Les grands Courans littéraires au XIXe siècle

LES GRANDS COURANS
DE
LA LITTERATURE FRANCAISE
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

Dite Hauptströmungen der Literatur des neunzehnten Jahrhunderis. Vorlesungen gehalten an der Koperhagener Universität von G. Brandes.


I

C’est par l’opinion que les étrangers portent sur elle qu’une grande nation donne sa mesure, car les étrangers sont pour nous « la postérité contemporaine. » Mme de Staël ne s’est pas contentée de dire le mot, elle a joint l’exemple au proverbe. Du livre sur l’Allemagne date une littérature nouvelle ; c’est la première fois que la critique s’exerce en dehors des préjugés de race. Hauteur et libéralité des points de vue, suprême indépendance d’esprit, rare compréhension, ce livre a tous les avantages qui distinguent les œuvres de première main ; tout en montrant à la France l’Allemagne pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle vaut, il opère mille découvertes au profit de l’Allemagne elle-même ; les influences climatériques, les relativités, il ne néglige rien ; vous sentez en le lisant que la critique internationale est créée et que vous avez affaire à l’une de ces œuvres comme il en naît au début des grandes périodes littéraires, et comme en a produit dans tous les genres l’incomparable mouvement qui signale les quarante premières années de notre siècle.

La censure de Bonaparte jugea l’ouvrage anti-français, et dans la mémorable lettre du ministre de la police qui signifie son congé à l’illustre dame, si la politique du moment entra pour beaucoup, je ne jurerais pas qu’il n’y eût point un peu de cette humeur maussade et rancunière qu’en littérature les tenans du passé trouvent toujours moyen de témoigner aux représentans de l’idée nouvelle. « Nous ne sommes, Dieu merci, pas réduits à chercher nos modèles chez ces races que vous admirez ; votre ouvrage n’est point français ; l’air de ce pays-ci ne vous convient pas. » Comprenons bien tout ce que ces derniers mots renferment d’ironie et d’amertume : l’air de la France ne vous convient pas, allez-vous-en. Autrement dit, vous n’avez pas craint de préférer la liberté au despotisme, alors même que le despote est le maître du monde ; vous avez eu l’audace, en des jours où l’oppression règne partout, de nous peindre dans Corinne la souveraine indépendance du génie, et, chassée de Paris, de faire couronner votre idéal au Capitole ; vous avez osé dire au peuple français ses vérités en plein visage, et cela juste à l’heure où sa vanité nationale l’enivre et le met hors de lui, où ses aigles couvrent l’Europe de leurs ailes victorieuses ; vous avez osé venir nous parler, de quoi ? De la poésie et de la philosophie de l’Allemagne, des libertés de l’Angleterre, des arts de l’Italie. L’Allemagne, nous l’avons vaincue, l’Angleterre se nomme la perfide Albion, et l’Italie est une de nos provinces ; sachez, madame, qu’en dehors de la France napoléonienne rien n’existe sous les cieux. Vous l’avez ignoré, c’est un crime, et tout crime mérite son châtiment ; le vôtre sera de n’être plus Française, de voir vos livres saisis, vos manuscrits brûlés, et de quitter le territoire natal dans les vingt-quatre heures en ayant sur vos pas une meute de sbires et d’espions qui vous traqueront par-delà la frontière.

Mme de Staël fut en effet la première qui sut dire aux Français leurs vérités et leur montrer d’autres modèles que ceux qu’ils avaient toujours admirés. Nous vivions dans l’exclusive contemplation de nous-mêmes, ne jurant que par nos classiques, attribuant à leurs seuls chefs-d’œuvre cette influence irrésistible exercée par nous à l’étranger et que nous devions bien moins au lustre particulier d’un grand siècle épisodique dans notre histoire qu’à la prédominance de notre culture intellectuelle, à l’invincible perfection de cette noble langue française, la seule propre à la pensée, la seule façonnée pour la libre discussion à une époque où des Leibniz, des Jacob Böhm, en étaient réduits à recourir au latin faute d’un instrument moderne à leur convenance. Organisation philosophique et raisonnante, avec de grandes facultés d’émotion, esprit pénétrant, voyageur, sachant les langues et toujours capable d’appuyer ses points de vue originaux sur ces notions particulières, techniques, qui font la vraie compétence du critique, l’auteur du livre de l’Allemagne avait toutes les qualités de son entreprise.

Ce qui caractérise Mme de Staël et donne à sa physionomie une originalité puissante, c’est la réunion de deux grandes facultés qui très rarement marchent ensemble : l’auteur de Corinne est un esprit créateur, l’auteur du livre sur l’Allemagne est un critique. En France, cela ne s’était encore jamais vu. La critique est essentiellement conservatrice de sa nature ; comme elle ne crée pas du nouveau, il lui faut plus ou moins s’en tenir à la leçon du passé ; la poésie au contraire représente dans la littérature d’une époque et d’un pays l’élément révolutionnaire. De là ces malentendus, ces querelles interminables, qui retardent le mouvement des idées, et qui ne se produiraient pas, s’il se pouvait faire que tous les critiques fussent des Lessing, des Goethe ou des Staël, c’est-à-dire des écrivains à la fois capables et de censurer et d’inventer. Dans le cours ordinaire des choses, le vrai poète est toujours en avance d’un demi-siècle sur son temps, et pendant qu’il tourne ses yeux vers l’avenir, la critique en maugréant lui corne aux oreilles les préceptes du passé : vestigia grœca ! Le moyen de s’entendre en pareil conflit ? Aussi ne s’entend-on guère, du moins dans le moment ; l’accord ne se fait que plus tard, quand il se fait. Pour comprendre ceux qui regardent vers l’avenir, il faut être soi-même un peu prophète, et Mme de Staël l’était beaucoup ; elle avait ce précieux éclair d’imagination qui donne à la critique force de productivité.

