par le lieutenant Brine ; le premier avait pour capitaine Philippe Carteret, officier des plus distingués, qui venait d’accomplir le tour du monde avec le commodore Byron, et dont ce second voyage, allait tout particulièrement accroître la réputation.

Malheureusement, le Swallow semblait peu propre à la campagne qu’on allait exiger de lui. Ayant déjà trente ans de services, ce bâtiment était très légèrement doublé, sa quille n’était même pas garnie de clous qui, à défaut d’un doublage, auraient pu le défendre des vers ; enfin, les vivres et les marchandises d’échange furent si singulièrement répartis, que le Swallow n’en reçut qu’une quantité bien moindre que le Dauphin. Vainement Carteret réclama du fil de caret, une forge, du fer et différents objets qu’il savait par expérience lui devoir être indispensables. L’Amirauté répondit que le vaisseau et l’armement étaient très propres à l’usage qu’on en attendait. Cette réponse confirma Carteret dans l’idée qu’il n’irait pas plus loin que les îles Falkland. Il n’en prit pas moins toutes les mesures que son expérience lui dictait.

Dès que le chargement fut complet, c’est-à-dire le 22 août 1766, les navires mirent à la voile. Il ne fallut pas longtemps à Wallis pour s’apercevoir que le Swallow était aussi mauvais voilier que possible et qu’il lui réservait plus d’un embarras pendant la campagne. Cependant, nul incident ne vint marquer la traversée jusqu’à Madère, où les bâtiments s’arrêtèrent pour remplacer les provisions déjà consommées.

En quittant ce port, le commandant remit à Carteret copie de ses instructions et lui assigna le port Famine, dans le détroit de Magellan, pour lieu de rendez-vous, dans le cas où ils viendraient à être séparés. Le séjour au port Praya, dans l’île Santiago, fut abrégé, parce que la petite vérole y faisait de grands ravages, et Wallis empêcha même ses équipages de descendre à terre. Peu de temps après avoir passé l’équateur, le Prince-Frédéric fit signal d’avarie, et il fallut lui envoyer le charpentier pour aveugler une voie d’eau sous la joue de bâbord. Ce bâtiment, dont les vivres étaient de mauvaise qualité, comptait déjà un grand nombre de malades.

Le 19 novembre, vers 8 heures du soir, les équipages aperçurent dans le N.-E. un météore d’une apparence très extraordinaire, qui courut horizontalement vers le S.-O. avec une prodigieuse rapidité. Pendant près d’une minute, il fut visible, et il laissa derrière lui une traînée de lumière si vive, que le tillac en fut éclairé comme en plein midi.

Le 8 décembre fut enfin reconnue la côte de la Patagonie. Wallis la longea jusqu’au cap de la Vierge-Marie, où il descendit à terre avec des détachements armés du Swallow et du Prince-Frédéric. Une troupe d’indigènes, qui les attendait sur le rivage, reçut, avec des témoignages de satisfaction, les couteaux, les ciseaux et les autres bagatelles qu’on a l’habitude de distribuer en semblable occurrence ; mais ils ne voulurent céder à aucun prix les guanaques, les autruches et le peu de gibier qu’on vit entre leurs mains.

« Nous prîmes, dit Wallis, la mesure de ceux qui étaient les plus grands. L’un d’eux avait six pieds six pouces, plusieurs avaient cinq pieds cinq pouces, mais la taille du plus grand nombre était de cinq pieds six pouces ou six pieds. »

Notez qu’il s’agit ici de pieds anglais, qui ne sont que de 305 millimètres. Si la taille de ces naturels n’égalait pas celle des géants dont avaient parlé les premiers voyageurs, elle n’en était pas moins très extraordinaire.

« Chacun, ajoute la relation, avait à sa ceinture une arme de trait singulière : c’étaient deux pierres rondes couvertes de cuir et pesant chacune environ une livre, qui étaient attachées aux deux bouts d’une corde d’environ huit pieds de long. Ils s’en servent comme d’une fronde, en tenant une des pierres dans la main et en faisant tourner l’autre autour de la tête jusqu’à ce qu’elle ait acquis une force suffisante ; alors, ils la lancent contre l’objet qu’ils veulent atteindre. Ils sont si adroits à manier cette arme, qu’à la distance de quinze verges, ils peuvent frapper des deux pierres à la fois un but qui n’est pas plus grand qu’un shilling. Ce n’est cependant pas leur usage d’en frapper le guanaque ni l’autruche quand ils font la chasse à ces animaux. »

Wallis emmena huit de ces Patagons à son bord. Ces sauvages ne se montrèrent pas aussi surpris qu’on l’aurait cru, à la vue de tant d’objets extraordinaires et nouveaux pour eux. Seul, un miroir eut le don d’exciter leur étonnement. Ils avançaient, reculaient, faisaient mille tours et grimaces devant la glace, riaient aux éclats et se parlaient avec animation les uns aux autres. Les cochons vivants les arrêtèrent un moment ; mais ils s’amusèrent surtout à regarder les poules de Guinée et les dindons. On eut beaucoup de peine à les décider à quitter le vaisseau. Ils regagnèrent pourtant le rivage, en chantant et en faisant des signes de joie à leurs compatriotes qui les attendaient sur la grève.

Le 17 décembre, Wallis fit signal au Swallow de prendre la tête de l’escadrille pour pénétrer dans le détroit de Magellan. Au port Famine, le commandant fit dresser à terre deux grandes tentes pour les malades, les coupeurs de bois et les voiliers. Du poisson en quantité suffisante pour en faire un repas chaque jour, une grande abondance de céleri et des fruits acides semblables à la canneberge et à l’épine-vinette, telles furent les ressources qu’offrit cette relâche, et qui, en moins de quinze jours, remirent complètement sur pied les nombreux scorbutiques du bord. Quant aux bâtiments, ils furent radoubés et calfatés en partie, les voiles raccommodées, les agrès et les manœuvres, qui avaient considérablement fatigué, dépassés et visités, et l’on fut bientôt en état de reprendre la mer.

Mais, auparavant, Wallis fit couper une grande quantité de bois, que l’on

Gravé par E. Morieu.



Des indigènes tenaient à la main des rameaux de bananiers. (Page 53.)


chargea sur le Prince-Frédéric pour être transporté aux îles Falkland, où il n’en pousse pas. Il fit en même temps arracher avec le plus grand soin plusieurs milliers de jeunes arbres, dont les racines furent entourées d’une motte de terre afin de faciliter leur transplantation au port Egmont, — ce qui devait fournir, s’ils reprenaient, comme il y avait lieu de l’espérer, une ressource précieuse pour cet archipel déshérité. Enfin, les provisions de la flûte furent réparties sur le Dauphin et le Swallow. Le premier en prit pour un an et le second pour dix mois.

Nous ne nous étendrons pas sur les divers incidents qui marquèrent la navigation des deux bâtiments dans le détroit de Magellan, tels que coups de vent imprévus, tempêtes et rafales de neige, courants incertains et rapides, grandes marées et brouillards, qui mirent plus d’une fois les deux navires à deux doigts de leur perte. Le Swallow, surtout, était dans un état de délabrement si fâcheux, que le capitaine Carteret pria Wallis de considérer que son navire ne pouvait plus être utile à l’expédition, et de lui prescrire ce qui serait le plus avantageux au bien public.

« Les ordres de l’Amirauté sont formels, répondit Wallis, vous devez vous y conformer et accompagner le Dauphin tant qu’il sera possible. Je sais que le Swallow est mauvais voilier, je prendrai donc son temps et suivrai ses mouvements, car il importe que, si l’un des deux bâtiments éprouve quelque accident, l’autre soit à portée de lui donner toute l’assistance en son pouvoir. »

Carteret n’avait rien à répondre ; il se tut, mais il augurait mal de la fin de l’expédition.

Lorsque les bâtiments s’approchèrent de l’ouverture du détroit sur le Pacifique, le temps devint détestable. Une brume épaisse, des rafales de neige et de pluie, des courants qui chassaient les navires sur des brisants, une mer démontée, tels furent les obstacles qui retinrent les navigateurs dans le détroit jusqu’au 10 avril. Ce jour-là, à la hauteur du cap Pilar, le Dauphin et le Swallow furent séparés et ne se retrouvèrent plus, Wallis ayant négligé de fixer un lieu de rendez-vous en cas de séparation.

Avant de suivre Wallis dans son voyage à travers le Pacifique, nous donnerons avec lui quelques détails sur les misérables habitants de la Terre de Feu et sur l’aspect général du pays. Aussi grossiers, aussi misérables que possible, ces naturels se nourrissaient de la chair crue des veaux marins et des pingouins.

« Un de nos gens, qui pêchait à la ligne, dit Wallis, donna à l’un de ces Américains un poisson vivant qu’il venait de prendre et qui était un peu plus gros qu’un hareng. L’Américain le prit avec l’avidité d’un chien à qui on donne un os. Il tua d’abord le poisson en lui donnant un coup de dents près des ouïes et se mit à le manger en commençant par la tête et en allant jusqu’à la queue, sans rejeter les arêtes, les nageoires, les écailles ni les boyaux. »

Au reste, ces indigènes avalaient tout ce qu’on leur donnait, que ce fût cru ou cuit, frais ou salé, mais ils ne voulurent jamais boire que de l’eau. Ils n’avaient pour se couvrir qu’une misérable peau de phoque, leur tombant jusqu’aux genoux. Leurs armes n’étaient que des javelines armées d’un os de poisson. Tous avaient les yeux malades, ce que les Anglais attribuèrent à leur habitude de vivre au milieu de la fumée pour se garantir des moustiques. Enfin, ils exhalaient une odeur insupportable, comparable à celle des renards, et qui provenait, sans doute, de leur excessive malpropreté.

Pour n’être pas engageant, ce tableau n’en est pas moins d’une ressemblance frappante, comme tous les voyageurs ont pu le constater. Il semble, pour ces sauvages si voisins de la brute, que le monde n’ait pas marché. Les progrès de la civilisation sont pour eux lettre morte, et ils continuent à végéter misérablement comme leurs pères, sans souci d’améliorer leur existence, sans éprouver le besoin d’un plus grand confortable.

« Nous quittâmes ainsi, dit Wallis, cette sauvage et inhabitable région, où, pendant près de quatre mois, nous fûmes presque sans cesse en danger de faire naufrage, où, au milieu de l’été, le temps était nébuleux, froid et orageux, où presque partout les vallées étaient sans verdure et les montagnes sans bois, enfin, où la terre qui se présente à la vue ressemble plus aux ruines d’un monde qu’à l’habitation d’êtres animés. »

À peine hors du détroit, Wallis fit route à l’ouest avec des vents impétueux, des brouillards intenses et une si grosse mer, que, pendant plusieurs semaines de suite, il n’y eut pas un seul endroit sec sur le vaisseau. Cette humidité constante engendra des rhumes et de grosses fièvres, auxquelles succéda bientôt le scorbut. Lorsqu’il eut atteint 32° de latitude sud et 100° de longitude ouest, le navigateur piqua droit au nord.

Le 6 juin, deux îles furent découvertes à la joie générale. Les canots, aussitôt armés et équipés, gagnèrent le rivage sous la conduite du lieutenant Furneaux.

Quelques cocos et une grande quantité de plantes antiscorbutiques furent recueillis ; mais les Anglais, s’ils virent des huttes et des hangars, ne rencontrèrent pas un seul habitant. Cette île, découverte la veille de la Pentecôte, dont elle prit le nom — Whitsunday — et située par 19° 26′ de latitude S. et 137° 56′ de longitude O, appartient, comme les suivantes, à l’archipel des Pomotou.

Le lendemain, les Anglais essayèrent d’entrer en relations avec les habitants d’une autre île ; mais les dispositions des indigènes parurent si hostiles, le rivage était tellement accore, qu’il fut impossible de débarquer. Après avoir louvoyé toute la nuit, Wallis renvoya les embarcations, avec ordre de ne faire aucun mal aux habitants, à moins d’y être forcé par la nécessité.

En approchant de la terre, le lieutenant Furneaux fut surpris de voir sept grandes pirogues à deux mâts, dans lesquelles tous les indigènes allaient s’embarquer. Aussitôt après leur départ, les Anglais descendirent sur la plage et parcoururent l’île en tous sens. Ils y trouvèrent plusieurs citernes remplies de très bonne eau. Le sol était uni, sablonneux, couvert d’arbres, surtout de palmiers et de cocotiers, et parsemé de végétaux antiscorbutiques.

« Les habitants de cette île, dit la relation, étaient d’une taille moyenne, leur teint était brun et ils avaient de longs cheveux noirs, épars sur les épaules. Les hommes étaient bien faits et les femmes belles. Leur vêtement était une espèce d’étoffe grossière, attachée à la ceinture, et qui paraissait faite pour être relevée autour des épaules. »

L’après-midi, Wallis renvoya le lieutenant à terre pour faire de l’eau et prendre possession de cette nouvelle découverte au nom de Georges III, en lui donnant le nom d’île de la Reine-Charlotte, en l’honneur de la reine d’Angleterre.

Après avoir opéré en personne une reconnaissance, Wallis résolut de s’arrêter en cet endroit pendant une semaine, à cause des facilités d’approvisionnement qu’il y rencontrait.

Durant leurs promenades, les marins anglais ramassèrent des outils de coquilles et de pierres aiguisées, façonnées et emmanchées en forme de doloires, de ciseaux et d’alènes. Ils aperçurent également plusieurs canots, en construction, faits de planches cousues ensemble. Mais, ce qui les surprit le plus, ce fut des tombeaux où les cadavres étaient exposés sous une sorte de toit et pourrissaient à l’air libre. En partant, ils laissèrent des haches, des clous, des bouteilles et d’autres objets, en réparation des torts qu’ils avaient causés aux indigènes.

Si le xviiie siècle afficha de grandes prétentions à la philanthropie, on voit, par les récits de tous les voyageurs, que ces théories, si fort à la mode, furent pratiquées presque en toute circonstance. L’humanité avait fait un grand pas. La différence de couleur n’empêchait plus de voir un frère en tout homme, et la Convention allait, à la fin du siècle, en décrétant l’affranchissement des noirs, consacrer définitivement une idée qui rencontrait de nombreux adeptes.

Le même jour fut relevée, à l’ouest de l’île de la Reine-Charlotte, une nouvelle terre dont le Dauphin rangea la côte sans trouver de fond. Basse, couverte d’arbres, sans cocotiers, sans trace d’habitations, elle ne semblait servir que de rendez-vous de chasse et de pêche aux naturels des îles voisines. Aussi Wallis ne jugea-t-il pas à propos de s’y arrêter. Il lui donna le nom d’Egmont, en l’honneur du comte d’Egmont, alors premier lord de l’Amirauté.

Les jours suivants, nouvelles découvertes. Ce furent tour à tour les îles Glocester, Cumberland, Guillaume-Henri et Osnabruck. Le lieutenant Furneaux, sans débarquer sur cette dernière, put se procurer quelques rafraîchissements. Ayant aperçu sur la grève plusieurs pirogues doubles, il jugea qu’il devait y avoir, à peu de distance, des îles plus étendues où l’on pourrait sans doute trouver des provisions en abondance, et dont l’accès serait, peut-être, moins difficile.

Ces prévisions n’allaient pas tarder à se réaliser. Le 19, au lever du soleil, les marins anglais furent fort étonnés de se voir environnés de plusieurs centaines de pirogues, grandes et petites, montées par plus de huit cents individus. Après s’être concertés quelque temps à l’écart, quelques-uns des indigènes s’approchèrent, tenant à la main des rameaux de bananier. Ils s’étaient décidés à monter sur le bâtiment, et les échanges avaient commencé, lorsqu’un incident assez grotesque faillit compromettre ces relations amicales.

Un des naturels, qui se tenait sur le passavant, fut heurté par une chèvre. Il se retourne, aperçoit cet animal inconnu dressé sur ses pieds de derrière, qui se prépare à l’assaillir de nouveau. Frappé de terreur, il se précipite à la mer, et tous les autres en font autant. On eût dit des moutons de Panurge ! Ils se remirent cependant de cette alarme, remontèrent à bord et firent appel à toute leur adresse et à leur subtilité pour dérober quelques objets. Seul, un officier eut son chapeau volé. Pendant ce temps, le bâtiment continuait à suivre le rivage, à la recherche d’un havre sûr et bien abrité, tandis que les embarcations côtoyaient la terre au plus près, pour sonder.

Jamais, durant ce voyage, les Anglais n’avaient vu pays si pittoresque et si attrayant. Sur le bord de la mer, des bosquets de bois, d’où émergeaient les gracieux panaches des cocotiers, ombrageaient les cabanes des naturels. Dans l’intérieur, une série de collines, aux croupes plantureuses, s’élevaient par étages, et l’on distinguait, au milieu de la verdure, les sillons argentés d’une multitude de ruisseaux qui descendaient jusqu’à la mer.