Ses travaux, nous pouvons le dire aujourd’hui, ont été dans le sol alors fraîchement labouré de la France une des semences les plus saines, les plus fécondes ; parfois ils nous complètent Chateaubriand, plus souvent encore ils le corrigent. Si vous voulez de l’éloquence, de l’enthousiasme et du pittoresque, le poète de René vous en prodiguera des trésors ; mais son esthétique, au demeurant, n’est que préjugés. Il manque d’accord avec lui-même, sa théorie est d’un classique, et son œuvre prêche le romantisme jusqu’à la divagation ; en politique, égal désordre, il n’a de sentiment que pour la monarchie et de beaux discours que pour la république, sa religion n’échauffe que la tête et vous laisse le froid au cœur. Mme de Staël n’eut point de ces égaremens ; aussi a-t-elle fait besogne plus durable. Par ses mains s’est écroulée cette muraille de la Chine qui embastillait l’ancienne France ; combien de perspectives ouvertes devant nos yeux sur la nature, sur le beau, quels dignes et chaleureux accens proférés au nom des droits de l’humanité par-delà les frontières des divers états, et dont se souviendront d’âge en âge toutes les âmes fidèles à la tradition d’un christianisme intelligent ! Ce n’est pas seulement chez nous que ce généreux système a porté ses fruits ; de même que l’illustre écrivain avait étudié l’Allemagne au profit de la France, les Anglais, les Allemands ont à leur tour étudié la France au profit de leur pays. Livres et conférences, partout ces utiles travaux se sont multipliés sous différentes formes, les peuples les plus réfractaires au progrès moderne, les plus enveloppés des ombres mystiques du passé, se sont ouverts aux débats au présent ; le Danemark, réactionnaire et piétiste, s’est ému aux noms de Voltaire et de Rousseau. Il vient d’entendre la parole d’un homme libre et autorisé lui raconter la révolution française, les grands esprits qui l’ont précédée, amenée, et ceux qu’elle a suscités dans notre temps, les Chateaubriand, les Constant, les Staël, et le voilà ce vieux Danemark, isolé jusqu’alors dans le romantisme d’Oelenschläger, le voilà lancé en pleins courans, et bon gré mal gré forcé de nager avec le siècle. L’auteur de ce coup d’éclat est un jeune esthéticien de verte allure, nourri à fond de notre XVIIIe siècle, dont les principes, par momens, lui montent au cerveau, ivresse si l’on veut, mais qu’il ne s’agit pas de juger à distance ; constatons seulement que sur place elle a produit les plus puissans effets. Il faudrait se reporter aux souvenirs de la Sorbonne, aux jours épiques des Guizot, des Villemain et des Cousin pour se faire une idée de la fiévreuse agitation entretenue dans Copenhague, pendant l’hiver de 1871, par un simple cours de littérature. Jamais l’université ne s’était vue à pareilles fêtes ; neige, pluie et vent, on bravait tout plutôt que de manquer une de ces séances dont l’esprit public s’occupait ensuite des semaines entières, tant la nouveauté de ces idées frappait chacun, tant on admirait l’audace de cet homme osant ainsi mettre à nu la pauvreté de la littérature nationale. A la vérité, de littérature danoise, il n’en existe pas, prétend M. Brandès ; les bons bourgeois de Copenhague ne s’en étaient encore point doutés. Notre œil ne perçoit les objets ni de trop près, ni de trop loin, et l’étude comparée des littératures a cette double propriété de rapprocher assez de nous les choses qui sont loin pour que nous puissions nous les assimiler, et d’éloigner assez ce qui nous touche pour corriger le défaut d’optique.

Toute grande littérature est en même temps un document historique et moral. Si je veux savoir comment les Français, les Anglais ont vécu, ont pensé à telle période, leurs poètes et leurs prosateurs me l’apprendront ; mais ce n’est point là le fait de tout le monde. En regard de ces nations dirigeantes où les problèmes de l’existence sociale se retrouvent agités, débattus au théâtre, dans les volumes de vers, dans les romans, — loin, bien loin de ces centres de lumière et de productivité sont des pays qui semblent s’être fait une loi de rester à l’écart. Rien de l’étranger n’y pénètre, si ce n’est de temps en temps l’esprit de réaction. Leur littérature ne vous fournit aucun indice ni sur le passé ni sur le présent. Causez avec un Danois de son pays, et demandez-lui de vous citer un de ces noms dans lesquels s’incarne le trait caractéristique du jour ; il ne saura que vous répondre, car, s’il y a des écrivains, leur influence, à vrai dire, n’existe pas. Les questions qui sont dans la société ne sont pas dans la littérature. Quelqu’un qui, au sortir de nos discussions, de nos plaidoyers dramatiques, tomberait à Copenhague, se croirait en Chine ou dans Sirius, à voir ce qui se publie, ce qui se joue. Hiérarchie, pruderie, rationalisme orthodoxe et bigoterie, avec de pareils élémens le royaume de l’intelligence ne se fonde guère ! Le marasme s’étend, la vie devient lourde ; au lieu d’aborder le réel par la discussion, on y échappe par le rêve, on amoncelle idéal sur idéal, on se confine dans la tour d’ivoire, et d’en haut la simple vérité des choses humaines ne vous apparaît plus au loin que comme un point noir. L’Aladdin d’Oelenschläger n’est pas même de l’art pour l’art, c’est de la poésie entée sur de la poésie ; les romans d’Engemann n’ont aucun rapport avec le temps, ne soulèvent aucun débat, aucun problème ; Andersen écrit des idylles ; Frederick Paludan Miller s’attribue les rhythmes de Byron, mais en se gardant bien de toucher aux idées, et cette strophe ironique à la fois et pathétique lui sert à verbaliser sur la théologie[1].

Le XVIIIe siècle mit en avant deux principes : dans la science, esprit de libre recherche, dans la littérature, expansion libre du vrai, du beau humain. Ces idées, comme un torrent, gagnent le monde et se répandent ; tout ce qui ne se meut, pas dans leur courant roule à sa perte ou prend le chemin de l’abîme. En dehors de ce mouvement tout est byzantinisme ; la science n’offre plus que pure scolastique, et la poésie que pure fantasmagorie, moins encore car le passé croyait à ses spectres, et nous, les froides abstractions nous importunent. Ces grandes luttes du siècle précédent d’où se dégagèrent tant d’idées nouvelles pour les diverses littératures de l’Europe avaient laissé presque indifférens les pays scandinaves. Des conquêtes de notre révolution, le Danemark n’avait, pour ainsi dire, pas eu vent, ce qui ne l’empêcha pas, lui qui ne s’était point mêlé à l’action, d’avoir à subir la réaction. Les esprits, pour se garder purs des périlleuses tendances du présent, s’en allèrent vivre dans le passé ; on se nourrit d’allégories, de mythes, de légendes, la fleur bleue du romantisme allemand couvrit le sol. Contre cette littérature d’importation patronnée par une orthodoxie d’état systématiquement hostile au progrès, la libre discussion tôt ou tard devait instrumenter. « Voici trop longtemps que le mot de penseur est chez nous synonyme d’hérétique. Je veux bien parler comme tout le monde, ou plutôt me servir quand je parle de la langue de tout le monde ; mais dès qu’il s’agit de penser, c’est une autre affaire. Il m’est aussi impossible de penser avec la cervelle de mon prochain qu’il m’est impossible de profiter pour ma nourriture de l’alimentation qui le sustente. Commencer par être soi, condition indispensable pour se servir des résultats acquis et tirer parti du bien des autres ; le noble et peut-être le plus beau privilège de l’homme est d’être un éternel recommenceur ; nier l’influence du milieu social, de l’entourage, nul n’y songe, mais cette influence et ce milieu, chaque individu les subit à sa façon. L’homme médiocre accepte sans information ce qu’on lui donne, et prend ce qui se trouve à portée de sa main, tandis que l’homme supérieur choisit son monde et ne fréquente que les esprits qui lui ressemblent, ce qui fait que, lorsqu’il se retrouve ensuite vis-à-vis de la société ordinaire, les sujets de conflit ne lui manquent point. » Ces lignes montrent assez la méthode du jeune esthéticien danois. Tout imbu des idées du présent, le docteur G. Brandès travaille à les faire pénétrer comme un sang régénérateur dans la littérature anémique de son pays. La transfusion devait provoquer de la part du sujet bien de la résistance, que dis-je résistance ! mettons scandale. Il se peut en effet que le professeur de Copenhague ait légèrement force la note. C’est là une tendance trop commune à tous les novateurs et néophytes ; mais que d’anathèmes, justes dieux, à propos d’un simple cours de littérature ! Il n’y avait en jeu qu’une question littéraire, dont les attaques, les dénonciations, le fanatisme, ont fini par faire une question de morale et de religion. Le jeune écrivain fut bientôt traité d’Érostrate ; l’éternel obscurantisme vit en lui l’ennemi de l’ordre social, l’homme de l’étranger, le mauvais patriote. La fameuse mercuriale de ce personnage de l’empire à Mme de Staël eut sa variante à propos de ce jeune indiscret, dont la pensée allait aux découvertes ; à lui aussi, les avertisseurs du vieux conservatisme littéraire, politique et social prodiguèrent leurs sages oracles. « L’air du Danemark ne vous convient pas ; allez en Allemagne, en Angleterre, allez surtout en France, où vous trouverez le jacobinisme et la commune, avec qui vous êtes fait pour vous entendre ! » — Dire que ces idées, objet de tant d’épouvante pour ces pays du nord retardataire, sont aujourd’hui partout en Europe, penser que ces brandons nous viennent de Voltaire et de Rousseau, à qui notre grand XVIe siècle les avait transmis ! Et franchement je ne vois pas comment on pourrait bien s’y prendre pour en finir une bonne fois avec cet héritage. C’est une mode aujourd’hui de rendre la révolution de 1789 responsable de tous nos malheurs. De ce que le présent où nous sommes nous déconcerte et nous gêne, nous regrettons le passé, qui valait certes beaucoup moins, mais où nous n’étions pas. L’aventure n’est point neuve, et se reproduit à chaque crise depuis que le monde existe. L’homme de toutes les époques est ainsi fait, il, s’imagine que les choses doivent se combiner à souhait pour le plus grand bien-être de son court passage ici-bas. Nous nous refusons à comprendre que les quarante ou cinquante années de notre activité particulière importent assez peu, et que l’histoire procède par siècles. Au lieu de vivre avec les événemens, de nous en arranger de notre mieux, nous mettons notre gloire à les entraver ; au lieu de régler, de gouverner le courant, nous le combattons : lutte impossible ! « Le réveil de la contre-révolution est venu empêcher le ralliement pacifique des intérêts généraux de la France et comprimer dans leur germe les développemens du bon sens public. C’est une œuvre d’ordre et de patience que la France de la révolution doit accomplir. L’ancien régime apparaissant en armes la rejette dans des voies pleines de désordre, de violence et d’obscurité. » Ces paroles, que M. Guizot écrivait il y a quarante ans[2], s’offrent à ma plume tout empreintes d’une actualité saisissante.

Le vieux Danemark a donc tressailli au contact de la vie moderne ; Voltaire et Rousseau ont aussi pénétré là grâce au travail que nous venons de signaler. Dès qu’il s’agit en effet du XVIIIe siècle, le premier nom qui vous monte aux lèvres, c’est Voltaire, le second Rousseau, et ces deux noms représentent, résument si bien le siècle dans son ensemble que, lorsque nous voulons réagir contre l’un, nous nous servons de l’autre, de telle sorte que dans l’action comme dans la réaction c’est toujours le XVIIIe siècle qui nous pénètre de son atmosphère. De Rousseau procèdent tous les grands courans littéraires qui depuis quatre-vingts ans fécondent l’Europe. Combien de noms se rattachent à celui-là ! En Allemagne, Herder, Kant, Fichte, Goethe, Jean-Paul, Schiller ; en Angleterre, Byron, un nom qui en vaut cinquante ; en France, Diderot d’abord, puis Chateaubriand, Benjamin Constant, Mme de Staël et George Sand. Tandis que Voltaire agit davantage sur la généralité, Rousseau attire à lui les talens, émeut les écrivains. Comme Aristote et Platon, ils règnent à tour de rôle sur la postérité ; tantôt c’est l’un qui tient le sceptre, et tantôt c’est l’autre. A l’entrée du siècle par exemple, Rousseau prédomine ; mais voici que vers 1848 un coup de main de l’École normale nous ramène Voltaire, dont l’influence reprend et se continue jusqu’à la période actuelle, qui nous montre comme un travail de rapprochement entre les deux branches.


II

Commençons notre histoire avec le siècle ; Voltaire à ce moment s’absente, prend congé, l’esprit de négation entre en vacances et dit « à revoir » aux spectateurs, car il sait bien qu’il reviendra plus tard, lorsque le mouvement qui s’engage aura provoqué à son tour la réaction. Le XVIIIe siècle n’a rien compris au moyen âge, qui ne fut jamais à ses yeux qu’une période barbare ; le moyen âge est partout mis en crédit, et ce n’est point seulement la poésie que charme ce retour vers le passé, les choses de la vie politique et sociale en subissent aussi l’influence. En religion, en politique, c’est l’esprit du passé qui domine, c’est au moyen âge qu’on remonte, à sa chevalerie, à son mysticisme. L’année même où Napoléon signe le concordat paraît le Génie du christianisme, un de ces livres qui prennent le vent d’une époque et dont c’est l’heureuse destinée de naître couleur du temps comme l’oiseau bleu. Un succès immense les accueille et les recommande à la postérité, laquelle se fie à la mode d’antan et la croit sur parole plutôt que d’y aller voir. Un titre si grand ! et derrière ce titre une discussion si mesquine ! Que penserait aujourd’hui l’orthodoxie, que dirait l’exégèse moderne d’une théorie du christianisme uniquement préoccupée de faire prévaloir le côté mythologique, et de nous démontrer que nos idées religieuses peuvent se mettre en opéras et en ballets tout aussi bien que les plus fameuses inventions du paganisme ? Quant à l’esthétique, elle est appropriée aux besoins de la cause et mérite les mêmes égards que l’interprétation théologique. Tasse y prend son rang au-dessus d’Homère, et le vertueux Bernardin s’assoit sur Théocrite ; mais n’allons pas trop loin, car le Génie du christianisme contient René.