À l’entrée d’une large baie, les chaloupes, qui s’étaient éloignées pour sonder, furent tout à coup entourées d’une multitude de pirogues. Afin d’éviter une collision, Wallis fit tirer neuf coups de pierriers par-dessus la tête des indigènes ; mais, malgré la frayeur que leur causèrent les détonations, ceux-ci continuèrent à se rapprocher. Le capitaine fit alors signal à ses embarcations de rallier le bord. Quelques naturels, se voyant à portée, commencèrent à lancer des pierres qui blessèrent plusieurs matelots. Mais le patron de la chaloupe répondit à cette agression par un coup de fusil chargé à plomb, qui atteignit l’un des assaillants et mit tous les autres en fuite.

Le lendemain, à l’embouchure d’une belle rivière, le Dauphin put jeter l’ancre par vingt brasses d’eau. La joie fut universelle parmi les matelots. Tout d’abord, les pirogues entourèrent en foule le bâtiment, apportant des cochons, de la volaille et quantité de fruits, bientôt échangés contre de la quincaillerie et des clous. Mais une des embarcations envoyées pour sonder près de terre fut assaillie à coups de pagaie et de bâton, et les matelots furent forcés de se servir de leurs armes. Un des naturels fut tué, un second grièvement blessé ; les autres se jetèrent à l’eau. Voyant qu’on ne les poursuivait pas, ayant conscience qu’eux-mêmes s’étaient attiré ce châtiment, ils revinrent trafiquer auprès du Dauphin, comme si rien ne s’était passé.

En rentrant à bord, les officiers rapportèrent que les indigènes les avaient pressés de descendre à terre, les femmes surtout, dont les gestes n’étaient pas équivoques. D’ailleurs, près de la côte, il y avait un bon mouillage, à portée de l’aiguade. Le seul inconvénient était une houle assez forte. Le Dauphin releva donc ses ancres, et il prenait le large pour gagner le dessus du vent, lorsque s’ouvrit, à sept ou huit milles, une baie où Wallis résolut d’atterrir. Un dicton veut que le mieux soit l’ennemi du bien. Le capitaine en devait faire l’expérience.

Bien que les chaloupes marchassent devant pour sonder, le Dauphin toucha sur un récif, et l’avant fut engagé. Les mesures recommandées en pareille circonstance furent prises sans retard. Mais, en dehors de la chaîne des roches madréporiques, on ne trouva pas de fond. Impossible, par conséquent, de laisser tomber les ancres et de se touer sur elles en virant au cabestan. Que faire en cette situation critique ? Le bâtiment battait sur l’écueil avec violence, et plusieurs centaines de pirogues semblaient attendre un naufrage certain pour se ruer à la curée. Au bout d’une heure, heureusement, une brise favorable, soufflant de terre, dégagea le Dauphin, qui put gagner sans accident un bon ancrage. Les avaries n’étaient pas sérieuses. On les eut aussi vite oubliées que réparées.

Wallis, que les tentatives réitérées des naturels engageaient à la prudence, répartit son monde en quatre quarts, dont l’un devait être toujours armé, et il fit charger les canons. Cependant, après quelques échanges, le nombre des pirogues augmenta. Au lieu d’être chargées de volailles, de cochons et de fruits, elles ne semblaient porter que des pierres. Les plus grandes avaient des équipages plus nombreux.

Tout à coup, à un signal donné, une grêle de cailloux tomba sur le bâtiment. Wallis ordonna une décharge générale, et fit tirer deux pièces chargées à mitraille. Après un peu de désordre et d’hésitation, les assaillants revinrent deux fois à la charge avec une grande bravoure, et le capitaine, voyant la multitude toujours plus serrée des combattants, n’était pas sans crainte sur l’issue de la lutte, lorsqu’un incident inattendu vint y mettre fin.

Parmi les pirogues qui attaquaient avec le plus d’ardeur l’avant du Dauphin, il en était une qui semblait porter quelque chef, car c’était d’elle qu’était venu le signal du combat. Un coup de canon bien dirigé vint séparer en deux cette pirogue double. Il n’en fallut pas davantage pour décider les naturels à la retraite. Ils l’opérèrent même avec une telle précipitation, qu’une demi-heure plus tard, pas une seule embarcation ne restait en vue. Le navire fut alors toué dans le port et disposé pour protéger le débarquement. À la tête d’un fort détachement de matelots et de soldats de marine, le lieutenant Furneaux prit terre, planta le pavillon anglais et prit possession de l’île au nom du roi d’Angleterre, en l’honneur duquel elle reçut le nom de Georges III. C’est la Taïti des indigènes.

Après s’être prosternés et avoir donné des marques de leur repentir, les naturels semblaient vouloir nouer avec les étrangers un commerce amical et de bonne foi, lorsque Wallis, qu’une grave indisposition retenait à bord, s’aperçut qu’une attaque simultanée par terre et par mer se préparait contre ses hommes occupés à faire de l’eau. Plus courte serait la lutte, moins elle serait meurtrière. Aussi, quand il vit les naturels à portée du canon, il fit tirer quelques volées qui suffirent à disperser leur flottille.

Pour éviter le retour de ces tentatives, il fallait faire un exemple. Wallis s’y détermina à regret. Il expédia immédiatement à terre un fort détachement avec ses charpentiers, pour détruire toutes les pirogues qui avaient été hâlées sur le rivage. Plus de cinquante, dont quelques-unes longues de soixante pieds, furent mises en pièces. Cette exécution détermina les Taïtiens à se soumettre. Ils déposèrent des cochons, des chiens, des étoiles et des fruits sur le rivage, puis se retirèrent. On leur laissa en échange des haches et des babioles, qu’ils emportèrent dans les forêts avec de grandes démonstrations de joie. La paix était faite, et dès le lendemain s’établit un commerce régulier et abondant, qui procura à discrétion des vivres frais aux équipages.

Il y avait lieu d’espérer que les relations amicales se continueraient durant le séjour des Anglais, maintenant que les naturels avaient éprouvé la puissance et la portée des armes des étrangers. Wallis fit donc dresser une tente près de l’aiguade et débarqua ses nombreux scorbutiques, pendant que les hommes valides s’occupaient à raccommoder les agrès, à rapiécer les voiles, à calfater, à repeindre le navire, à le mettre, en un mot, en état de fournir la longue course qui devait le ramener en Angleterre.

À ce moment, la maladie de Wallis prit un caractère alarmant. Le premier lieutenant n’était guère en meilleure santé. Toute la responsabilité retomba donc sur le lieutenant Furneaux, qui ne resta pas au-dessous de sa tâche. Au bout de


Coiffures des habitants de Taïti. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


quinze jours, pendant lesquels la paix n’avait pas été troublée, Wallis retrouva tout son monde remis sur pied et bien portant.

Cependant, les vivres se faisaient plus rares. Les naturels, rendus plus difficiles par l’abondance des clous et des haches, se montraient plus exigeants. Le 15 juillet, une grande femme, d’environ quarante-cinq ans, au port majestueux, et à laquelle les indigènes témoignaient un grand respect, vint à bord du Dauphin. Wallis, à la dignité de son maintien, à cette liberté d’allures qui distingue les personnes habituées à commander, reconnut qu’elle devait occuper une haute situation. Il lui fit présent d’un grand manteau bleu, d’un miroir et d’autres babioles, qu’elle reçut avec les marques d’un profond


(Fac-simile. Gravure antienne.)


contentement. En quittant le navire, elle engagea le commandant à descendre à terre et à lui rendre visite. Wallis n’y manqua pas le lendemain, bien qu’il fut encore très-faible. Il fut admis dans une grande case, qui occupait un espace de terrain long de 327 pieds et large de 42 ; elle était couverte d’un toit en feuilles de palmiers que supportaient cinquante-trois piliers. Une foule considérable, réunie pour la circonstance, faisait la haie sur le passage de Wallis, et le reçut respectueusement. Cette visite fut égayée par un incident assez comique. Le chirurgien du bâtiment, que la marche avait mis tout en sueur, enleva sa perruque pour se rafraîchir.

« Une exclamation subite d’un des Indiens, à cette vue, attira l’attention de tous les autres sur ce prodige, qui fixa tous les yeux. Toute l’assemblée demeura quelque temps sans mouvement, et dans le silence de l’étonnement, qui n’eût pas été plus grand, s’ils eussent vu un des membres de notre compagnon séparé de son corps. »

Le lendemain, un messager, qui allait porter un présent à la reine Obéroa, en remerciement de sa gracieuse réception, la trouva qui donnait un festin à un millier de personnes.

« Ses domestiques lui portaient les mets tout préparés, la viande dans des noix de coco, et les coquillages dans des espèces d’augets de bois, semblables à ceux dont nos bouchers se servent ; elle les distribuait de ses propres mains à tous ses hôtes, qui étaient assis et rangés autour de la grande maison. Quand cela fut fait, elle s’assit elle-même sur une espèce d’estrade, et deux femmes placées à ses côtés lui donnèrent à manger. Les femmes lui présentaient les mets avec leurs doigts, et elle n’avait que la peine d’ouvrir la bouche. »

Le contre-coup de cet échange de procédés amicaux ne tarda pas à se faire sentir, et le marché fut encore une fois amplement approvisionné, mais sans que les prix redevinssent aussi bas qu’à l’arrivée des Anglais.

Une reconnaissance fut opérée par le lieutenant Furneaux, le long de la côte, à l’ouest, pour prendre une idée de l’île, et voir ce qu’il serait possible d’en tirer. Partout les Anglais furent bien reçus. Ils virent un pays agréable, très peuplé, dont les habitants ne semblaient pas pressés de vendre leurs denrées. Tous les outils étaient de pierre ou d’os, ce qui fit conjecturer au lieutenant Furneaux que les Taïtiens ne connaissaient aucun métal. Ne possédant pas de vases de terre, ils ne se faisaient, par cela même, aucune idée que l’eau pût être chauffée. On s’en aperçut un jour que la reine déjeunait à bord. Un des principaux personnages de sa suite, ayant vu le chirurgien verser l’eau de la bouilloire dans la théière, tourna le robinet et reçut le liquide bouillant sur la main. Se sentant brûlé, il jeta des cris épouvantables et se mit à courir autour de la cabine, en faisant les contorsions les plus extravagantes. Ses compagnons, ne pouvant concevoir ce qui lui était arrivé, restaient les yeux fixés sur lui, avec un mélange d’étonnement et de frayeur. Le chirurgien s’empressa d’intervenir, mais il se passa quelque temps avant que le pauvre Taïtien pût être soulagé.

Quelques jours plus tard, Wallis s’aperçut que les matelots dérobaient des clous pour les donner aux femmes. Ils en étaient même venus à soulever et à détacher les planches du vaisseau afin de se procurer les vis, les clous, les tenons et tous les morceaux de fer qui les fixaient à la membrure. Wallis eut beau sévir, rien n’y fit, et, malgré la précaution qu’il prit de ne laisser personne descendre à terre avant d’être fouillé, ces faits se renouvelèrent à plusieurs reprises.

Une expédition, envoyée dans l’intérieur de l’île, reconnut une large vallée qu’arrosait une belle rivière. Partout le terrain était cultivé avec un soin extrême, et des saignées avaient été pratiquées pour arroser les jardins et les plantations d’arbres fruitiers. Plus on s’enfonçait dans l’intérieur, plus les sinuosités de la rivière devenaient capricieuses ; la vallée se rétrécissait, les collines tournaient à la montagne, la route devenait de plus en plus difficile. Un pic, éloigné d’environ six milles du lieu du débarquement, fut escaladé dans l’espoir que l’on découvrirait l’île tout entière jusque dans ses moindres replis. Mais la vue était bornée par des montagnes encore plus élevées. Du côté de la mer, cependant, aucun obstacle ne venait cacher le tableau enchanteur qui se développait sous les yeux : partout des collines tapissées de bois magnifiques ; sur leur verdure, les cases des indigènes se détachaient en clair ; dans les vallées, le spectacle était encore plus riant, avec cette multitude de cabanes et de jardins entourés de haies vives. La canne à sucre, le gingembre, le tamarin, des fougères arborescentes, telles étaient, avec les cocotiers, les principales essences de ce pays fertile.

Wallis, qui voulait enrichir cette contrée de plusieurs productions de nos climats, fit planter des noyaux de pêches, de cerises et de prunes, ainsi que des pépins de citron, d’orange et de limon, et semer les graines d’une quantité de légumes. En même temps, il faisait présent à la reine d’une chatte pleine, de deux coqs, de poules, d’oies et de plusieurs autres animaux, qu’il supposait pouvoir se reproduire facilement.

Cependant, le temps pressait, et Wallis dut se résoudre au départ. Lorsqu’il annonça sa résolution à la reine, celle-ci se jeta dans un fauteuil et pleura longtemps, avec tant de sensibilité, que rien ne pouvait la calmer. Elle resta jusqu’au dernier moment sur le vaisseau, et quand il eut mis à la voile, « elle nous embrassa de la manière la plus tendre, dit Wallis, en versant beaucoup de pleurs, et nos amis les Taïtiens nous dirent adieu avec tant de regret et d’une façon si touchante, que j’eus le cœur serré et que mes yeux se remplirent de larmes. »

La façon peu courtoise dont les Anglais avaient été accueillis, les tentatives réitérées des indigènes pour s’emparer du bâtiment, n’étaient pas pour faire soupçonner une séparation si pénible ; mais, dit le proverbe, tout est bien qui finit bien.

Des renseignements que Wallis recueillit sur les mœurs et les habitudes des Taïtiens, nous ne retiendrons que les suivants, car nous aurons l’occasion d’y revenir en racontant les voyages de Bougainville et de Cook.

Grands, bien faits, agiles, le teint un peu basané, ces indigènes sont vêtus d’une espèce d’étoffe blanche fabriquée avec l’écorce d’un arbre. Des deux pièces d’étoffe qui composent tout leur costume, l’une est carrée et ressemble à une couverture. Percée d’un trou au centre pour passer la tête, elle rappelle le « zarape » des Mexicains et le « poncho » des indigènes de l’Amérique du Sud. L’autre s’enroule autour du corps, sans être serrée. Presque tous, hommes et femmes, ont l’habitude de se tatouer de lignes noires très rapprochées, qui représentent différentes figures. Cette opération se pratique de la manière suivante : la peau est piquée, et les trous sont remplis d’une sorte de pâte, composée d’huile et de suif, qui laisse une trace indélébile.

La civilisation était peu avancée. Nous avons dit plus haut que les Taïtiens ne connaissaient pas les vases de terre. Aussi, Wallis fit-il présent à la reine d’une marmite que tout le monde vint voir avec une extrême curiosité.

Quant à la religion de ces indigènes, le commandant n’en constata nulle trace. Il lui sembla seulement qu’ils entraient dans certains lieux, qu’il supposa être des cimetières, avec une contenance respectueuse et l’appareil de la douleur.

Un des Taïtiens, qui semblait plus disposé que ses compagnons à imiter et à adopter les manières anglaises, reçut un habillement complet qui lui allait très bien. Jonathan, — c’est ainsi qu’on l’avait nommé, — était tout fier de sa nouvelle parure. Pour mettre le comble à la distinction de ses manières, il voulut apprendre à se servir de la fourchette ; mais il ne put parvenir à manier ce dernier instrument. Emporté par la force de l’habitude, il portait toujours sa main à sa bouche, et le morceau, piqué aux dents de la fourchette, passait à côté de son oreille.

Ce fut le 27 juillet que Wallis quitta l’île de Georges III. Après avoir rangé la côte de l’île du duc d’York, il découvrit successivement plusieurs îles ou îlots, sur lesquels il n’atterrit pas. Telles sont les îles de Charles-Saunders, de Lord-Howe, de Scilly, de Boscawen et de Keppel, où les dispositions hostiles des indigènes et la difficulté du débarquement l’empêchèrent de prendre terre.

L’hiver allait commencer dans la région australe. Le bâtiment faisait eau de toutes parts, l’arrière surtout était très-fatigué par le gouvernail. Était-il bien prudent, dans ces conditions, de faire voile pour le cap Horn ou le détroit de Magellan ? Ne serait-ce pas courir au-devant d’un naufrage certain ? Ne vaudrait-il pas mieux gagner Tinian ou Batavia, où l’on pourrait se réparer, et rentrer en Europe par le cap de Bonne-Espérance ? C’est à ce dernier parti que Wallis s’arrêta. Il gouverna donc, dans le nord-ouest, et, le 19 septembre, après une navigation trop heureuse pour avoir une histoire, il jeta l’ancre dans le havre de Tinian.

Les incidents qui avaient marqué la relâche de Byron en cet endroit se reproduisirent avec une beaucoup trop grande régularité. Pas plus que son prédécesseur, Wallis n’eut à se louer des facilités d’approvisionnement et de la température du pays. Si les scorbutiques guérirent en peu de jours, si les voiles purent être raccommodées, si le bâtiment put être radoubé et calfaté, l’équipage eut le bonheur inattendu de ne pas contracter de fièvres.

Le 16 octobre 1767, le Dauphin reprit la mer ; mais, cette fois, il essuya une série d’épouvantables tempêtes qui déchirèrent les voiles, rouvrirent la voie d’eau, démolirent en partie le gouvernail et emportèrent les dunettes avec tout ce qui se trouvait sur le château d’avant.

Les Bashees furent cependant doublées et le détroit de Formose franchi. Les îles Sandy, Small-Key, Long-Island, New-Island, furent reconnues, ainsi que Condor, Timor, Aros et Pisang, Pulo-Taya, Pulo-Toté et Sumatra, avant d’arriver à Batavia, le 30 novembre.