Ici, j’ouvre une parenthèse et remonte à l’une de mes deux sources, à Rousseau. Il va de soi que la Nouvelle Héloïse n’a pas été créée sans précédent, — on est toujours plus ou moins l’enfant de quelqu’un ; — mais ni Manon Lescaut, ni Clarisse, que pour ma part le place fort au-dessus du roman de Jean-Jacques, n’ont agité, secoué, enfiévré le monde à l’égal de la Nouvelle Héloïse. C’est toute une commotion qui s’étend au dehors, gagne l’Europe, et dont le contre-coup nous revient ensuite. La France envoie la Nouvelle Héloïse à l’Allemagne, qui lui renvoie Werther, et d’elle en retour reçoit René. L’auteur de l’ouvrage que nous parcourons se demande : « Qu’y a-t-il de nouveau dans l’Héloïse ? » A cela peut-être ne saurait-on mieux répondre que par le mot de Sieyès sur le tiers-état. Qu’était-ce avant Rousseau que la passion dans le roman ? Rien. Que doit-elle être ? Tout ! La galanterie est d’essence aristocratique, la passion est peuple, et c’est désormais à la passion que nous allons avoir affaire. La conception du sentiment au XVIIe siècle diffère entièrement de cet idéal nouveau. L’amour, au temps de Louis XIV, est avant tout le produit le plus délicat, le plus exquis de la civilisation. Il vit de convenances, d’étiquette, il a son programme des cérémonies. En dehors d’un certain style et d’une certaine culture d’esprit, il n’y a pas de femme, — et sans la femme point d’amour ; de là dans les mœurs et la littérature une décence, une politesse imperturbables ; tout ce qui voile la pensée l’ennoblit, et la périphrase seule rend acceptable la passion. De la Princesse de Clèves aux comédies de Marivaux, tous les amoureux se ressemblent ; ce sont gens de la même famille et du même air ; ils se cherchent, s’évitent, se retrouvent, meurent ou se marient sans que jamais la question sociale intervienne dans leurs affaires, et jamais on n’a vu dans ce monde-là qu’une jeune patricienne se soit éprise d’un plébéien : art charmant et aristocratique qui vous captive d’autant plus que vous le sentez disparaître ! Ces femmes, — grandes dames et soubrettes, — dont la sensiblerie à mille grâces, en sont-elles moins femmes pour se maniérer ? Le mimosa, pour sa délicatesse chatouilleuse, en est-il moins naturel ?

Le conventionnel de ce roman, de ce théâtre, de ce style, règne sur tout le siècle : chacun le touche, le coudoie ; ce qui fait qu’il ne blesse personne. Regardez bien, et jusque dans Mozart vous ressaisissez Watteau ! Est-ce une fille des champs, cette Zerline en jupons courts, en fins souliers à talons rouges, qui, son chapeau de bergère au bras, un œil de poudre dans ses cheveux, lance au parterre en minaudant ses jolies gammes emperlées ? Ouvrez la Nouvelle Héloïse, — c’est un autre monde. L’action, le style, le décor, tout change. Adieu l’éternel solennel du grand siècle, les érotiques badinages de la régence, adieu Mme de La Fayette, Marivaux, Crébillon fils ! Nous ne sommes plus à Versailles, dans « les appartemens » ou dans le boudoir d’un Brimborion quelconque, nous sommes à Clarens, en plein canton de Genève : près de nous, la source du Rhône écumant, mugissant, mêlant sans les confondre ses nappes transparentes à l’Arve grisâtre et neigeux ; au loin, le Mont-Blanc gigantesque entre ses deux pics des Alpes. Au coucher du soleil, un rosé tendre baigne les cimes glaciales, qui tantôt, après avoir passé par le violet du crépuscule, bleuiront au lever de la lune. « Insensiblement la lune se leva ! » Remarquons, admirons tout de suite cette influence magique du pittoresque sur le style. Il semble que la nature ait réuni là tous ses contrastes. En moins d’une demi-journée et dans la même promenade, à la chaude haleine de l’été les âpres vents du nord succèdent ; on dirait que les saisons tourbillonnent autour de vous. Quel lac plus bleu que ce lac de Genève ? Dans l’immensité de cet azur, des rondes de montagnes réfléchissent leurs têtes, que le soleil enguirlande de rayons, dont les miroitemens irisent l’atmosphère ! Poussons jusqu’à Montreux, saluons le château de Chillon, mystérieux, ténébreux, sinistre, et ruminant les horreurs du passé au milieu des bénédictions de ce paysage. À cette place, l’horizon s’élargit, l’air s’adoucit, la lumière vaporisée noie et confond tout : le ciel, les Alpes et le lac. Revenons un peu sur nos pas, nous touchons à Clarens, au bosquet de Julie, et nos regards, en leur faisant fête, reconnaissent les lieux d’où le sentiment de la nature s’est répandu sur l’Europe et sur le siècle.

Du même coup, en même temps que le sentiment de la nature et la passion, l’élément démocratique s’introduit dans la littérature George Sand peut naître, le roman moderne est créé. Saint-Preux et Julie diffèrent de classe, l’une est une personne riche et de bonne maison, l’autre un pauvre diable de précepteur. Comme dans Werther, la ferme volonté de sortir des rangs, de parvenir, se marie à l’amour. A quoi songeait donc Napoléon lorsqu’il reprochait à Goethe d’avoir compliqué la passion de son héros d’une sourde rancune contre ce monde aristocratique dont il se sent exclu ? Critiquer l’œuvre à ce point de vue, c’était en méconnaître la tendance. Aux yeux de Rousseau, la galanterie est une chose absolument ridicule ; il n’admet que l’entraînement, le délire de la passion, ses personnages déclament, s’oublient et perdent terre ; mais au plus fort de leurs divagations l’électricité qu’ils dégagent vous saisit, vous remue ; ces êtres-là ne sont point vrais toujours, mais ils vivent. Les baisers qu’ils échangent brûlent leurs lèvres, leurs larmes coulent puissamment, et, quand ils se pâment devant nous, ces spasmes, qui n’étaient jadis que minauderie et coquetterie, nous montrent l’enfant de la nature épuisé par la lutte et succombant. Le roman d’ancienne mode, « l’ancien jeu, » comme il avait son personnel toujours choisi entre gens de qualité, avait aussi sa morale absolument aristocratique, et mettait la religion du mariage sous l’unique sauvegarde des bienséances. On avait l’orgueil du rang, et l’estime qu’on professait envers soi-même tenait l’emploi de la vertu, ce qui fait qu’on a pu dire qu’en France l’adultère était sous Louis XIII un passe-temps, sous Louis XIV une règle et sous la régence un devoir. Rousseau, contre l’esprit de son temps, prend la cause du mariage et la préconise. Son héroïne succombera, ainsi le veut la poétique du genre, mais sans profit pour l’amant, lequel sera, comme Werther, sacrifié à la gloire d’un époux non moins irréprochable qu’ennuyeux.

La Nouvelle Héloïse est de 1761. Werther parait en 1774. Qu’est-ce que Werther ? Les définitions auront beau se multiplier, elles n’épuiseront jamais un tel sujet, les passions et les infortunes de l’individu pris à partie étant cette fois le cas de toute une génération. Au commencement étaient les princes et les rois ; la littérature ne s’adressait qu’à cette sorte de personnages, vivant et se mouvant dans l’atmosphère et les passions de leur propre monde. D’un contraste entre l’aspiration et le pouvoir voulu pour arriver à la satisfaire, entre cette lutte si tragique du dedans et du dehors, nulle apparence ! Même en étendant son cadre, la littérature reste aristocratique, et ses acteurs sont tous gens de qualité que leur naissance et leur richesse élèvent au-dessus des misérables servitudes de la vie. Le siècle change, et la contradiction brusquement surgit. Voici un homme que ses facultés poussent vers les sphères supérieures, un homme tout intelligence et sympathie, qui sent vivre en soi l’univers, et que sa pauvreté condamne à ne remplir que des emplois subalternes. Attelé à son ingrate besogne, exclu de la société par le manque du nécessaire, il met toute sa destinée dans la possession d’une jeune fille, et ce trésor, le premier qui passe s’en empare, et de telle façon que lui-même est obligé de reconnaître au nom de la morale, du droit, de la raison, que son rival fera en somme un meilleur mari et rendra Charlotte plus heureuse. Quel secret chercher là-dessous ? L’amour et le mariage sont-ils incompatibles ? Le cœur a-t-il cessé de s’entendre avec la tête, l’individu va-t-il déclarer la guerre à la société ? Ce qu’il y a, c’est que la crise approche, c’est que le vieil édifice du passé craque et s’effondre. Attendez un peu, et les distinctions de classes, les préjugés de toute sorte vont disparaître sous les ruines sanglantes d’où sortiront plus tard les conquêtes de la révolution. Songeons à cet état d’anxiété mortelle qui dans la nature précède l’orage, représentons-nous ce fiévreux tressaillement, cette stupeur croissante des animaux annonçant de loin le tonnerre : Werther est la poésie du pressentiment, comme René sera la poésie du désenchantement. Entre ces deux types, il y a un monde.

Ainsi qu’elles ont leurs troubles de la veille, les grandes catastrophes humaines ont leurs troubles du lendemain : après l’assaut furieux, l’abattement. Tant de commotions gigantesques n’ont pu réussir à mettre le pauvre cœur humain en équilibre ; tous ces beaux rêves d’égalité, de liberté, se sont engloutis dans un déluge de sang et d’épouvante ; on partait pour la conquête des droits de l’individu, on est rentré avec le despotisme. L’enfant du siècle, nous le revoyons, mais combien changé, pâli ! des rides sur le front, les poings crispés, l’ennui et le désœuvrement l’accablent. Exclu de cette société nouvelle, qu’il maudit, n’y trouvant point sa place, il ira seul errer parmi les tribus sauvages des Indiens. Werther est un songeur, un fantasque, mais son délire est d’un précurseur. Organisation maladive, que la fièvre de l’inconnu travaille et consume, il a le mal de l’avenir, et ce mal-là n’a rien de commun avec la mélancolie, produit spécial d’un temps qui désespère et se résigne. Le grand mélancolique, le misanthrope, c’est René. Près de lui, Alceste n’est qu’un raisonneur. Alceste ressemble à Boileau plus qu’on ne pense ; sa misanthropie est, de même que la poésie de l’auteur du Lutrin, une simple affaire de raisonnement. Mettez un parfait galant homme aux prises avec l’esprit de cour et de salon, que sa brusque franchise ait maille à partir avec les mille petites perversités de la vie mondaine, et vous avez le personnage de Molière : un admirable original, l’unique de son espèce dans la société de son temps, et ne tirant le trait de son caractère que des rapports particuliers de son existence. Alceste ne hait les hommes que parce qu’il est jaloux de sa maîtresse, et le jour où Célimène aura cessé d’être coquette il ne sera pas plus misanthrope que vous et moi. René au contraire est le misanthrope de tempérament :


Atlas leur répondit : C’est que je porte un monde ! ..


L’espèce de mélancolie qui se déclare au commencement de notre siècle ne porte en soi le caractère ni d’un mal individuel ni même d’une maladie naturelle. C’est une épidémie cosmopolite affectant les formes de ces contagions d’origine religieuse qu’on observe si souvent dans l’Europe du moyen âge. Le siècle s’ouvre à peine, et déjà son immense capital d’activité n’est plus à lui ; un homme dispose de sa volonté, de sa puissance. On dirait que l’ère qui vient de naître ait voulu se décharger de tout en s’incarnant dans Bonaparte, pour retomber sitôt après sur elle-même, alanguie, énervée par ce suprême effort. Alors les inquiets, les désœuvrés, entrent en scène, perturbateurs, non pas, mais trouble-fêtes. Nommez-les René, Obermann, peu importe ; ils sont légion. En tête du défilé marche René. Il a l’égoïsme, l’orgueil et l’incommensurable outrecuidance du grand mélancolique moderne, il en a les infatuations, les humeurs sombres, les colères et les caprices, et résume admirablement par leurs petits, méchans et vilains côtés tant de mystificateurs illustres qui se sont moqués de leur époque. Sans cela, comment cette variété du type eût-elle jamais atteint le degré d’influence que nous la voyons encore exercer aujourd’hui ? De quoi se compose en effet ce roman d’une trentaine de pages toutes d’accusations et d’amertumes contre soi-même ? Évidemment le personnage de René ne se montre là que d’une façon fragmentaire ; nous n’assistons dans ce chapitre qu’à la première période de la maladie, et, pour bien voir et bien comprendre l’ensemble des choses et du caractère, c’est à nous de nous aider de l’imagination et d’y mettre, comme on, dit, un peu du nôtre. Je ne prétends pas rendre un auteur responsable des moindres paroles de son héros ; cependant rien n’est dans René qui ne soit dans Chateaubriand à son début, et Chateaubriand vieilli. possède en propre des trésors de rancune et d’animosité dont René lui-même ne se doutait pas. Les lettres écrites de Rome au sujet de Mme de Beaumont dépassent peut-être pour la férocité du sentiment le langage du frère d’Amélie à sa bien-aimée Céluta. Quand je compare Voltaire à ce chrétien, je me demande lequel des deux est le satan. Sans aucun doute Voltaire fut un grand hérétique, mais Chateaubriand est un inhumain. Impitoyable pour les choses, le défenseur de Calas et de Sirven eut toujours des entrailles pour ses semblables ; même pour les femmes qui le trompaient, il fut doux et clément, tandis que l’autre, envers celles qui l’adoraient, fut atroce.