La dernière partie du voyage s’accomplit dans des localités dont nous avons eu déjà plusieurs fois occasion de parler. Il nous suffira donc de dire que, de Batavia, où l’équipage avait pris les fièvres, Wallis gagna le Cap, puis Sainte-Hélène, et arriva, le 20 mai 1768, aux Dunes, après six cent trente-sept jours de navigation.

Il est regrettable qu’Hawkesworth n’ait pas reproduit les instructions données à Wallis par l’Amirauté. Faute de les connaître, nous ne pouvons décider si ce hardi marin exécuta rigoureusement les ordres qui lui avaient été remis. Nous voyons qu’il suivit, sans guère s’en écarter, la route tracée par ses prédécesseurs dans l’océan Pacifique. En effet, presque tous abordent à l’archipel Dangereux, laissant de côté la partie de l’Océanie où les îles sont le plus nombreuses et où Cook devait faire tant et de si importantes découvertes. Habile navigateur, Wallis sut tirer d’un armement hâtif, et par cela même incomplet, des ressources imprévues, qui lui permirent de mener à bien une entreprise aventureuse. Il faut également le louer de son humanité et des efforts qu’il fit pour rassembler des documents sérieux sur les populations qu’il visita. S’il eût possédé, à son bord, quelques savants spéciaux, nul doute que la moisson scientifique n’eût été plus abondante. La faute en revient à l’Amirauté.

Nous avons dit que, le 10 avril 1767, au moment où le Dauphin et le Swallow débouchaient dans l’océan Pacifique, le premier de ces bâtiments, emporté par une bonne brise, n’avait pas tardé à perdre de vue le second, incapable de le suivre. Cette séparation fut très pénible au capitaine Carteret. Mieux que personne de son équipage, il connaissait le lamentable état de son bâtiment et l’insuffisance des provisions. Il savait, enfin, qu’il ne devait plus espérer revoir le Dauphin qu’en Angleterre, puisque aucun plan d’opérations n’avait été concerté, puisque aucun lieu de rendez-vous n’avait été fixé, — faute très grave de la part de Wallis, qui était cependant instruit du délabrement de sa conserve. Néanmoins, Carteret ne laissa rien soupçonner de ses inquiétudes à son équipage.

D’ailleurs, le temps détestable qui accueillit le Swallow dans l’océan Pacifique, au nom trompeur, ne permettait guère aux hommes de réfléchir. Les dangers du moment présent, auxquels il fallait parer sous peine d’être englouti, leur cachaient les périls de l’avenir.

Carteret gouverna au nord, en longeant la côte du Chili. Lorsqu’il se rendit compte de la quantité d’eau douce qui restait à bord, il reconnut qu’elle était insuffisante pour la traversée qu’il entreprenait. Aussi, avant de faire voile dans l’ouest, il résolut de faire provision d’eau à l’île Juan-Fernandez ou à Mas-a-fuero.

Cependant, le temps continuait à être mauvais. Le 27, dans la soirée, une rafale très forte fit tout à coup sauter le vent, qui prit le vaisseau droit au cap. La violence de l’ouragan manqua d’emporter les mâts et de faire sombrer le bâtiment. La tempête continuait dans toute sa fureur, et les voiles, étant extrêmement mouillées, se collèrent si bien aux mâts et aux agrès, qu’il était à peine possible de les manœuvrer.

Le lendemain, un coup de mer rompit la vergue d’artimon à l’endroit où la voile était risée et mit, pendant quelques minutes, tout le bâtiment sous l’eau. La tempête ne s’apaisa que pour donner à l’équipage du Swallow le temps de se reposer un peu et de réparer les avaries du bâtiment ; puis elle recommença et continua par violentes bourrasques jusqu’au 7 mai. Le vent devint alors favorable, et, trois jours plus tard, l’île Juan-Fernandez fut découverte.

Carteret ignorait que les Espagnols eussent fortifié cette île. Aussi fut-il fort surpris de voir un grand nombre d’hommes sur le rivage, d’apercevoir au bord de l’eau une batterie de quatre pièces, et, sur une colline, un fort percé de vingt embrasures, qui portait pavillon espagnol. Des coups de vent l’empêchèrent d’entrer dans la baie Cumberland, et, après avoir croisé une journée entière, il dut se résigner à gagner Mas-a-fuero. Mais les mêmes obstacles et la houle qui brisait au rivage contrarièrent ses opérations ; ce fut à grand’peine qu’il parvint à embarquer quelques futailles pleines d’eau. Plusieurs de ses hommes, que l’état de la mer avait contraints de rester à terre, tuèrent assez de pintades pour régaler tout l’équipage. Ce furent, avec des veaux marins et quantité de poissons, les seuls avantages d’un séjour marqué par une série de rafales et d’orages, qui mirent plus d’une fois le vaisseau en perdition sur cette côte.

Carteret, qui, chassé par des vents impétueux, eut, chaque fois qu’il la regagnait, l’occasion d’observer l’île de Mas-a-fuero, relève plusieurs erreurs du rédacteur du voyage de l’amiral Anson et fournit quelques détails précieux pour les navigateurs.

À son départ de Mas-a-fuero, Carteret porta dans le nord avec l’espoir de rencontrer l’alizé du sud-est. Emporté plus loin qu’il ne comptait, il résolut de chercher les îles Saint-Ambroise et Saint-Félix ou Saint-Paul. Maintenant que Juan-Fernandez était occupée et fortifiée par les Espagnols, ces îles pouvaient être utiles aux Anglais en cas de guerre. Mais les cartes de M. Green et les Éléments de navigation de Robertson n’étaient pas d’accord sur leur position. Carteret, plus confiant dans ce dernier ouvrage, les chercha dans le nord et les manqua. En relisant la description qu’en avait donnée Waser, le chirurgien de Davis, il pensa que ces deux îles étaient la terre rencontrée par ce flibustier dans sa route au sud des îles Galapagos, et que la Terre de Davis n’existait point. C’était une double erreur, d’identifier les îles Saint-Félix avec la Terre de Davis et de nier l’existence de cette dernière, qui n’est autre que l’île de Pâques.

« Nous eûmes, dit Carteret, dans ce parallèle (à 18° à l’ouest de son point de départ), de petites fraîcheurs, un fort courant au nord et d’autres raisons de conjecturer que nous étions près de cette Terre de Davis que nous recherchions avec grand soin. Mais, un bon vent s’élevant derechef, nous gouvernâmes 1/4 S.-0. et nous arrivâmes au 28e degré et demi de latitude sud ; d’où il suit que, si cette terre ou quelque chose de semblable existait, je l’aurais infailliblement rencontrée, ou qu’au moins je l’aurais vue. Je me tins ensuite au 28e degré de latitude sud, 40° à l’ouest de mon point de départ, et, suivant mon estime, à 121° ouest de Londres. »

Tous les navigateurs continuant à admettre l’existence d’un continent austral, Carteret ne pouvait s’imaginer que la Terre de Davis ne fût qu’une petite île, un point perdu au milieu de l’immensité de l’Océan. De ce qu’il ne rencontrait pas de continent, il concluait à la non-existence de cette Terre de Davis. C’est encore en cela qu’il se trompait.

Jusqu’au 7 juin, Carteret continua sa recherche. Il était par 28° de latitude sud et 112° de longitude ouest, c’est-à-dire qu’il se trouvait dans le voisinage immédiat de l’île de Pâques. On était alors au milieu de l’hiver. La mer était continuellement grosse, les vents violents et variables, le temps sombre, brumeux et froid, avec accompagnement de tonnerre, de pluie et de neige. C’est sans doute


Fac-simile. Gravure ancienne.


Combat du Swallow et d’un prao malais. (Page 71.)


cette obscurité prodigieuse, ce brouillard épais sous lequel le soleil se cacha pendant plusieurs jours, qui empêcha Carteret d’apercevoir l’île de Pâques, car certains indices, la multitude des oiseaux, les algues flottantes, lui avaient dénoncé le voisinage de quelque terre.

Ces troubles atmosphériques étaient faits pour ralentir encore le voyage. En outre le Swallow, était aussi mauvais voilier que possible, et l’on peut juger de l’ennui, des préoccupations, de l’angoisse même du capitaine, qui voyait son équipage à la veille de mourir de faim. Quoi qu’il en soit, la route fut continuée toutes voiles dehors, de jour et de nuit, dans la direction de l’ouest, jusqu’au 2 juillet.

Ce jour-là, une terre fut aperçue dans le nord, et, le lendemain, Carteret la rangea d’assez près pour la reconnaître. Ce n’était qu’un grand rocher de cinq milles de circonférence, couvert d’arbres, qui paraissait inhabité, et que la houle, très violente en cette saison, l’empêcha d’accoster. On l’appela Pitcairn, du nom de celui qui l’avait découverte le premier. Ce fut dans ces parages que les matelots, jusqu’alors en bonne santé, ressentirent les premières atteintes du scorbut.

Le 11, une nouvelle terre fut aperçue par 22° de latitude sud et 141° 34′ de longitude. On lui donna le nom d’Osnabruck, en l’honneur du second fils du roi.

Le lendemain, Carteret expédia un détachement sur deux autres îles, où l’on ne trouva ni végétaux comestibles ni eau. On y prit à la main plusieurs oiseaux, si peu sauvages, qu’ils ne fuyaient pas à l’approche de l’homme.

Toutes ces terres faisaient partie de l’archipel Dangereux, longue chaîne d’îles basses, d’attolls, qui firent le désespoir de tous les navigateurs par le peu de ressources qu’elles leur offraient. Carteret crut reconnaître la terre vue par Quiros ; mais cette dernière, qui porte le nom indigène de Taïti, est située plus au nord.

Cependant, la maladie faisait tous les jours de nouveaux progrès. Les sautes de vent, et, par-dessus tout, les avaries du vaisseau rendant la marche très lente, Carteret jugea nécessaire de prendre la route sur laquelle il avait chance de rencontrer les rafraîchissements et les facilités de réparations dont il avait un si pressant besoin.

« J’avais dessein, dit Carteret, si le vaisseau pouvait être réparé, de poursuivre mon voyage dans le sud au retour de la saison convenable, pour faire de nouvelles découvertes dans cette partie du globe. Je projetais enfin, si je découvrais un continent, et que je pusse y trouver une quantité suffisante de provisions, de me maintenir le long de la côte du sud jusqu’à ce que le soleil eût passé l’équateur, de gagner alors une latitude sud fort avancée et de tirer à l’ouest vers le cap de Bonne-Espérance ou de m’en revenir à l’est, après avoir touché aux îles Falkland, s’il était nécessaire, et de partir promptement de là pour aborder en Europe. »

Ces louables projets, qui dénotent en Carteret le véritable explorateur, plutôt stimulé qu’intimidé par le péril, il allait être dans l’impuissance absolue de les mettre à exécution.

En effet, il ne rencontra l’alizé que par 16°, et le temps continua d’être détestable. Aussi, quoi qu’il naviguât dans le voisinage de l’île du Danger, découverte par Byron en 1765, et de certaines autres, il ne vit aucune terre.

« Nous passâmes probablement, dit-il, près de quelqu’une, que la brume nous empêcha de voir, car, dans cette traversée, un grand nombre d’oiseaux de mer voltigèrent souvent autour du vaisseau. Le commodore Byron, dans son dernier voyage, avait dépassé les limites septentrionales de cette partie de l’Océan, dans laquelle on dit que les îles Salomon sont situées ; et, comme j’ai été moi-même au delà des limites sud sans les voir, j’ai de grandes raisons de conclure que, si ces îles existent, leur situation est mal déterminée dans toutes les cartes. »

Cette dernière supposition était exacte ; mais les îles Salomon existaient si bien, que Carteret allait, quelques jours plus tard, y atterrir sans les reconnaître.

Cependant, les vivres étaient presque entièrement consommés ou corrompus, les manœuvres et les voiles hachées par la tempête, les rechanges épuisées, la moitié de l’équipage clouée sur les cadres, lorsque survint, pour le capitaine, un nouveau sujet d’alarmes. Une voie d’eau fut signalée. Placée au-dessous de la ligne de flottaison, il était impossible de l’aveugler tant qu’on serait en pleine mer. Par une chance inespérée, le lendemain, la terre fut découverte. Dire de quels cris de joie, de quelles acclamations elle fut saluée, ce serait superflu. Le sentiment de surprise et de soulagement qu’éprouva l’équipage ne peut être comparé, suivant les expressions mêmes de Carteret, qu’à celui que ressent le criminel qui reçoit sur l’échafaud l’annonce de sa grâce. C’était l’île de Nitendit, déjà vue par Mendana.

À peine l’ancre avait-elle touché le fond, qu’une embarcation fut expédiée à la recherche d’une aiguade. Des indigènes, noirs, à la tête laineuse, entièrement nus, parurent sur le rivage et s’enfuirent avant que le canot pût accoster. Un beau courant d’eau douce au milieu d’une forêt impénétrable d’arbres et d’arbustes qui poussaient jusque dans la mer même, une contrée sauvage, hérissée de montagnes, voilà le tableau que fit du pays le patron de l’embarcation.

Le lendemain, le maître fut renvoyé à la recherche d’un lieu de débarquement plus facile, avec l’ordre de gagner par des cadeaux la bienveillance des naturels. Il lui était expressément recommandé de ne pas s’exposer, de regagner le bord si plusieurs pirogues se dirigeaient vers lui, de ne point quitter lui-même l’embarcation, et de ne laisser descendre à terre que deux hommes à la fois, tandis que les autres se tiendraient sur la défensive. De son côté, Carteret envoya son canot à terre pour faire de l’eau. Quelques naturels lui décochèrent des flèches, qui n’atteignirent heureusement personne. Pendant ce temps, la chaloupe regagnait le Swallow. Le maître avait trois flèches dans le corps, et la moitié de son équipage était si dangereusement blessée, que lui-même ainsi que trois matelots moururent quelques jours après.

Voici ce qui s’était passé. Débarqué, lui cinquième, dans un endroit où il avait aperçu plusieurs cabanes, le maître était entré en relations d’échange avec les indigènes. Bientôt le nombre de ceux-ci augmenta, et plusieurs grandes pirogues se dirigeant vers sa chaloupe, il n’avait pu la rejoindre qu’au moment où l’attaque commençait. Poursuivi à coups de flèches par les naturels, qui entrèrent dans l’eau jusqu’aux épaules, chassé par les pirogues, il n’était parvenu à s’échapper qu’après avoir tué plusieurs indigènes et coulé une de leurs embarcations.

Cette tentative, à la recherche d’un endroit plus favorable pour échouer le Swallow, avait été si malheureuse, que Carteret fit abattre son navire en carène, à l’endroit même où il était, et là, on travailla à boucher la voie d’eau. Si le charpentier, seul homme de l’équipage dont la santé fût passable, ne put parvenir à l’aveugler entièrement, il la diminua cependant beaucoup. Tandis qu’une nouvelle embarcation était dirigée vers l’aiguade, on balaya les bois, du vaisseau à coups de canon, de la chaloupe à coups de mousquet. Cependant, les matelots travaillaient depuis un quart d’heure, lorsqu’ils furent assaillis par une volée de flèches, qui blessa grièvement l’un d’eux à la poitrine. Il fallut recourir aux mêmes mesures toutes les fois qu’on voulut faire de l’eau.

À ce moment, trente hommes étaient incapables de faire leur service. Le maître se mourait de ses blessures. Le lieutenant Gower était très mal. Carteret, lui-même, attaqué d’une maladie bilieuse et inflammatoire, était obligé de garder le lit. Ces trois officiers étaient seuls capables de reconduire le Swallow en Angleterre, et ils étaient sur le point de succomber !

Si l’on voulait enrayer les progrès de la maladie, il fallait à tout prix se procurer des rafraîchissements, et il était impossible de le faire en cet endroit. Carteret leva donc l’ancre le 17 août, après avoir donné à cette île le nom d’Egmont, en l’honneur du lord de l’Amirauté, et appelé baie Swallow celle où il avait mouillé. Persuadé que c’était la terre à laquelle les Espagnols ont donné le nom de Santa-Cruz, le navigateur n’en céda pas moins à la manie, alors à la mode, d’imposer de nouveaux vocables à tous les endroits qu’on visitait. Puis il longea la côte à peu de distance, constata que la population était très nombreuse, et eut, mainte fois, maille à partir avec ses habitants. Ces obstacles, ainsi que l’impossibilité de se procurer des rafraîchissements, empêchèrent Carteret de reconnaître les autres îles de ce groupe, auquel il imposa le nom d’îles de la Reine-Charlotte.

« Les habitants de l’île d’Egmont, dit il, sont extrêmement agiles, vigoureux, actifs. Ils semblent aussi propres à vivre dans l’eau que sur terre, car ils sautent de leurs pirogues dans la mer presque à toutes les minutes… Une des flèches qu’ils tirèrent traversa les planches du bateau et blessa dangereusement un officier de poupe à la cuisse. Ces flèches ont une pointe de pierre, et nous ne vîmes parmi eux aucune espèce de métal. Le pays, en général, est couvert de bois et de montagnes et entrecoupé d’un grand nombre de vallées. »

Ce fut le 18 août 1767 que Carteret quitta cet archipel, avec le projet de gagner la Nouvelle-Bretagne. Avant de l’atteindre, il comptait bien rencontrer quelques îles où il serait plus heureux. En effet, le 20, il découvrit une petite île basse qu’il appela Gower, où il put se procurer quelques cocos. Le lendemain, il reconnut les îles Simpson et Carteret, plus un groupe de neuf îles qu’il estima être les Ohang-Java, découvertes par Tasman ; puis, successivement, celles de sir Charles Hardy, Winchelsea, qu’il ne supposa pas faire partie de l’archipel des Salomon, l’île Saint-Jean de Schouten, et enfin la Nouvelle-Bretagne, qu’il atteignit le 28 août.

Carteret longea la côte de cette île, cherchant un port commode et sûr, et s’arrêta en diverses baies, où il se procura du bois, de l’eau, des cocos, des muscades, de l’aloès, des cannes à sucre, des bambous et des choux palmistes.

« Ce chou, dit-il, est blanc, frisé, d’une substance remplie de suc ; lorsqu’on le mange cru, il a une saveur ressemblant à celle de la châtaigne, et, quand il est bouilli, il est supérieur au meilleur panais. Nous le coupâmes en petites tranches dans du bouillon fait avec nos tablettes, et ce bouillon, épaissi ensuite avec du gruau d’avoine, nous fournit un très bon mets. »

Les bois étaient animés par des vols nombreux de pigeons, de tourterelles, de perroquets et de divers oiseaux inconnus. Les Anglais visitèrent plusieurs habitations abandonnées. S’il est permis de juger de la civilisation d’un peuple par ses demeures, ces insulaires devaient être au dernier degré de l’échelle, car ils habitaient les plus misérables huttes que Carteret eût jamais rencontrées.

Le commandant profita de son séjour en ce lieu pour mettre encore une fois le Swallow à la bande et visiter sa voie d’eau, que les charpentiers arrêtèrent de leur mieux. Le doublage étant fort usé et la quille toute rongée des vers, on l’enduisit de poix et de goudron chaud mêlés ensemble.

Le 7 septembre, Carteret accomplit cette ridicule cérémonie de la prise de possession du pays au nom de Georges III ; puis il expédia en reconnaissance une de ses embarcations, qui rapporta quantité de cocos et de choux palmistes, rafraîchissements des plus précieux pour les nombreux malades du bord.

Bien que la mousson dût continuer à souffler de l’est longtemps encore, le commandant, qui appréciait le mauvais état de son vaisseau, résolut de partir aussitôt pour Batavia, où il espérait pouvoir refaire son équipage et réparer le Swallow. Il quitta donc, le 9 septembre, le havre de Carteret, le meilleur qu’il eût rencontré depuis son départ du détroit de Magellan.

Il pénétra bientôt dans un golfe que Dampier avait appelé baie Saint-Georges et qu’il ne tarda pas à reconnaître pour un détroit qui séparait la Nouvelle-Bretagne de la Nouvelle-Irlande. Il reconnut ce canal, auquel il laissa le nom de Saint-Georges, et le décrit, dans sa relation, avec un soin que durent hautement apprécier les navigateurs de son temps. Puis il suivit la côte de la Nouvelle-Irlande jusqu’à son extrémité occidentale. Près d’une petite île, qu’il nomma Sandwich, le capitaine Carteret eut quelques relations avec les indigènes.

« Ces insulaires, dit-il, sont noirs et ont de la laine à la tête comme les nègres, mais ils n’ont pas le nez plat et les lèvres grosses. Nous pensâmes que c’était la même race d’hommes que les habitants de l’île d’Egmont. Comme eux, ils sont entièrement nus, si l’on excepte quelques parures de coquillages qu’ils attachent à leurs bras et à leurs jambes. Ils ont pourtant adopté une pratique sans laquelle nos dames et nos petits-maîtres ne sont pas supposés être habillés complètement. Leurs cheveux, ou plutôt la laine de leurs têtes, étaient chargés de poudre blanche, d’où il suit que la mode de se poudrer est probablement d’une plus haute antiquité et d’un usage plus étendu qu’on ne le croit communément..... Ils sont armés de piques et de grands bâtons en forme de massue, mais nous n’avons aperçu parmi eux ni arcs ni flèches. »

À l’extrémité sud-ouest de la Nouvelle-Irlande, Carteret reconnut encore une terre, à laquelle il donna le nom de Nouvelle-Hanovre, puis, bientôt après, l’archipel du Duc-de-Portland.

Bien que toute cette partie de sa relation de voyage, dans des contrées inconnues avant lui, abonde en détails précieux, Carteret, navigateur bien plus exact, bien plus zélé que ses prédécesseurs Byron et Wallis, s’excuse encore de n’avoir pu en réunir davantage.

« La description du pays, dit-il, de ses productions et de ses habitants aurait été beaucoup plus complète et plus détaillée, si je n’avais pas été tellement affaibli et épuisé par la maladie que je succombais presque sous les fonctions qui retombaient sur moi faute d’officiers. Lorsque je pouvais à peine me traîner, j’étais obligé de faire quart sur quart et de partager d’autres travaux avec mon lieutenant, dont la santé était aussi en fort mauvais état. »

En débouquant du canal Saint-Georges, la route fut faite à l’ouest. Carteret découvrit encore plusieurs îles ; mais, la maladie l’ayant, pendant plusieurs jours, empêché de monter sur le pont, il ne put en déterminer exactement la position. Il leur donna le nom d’îles de l’Amirauté et se vit contraint d’employer, à deux reprises, les armes à feu pour repousser les attaques des naturels. Il reconnut ensuite l’île Durour, Matty et les Cuèdes, dont les habitants furent tout joyeux de recevoir quelques morceaux d’un cercle de fer. Carteret déclare que, pour quelques instruments de ce métal, il aurait acheté toutes les productions du pays. Bien qu’ils fussent voisins de la Nouvelle-Guinée et des archipels qu’il venait d’explorer, ces peuples n’étaient pas noirs, mais cuivrés. Ils avaient de beaux cheveux noirs très longs, les traits réguliers et des dents d’une blancheur éclatante. De taille moyenne, forts et agiles, ils étaient gais, familiers, et montèrent sans crainte à bord du bâtiment. L’un d’eux demanda même à Carteret de l’accompagner dans son voyage, et, malgré tout ce que ses compatriotes et le capitaine lui-même purent lui dire, il refusa de quitter le Swallow. Carteret, devant une volonté aussi ferme, céda, mais le pauvre Indien, qui avait reçu le nom de Joseph Freewill, ne tarda pas à dépérir et mourut à Célèbes.

Le 29 octobre, les Anglais atteignirent la partie nord-est de Mindanao. Toujours à la poursuite d’eau et de vivres frais, Carteret chercha, vainement, la baie que Dampier avait signalée comme très giboyeuse. Un peu plus loin, il rencontra une aiguade, mais les dispositions hostiles des habitants le forcèrent encore une fois à reprendre la mer.

En quittant Mindanao, le commandant fit voile pour gagner le détroit de Macassar, entre les îles Bornéo et Célèbes. Il l’embouqua le 14 novembre. Le vaisseau marchait alors si mal qu’il mit quinze jours à faire vingt-huit lieues.

« Malades, dit-il, affaiblis, mourants, voyant des terres où nous ne pouvions pas arriver, exposés à des tempêtes qu’il nous était impossible de surmonter, nous fûmes attaqués par un pirate. »

Celui-ci, espérant trouver l’équipage anglais endormi, attaqua le Swallow au milieu de la nuit. Mais, loin de se laisser abattre par ce nouveau danger, les matelots se défendirent avec tant de vaillance et d’habileté, qu’ils coulèrent bas le prao malais.

Le 12 décembre, Carteret eut le chagrin de voir que la mousson d’ouest avait commencé. Le Swallow n’était pas en état de lutter contre ce vent et le courant pour atteindre Batavia par l’ouest. Il fallut donc se résigner à gagner Macassar, qui était alors le principal établissement des Hollandais dans les Célèbes. Lorsque les Anglais y arrivèrent, il y avait trente-cinq semaines qu’ils avaient quitté le détroit de Magellan.

À peine l’ancre, fut-elle jetée en vue du port, qu’un Hollandais, dépêché par le gouverneur, monta à bord du Swallow. En apprenant que ce bâtiment appartenait à la marine militaire anglaise, il parut très alarmé. Aussi, le lendemain,


Poursuivis à coups de flèches. (Page 67.)


lorsque Carteret envoya son lieutenant, M. Gower, demander l’accès du port, afin d’y acheter des rafraîchissements pour son équipage mourant, d’y réparer son bâtiment délabré, et d’attendre le renversement de la mousson, non seulement on ne lui permit pas de descendre à terre, mais les Hollandais s’empressèrent de réunir leurs troupes et d’armer leurs bâtiments. Enfin, au bout de cinq heures, la réponse du gouverneur fut apportée à bord. C’était un refus aussi peu poli que peu déguisé. En même temps, il était fait défense aux Anglais de débarquer dans aucun endroit soumis au gouvernement hollandais.

Toutes les représentations de Carteret, qui fit remarquer l’inhumanité de ce refus, ses démonstrations hostiles mêmes, n’amenèrent d’autres résultats que la


Portrait de Bougainville. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


vente de quelques provisions et l’autorisation de gagner une petite baie voisine. Il y trouverait, disait-on, un abri assuré contre la mousson ; il pourrait y installer un hôpital pour ses malades ; enfin, il s’y procurerait des rafraîchissements plus abondants qu’à Macassar, d’où on lui enverrait, d’ailleurs, tout ce dont il pourrait avoir besoin. Sous peine de mourir de faim et de couler bas, il fallut en passer par ces exigences, et Carteret dut se résoudre à gagner la rade de Bouthain.

, les malades, installés dans une maison, se virent refuser la permission de s’écarter à plus de trente verges de leur hôpital. Ils étaient gardés à vue et ne pouvaient communiquer avec les naturels. Enfin, il leur était défendu de rien acheter que par l’entremise des soldats hollandais, qui abusèrent étrangement de leur pouvoir, car ils faisaient quelquefois plus de mille pour cent de profit. Toutes les plaintes des Anglais furent inutiles ; ils durent se soumettre, pendant tout leur séjour, à une surveillance humiliante au suprême degré.

Ce fut seulement le 22 mai 1768, au retour de la mousson, que le capitaine Carteret put quitter Bonthain, après une longue série d’ennuis, de vexations et d’alarmes qu’il nous est impossible de raconter en détail, et qui avaient mis sa patience à une rude épreuve.

« Célèbes, dit-il, est la clé des Moluques, ou Îles à Épiceries, qui sont nécessairement sous la domination du peuple qui est maître de cette île. La ville de Macassar est bâtie sur une pointe de terre, et elle est arrosée par une rivière ou deux, qui la traversent ou qui coulent dans son voisinage. Le terrain est uni et d’une très belle apparence. Il y a beaucoup de plantations et de bois de cocotiers, entremêlés d’un grand nombre de maisons, qui font juger que le pays est bien peuplé… À Bonthain, le bœuf est excellent, mais il serait difficile d’en trouver pour approvisionner une escadre. On peut s’y procurer autant de riz, de volailles et de fruits qu’on le désirera ; il y a aussi, dans les bois, une grande abondance de cochons sauvages, qu’il est facile d’avoir à bon marché, parce que les naturels du pays, qui sont mahométans, n’en mangent jamais… »

Ces informations, tout incomplètes qu’elles sont, avaient leur intérêt à l’époque où elles furent recueillies, et nous penchons à croire que, bien que vieilles de plus de cent ans, elles présentent encore aujourd’hui un certain fond de vérité.

Aucun incident ne vint marquer la traversée jusqu’à Batavia. Après plusieurs retards, causés par le désir qu’avait la Compagnie hollandaise de se faire délivrer par le commandant un satisfecit de la conduite qu’avait tenue à son égard le gouverneur de Macassar, et qu’il refusa avec beaucoup de fermeté, Carteret obtint la permission de faire réparer son bâtiment.

Le 15 septembre, le Swallow, radoubé tant bien que mal, mit à la voile. Il était muni d’un supplément de matelots anglais, sans lesquels il lui eût été impossible de regagner l’Europe. Vingt-quatre hommes de son équipage primitif étaient morts, et vingt-quatre autres étaient dans un tel état, que sept d’entre eux périrent avant d’atteindre le Cap.

Après un séjour dans ce port, séjour très salutaire à l’équipage, qui se prolongea jusqu’au 6 janvier 1769, Carteret reprit la mer, et rencontra, un peu plus haut que l’Ascension, où il avait touché, un bâtiment français. C’était la frégate la Boudeuse, sur laquelle Bouguainville venait de faire le tour du monde.

Le 20 mars 1709, le Swallow jetait l’ancre sur la rade de Spithead, après trente et un mois d’un voyage aussi pénible que dangereux.

Il avait fallu toute l’habileté nautique, tout le sang-froid, toute l’ardeur de Carteret pour ne pas périr sur un bâtiment aussi insuffisant, et pour faire des découvertes importantes, dans de telles conditions. Si sa gloire tire un nouveau lustre des obstacles qu’il dut surmonter, la honte d’un si misérable armement retombe tout entière sur l’Amirauté anglaise, qui, au mépris des représentations de l’habile capitaine, exposa sa vie et celle de tant de braves marins dans un si long voyage.

III

Bougainville.— Les métamorphoses d’un fils de notaire. — Colonisation des Malouines. — Buenos-Ayres et Rio-de-Janeiro. — Remise des Malouines aux Espagnols — Hydrographie du détroit de Magellan. — Les Pécherais. — Les Quatre-Facardins. — Taïti. — Incidents de la relâche. — Productions du pays et mœurs des habitants. — Les Samoa. — La Terre du Saint-Esprit ou les Nouvelles-Hébrides. — La Louisiade. — Les îles des Anachorètes. — La Nouvelle-Guinée. — Boutan. — De Batavia à Saint-Malo.

Tandis que Wallis achevait de faire le tour du monde, pendant que Carteret continuait sa longue et pénible circumnavigation, une expédition française était armée dans le but de faire des découvertes dans la mer du Sud.

Sous l’ancien régime, où tout était arbitraire, les titres, les grades et les places se donnaient à la faveur. Il n’était donc pas étonnant qu’un militaire, qui venait de quitter depuis quatre ans à peine le service de terre et le grade de colonel, pour entrer dans la marine avec celui de capitaine de vaisseau, reçût cet important commandement.

Par extraordinaire, cette singulière mesure se trouva justifiée, grâce aux talents de celui qui en fut l’objet.

Louis-Antoine de Bougainville était né à Paris, le 13 novembre 1729. Fils d’un notaire, il fut d’abord destiné au barreau et se fit recevoir avocat. Mais, sans goût pour la profession paternelle, il s’adonnait particulièrement aux sciences et publiait un Traité de calcul intégral, tandis qu’il se faisait recevoir aux mousquetaires noirs. Des trois carrières qu’il avait commencé à parcourir, il abandonna sans retour les deux premières, fit quelques infidélités à la troisième pour une quatrième, la diplomatie, jusqu’à ce qu’il la quittât définitivement pour une cinquième, la marine. Il devait mourir sénateur, après un sixième avatar.

Aide de camp de Chevert, puis secrétaire d’ambassade à Londres, où il fut reçu membre de la Société royale, il partit de Brest, en 1756, avec le grade de capitaine de dragons, pour rejoindre Montcalm au Canada. Aide de camp de ce général, il se fit remarquer en différentes occasions, qui lui méritèrent la confiance de son chef, et fut envoyé en France demander des renforts.

Notre malheureuse patrie ne comptait plus ses revers en Europe, où elle avait besoin de toutes ses ressources. Aussi, lorsque le jeune Bougainville exposa à M. de Choiseul l’objet de sa mission, le ministre répondit-il avec brusquerie :

« Lorsque le feu est à la maison, on ne s’occupe guère des écuries. — Au moins, monsieur, répondit Bougainville, on ne dira pas que vous parlez comme un cheval. »

Cette saillie était trop spirituelle et trop mordante pour lui concilier la bienveillance du ministre. Heureusement, Mme de Pompadour aimait les gens d’esprit ; elle présenta au roi Bougainville, qui, s’il ne put rien obtenir pour son général, eut le talent de se faire nommer colonel et chevalier de Saint-Louis, bien qu’il n’eût que sept ans de service. De retour au Canada, il eut à cœur de justifier la confiance de Louis XV et se fit remarquer dans plusieurs affaires. Après la perte de cette colonie, il servit en Allemagne sous M. de Choiseul-Stainville.

La paix de 1763 vint arrêter sa carrière militaire. La vie de garnison ne pouvait convenir à un esprit aussi actif, aussi amoureux du mouvement que celui de Bougainville. Il conçut alors le singulier projet de coloniser les îles Falkland, à l’extrémité méridionale de l’Amérique du Sud, et d’y transporter, de bonne volonté, les colons canadiens qui avaient émigré en France, pour échapper au joug tyrannique de l’Angleterre. Enthousiasmé de cette idée, il s’adressa à certains armateurs de Saint-Malo, qui, depuis le commencement du siècle, fréquentaient cet archipel et lui avaient donné le nom d’îles Malouines.