Nous avons naguère, à propos de l’auteur de Caïn et de Manfred[3], noté certains travers de cette époque, où les plus célèbres s’évertuaient à passer pour les plus méchans. Chateaubriand eut comme les autres ce glorieux prestige du maudit, de l’être qui traîne après soi d’insondables mystères de fatalité, et le pire, c’est que dans son jeu tout ne fut pas grimace, et qu’il avait au fond de sa nature un véritable instinct de destructivité. Lord Byron y mettait au moins de la franchise. A la société qui l’accusait de tous les vices et de toutes les infamies, il criait : « Je suis le diable, » et montrait le pied de cheval ; mais faire marcher ensemble le christianisme et René, persuader aux gens que ces pages d’un raffinement de perversité qui révolte devaient servir à l’édification des âmes, quelle ironie et quel tour de force ! Ce livre, dans la pensée de son auteur, n’a qu’un but, qu’un intérêt, prêcher le rétablissement des cloîtres, unique et suprême refuge contre certaines aberrations du cœur. Il fallait un prétexte, et c’est le génie de Chateaubriand bien plutôt que le génie du christianisme qui l’aura trouvé. Deux courans sont là qui se combattent : réaction religieuse d’une part, et de l’autre la poésie du siècle, l’esprit de la révolution, venu sans qu’on le demande et forçant la porte au mysticisme. Rousseau ne réclamait dans le roman que les droits de la nature, et c’est à peindre une passion contre nature que s’ingénie le virtuose par excellence de la réaction religieuse du moment. Il est tellement séduisant, irrésistible, que sa propre sœur cède éperdue à la fascination ! Près de ce gentilhomme ténébreux, Saint-Preux, Valmont et Lovelace ne sont que suborneurs vulgaires. Être aimé jusqu’à l’inceste, voilà le vrai triomphe ! Et tandis que sa victime prend le voile et descend vivante au sépulcre, il s’en va, lui, par-delà l’Atlantique, promener sa plaintive élégie et donner pour fond à son attitude la forêt vierge et les cataractes du Nouveau-Monde. René se laisse aimer, il n’aime point ; il est la flamme qui éclaire et qui dévore, il passe en ravageant, ainsi que le veut le Dieu qu’il croit servir en s’adorant soi-même, et qui l’a évidemment choisi et désigné pour répandre sur l’univers la parole d’égoïsme et de vanité. Il y a tout à supposer que ce même vicomte de Chateaubriand, qui se personnifie dans René, ne fut jamais aimé de sa sœur que comme le meilleur des frères ; mais il fallait s’imposer à la littérature du moment, et, pour la mieux pousser aux bonnes voies, la gouverner d’abord par ses travers. Le génie de la révolution a mis à la mode cette façon de reprendre à nouveau les préjugés, d’aborder dans le roman des sujets qui jadis eussent scandalisé, et c’est un amusant spectacle de voir ici René, l’apôtre de la réaction religieuse, donner la note au Caïn de Byron, lequel est également aimé de sa sœur et vit avec elle en parfait accord d’hyménée. Quels que soient les dehors, les surfaces, l’intention démoniaque se trahit au fond de tout, c’est une rage d’empoisonner les sources vives, de compliquer, de corrompre les sentimens, de ne plus goûter aucune joie dans sa pureté naturelle. L’amour devient une malédiction, la mort devient le néant, et contre l’infernale amertume de cette double ivresse de la malédiction et du néant, plus rien ne saurait prévaloir. Cette douce et candide Atala, jeune sauvage évangélisée, quel discours, en quittant la terre, adresse-t-elle à cet amant si cruellement victime par elle ? « Quelquefois, en attachant mes yeux sur toi, j’allais jusqu’à former des désirs aussi insensés que coupables. Tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre, tantôt, sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette divinité se fût anéantie pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde ! »

Chaque génération a son signe moral comme elle a son air de visage et sa manière de se vêtir. À ces rêveries maladives, à ce vague et fiévreux idéal, d’autres aspirations ne devaient point tarder à succéder. Les hommes de la période suivante changèrent d’avis et de programme ; on tua le mélancolique, et l’ambitieux prit sa place. On ne se dit plus : Être aimé à outrance, être à vingt ans un grand poète ou mourir ! On se dit : A vingt-cinq ans je serai préfet, et ministre à trente ! Au fond, rien de plus naturel. La génération qui raisonnait ainsi n’avait point vécu la terrible crise, ni subi le contrecoup immédiat. Notre âge touchait à sa seconde étape, et cette maladie de l’âme à laquelle ont succombé tant d’intéressantes victimes ne signale que le commencement du siècle. À cette première date apparaissent les Werther, les Obermann, les Adolphe et cent autres variétés d’un même type aujourd’hui démodé et qu’on ne saurait s’expliquer à moins d’avoir présent devant l’esprit le bouleversement atmosphérique qui les fit éclore : émancipation de l’individu, affranchissement de la pensée. Se figure-t-on bien l’effet que dut produire sur de jeunes cerveaux nullement préparés cet avènement soudain de la démocratie ? Cette force d’action soumise volontairement depuis des siècles à des puissances supérieures, l’individu s’en trouve tout à coup investi. Quel progrès vient de s’accomplir là ! entre hier et aujourd’hui, quels abîmes ! Il semble qu’en un instant tout lui soit devenu possible. Lui qui faisait jadis partie d’un grand ensemble, n’est-il pas libre, émancipé, n’est-il pas à lui-même son propre monde ? Mais si les obstacles sont tombés, si les horizons se sont élargis de tous côtés, la force humaine, hélas ! n’a point crû en proportion ; l’homme est resté ce qu’il était, un être borné, misérable, incapable de se gouverner. De là les désaccords affreux, les désirs inassouvis, la mélancolie incurable. Alors se dressent les questions suprêmes : « pourquoi suis-je né ? que suis-je venu faire en ce monde ? quel est le but, la fin de tout ceci ? » Là-dessus l’esprit le plus émancipé n’en sait malheureusement pas plus que le commun des hommes ; la seule chose qu’il possède en plus, c’est le sentiment et le désespoir de son impuissance. Ici nous sommes sur la pente du suicide, dernier terme de l’absolue émancipation de l’individu. Werther se tue, Obermann tourne et retourne le sujet en moraliste irrésolu, et René, le plus naïvement du monde, écrit à qu’il y a de ces sensations qui semblent faites pour nous guérir « de cette manie que nous avons de vouloir exister ! »

Adolphe appartient à cette famille de cœurs usés, flétris et desséchés avant l’âge. C’est encore une histoire d’amour, mais d’un genre absolument original et d’où le roman psychologique, — en d’autres termes toute une littérature nouvelle, — sortira. Pour Voltaire chantant « les ris, les jeux et les plaisirs, » l’Amour est le dieu de Cythère, ce bambin ailé, dodu, frisé, poudré, qui se trémousse dans les bas-reliefs de. Coustou et les camaïeux de Boucher :

Qui que tu sois, voici l’on maître ;
Il l’est, le fut ou le doit être. Ce qui prouverait néanmoins que sous ses airs de badinage Voltaire avait au moins le sentiment des mille scélératesses dont se peut rendre coupable cet aimable Éros, lequel, n’obéissant partout qu’à sa propre force d’impulsion, se soucie assez peu des souffrances de l’individu. Prenons un exemple dans la plus grande œuvre poétique de notre temps. Faust et Marguerite s’aiment du plus bel amour, qu’en résulte-t-il ? Faust commence par séduire Marguerite, puis la plante là et cette petite affaire de galanterie coûte à Marguerite la vie de sa mère, de son frère, de son enfant, plus sa propre vie à elle : on le voit, c’est pour rien ! Goethe, en accentuant le trait d’une façon tragique, ne ment point à la vérité du personnage, c’est toujours ni plus ni moins le gentil Cupidon, le doux bambin que les Grecs enguirlandent sur son lit de roses. Pour Jean-Jacques, l’Amour est aussi le dieu de la passion, formidable et doux, fatal et charmant, le dieu d’un sentiment synthétique. Avec Adolphe, nous entrons dans les sentiers étroits de l’analyse. Il s’agit maintenant de faire un peu de botanique. La fleur qu’a respirée Werther pour s’enivrer de son parfum et pour en mourir, nous allons curieusement, froidement, la disséquer et la soumettre au microscope. Psychologie, que me veux-tu ? L’enthousiasme, effrayé de se voir aux prises avec cette science d’un monde nouveau, s’écrie comme le Chaperon-Rouge : « Grand’mère, comme vous avez de grands bras ! » et la psychologie, comme le loup du conte bleu, lui répond : « C’est pour mieux t’étouffer ! »

L’amour a cessé d’être cette force surnaturelle et divine qu’adoraient les Prévost, les Jean-Jacques, les Diderot. Ce corps simple, nous le connaissons désormais, nous savons de quels élémens divers il se compose et comment il se désagrège : tant de grains de sacrifice, d’estime, d’admiration, de dévoûment, d’attrait physique, tant de grammes de vanité, d’ambition, d’illusion, d’imagination, tant de gouttes de haine, de satiété, de froid bon sens. Et la durée, dont nous ne parlions pas, et qui, grâce aux si nombreux ingrédiens fusionnés dans la mixture, nous menace de n’avoir plus de fin ! Roméo rencontre Juliette, et soudain les deux amans s’élancent l’un vers l’autre, puis après quelques journées de bonheur et quelques nuits d’ivresses la même tombe les reçoit, et pour l’éternité les voilà qui dorment côte à côte. C’est ce que j’appelle l’hymne de l’amour simple dans sa plus radieuse expression. La question de temps, de fidélité ultérieure, n’est point même enjeu. Les deux êtres sont condamnés d’avance, car d’un pareil bonheur on ne vit pas, on en meurt, et c’est là son plus beau triomphe. Le roman moderne passe outre aux illusions de la première heure, le poète y devient une sorte de biographe de la passion ; il nous la montre dans sa naissance, dans sa gloire, dans son déclin et jusque dans sa mort ; que dis-je ? il la poursuit au-delà du sépulcre et nous raconte en quel sentiment elle se transforme.

Depuis Werther, la maladie du siècle a fait un pas ; dans Adolphe, elle atteint la femme. La Charlotte de Werther a contre elle sa froideur, son inertie, son insignifiance, mais c’est une nature saine et vouée au devoir ; Ellénore est une héroïne, un type neuf ; avec elle, la femme de Balzac et de George Sand entre dans le monde. Simples émotions du cœur, qu’êtes-vous devenues ! Passez, Desdemona, Ophélie et Juliette, et Clarisse ! passez, Manon et Julie, Claire, Marguerite et Virginie, conceptions adorables d’un art que la question sociale n’absorbe pas encore tout entier. Alors l’amour réglait les choses en bon ordre, deux êtres créés pour s’aimer se rencontraient juste à l’heure convenable ; Roméo et Juliette au bal chez le vieux Capulet, Manon et des Grieux dans une rue, nulle disproportion de physique ni d’âge, elle seulement plus jeune de deux ans. Il lui suffit de la voir pour l’aimer ; Elle, dès le premier regard, cède au charme, et ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre, c’est de l’amour, rien que de l’amour, — la passion pure et simple, la nature sans alliage, sinon sans phrase ! Ils vivent d’instinct, ignorent ce qu’ils font, ils s’aiment ; reprochez-leur d’être sans moralité, mais non pas d’être sans vertus, car pour être moral il faut être conscient, et c’est la nature qui nous rend bons. A vouloir scruter, analyser, décomposer, la critique ici perdrait son temps ; mais quelle poésie ! et comme ces histoires divines, quand nous les promenons avec nous par les bois, savent profiter des harmonies d’une belle journée ! Il semble que le murmure des feuilles, le chant des oiseaux, l’air chargé de frémissemens balsamiques, soient l’accompagnement indispensable de l’émotion qui nous déborde ; ajoutons aussi de la pitié, car rien ne dispose à l’indulgence, au pardon, comme un gai soleil de printemps, et, si coupables qu’ils soient devant la morale, les chers enfans s’en vont amnistiés : « Je te pardonne au nom de la nature ! » C’est que ces amans dont je parle sont des êtres naïfs, mille fois heureux de s’aimer, de se le dire aux feux du jour comme à la clarté des étoiles, et n’ayant souci des heures qui s’écoulent et que les épilogueurs du moment appelleront du temps perdu, — car une race de jeunes gens nous est née dont la grande affaire est de s’embarquer à vingt ans sur les galères de l’ambition et de laisser l’amour aux vieillards.

Étrange période pourtant que celle où les héros de roman, dans leur impuissance finale, s’écrient : « Si je pouvais aimer ! » tandis que tel auteur d’un livre écrit pour célébrer la religion se dit : « Si je pouvais croire ! » Ellénore, au moment de sa rencontre avec Adolphe, n’est déjà plus jeune ; elle a goûté l’amour et ses délices, elle en a épuisé aussi toutes les amertumes, et, dans cette âme douloureusement labourée, nul sentiment nouveau ne saurait naître que sur un ancien fond de grave et triste expérience. Entre le monde et l’amour, elle a choisi l’amour. Déçue une première fois, elle se reprend par l’enthousiasme de sa nature, et la seconde épreuve, en tourmens, immolations et désespoirs, passera la première. Adolphe commence par étudier froidement le caractère d’Ellénore et se prépare à livrer bataille ; mais, comme il est en somme moins fort tacticien qu’il ne se croit, et qu’il a le cœur sensible autant qu’égoïste, il s’arrête tout à coup, fasciné, éperdu, au milieu de ses plans de campagne, et tombe vaincu aux pieds de sa conquête. Ellénore d’abord résiste, puis cède à l’attrait de cet homme plus jeune qu’elle de dix ans, qui ne la rendra point heureuse, mais qu’en revanche elle rendra le plus infortuné des êtres. Ainsi s’engage la partie ; elle rêve l’amour, lui la trouve belle, intéressante, et la désire. Curiosité, vanité, jeunesse, d’une part, — de l’autre, besoin de se rattacher à l’existence, soif de dévoûment, expansivité forcenée, ainsi s’engrènent les divers ressorts dans la mécanique de cette horlogerie. Elle sent qu’il y va de son dernier enjeu, et son ardeur, ses élancemens, tiennent du fanatisme ; elle a des entêtemens d’illusion, des enthousiasmes résolus pour couper court à ses accès de jalousie intermittente ; en dépit des leçons du passé, des mille doutes qui la rongent, elle veut croire, et sa foi, dont une volonté qui s’exalte fait en quelque sorte tous les frais, — sa confiance, au lieu de se montrer calme et sereine, trahit par je ne sais quoi d’impétueux, de convulsif, sa nécessité d’être. Notons au passage un trait tout nouveau, qui n’existe ni chez Juliette, ni chez Marguerite, cette sollicitude protectrice de sœur aînée à jeune frère, cette espèce de maternité dans la passion. Mme de Warens, dans les Confessions, avait déjà ce mouvement d’affectueuse vigilance, mais beaucoup trop accompagné de circonstances dégradantes pour le caractère moral de la femme. Ici au contraire cet élément se dévulgarise, prend couleur d’humaine et douce charité, et donne, en s’épurant, à la physionomie du personnage sa valeur typique. On comprend qu’un tel accord ne peut durer ; tôt ou tard le moment viendra où ces deux natures si dissemblables reconnaîtront avec effroi leur incompatibilité. Par ménagement de soi-même et fierté vis-à-vis du monde, elles se cacheront leur découverte et prolongeront de parti-pris, sans y pouvoir plus croire, le mensonge d’une situation de jour en jour moins tolérable. Elle succombe au martyre, lui ne reconquiert sa liberté que pour regretter ses chaînes, et l’auteur résume en ce paragraphe la moralité de son livre. « Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout ; c’est en vain qu’on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation, mais on transporte dans chacune les tourmens dont on espérait se délivrer, et, comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l’on se trouve seulement avoir, ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances. »