Dès qu’il eut gagné leur confiance, Bougainville fit miroiter aux yeux du ministère les avantages, cependant bien problématiques, de cet établissement, qui, par son heureuse situation, pouvait servir de relâche aux bâtiments allant dans la mer du Sud. Fortement épaulé, il obtint l’autorisation qu’il demandait et enleva sa nomination de capitaine de vaisseau.

On était en 1763. Il y a peu d’apparence que les officiers de marine, qui avaient conquis leur avancement en passant par tous les grades, aient vu d’un bon œil une nomination que rien n’avait justifiée jusqu’alors. Peu importait, d’ailleurs, au ministre de la marine, M. de Choiseul-Stainville. Il avait eu Bougainville sous ses ordres, et était trop grand seigneur pour ne pas mépriser les criailleries du corps des officiers de vaisseau.

Bougainville, après avoir converti à ses projets MM. de Nerville et d’Arboulin, son cousin et son oncle, fit aussitôt construire et armer à Saint-Malo, par les soins de M. Guyot-Duclos, l’Aigle, de 20 canons, et le Sphinx, de 12, sur lesquels il embarqua plusieurs familles canadiennes. Parti de Saint-Malo le 15 septembre 1763, il relâcha à l’île Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil, à Montevideo, où il prit beaucoup de chevaux et de bêtes à cornes, et débarqua aux Malouines, dans une grande baie qui lui parut tout à fait propre à ses projets ; mais il ne lui fallut pas longtemps pour voir que ce qui avait été pris par tous les navigateurs pour des bois de moyenne hauteur n’était que roseaux. Pas un arbre, pas un arbrisseau ne poussait sur ces îles. On pouvait heureusement les remplacer comme combustible par une excellente tourbe. La pêche et la chasse y offraient aussi d’abondantes ressources.

La colonie ne fut d’abord composée que de vingt-neuf personnes, auxquelles on bâtit des cases et un magasin aux vivres. En même temps, on traçait et on commençait un fort capable de contenir quatorze pièces de canon. M. de Nerville consentit à rester à la tête de l’établissement, tandis que Bougainville repartait pour la France, le 5 avril. Là, il raccola de nouveaux colons et prit un chargement considérable de provisions de toute espèce, qu’il débarqua le 5 janvier 1765. Puis, il alla chercher dans le détroit de Magellan une cargaison de bois, et rencontra, comme nous l’avons dit plus haut, les bâtiments du commodore Byron, qu’il suivit jusqu’au port Famine. Il y embarqua plus de dix mille plants d’arbres de différents âges, qu’il avait l’intention de transporter aux Malouines. Lorsqu’il quitta cet archipel, le 27 avril suivant, la colonie se composait de quatre-vingts personnes, en y comprenant un état-major payé par le roi. Vers la fin de 1765, les deux mêmes bâtiments furent renvoyés avec des vivres et de nouveaux habitants.

L’établissement commençait alors à prendre figure, lorsque les Anglais vinrent s’établir au port Egmont reconnu par Byron. En même temps, le capitaine Macbride essayait de se faire livrer l’établissement en prétendant que ces terres appartenaient au roi d’Angleterre, bien que Byron n’eût reconnu les Malouines qu’en 1765, alors que les Français y étaient établis depuis deux ans. Sur ces entrefaites, l’Espagne les revendiqua à son tour, comme une dépendance de l’Amérique méridionale. L’Angleterre, pas plus que la France, ne voulut rompre la paix pour la possession de cet archipel sans grande importance commerciale, et Bougainville fut obligé d’abandonner son entreprise, sous la condition que la cour de Madrid l’indemniserait de ses frais. Bien plus, il fut chargé par le gouvernement français d’effectuer la remise des Malouines aux commissaires espagnols.

Cette tentative insensée de colonisation fut l’origine et la source de la fortune de Bougainville, car, pour utiliser ce dernier armement, le ministère le chargea de revenir par la mer du Sud et d’y faire des découvertes.

Dans les premiers jours de novembre 1766, Bougainville se rendit à Nantes, où son second, M. Duclos-Guyot, capitaine de brûlot et habile marin vieilli dans les rangs inférieurs parce qu’il n’était pas noble, surveillait les détails de l’armement de la frégate la Boudeuse, de 26 canons.

Ce fut le 15 novembre que Bougainville partit de la rade de Mindin, à l’embouchure de la Loire, pour la rivière de la Plata, où il devait trouver les deux frégates espagnoles la Esmeralda et la Liebre. Mais à peine la Boudeuse avait-elle pris le large, qu’une horrible tempête s’éleva. La frégate, dont le gréement était neuf, fit des avaries assez sérieuses pour être obligée de venir se réparer à Brest, où elle entra le 21 novembre. Cette épreuve avait suffi à son commandant pour se rendre compte que la Boudeuse était peu propre au service qu’on en attendait. Il fit donc diminuer la hauteur des mâts, changea son artillerie pour une autre plus légère ; mais, malgré ces modifications, la Boudeuse ne convenait nullement pour les grosses mers et les tempêtes du cap Horn. Cependant, le rendez-vous était fixé avec les Espagnols, et Bougainville dut reprendre la mer. L’état-major de la frégate se composait de onze officiers et trois volontaires, au nombre desquels était le prince de Nassau-Sieghen. L’équipage comprenait deux cent trois matelots, mousses ou domestiques.

Jusqu’à la Plata, la mer fut assez calme pour permettre à Bougainville de faire nombre d’observations sur les courants, causes fréquentes des erreurs commises par les navigateurs dans leur estime.

Le 31 janvier, la Boudeuse mouilla dans la baie de Montevideo, où l’attendaient, depuis un mois, les deux frégates espagnoles, sous le commandement de D. Philippe Ruis-Puente. Le séjour de Bougainville sur cette rade et bientôt à Buenos-Ayres, où il alla s’entendre avec le gouverneur au sujet de sa mission, le mit à même de recueillir sur la ville et les mœurs de ses habitants des renseignements trop curieux pour que nous les passions sous silence. Buenos-Ayres lui parut beaucoup trop grand pour le nombre de ses habitants, qui ne dépassait pas 20,000. Cela tient à ce que les maisons n’ont qu’un seul étage avec une grande cour et un jardin. Non seulement cette ville n’a pas de port, mais pas même de môle. Aussi les navires sont-ils forcés de décharger leur cargaison sur des allèges, qui entrent dans une petite rivière où des chariots viennent prendre les ballots pour les porter à la ville.

Ce qui donne à Buenos-Ayres un caractère original, c’est le grand nombre de ses communautés d’hommes et de femmes.

« L’année y est remplie, dit Bougainville, des fêtes de saints qu’on célèbre par des processions et des feux d’artifice. Les cérémonies du culte tiennent lieu de spectacles…. Les jésuites offraient à la piété des femmes un moyen de sanctification plus austère que les précédents. Ils avaient, attenant à leur couvent, une maison nommée casa de los ejercicios de las mujeres, c’est-à-dire maison des exercices des femmes. Les femmes et les filles, sans le consentement des maris ni des parents, venaient s’y sanctifier par une retraite de douze jours. Elles y étaient logées et nourries aux dépens de la compagnie. Nul homme ne pénétrait dans ce sanctuaire, s’il n’était revêtu de l’habit de Saint-Ignace ; les domestiques, même du sexe féminin, n’y pouvaient accompagner leurs maîtresses. Les exercices dans ce lieu saint étaient la méditation, la prière, les catéchismes, la confession et la flagellation. On nous a fait remarquer les murs de la chapelle encore teints du sang que faisaient, nous a-t-on dit, rejaillir les disciplines dont la pénitence armait les mains de ces Madeleines. »

Les environs de la ville étaient bien cultivés et égayés par un grand nombre de maisons de campagne appelées « quintas ». Mais, à deux ou trois lieues seulement de Buenos-Ayres, ce n’étaient plus que des plaines immenses, sans une ondulation, abandonnées aux taureaux et aux chevaux, qui en sont à peu près les seuls habitants. Ces animaux étaient en telle abondance, dit Bougainville, « que les voyageurs, lorsqu’ils ont faim, tuent un bœuf, en prennent ce qu’ils peuvent manger et abandonnent le reste, qui devient la proie des chiens sauvages et des tigres ».

Les Indiens qui habitent les deux rives de la Plata n’avaient encore pu être soumis par les Espagnols. Ils portaient le nom d’« Indios bravos. »

« Ils sont d’une taille médiocre, fort laids et presque tous galeux. Leur couleur est très basanée, et la graisse, dont ils se frottent continuellement, les rend encore plus noirs. Ils n’ont d’autre vêtement qu’un grand manteau de peau de chevreuil qui leur descend jusqu’aux talons et dans lequel ils s’enveloppent….. Ces Indiens passent leur vie à cheval, du moins auprès des établissements espagnols. Ils viennent quelquefois avec leurs femmes pour y acheter de l’eau-de-vie, et ils ne cessent d’en boire que quand l’ivresse les laisse absolument sans mouvement… Quelquefois, ils s’assemblent en troupe de deux ou trois cents pour venir enlever des bestiaux sur les terres des Espagnols, ou


Gravé par E. Morieu.



On les fit danser. (Page 85.)


pour attaquer les caravanes de voyageurs. Ils pillent, massacrent et emmènent en esclavage. C’est un mal sans remède ; comment dompter une nation errante, dans un pays immense et inculte, où il serait même difficile de la rencontrer ? »

Quant au commerce, il était loin d’être florissant depuis qu’il était défendu de faire passer, par terre, au Pérou et au Chili, les marchandises d’Europe. Cependant, Bougainville vit encore sortir de Buenos-Ayres un vaisseau porteur d’un million de piastres, « et si tous les habitants de ce pays, ajoute-t-il, avaient le débouché de leurs cuirs en Europe, ce commerce seul suffirait à les enrichir. »

Le mouillage de Montevideo est sûr, quoiqu’on y essuie quelquefois des « pamperos », tourmentes du sud-ouest accompagnées d’orages affreux. La ville n’offre rien d’intéressant ; ses environs sont si incultes, qu’il faut faire venir de Buenos-Ayres la farine, le biscuit et tout ce qui est nécessaire aux bâtiments. On y trouve cependant en abondance des fruits, tels que figues, pêches, pommes, coins, etc., ainsi que la même quantité de viande de boucherie que dans le reste du pays.

Ces documents, qui datent de cent ans, sont curieux à rapprocher de ceux que nous fournissent les voyageurs contemporains, et notamment M. Émile Daireaux, dans son livre sur la Plata. Sous bien des rapports, ce tableau est encore exact ; mais il est certains autres détails, — tels que l’instruction, dont Bougainville n’avait pas à parler puisqu’elle n’existait pas, — qui ont fait des progrès immenses.

Lorsque les vivres, les provisions d’eau et de viande sur pied furent embarqués, les trois bâtiments firent voile, le 28 février 1767, pour les îles Malouines. La traversée ne fut pas heureuse. Des vents variables, un gros temps et une mer démontée causèrent quelques avaries à la Boudeuse. Ce fut le 23 mars qu’elle jeta l’ancre dans la baie Française, où elle fut rejointe le lendemain par les deux bâtiments espagnols, qui avaient été sérieusement éprouvés par la tempête.

Le 1er  avril eut lieu la remise solennelle de l’établissement aux Espagnols. Peu de Français profitèrent de la permission que le roi leur donnait de rester aux Malouines ; presque tous préférèrent s’embarquer sur les frégates espagnoles en partance pour Montevideo. Quant à Bougainville, il était obligé d’attendre la flûte l’Étoile, qui devait lui apporter des provisions et l’accompagner dans son voyage autour du monde.

Cependant, les mois de mars, d’avril et de mai s’écoulèrent sans que l’Étoile parût. Il était impossible de traverser l’océan Pacifique avec les six mois de vivres seulement que portait la Boudeuse. Bougainville se détermina donc, le 2 juin, à gagner Rio-de-Janeiro, qu’il avait indiqué à M. de La Giraudais, commandant de l’Étoile, comme lieu de réunion, dans le cas où des circonstances imprévues l’empêcheraient de se rendre aux Malouines.

La traversée se fit par un temps si favorable, qu’il ne fallut que dix-huit jours pour gagner cette colonie portugaise. L’Étoile, qui l’y attendait depuis quatre jours, avait quitté la France plus tard qu’on ne l’espérait. Elle avait dû chercher un refuge contre la tempête à Montevideo, d’où elle avait gagné Rio, suivant ses instructions.

Fort bien accueillis par le comte d’Acunha, vice-roi du Brésil, les Français purent voir, à l’Opéra, les comédies de Métastase représentées par une troupe de mulâtres, et entendre les chefs-d’œuvre des grands maîtres italiens, exécutés par un mauvais orchestre, que dirigeait un abbé bossu, en costume ecclésiastique.

Mais les bons procédés du comte d’Acunha ne durèrent pas. Bougainville, qui, avec la permission du vice-roi, avait acheté un senau, s’en vit, sans motifs, refuser la livraison. Il lui fut défendu de prendre dans le chantier royal les bois qui lui étaient nécessaires et pour lesquels il avait conclu un marché ; enfin, on l’empêcha de se loger avec son état-major, pendant le temps que durèrent les réparations de la Boudeuse, dans une maison voisine de la ville, qu’un particulier avait mise à sa disposition. Pour éviter toute altercation, Bougainville fit à la hâte ses préparatifs de départ.

Avant de quitter la capitale du Brésil, le commandant français entre dans quelques détails sur la beauté du port et le pittoresque de ses environs, et termine par une très-curieuse digression sur les richesses prodigieuses du pays, dont le port est l’entrepôt.

« Les mines appelées générales, dit-il, sont les plus voisines de la ville, dont elles sont distantes d’environ soixante-quinze lieues. Elles rendent au roi tous les ans, pour son droit de quint, au moins cent douze arobes d’or ; l’année 1762, elles en rapportèrent cent dix-neuf. Sous la capitainerie des mines générales, on comprend celles de Rio-des-Morts, de Sabara et de Sero-Frio. Cette dernière, outre l’or qu’on en retire, produit encore tous les diamants qui viennent du Brésil. Toutes ces pierres, excepté les diamants, ne sont point de contrebande ; elles appartiennent aux entrepreneurs, qui sont obligés de donner un compte exact des diamants trouvés et de les remettre entre les mains de l’intendant préposé par le roi à cet effet. Cet intendant les dépose aussitôt dans une cassette cerclée de fer et fermée avec trois serrures. Il a une des clés, le vice-roi une autre et le Provedor de hacienda reale la troisième. Cette cassette est renfermée dans une seconde, où sont posés les cachets des trois personnes mentionnées ci-dessus et qui contient les trois clefs de la première. Le vice-roi n’a pas le pouvoir de visiter ce qu’elle renferme. Il consigne seulement le tout à un troisième coffre fort, qu’il envoie à Lisbonne, après avoir apposé son cachet sur la serrure. »

Malgré toutes ces précautions et la sévérité avec laquelle étaient punis les voleurs de diamants, il se faisait une contrebande effrénée. Mais ce n’était pas la seule branche de revenus, et Bougainville calcule qu’en défalquant l’entretien des troupes, la solde des officiers civils et toutes les dépenses d’administration, le revenu que le roi de Portugal tirait du Brésil dépassait dix millions de livres.

De Rio à Montevideo, aucun incident ne se produisit ; mais, sur la Plata, pendant une tourmente, l’Étoile fut abordée par un bâtiment espagnol, qui lui rompit son beaupré, sa poulaine et quantité de manœuvres. Les avaries et la violence du choc qui avait augmenté la voie d’eau du navire, le forcèrent à remonter à Enceñada de Baragan où il était plus facile qu’à Montevideo de faire les réparations nécessaires. Il ne fut donc possible de sortir de la rivière que le 14 novembre.

Treize jours plus tard, les deux bâtiments étaient en vue du cap des Vierges, à l’entrée du détroit de Magellan, où ils ne tardèrent pas à pénétrer. La baie Possession, la première qu’on y rencontre, est un grand enfoncement ouvert à tous les vents et n’offrant que de très mauvais mouillages. Du cap des Vierges au cap d’Orange, on compte près de quinze lieues, et le détroit est partout large de cinq à sept lieues. Le premier goulet fut franchi sans difficulté, et l’ancre fut alors jetée dans la baie Boucault, où une dizaine d’officiers et de matelots descendirent à terre.

Ils ne tardèrent pas à lier connaissance avec les Patagons et à échanger quelques bagatelles, précieuses pour ceux-ci, contre des peaux de vigogne et de guanaco. Ces naturels étaient d’une taille élevée, mais pas un n’avait six pieds.

« Ce qui m’a paru être gigantesque en eux, dit Bougainville, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres. Ils sont robustes et bien nourris ; leurs nerfs sont tendus, leur chair est ferme et soutenue ; c’est l’homme qui, livré à la nature et à un aliment plein de sucs, a pris tout l’accroissement dont il est susceptible. »

Du premier au second goulet, qui fut passé aussi heureusement, il peut y avoir six ou sept lieues. Ce goulet n’a qu’une lieue et demie de largeur et quatre de longueur. Dans cette partie du détroit, les bâtiments ne tardèrent pas à rencontrer les îles Saint-Barthélemy et Sainte-Élisabeth. Les Français descendirent sur cette dernière. Ils n’y trouvèrent ni bois ni eau. C’est une terre absolument stérile.

À partir de cet endroit, la côte américaine du détroit est abondamment garnie de bois. Si les premiers pas difficiles avaient été franchis avec bonheur, Bougainville allait cependant trouver à exercer sa patience. En effet, le caractère distinctif de ce climat, c’est que les variations de l’atmosphère s’y succèdent avec une telle promptitude qu’il est impossible de prévoir leurs brusques et dangereuses révolutions. De là des avaries qu’il est impossible de prévenir, qui retardent les bâtiments, lorsqu’elles ne les forcent pas à chercher un abri à la côte pour se réparer.

La baie Guyot-Duclos est un excellent mouillage, où l’on trouve, avec un bon fond, six ou huit brasses d’eau. Bougainville s’y arrêta pour remplir quelques futailles et tâcher de s’y procurer un peu de viande fraîche ; mais il n’y rencontra qu’un petit nombre d’animaux sauvages. La pointe Sainte-Anne fut ensuite relevée. C’est là qu’avait été établie, en 1581, la colonie de Philippeville par Sarmiento. Nous avons raconté dans un volume précédent l’épouvantable catastrophe qui a valu à ce lieu le nom de port Famine.

Les Français reconnurent ensuite plusieurs baies, caps et havres où ils entrèrent en relâche. Ce sont la baie Bougainville, où l’Étoile fut radoubée, le port Beau-Bassin, la baie de la Cormandière, à la côte de la Terre de Feu, le cap Forward, qui forme la pointe la plus méridionale du détroit et de la Patagonie, la baie de la Cascade, sur la Terre de Feu, dont la sûreté, la commodité de l’ancrage, la facilité à faire de l’eau et du bois font un asile qui ne laisse rien à désirer aux navigateurs. Ces ports, que Bougainville venait de découvrir, sont précieux en ce qu’ils permettent de prendre des bordées avantageuses pour doubler le cap Forward, un des points les plus redoutés des marins à cause des vents impétueux et contraires qu’on y rencontre ordinairement.

L’année 1768 fut commencée dans la baie Fortescue, au fond de laquelle s’ouvre le port Galant, dont le plan avait été autrefois très exactement levé par M. de Gennes. Un temps détestable, dont le plus mauvais hiver de Paris ne peut donner une idée, y retint l’expédition française pendant plus de trois semaines. Elle y fut visitée par une bande de « Pécherais », habitants de la Terre de Feu, qui montèrent à bord des navires.

« On les fit chanter, dit la relation, danser, entendre des instruments et surtout manger, ce dont ils s’acquittèrent avec grand appétit. Tout leur était bon : pain, viande salée, suif, ils dévoraient tout ce qu’on leur présentait..... Ils ne témoignèrent aucune surprise, ni à la vue des navires, ni à celle des objets divers qu’on offrit à leurs regards ; c’est sans doute que, pour être surpris de l’ouvrage des arts, il en faut avoir quelques idées élémentaires. Ces hommes bruts traitaient les chefs-d’œuvre de l’industrie humaine comme ils traitent les lois de la nature et ses phénomènes.... Ces sauvages sont petits, vilains, maigres, et d’une puanteur insupportable. Ils sont presque nus, n’ayant pour vêtement que de mauvaises peaux de loups marins, trop petites pour les envelopper...... Leurs femmes sont hideuses, et les hommes semblent avoir pour elles peu d’égards.... Ces sauvages habitent pêle-mêle, hommes, femmes et enfants, dans des cabanes, au milieu desquelles est allumé le feu. Ils se nourrissent principalement de coquillages ; cependant, ils ont des chiens et des lacs faits de barbe de baleine… Au reste, ils paraissent assez bonnes gens, mais ils sont si faibles, qu’on est tenté de ne pas leur en savoir gré… De tous les sauvages que j’ai vus, les Pécherais sont les plus dénués de tout. »

La relâche en cet endroit fut attristée par un pénible événement. Un enfant d’une douzaine d’années était venu à bord, où on lui avait donné des morceaux de verre et de glace, ne prévoyant pas l’usage qu’il en devait faire. Ces sauvages ont, paraît-il, l’habitude de s’enfoncer dans la gorge des morceaux de talc en guise de talisman. Ce garçon en avait, sans doute, voulu faire autant avec le verre ; aussi, lorsque les Français débarquèrent, ils le trouvèrent en proie à des vomissements violents et à des crachements de sang. Son gosier et ses gencives étaient coupés et ensanglantés. Malgré les enchantements et les frictions enragées d’un jongleur, ou peut-être même à cause de ce massage par trop énergique, l’enfant souffrait énormément, et il ne tarda pas à mourir. Ce fut pour les Pécherais le signal d’une fuite précipitée. Ils craignaient sans doute que les Français ne leur eussent jeté un sort et qu’ils ne vinssent tous à mourir de la même manière.

Le 16 janvier, alors qu’elle essayait de gagner l’île Rupert, la Boudeuse fut entraînée par le courant à une demi-encâblure du rivage. L’ancre, qui avait été aussitôt jetée, cassa, et, sans une petite brise de terre, la frégate échouait. Il fallut regagner le havre Galant. C’était à propos, car, le lendemain, se déchaînait un épouvantable ouragan.

« Après avoir essuyé pendant vingt-six jours, au port Galant, des vents constamment mauvais et contraires, trente-six heures d’un bon vent, tel que jamais nous n’eussions osé l’espérer, ont suffi pour nous amener dans la mer Pacifique, exemple que je crois unique d’une navigation sans mouillage depuis le port Galant jusqu’au débouquement. J’estime la longueur entière du détroit, depuis le cap des Vierges jusqu’au cap des Piliers, d’environ cent quatorze lieues. Nous avons employé cinquante-deux jours à les faire…. Malgré les difficultés que nous avons essuyées dans le passage du détroit de Magellan (et ici Bougainville est absolument d’accord avec Byron), je conseillerai toujours de préférer cette route à celle du cap Horn, depuis le mois de septembre jusqu’à la fin de mars. Pendant les autres mois de l’année, je prendrais le parti de passer à mer ouverte. Le vent contraire et la grosse mer ne sont pas des dangers, au lieu qu’il n’est pas sage de se mettre à tâtons entre des terres. On sera sans doute retenu quelque temps dans le détroit, mais ce retard n’est pas en pure perte. On y trouve en abondance de l’eau, du bois et des coquillages, quelquefois aussi de très bons poissons, et assurément je ne doute pas que le scorbut ne fit plus de dégât dans un équipage qui serait parvenu à la mer Occidentale en doublant le cap Horn que dans celui qui y sera entré par le détroit de Magellan. Lorsque nous en sortîmes, nous n’avions personne sur les cadres. »

Cette opinion de Bougainville a, jusqu’à ces derniers temps, rencontré de nombreux contradicteurs, et la route qu’il avait si chaudement recommandée demeura tout à fait abandonnée des navigateurs. À plus forte raison en est-il de même aujourd’hui que la vapeur a transformé complètement la marine et changé toutes les conditions de l’art nautique.

À peine avait-il pénétré dans la mer du Sud, que Bougainville, à sa grande surprise, trouva les vents du sud. Aussi dut-il renoncer à gagner l’île de Juan-Fernandez, comme il l’avait résolu.

Il avait été convenu avec le commandant de l’Étoile, M. de La Giraudais, que, dans le but de découvrir un plus grand espace de mer, les deux bâtiments se tiendraient aussi éloignés l’un de l’autre qu’il serait nécessaire pour ne pas se perdre de vue, et que chaque soir la flûte rallierait la frégate en se tenant à la distance d’une demi-lieue, de façon que, si la Boudeuse venait à rencontrer quelque danger, L’Étoile pût facilement l’éviter.

Bougainville chercha quelque temps l’île de Pâques sans la trouver. Puis, il gagna, pendant le mois de mars, le parallèle des terres et des îles marquées par erreur, sur la carte de M. Bellin, sous le nom d’îles de Quiros. Le 22 du même mois, il eut connaissance de quatre îlots, auxquels il donna le nom des Quatre-Facardins, et qui faisaient partie de cet archipel Dangereux, amas d’îlots madréporiques, bas et noyés, que tous les navigateurs, qui pénétraient dans l’océan Pacifique par le détroit de Magellan ou le cap Horn, semblaient s’être donné le mot pour rencontrer. Un peu plus loin fut découverte une île fertile, habitée par des sauvages entièrement nus et armés de longues piques qu’ils brandissaient avec des démonstrations de menace, ce qui lui valut le nom d’île des Lanciers.

Nous ne répéterons pas ce que nous avons eu déjà l’occasion de dire à plusieurs reprises au sujet de la nature de ces îles, de leur difficulté d’accès, de leur population sauvage et inhospitalière. Cette même île des Lanciers fut appelée par Cook Thrum-Cap ; et l’île de la Harpe, que Bougainville reconnut le 24, est l’île Bow du même navigateur.


L’île des Lanciers. {Page 87.)

Le commandant, sachant que Roggewein avait failli périr en visitant ces parages et pensant que l’intérêt de leur exploration ne valait pas les dangers qu’on pourrait courir, marcha au sud et perdit bientôt de vue cet immense archipel, qui s’étend sur une longueur de cinq cents lieues et ne comprend pas moins de soixantes îles ou groupes d’îles.

Le 2 avril, Bougainville aperçut une montagne haute et escarpée, à laquelle il imposa le nom de pic de la Boudeuse. C’était l’île Maïtea, que Quiros avait déjà nommée la Dezana. Le 4, au lever du soleil, les navires étaient en présence de Taïti, longue île composée de deux presqu’îles réunies par une langue de terre qui n’a pas plus d’un mille de large.


Pirogues des îles Marquises. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Plus de cent pirogues à balancier ne tardèrent pas à entourer les deux bâtiments ; elles étaient chargées de cocos et d’une foule de fruits délicieux, qu’on échangea facilement contre toute sorte de bagatelles. Lorsque la nuit survint, le rivage s’éclaira de mille feux, auxquels on répondit du bord en lançant quelques fusées.

« L’aspect de cette côte, élevée en amphithéâtre, dit Bougainville, nous offrait le plus riant spectacle. Quoique les montagnes y soient d’une grande hauteur, le rocher n’y montre nulle part son aride nudité ; tout y est couvert de bois. À peine en crûmes nous nos yeux, lorsque nous découvrîmes un pic chargé d’arbres jusqu’à sa cime isolée, qui s’élevait au niveau des montagnes, dans l’intérieur de la partie méridionale de l’île ; il ne paraissait pas avoir plus de trente toises de diamètre et il diminuait de grosseur en montant ; on l’eût pris de loin pour une pyramide immense, que la main d’un décorateur habile aurait parée de guirlandes de feuillage. Les terrains moins élevés sont entrecoupés de prairies et de bosquets, et, dans toute l’étendue de la côte, il règne sur les bords de la mer, au pied du pays haut, une lisière de terre basse et unie couverte de plantations. C’est là que, au milieu des bananiers, des cocotiers et d’autres arbres chargés de fruits, nous aperçûmes les maisons des insulaires. »

Toute la journée du lendemain se passa en échanges. Outre des fruits, les indigènes offraient des poules, des pigeons, des instruments de pêche, des outils, des étoffes, des coquilles, pour lesquels ils demandaient des clous et des pendants d’oreilles.

Le 6 au matin, après trois jours passés à louvoyer pour reconnaître la côte et y chercher une rade, Bougainville se détermina à mouiller dans la baie qu’il avait vue le jour de son arrivée.

« L’affluence des pirogues, dit-il, fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant « Tayo ! » qui veut dire « ami », et nous donnant mille témoignages d’amitié.... Les pirogues étaient remplies de femmes, qui ne le cèdent pas pour l’agrément de la figure au plus grand nombre des Européennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. »

Le cuisinier de Bougainville avait trouvé moyen de s’échapper, malgré les défenses qui avaient été faites, et de gagner le rivage. Mais il ne fut pas plus tôt arrivé à terre, qu’il se vit entouré d’une foule considérable, qui le déshabilla entièrement pour considérer toutes les parties de son corps. Il ne savait ce qu’on allait faire de lui et déjà il se croyait perdu, lorsque les indigènes lui remirent ses habits et le ramenèrent à bord plus mort que vif. Bougainville voulait le réprimander ; mais le pauvre homme lui avoua qu’il aurait beau le menacer, jamais il ne lui ferait autant de peur qu’il venait d’en avoir à terre.

Dès que le bâtiment fut amarré, Bougainville descendit sur le rivage avec quelques officiers pour reconnaître l’aiguade. Une foule énorme ne tarda pas à les entourer et à les considérer avec une extrême curiosité tout en criant : « Tayo ! tayo ! » Un indigène les reçut dans sa maison et leur fit servir des fruits, des poissons grillés et de l’eau. En regagnant la plage, les Français furent arrêtés par un insulaire d’une belle figure qui, couché sous un arbre, leur offrit de partager le gazon qui lui servait de siège.

« Nous l’acceptâmes, dit Bougainville. Cet homme alors se pencha vers nous, et d’un air tendre, aux accords d’une flûte dans laquelle un autre Indien soufflait avec le nez, il nous chanta lentement une chanson, sans doute anacréontique ; scène charmante et digne du pinceau de Boucher. Quatre insulaires vinrent avec confiance souper et coucher à bord. Nous leur fîmes entendre flûte, basse, violon, et nous leur donnâmes un feu d’artifice composé de fusées et de serpenteaux. Ce spectacle leur causa une surprise mêlée d’effroi. »

Avant d’aller plus loin et de reproduire d’autres extraits du récit de Bougainville, nous croyons à propos de prévenir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre ces tableaux dignes des Bucoliques. L’imagination fertile du narrateur veut tout embellir. Les scènes ravissantes qu’il a sous les yeux, cette nature pittoresque ne lui suffisent pas, et il croit ajouter de nouveaux agréments au tableau, quand il ne fait que le charger. Ce travail, il l’accomplit de bonne foi, presque inconsciemment. Il n’en est pas moins vrai qu’il ne faut accepter toutes ces descriptions qu’avec une extrême réserve. De cette tendance générale à cette époque, nous trouvons un exemple assez singulier dans le récit du second voyage de Cook. Le peintre qui avait été attaché à l’expédition, M. Hodges, voulant représenter le débarquement des Anglais dans l’île de Middelbourg, nous peint des individus qui n’ont pas le moins du monde l’air océanien, et qu’avec leur toge on prendrait bien plutôt pour des contemporains de César ou d’Auguste. Et, cependant, il avait eu les originaux sous les yeux, et rien ne lui eût été plus facile que de représenter avec fidélité une scène dont il avait été témoin ! Comme nous savons mieux aujourd’hui respecter la vérité ! Nulle broderie, nul enjolivement dans les relations de nos voyageurs ! Si quelquefois ce n’est qu’un procès-verbal un peu sec, qui ne plaît que médiocrement à l’homme du monde, le savant y trouve presque toujours les éléments d’une étude sérieuse, les bases d’un travail utile à l’avancement de la science.

Ces réserves faites, continuons à suivre le narrateur.

Sur les bords de la petite rivière qui débouchait au fond de la baie, Bougainville fit installer ses malades et ses pièces à eau avec une garde pour leur sûreté. Ces dispositions ne furent pas sans éveiller la susceptibilité et la méfiance des indigènes. Ceux-ci voulaient bien permettre aux étrangers de débarquer et de se promener dans leur île pendant le jour, mais à la condition de les voir coucher à bord des bâtiments. Bougainville insista, et, finalement, il dut fixer la durée de son séjour.

Dès ce moment, la bonne harmonie se rétablit. Un hangar très vaste fut désigné pour recevoir les scorbutiques, au nombre de trente-quatre, et leur garde, qui se composait de trente hommes. Ce hangar fut soigneusement fermé de tous les côtés, et l’on n’y laissa qu’une issue devant laquelle les indigènes apportaient en masse les objets qu’ils voulaient échanger. Le seul ennui qu’on eut à supporter, ce fut d’avoir constamment l’œil sur tout ce qui avait été débarqué, car « il n’y a point en Europe de plus adroits filous que ces gens-là. » Suivant une louable coutume qui commençait à se généraliser, Bougainville fit cadeau au chef de ce canton d’un couple de dindes et de canards mâles et femelles, puis il fit défricher un terrain, où il sema du blé, de l’orge, de l’avoine, du riz, du maïs, des oignons, etc.

Le 10, un insulaire fut tué d’un coup de feu, sans que Bougainville, malgré les plus exactes perquisitions, put connaître l’auteur de cet abominable assassinat. Les naturels crurent sans doute que leur compatriote s’était mis dans son tort, car ils continuèrent à alimenter le marché avec leur confiance accoutumée. Cependant, le capitaine savait que la rade n’était pas bien abritée ; de plus, le fond était d’un gros corail.

Le 12, pendant un coup de vent, la Boudeuse, dont le grelin d’une ancre avait été coupé par le corail, faillit causer de grosses avaries à l’Étoile, sur laquelle elle avait dérivé. Tandis que les hommes restés à bord étaient occupés à réparer les avaries, et qu’un canot était allé à la recherche d’une seconde passe qui aurait permis aux bâtiments de sortir par tous les vents, Bougainville apprit que trois insulaires avaient été tués ou blessés dans leurs cases à coups de bayonnette, et que, l’alarme s’étant répandue, tous les naturels avaient fui dans l’intérieur du pays.

Malgré le danger que pouvaient courir les bâtiments, le capitaine descendit aussitôt à terre et fit mettre aux fers les auteurs présumés d’un crime qui aurait pu soulever contre les Français toute la population. Grâce à cette mesure rigoureuse et immédiate, les indigènes se calmèrent et la nuit se passa sans incident.

D’ailleurs, les inquiétudes les plus vives de Bougainville n’étaient pas de ce côté. Il rentra donc à son bord dès que ce fut possible. Pendant un fort grain accompagné de rafales, d’une grosse houle et de tonnerre, les deux navires eussent été jetés à la côte sans un vent de terre qui s’éleva fort à propos. Les grelins des ancres se rompirent, et peu s’en fallut que les bâtiments ne s’échouassent sur des brisants, où ils n’auraient pas tardé à être démolis. Par bonheur, l’Étoile put prendre le large, et bientôt la Boudeuse fit de même, abandonnant sur cette rade foraine six ancres, qui lui eussent été d’un grand secours pendant le reste de la campagne.

Dès qu’ils s’étaient aperçus du prochain départ des Français, les insulaires étaient venus, en foule, avec des rafraîchissements de toute sorte. En même temps, un indigène, appelé Aotourou, demanda et finit par obtenir la permission de suivre Bougainville dans son voyage. Arrivé en Europe, Aotourou demeura onze mois à Paris, où il trouva, auprès de la meilleure société, l’accueil le plus empressé et le plus bienveillant. En 1770, lorsqu’il voulut retourner dans sa patrie, le gouvernement saisit une occasion pour le faire passer à l’Île de France. Il devait se rendre à Taïti aussitôt que la saison le permettrait ; mais il mourut dans cette île, sans avoir pu transporter dans son pays l’immense cargaison d’outils de première nécessité, de graines et de bestiaux qui lui avait été remise par le gouvernement français.

Taïti, qui reçut de Bougainville le nom de Nouvelle-Cythère, à cause de la beauté de ses femmes, est la plus grande du groupe de la Société. Bien qu’elle ait été visitée par Wallis, comme nous l’avons dit plus haut, nous reproduirons certains des renseignements que nous devons à Bougainville.

Les principales productions étaient alors le coco, la banane, l’arbre à pain, l’igname, le curassol, la canne à sucre, etc. M. de Commerson, naturaliste, embarqué sur l’Étoile, y reconnaissait la flore des Indes. Les seuls quadrupèdes étaient les cochons, les chiens et les rats, qui pullulaient.

« Le climat est si sain, dit Bougainville, que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade. Les scorbutiques que nous y avions débarqués et qui n’y ont pas eu une seule nuit tranquille, y ont repris des forces et s’y sont rétablis en très peu de temps, au point que quelques-uns ont été depuis parfaitement guéris à bord. Au reste, la santé et la force des insulaires, qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents, et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents, qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves et de la salubrité de l’air et de la bonté du régime que suivent les habitants ! »

Le caractère de ces peuples parut doux et bon. S’il ne semble pas qu’il y ait chez eux de guerres civiles, bien que le pays soit partagé en petits cantons dont les chefs sont indépendants les uns des autres, ils sont toutefois assez fréquemment en guerre avec les habitants des îles voisines. Non contents de massacrer les hommes et les enfants mâles pris les armes à la main, ils leur enlèvent la peau du menton avec la barbe, et conservent précieusement ce hideux trophée. Bougainville ne recueillit sur leur religion et leurs cérémonies que des notions extrêmement vagues. Il fut cependant à même de constater le culte qu’ils rendent aux morts. Ils conservent longtemps les cadavres à l’air libre, sur une sorte d’échafaud abrité par un hangar. Malgré la puanteur qu’exhalent ces corps en décomposition, les femmes vont pleurer dans le voisinage de ces monuments une partie du jour, et arrosent de leurs larmes et d’huile de coco les dégoûtantes reliques de leur affection.

Les productions du sol sont tellement abondantes, elles exigent si peu de travail, que les hommes et les femmes vivent dans une oisiveté presque continuelle. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le soin de plaire soit l’unique occupation de ces dernières. La danse, les chants, les longues conversations où règne la plus franche gaieté, avaient développé chez les Taïtiens une mobilité d’impressions, une légèreté d’esprit qui surprirent même les Français, peuple qui ne passe cependant pas pour sérieux, sans doute parce qu’il est plus vif, plus gai, plus spirituel que ceux qui lui font ce reproche. Impossible de fixer l’attention de ces indigènes. Un rien les frappait, mais rien ne les occupait. Malgré ce manque de réflexion, ils étaient industrieux et adroits. Leurs pirogues étaient construites d’une façon aussi ingénieuse que solide. Leurs hameçons et tous leurs instruments de pêche étaient délicatement travaillés. Leurs filets ressemblaient aux nôtres. Leurs étoffes, faites avec l’écorce d’un arbre, étaient habilement tissées et teintes de diverses couleurs.

Nous croyons résumer les impressions de Bougainville, en disant que les Taïtiens sont un peuple de « lazzaroni ».

Le 16 avril, à huit heures du matin, Bougainville était à dix lieues environ dans le nord de Taïti, lorsqu’il aperçut une terre sous le vent. Bien qu’elle parût former trois îles séparées, ce n’en était qu’une en réalité. Elle se nommait Oumaitia, suivant Aotourou. Le commandant, ne jugeant pas à propos de s’y arrêter, dirigea sa route de manière à éviter les îles Pernicieuses, que le désastre de Roggewein lui commandait de fuir. Pendant tout le reste du mois d’avril, le temps fut très beau, mais avec peu de vent.

Le 3 mai, Bougainville fit porter sur une nouvelle terre, qu’il venait de découvrir, et ne tarda pas, dans la même journée, à en apercevoir plusieurs autres. Les côtes de la plus grande étaient partout escarpées ; ce n’était, à vrai dire, qu’une montagne couverte d’arbres jusqu’à son sommet, sans vallées ni plage. On y vit quelques feux, des cabanes construites à l’ombre des cocotiers et une trentaine d’hommes qui couraient au bord de la mer.

Le soir, plusieurs pirogues s’approchèrent des navires, et, après quelques instants d’une hésitation bien naturelle, les échanges commencèrent. Les insulaires, pour des cocos, des ignames et des étoffes moins belles que celles de Taïti, exigeaient des morceaux de drap rouge, et repoussaient avec mépris le fer, les clous et ces pendants d’oreilles qui venaient pourtant d’obtenir un si grand succès dans l’archipel Bourbon, nom sous lequel Bougainville désigne le groupe taïtien. Les naturels avaient la poitrine, et les cuisses, jusqu’au-dessus du genou, peintes d’un bleu foncé ; ils ne portaient pas de barbe, et leurs cheveux étaient relevés en touffe sur le haut de la tête.

Le jour suivant, de nouvelles îles, qui appartenaient au même archipel, furent reconnues. Leurs habitants, qui semblaient assez sauvages, ne voulurent jamais accoster les navires.

« La longitude de ces îles, dit la relation, est à peu près la même par laquelle s’estimait être Abel Tasman, lorsqu’il découvrit les îles d’Amsterdam et de Rotterdam, des Pilstaars, du Prince-Guillaume, et les bas-fonds de Fleemskerk. C’est aussi celle qu’on assigne, à peu de chose près, aux îles de Salomon. D’ailleurs, les pirogues que nous avons vues voguer au large et dans le sud semblent indiquer d’autres îles dans cette partie. Ainsi, ces terres paraissent former une chaîne étendue sous le même méridien. Les îles qui composent cet archipel des Navigateurs gisent sous le quatorzième parallèle austral entre 171 et 172 degrés de longitude à l’ouest de Paris. »

Le scorbut commençait à reparaître avec l’épuisement des vivres frais. Il fallait donc songer à relâcher de nouveau. Le 22 du même mois et les jours suivants, furent reconnues les îles de la Pentecôte, Aurore et l’île des Lépreux, qui font partie de l’archipel des Nouvelles-Hébrides, qu’avait découvert Quiros en 1606. L’abordage paraissant facile, le commandant résolut d’envoyer à terre un détachement qui rapporterait des cocos et d’autres fruits antiscorbutiques. Pendant la journée, Bougainville alla le rejoindre. Les matelots coupaient du bois, et les indigènes les aidaient à l’embarquer. Malgré ces bonnes dispositions apparentes, ces derniers n’avaient pas abandonné toute méfiance et conservaient leurs armes à la main ; ceux mêmes qui n’en avaient pas, tenaient de grosses pierres, qu’ils étaient prêts à lancer. Quand les bateaux furent chargés de bois et de fruits, Bougainville fit rembarquer tout son monde. Les indigènes s’approchèrent à ce moment en troupe nombreuse, firent voler une grêle de flèches, de lances et de zagaies ; quelques-uns entrèrent même dans l’eau pour mieux ajuster les Français. Plusieurs coups de fusil tirés en l’air n’ayant produit aucun effet, une décharge bien nourrie fit fuir les naturels.

Quelques jours plus tard, un canot, qui cherchait un mouillage sur la côte de


Gravé par E. Morieu.



L’aventure de Barré. (Page 90.)


l’île aux Lépreux, se mit dans le cas d’être attaqué. Deux flèches, qui lui furent tirées, servirent de prétexte à la première décharge, bientôt suivie d’un feu si nourri, que Bougainville crut son embarcation en grand danger. Le nombre des victimes fut considérable ; les indigènes poussaient des cris épouvantables dans les bois où ils s’étaient réfugiés. Ce fut un véritable massacre. Le commandant, très inquiet de cette mousquetade prolongée, allait détacher au secours de son canot une nouvelle embarcation, lorsqu’il le vit doubler une pointe. Il lui fit aussitôt le signal de ralliement. « Je pris, dit-il, des mesures pour que nous ne fussions plus déshonorés par un pareil abus de la supériorité de nos forces. »

Qu’elle est triste, cette facilité de tous les navigateurs à abuser de leur puissance ! Cette manie de la destruction, sans aucun mobile, sans nécessité, sans attrait même, ne soulève-t-elle pas l’indignation ? À quelque nation qu’appartiennent les explorateurs, nous les voyons commettre les mêmes actes. Ce n’est donc pas à tel ou tel peuple qu’il faut faire ce reproche de cruauté, mais bien à l’humanité tout entière.

Après s’être procuré les ressources dont il avait besoin, Bougainville reprit la mer.

Il semble que ce navigateur ait tenu surtout à faire beaucoup de découvertes, car toutes les terres qu’il rencontre, il les reconnaît très superficiellement, à la hâte, et de toutes les cartes, pourtant assez nombreuses, qui illustrent sa relation de voyage, il n’en est aucune qui embrasse en entier un archipel, qui résolve les diverses questions que peut faire naître une nouvelle découverte. Ce n’est pas ainsi que devait procéder le capitaine Cook. Ses explorations, toujours conduites avec soin, avec une persévérance très rare, l’ont, par cela même, classé bien au-dessus du navigateur français.

Ces terres, que les Français venaient de rencontrer, n’étaient autres que les îles du Saint-Esprit, de Mallicolo, avec Saint-Barthélemy et les îlots qui en dépendent. Bien qu’il eût parfaitement reconnu l’identité de ce groupe avec la Tierra del Espiritu-Santo de Quiros, Bougainville ne put se dispenser de lui donner un nouveau nom, et l’appela archipel des « Grandes-Cyclades », — dénomination à laquelle on a préféré celle de « Nouvelles-Hébrides ».

« Je croirais volontiers, dit-il, que c’est son extrémité septentrionale que Roggewein a vue sous le onzième parallèle, et qu’il a nommée Thienhoven et Groningue. Pour nous, quand nous y atterrîmes, tout devait nous persuader que nous étions à la Terre australe du Saint-Esprit. Les apparences semblaient se conformer au récit de Quiros, et ce que nous découvrions chaque jour encourageait nos recherches. Il est bien singulier que, précisément par la même latitude et la même longitude où Quiros place sa grande baie de Saint-Jacques et Saint-Philippe, sur une côte qui paraissait, au premier coup d’œil, celle d’un continent, nous ayons trouvé un passage de largeur égale à celle qu’il donne à l’ouverture de sa baie. Le navigateur espagnol a-t-il mal vu ? A-t-il voulu masquer ses découvertes ? Les géographes avaient-ils deviné, en faisant de la Terre du Saint-Esprit un même continent avec la Nouvelle-Guinée ? Pour résoudre ce problème, il fallait suivre encore le même parallèle pendant plus de 350 lieues. Je m’y déterminai, quoique l’état et la quantité de nos vivres nous avertissent d’aller promptement chercher quelque établissement européen. On verra qu’il s’en est peu fallu que nous n’ayons été les victimes de notre constance. »

Tandis que Bougainville était dans ces parages, certaines affaires de service l’ayant appelé sur sa conserve l’Étoile, il y vérifia un fait singulier, objet, depuis quelque temps déjà, des conversations de tout l’équipage. M. de Commerson, le naturaliste, avait pour domestique un nommé Barré. Infatigable, intelligent, déjà botaniste très exercé, on avait vu Barré prendre part à toutes les herborisations, porter les boîtes, les provisions, les armes et les cahiers de plantes avec un courage qui lui avait mérité du botaniste le surnom de sa « bête de somme ». Or, depuis quelque temps déjà, Barré passait pour être une femme. Son visage glabre, le son de sa voix, sa réserve, et certains autres indices semblaient justifier cette supposition, lorsqu’un fait, arrivé à Taïti, vint changer les soupçons en certitude.

M. de Commerson était descendu à terre pour herboriser, et, suivant sa coutume, Barré le suivait avec les boîtes, lorsqu’il est entouré par les indigènes, qui, criant que c’est une femme, se mettent en devoir de vérifier leurs assertions. Un enseigne, M. de Bournand, eut toutes les peines du monde à le tirer des mains des naturels et à l’escorter jusqu’à l’embarcation.

Durant sa visite à l’Étoile, Bougainville reçut la confession de Barré. Tout en pleurs, l’aide naturaliste lui avoua son sexe, et s’excusa d’avoir trompé son maître, en se présentant sous des habits d’homme, au moment même de l’embarquement. N’ayant plus de famille, ruinée par un procès, cette fille avait pris le vêtement masculin pour se faire respecter. Elle savait, d’ailleurs, en s’embarquant, qu’elle devait faire un voyage de circumnavigation, et cette perspective, loin de l’effrayer, l’avait affermie dans sa résolution.

« Elle sera la première femme qui ait fait le tour du monde, dit Bougainville, et je lui dois la justice qu’elle s’est toujours conduite à bord avec la plus scrupuleuse sagesse. Elle n’est ni laide ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Il faut convenir que, si les deux vaisseaux eussent fait naufrage sur quelque île déserte, la chance eût été fort singulière pour Barré. »

Ce fut le 29 mai que l’expédition cessa de voir la terre. La route fut dirigée à l’ouest. Le 4 juin, par 15° 50′ de latitude et 148° 10′ de longitude est, fut aperçu un très dangereux écueil, qui émerge si peu de l’eau, qu’à deux lieues de distance on ne le voit pas du haut des mâts. La rencontre d’autres brisants, de quantité de troncs d’arbres, de fruits et de goémons, la tranquillité de la mer, tout indiquait le voisinage d’une grande terre au sud-est. C’était la Nouvelle-Hollande.

Bougainville résolut alors de sortir de ces parages dangereux, où il n’avait chance de rencontrer qu’une région ingrate, une mer semée d’écueils et de bas-fonds. Une autre raison le pressait de changer de route : ses provisions tiraient à leur fin, la viande salée infectait, et l’on préférait se nourrir des rats que l’on pouvait prendre. Il ne restait plus que pour deux mois de pain et quarante jours de légumes. Tout commandait de remonter au nord.

Malheureusement, les vents du sud cessèrent, et, lorsqu’ils se rétablirent, ce fut pour mettre l’expédition à deux doigts de sa perte. Le 10 juin, la terre fut aperçue au nord. C’était le fond du golfe de la Louisiade qui a reçu le nom de Cul-de-Sac-de-l’Orangerie. Le pays était splendide. Au bord de la mer, une plaine basse, couverte d’arbres et de bosquets, dont les senteurs embaumées parvenaient jusqu’aux navires, se relevait en amphithéâtre vers les montagnes qui perdaient leur cime dans les nues.

Bientôt, il devint impossible de visiter cette riche et fertile contrée, tout autant que de chercher, dans l’ouest, un passage au sud de la Nouvelle-Guinée, qui, par le golfe de Carpentarie, aurait rapidement conduit aux Moluques. D’ailleurs, ce passage existait-il ? Rien n’était plus problématique, car on croyait avoir vu la terre s’étendre au loin dans l’ouest. Il fallait sortir au plus tôt du golfe où l’on s’était imprudemment engagé.

Mais il y a loin du désir à la réalité. Jusqu’au 21 juin, les deux bâtiments s’efforcèrent, vainement, de s’éloigner, dans l’ouest, de cette côte semée d’écueils et de brisants, sur laquelle le vent et les courants semblaient vouloir les affaler. La brume et la pluie se mirent si bien de la partie qu’il n’y avait moyen de marcher de conserve avec l’Étoile qu’en tirant des coups de canon. Si le vent venait à changer, on en profitait aussitôt pour prendre du large ; mais il ne tardait pas à souffler encore de l’est-sud-est, et le chemin qu’on avait gagné était bientôt reperdu. Pendant cette rude croisière, il fallut diminuer la ration de pain et de légumes, défendre, sous des peines sévères, de manger les vieux cuirs, et sacrifier la dernière chèvre qui fût à bord.

Le lecteur, tranquillement assis au coin de son feu, se figure difficilement avec quelles inquiétudes on naviguait sur ces mers inconnues, menacé de toutes parts de la rencontre inopinée d’écueils et de brisants, avec des vents contraires, des courants ignorés et un brouillard qui cachait la vue des dangers.

Ce fut seulement le 26 que fut doublé le cap de la Délivrance. Il était désormais possible de faire route au nord-nord-est.

Deux jours plus tard, on avait fait à peu près soixante lieues dans le nord, lorsqu’on aperçut plusieurs terres à l’avant. Bougainville, dans sa pensée, les rattachait au groupe de la Louisiade ; mais elles sont plus ordinairement considérées comme dépendant de l’archipel Salomon, que Carteret, qui les avait vues l’année précédente, ne croyait pas plus avoir retrouvées que le navigateur français.

De nombreuses pirogues sans balancier ne tardèrent pas à entourer les deux navires. Elles étaient montées par des hommes aussi noirs que des Africains, aux cheveux crépus, longs et de couleur rousse. Armés de zagaies, ils poussaient de grands cris et annonçaient des dispositions peu pacifiques. Au reste, il fallut renoncer à accoster. La lame brisait partout avec violence, et la plage était si étroite qu’à peine semblait-il y en avoir.

Entouré d’îles de tous côtés, noyé dans une brume épaisse, Bougainville donna, d’instinct, dans un passage large de quatre ou cinq lieues, où la mer était si mauvaise que l’Étoile fut forcée de fermer ses écoutilles. Sur la côte orientale fut aperçue une jolie baie, qui promettait un bon mouillage. Des embarcations furent envoyées pour sonder. Tandis qu’elles étaient occupées à ce travail, une dizaine de pirogues, sur lesquelles pouvaient être embarqués cent cinquante hommes armés de boucliers, de lances et d’arcs, s’avancèrent contre elles. Ces pirogues se séparèrent bientôt en deux bandes pour envelopper les embarcations françaises. Les naturels, dès qu’ils furent arrivés à portée, firent pleuvoir sur les bateaux une nuée de flèches et de javelots. Une première décharge ne les arrêta pas. Il en fallut une seconde pour les mettre en fuite. Deux pirogues, dont l’équipage s’était jeté à la mer, furent capturées. Longues et bien travaillées, elles étaient décorées, à l’avant, d’une tête d’homme sculptée, dont les yeux étaient de nacre, les oreilles d’écaille de tortue, les lèvres peintes en rouge. Le cours d’eau où cette attaque s’était produite reçut le nom de rivière des Guerriers, et l’île prit celui de Choiseul, en l’honneur du ministre de la marine.

À la sortie de ce passage, une nouvelle terre fut découverte : c’est l’île Bougainville, dont l’extrémité septentrionale ou cap de Laverdy semble se joindre à l’île de Bouka. Cette dernière, que Carteret avait vue l’année précédente et qu’il avait appelée Winchelsea, paraissait excessivement peuplée, si l’on en juge d’après le nombre de cases dont elle était couverte. Les habitants, que Bougainville qualifie de nègres, sans doute pour les distinguer des Polynésiens et des Malais, sont des Papuas, de la même race que les indigènes de la Nouvelle-Guinée. Leurs cheveux crépus et courts étaient teints de rouge, leurs dents avaient emprunté la même couleur au bétel, qu’ils mâchent constamment. La côte, plantée de cocotiers et d’autres arbres, promettait des rafraîchissements en abondance ; mais les vents contraires et les courants entraînèrent rapidement les deux navires.

Le 6 juillet, Bougainville jetait l’ancre sur la côte méridionale de la Nouvelle-Irlande, qui avait été découverte par Schouten, dans le port Praslin, à l’endroit même où Carteret s’était arrêté.

« Nous envoyâmes à terre nos pièces à l’eau, dit la relation ; nous y dressâmes quelques tentes, et l’on commença à faire l’eau, le bois et les lessives, toutes choses de première nécessité. Le débarquement était magnifique, sur un sable fin, sans aucune roche ni vague ; l’intérieur du port, dans un espace de quatre cents pas, contenait quatre ruisseaux. Nous en prîmes trois pour notre usage ; un destiné à faire l’eau de la Boudeuse, un second pour celle de l’Étoile, le troisième pour laver. Le bois se trouvait au bord de la mer, et il y en avait de plusieurs espèces, toutes très bonnes à brûler, quelques-unes superbes pour les ouvrages de charpente, de menuiserie et même de tabletterie. Les deux vaisseaux étaient à portée de la voix l’un de l’autre et de la rive. D’ailleurs, le port et ses environs, fort au loin, étaient inhabités, ce qui nous procurait une paix et une liberté précieuses. Ainsi, nous ne pouvions désirer un ancrage plus sûr, un lieu plus commode pour faire l’eau, le bois et les diverses réparations dont les navires avaient le plus urgent besoin, et pour laisser errer à leur fantaisie nos scorbutiques dans les bois. Tels étaient les avantages de cette relâche ; elle avait aussi ses inconvénients. Malgré les recherches que l’on en fit, on n’y découvrit ni cocos, ni bananes, ni aucune des ressources qu’on aurait pu, de gré ou de force, tirer d’un pays habité. Si la pêche n’était pas abondante, on ne devait attendre, ici, que la sûreté et le strict nécessaire. Il y avait alors tout lieu de craindre que les malades ne s’y rétablissent pas. À la vérité, nous n’en avions pas qui fussent attaqués fortement ; mais plusieurs étaient atteints, et, s’ils ne s’amendaient point ici, le progrès du mal ne pouvait plus être que rapide. »

Il y avait à peine quelques jours que les Français étaient arrêtés en cet endroit, lorsqu’un matelot trouva un morceau de plaque de plomb, sur lequel se lisait encore un fragment d’inscription en anglais. On n’eut pas de peine à retrouver l’endroit où Carteret avait campé l’année précédente.

Les ressources que le pays offrait aux chasseurs étaient des plus médiocres. Ils aperçurent bien quelques sangliers ou cochons marrons, mais il leur fut impossible de les tirer. En revanche, ils abattirent des pigeons de la plus grande beauté, au ventre et au cou d’un gris blanc, au plumage vert doré, des tourterelles, des veuves, des perroquets, des oiseaux couronnés et une espèce de corbeau dont le cri ressemble, à s’y méprendre, à l’aboiement d’un chien. Les arbres étaient grands et magnifiques ; c’étaient le bétel, l’arec, le jonc, le poivrier, etc.

Les reptiles malfaisants fourmillaient dans ces terrains marécageux, au milieu de ces forêts vierges, serpents, scorpions et quantité d’autres animaux venimeux. Il n’y en avait malheureusement pas que sur terre. Un matelot qui cherchait des « marteaux », mollusque bivalve très rare, fut piqué par une espèce de serpent. Après cinq ou six heures de souffrances terribles et de convulsions effrayantes, les douleurs diminuèrent, et enfin, la thériaque et l’eau de lusse, qu’on lui avait administrées après la morsure, le remirent sur pied. Cet accident ralentit singulièrement le zèle des amateurs de conchyliologie.

Le 22, après une grosse tourmente, les navires ressentirent plusieurs secousses de tremblement de terre, la mer haussa et baissa plusieurs fois de suite, ce qui effraya terriblement les matelots occupés à pêcher. Malgré la pluie et les orages, qui se succédaient sans discontinuer, tous les jours, un détachement partait à la recherche des lataniers, des palmistes et des tourterelles. On se promettait monts et merveilles ; mais, le plus souvent, on revenait les mains vides et sans autre résultat que d’être trempé jusqu’aux os. Une curiosité naturelle, mille fois plus belle que les merveilles inventées pour l’ornement des palais des souverains, attirait chaque jour, à quelque distance du mouillage, de nombreux visiteurs qui ne se lassaient pas de l’admirer.

« C’était une cascade. La décrire serait impossible. Il faudrait, pour en faire comprendre toute la beauté, reproduire par le pinceau les feux étincelants des nappes frappées par le soleil, l’ombre vaporeuse des arbres tropicaux qui s’élançaient de l’eau même, et les jeux fantastiques de la lumière sur un paysage grandiose, que la main de l’homme n’avait pas encore gâté. »

Dès que le temps changea, les vaisseaux quittèrent le port Praslin et continuèrent à suivre la côte de la Nouvelle-Bretagne, jusqu’au 3 août. L’Étoile, attaquée en route par une multitude de pirogues, avait été obligée de répondre aux pierres et aux flèches par quelques coups de fusil qui avaient mis en fuite les assaillants. Le 4, furent aperçues les terres nommées par Dampier île Mathias et île Orageuse. Trois jours plus tard fut reconnue l’île des Anachorètes, ainsi nommée parce qu’un grand nombre de pirogues, occupées à la pêche, ne se dérangèrent pas à la vue de l’Étoile et de la Boudeuse, dédaignant de nouer aucune relation avec ces étrangers.

Après une série d’îlots à demi submergés, sur lesquels les bâtiments faillirent s’échouer, et que Bougainville nomma l’Échiquier, la côte de la Nouvelle Guinée fut aperçue. Haute et montueuse, elle courait dans l’ouest-nord-ouest. Le 12, fut découverte une grande baie ; mais les courants qui, jusqu’alors, avaient été contraires, ne tardèrent pas à entraîner les bâtiments loin de cette baie,



signalée, à plus de vingt lieues au large, par deux sentinelles gigantesques, les monts Cyclope et Bougainville.

Les îles Arimoa, dont la plus grande n’a que quatre milles d’étendue, furent reconnues ensuite ; mais le mauvais temps et les courants obligèrent les deux navires à tenir la haute mer et à cesser toute exploration. Il fallut cependant se rapprocher de la terre pour ne pas commettre quelque erreur dangereuse, et manquer le débouquement dans la mer des Indes. Les îles Mispulu et Waigiou, cette dernière à l’extrémité nord-est de la Nouvelle-Guinée, furent successivement dépassées.

Le canal des Français, qui permit aux bâtiments de quitter cet amas de


Portrait de Cook. (Fac-similé. Gravure ancienne.)


petites îles et de rochers, fut heureusement franchi. Dès lors, Bougainville pénétrait dans l’archipel des Moluques, où il comptait trouver les rafraîchissements nécessaires pour les quarante-cinq scorbutiques qu’il comptait à son bord.

Dans l’ignorance absolue des événements qui avaient pu se passer en Europe depuis son départ, Bougainville ne voulait pas se risquer dans une colonie où il n’aurait pas été le plus fort. Le petit comptoir que les Hollandais avaient établi sur l’île de Boero ou Bourou, convenait parfaitement à ses projets, d’autant mieux qu’il était facile de s’y procurer des rafraîchissements. Les équipages reçurent, avec la joie la plus vive, l’ordre de pénétrer dans le golfe de Cajeti. Il n’était personne à bord qui n’eût ressenti les atteintes du scorbut, et la moitié des équipages se trouvait, dit Bougainville, dans l’impossibilité absolue de faire son service.

« Les vivres qui nous restaient étaient si pourris et d’une odeur si cadavéreuse, que les moments les plus durs de nos tristes journées étaient ceux où la cloche avertissait de prendre ces aliments dégoûtants et malsains. Combien cette situation embellissait encore à nos yeux le charmant paysage des îles Boero ! Dès le milieu de la nuit, une odeur agréable, exhalée des plantes aromatiques dont les îles Moluques sont couvertes, s’était fait sentir à plusieurs lieues en mer et avait semblé l’avant-coureur qui annonçait la fin de nos maux. L’aspect du bourg assez grand, situé au fond du golfe, celui des vaisseaux à l’ancre, la vue des bestiaux errant dans les prairies qui environnent le bourg, causèrent des transports, que j’ai partagés sans doute, et que je ne saurais dépeindre. »

À peine la Boudeuse et l’Étoile avaient-elles mouillé, que le résident du comptoir envoya deux soldats s’informer, auprès du commandant français, des motifs qui le faisaient s’arrêter en cet endroit, alors qu’il devait savoir que l’entrée n’en était permise qu’aux seuls navires de la Compagnie des Indes. Bougainville lui dépêcha aussitôt un officier chargé d’expliquer que, pressé par la faim et la maladie, il était forcé d’entrer dans le premier port qu’il rencontrait sur sa route. D’ailleurs, il quitterait Boero dès qu’il aurait reçu les secours dont il avait le plus urgent besoin, et qu’il réclamait au nom de l’humanité. Le résident lui renvoya alors l’ordre du gouverneur d’Amboine qui lui défendait expressément de recevoir dans son port aucun navire étranger, et pria Bougainville de vouloir bien consigner par écrit les motifs de sa relâche, afin de pouvoir prouver à son supérieur qu’il n’avait enfreint ses ordres que sous la pression de la plus impérieuse nécessité.

Lorsque Bougainville eut signé ce certificat, la plus franche cordialité présida aux rapports qui s’établirent aussitôt avec les Hollandais. Le résident voulut recevoir à sa table l’état-major des deux navires, et une convention fut conclue pour la fourniture de la viande fraîche. Le pain fut remplacé par le riz, nourriture ordinaire des Hollandais, et les légumes frais, qui ne sont point communément cultivés dans cette île, furent fournis aux équipages par le résident, qui les tira du jardin de la Compagnie. Certes, il eût été à souhaiter pour le rétablissement des malades qu’on pût prolonger cette relâche ; mais la fin de la mousson d’est pressait Bougainville de partir pour Batavia.

Ce fut le 7 septembre que le commandant quitta Boero, avec la persuasion que la navigation dans cet archipel n’était pas aussi difficile que les Hollandais voulaient bien le dire. Quant à se fier aux cartes françaises, il n’y fallait pas compter ; elles étaient plus propres à faire perdre les navires qu’à les guider. Bougainville dirigea donc sa route par les détroits de Button et de Saleyer. Ce chemin, fréquenté par les Hollandais, était très peu connu des autres nations. Aussi la relation décrit-elle avec le plus grand soin et de cap en cap le chemin qu’il a suivi. Nous n’insisterons pas sur cette partie du voyage, bien qu’elle ait été très instructive ; mais, par cela même, elle s’adresse spécialement aux hommes du métier.

Le 28 septembre, après dix mois et demi de voyage depuis le départ de Montevideo, l’Étoile et la Boudeuse arrivaient à Batavia, l’une des plus belles colonies de l’univers. On peut dire que, dès lors, le voyage était terminé. Après avoir touché à l’île de France, au cap de Bonne-Espérance et à l’île de l’Ascension, près de laquelle il rencontra Carteret, Bougainville rentra, le 16 février 1769, à Saint-Malo, n’ayant perdu que sept hommes, depuis deux ans et quatre mois qu’il avait quitté Nantes.

Le reste de la carrière de cet heureux navigateur ne rentre pas dans notre cadre ; aussi n’en dirons-nous que peu de mots. Il prit part à la guerre d’Amérique et soutint, en 1781, un combat honorable devant le Fort-Royal de la Martinique. Chef d’escadre depuis 1780, il fut chargé, dix ans plus tard, de rétablir l’ordre dans la flottille mutinée de M. d’Albert de Rions. Nommé vice-amiral en 1792, il ne crut pas devoir accepter un grade éminent, qu’il considérait, suivant ses propres expressions, comme un titre sans fonctions. Successivement appelé au Bureau des longitudes et à l’Institut, élevé à la dignité de sénateur, créé comte par Napoléon Ier, Bougainville mourut, le 31 août 1811, chargé d’ans et d’honneurs.

Ce qui a rendu populaire le nom de Bougainville, c’est d’avoir été le premier Français qui ait accompli le tour du monde. S’il eut le mérite de découvrir et de reconnaître, sinon d’explorer, plusieurs archipels ignorés ou peu connus avant lui, on peut dire qu’il dut sa réputation bien plutôt au charme, à la facilité, à l’animation de son récit de voyage qu’à ses travaux. S’il est plus connu que tant d’autres marins français, ses émules, ce n’est pas qu’il ait fait plus ou mieux qu’eux, c’est qu’il sut raconter ses aventures de manière à charmer ses contemporains.

Quant à Guyot-Duclos, son poste secondaire dans l’entreprise et sa roture ne lui valurent aucune récompense. S’il fut nommé plus tard chevalier de Saint-Louis, il le mérita par son sauvetage de la Belle-Poule. Bien qu’il fût né en 1722, et qu’il naviguât depuis 1734, il n’était encore que lieutenant de vaisseau en 1791. Il fallut l’avènement de ministres imbus de l’esprit nouveau pour qu’il obtînt à cette époque le grade de capitaine de vaisseau, tardive récompense de longs et signalés services. Il mourut à Saint-Servan le 10 mars 1794.