Adolphe aboutissant à cette conclusion, que le bonheur ne se trouve point en dehors du mariage, c’était assez pour indisposer Byron et lui faire prendre en grippe le volume. « Adolphe, écrit-il, contient quelques vérités du genre sombre, mais c’est là un ouvrage trop dissolvant pour devenir jamais populaire. je l’ai lu en Suisse, à la recommandation de Mme de Staël. » Byron niait que le bonheur soit possible dans le mariage, et il avait pour cela de bonnes raisons. Cette thèse d’ailleurs le passionnait, et il ne manquait pas une occasion d’y revenir. Auquel croire cependant de ces deux oracles, dont l’un dit oui et l’autre non ? Et si le bonheur n’existe ni dans le mariage ni en dehors, où le rencontrer ? La question, dès le commencement du siècle, était posée ; Mme de Staël en a fait le sujet de presque tous ses écrits. Ses traités de morale, comme ses romans, y reviennent sans cesse, et lorsqu’elle étudie les passions, c’est moins dans leurs relations avec le devoir que dans leurs rapports avec notre bonheur qu’elle les envisage. Le bonheur dans l’amour ! Delphine et Corinne n’ont point d’autre idéal. Que trouvons-nous chez les romanciers actuels qui n’ait été mis à l’ordre du temps par ces grands esprits de la première heure ? Ils ont tracé tous les programmes, agité toutes les solutions, ne nous laissant guère que des variantes, sinon des redites. Voyons-nous par exemple qu’on nous en ait beaucoup appris sur cette question du mariage dans la société moderne ? Impossible d’être heureux au dedans, nulle chance de bonheur au dehors, — dans la résignation comme dans la lutte, égal mécompte ! Et sur les révoltes de la passion proclamant la souveraineté de ses droits, sur cette incapacité particulière au génie d’accepter le train quelconque d’un ménage, quelles vérités nous a-t-on révélées qui ne soient contenues, non point en germe, mais en toute vigueur et maturité dans ces fameux romans que je viens de citer ? Nous avons dans Ellénore la femme passionnée et consciente, nous rencontrerons tout à l’heure la femme de génie, — celle qui, par l’esprit, le cœur, la volonté, le caractère, se mêle à toutes les grandes luttes de l’homme, aura aussi sa part de gloire. Être à la peine, c’est mériter d’être à la fête. La même femme dont nous venons de voir le martyre ira triompher au Capitole.

Corinne, comme Mignon, est une victime du mal d’amour, de ses ardeurs, de ses aspirations. Dans l’héroïne de Mme de Staël, l’Italie se personnifie pour la France, de même qu’elle se personnifie pour l’Allemagne dans la création de Goethe. Corinne est le dernier rejeton de cette antique race de Sibylles gémissantes et solitaires à travers l’histoire, et dont Michel-Ange a si magnifiquement entrevu, saisi, rendu les divers galbes. Née au monde pour souffrir, c’est, nous dit-elle, par l’entremise de la douleur que notre pauvre nature humaine connaît l’infini ; mais avant de succomber au martyre qui l’attend, la noble femme reçoit les honneurs du triomphe. « Elle était vêtue comme la sibylle du Dominiquin : un châle des Indes tourné autour de sa tête, et ses cheveux, du plus beau noir, entremêlés avec le châle ; sa robe était blanche, une draperie bleue se rattachait au-dessous de son sein. Ses bras étaient d’une éclatante beauté, sa taille grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et le bonheur, son regard avait quelque chose d’inspiré… Elle donnait à la fois l’idée d’une prêtresse d’Apollon qui s’avançait vers le temple du soleil, et d’une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie. » Les riches tissus et les camées, l’or et la pourpre, quel appareil conviendrait mieux à cette muse des régions méridionales qui, même au plein de la passion, saura maintenir les droits de la couleur et du pittoresque vis-à-vis de son amant, imbu de tous les préjugés du nord ? « Ce beau ciel, ces Romains si enthousiastes, et par-dessus tout Corinne électrisaient l’imagination d’Oswald. Il avait vu souvent dans son pays des hommes d’état portés en triomphe par le peuple ; mais c’était pour la première fois qu’il était témoin des honneurs rendus à une femme illustre seulement par les dons du génie. Son char de victoire ne coûtait de larmes à personne, et nul regret comme nulle crainte n’empêchait d’admirer les plus beaux dons de la nature, l’imagination, le sentiment et la pensée. »

A la description du costume, on s’était rappelé d’abord le fameux portrait de Mme de Staël par Gérard ; ces lignes complètent le renseignement, et nous savons de quel nom la superbe héroïne se nomme dans la vie privée. Unir, confondre en un même sentiment d’ivresse les félicités de l’amour et du génie, tel fut le rêve de Corinne. A cet idéal, elle touche un instant, mais cet instant n’est qu’un éclair. Le myrte et le laurier n’ont jamais fait bon ménage ensemble, et de la sublime inspirée il ne reste bientôt qu’un pauvre cœur brisé protestant dans le vide contre une société que l’orage. emporte.


III

Qu’est-ce que cette société, ou, pour mieux dire, qu’est-ce que la société, et que signifie cet éternel combat de l’individu, dont nous voyons à tout propos se renouveler le spectacle ? A d’autres, plus forts que nous, de définir cette énorme, bizarre, absurde et pourtant salutaire complication de coutumes, de vues, de mesures d’origines diverses, — celles-ci vieilles comme le monde, celles-là d’hier, celles-ci naturelles et par conséquent compréhensibles, celles-là parfaitement déraisonnables et tout entachées nécessairement de cette imperfection inhérente aux œuvres de l’homme. La société a donc ses lois qui, justes ou fausses, ont le tort de ne distinguer personne et de ne tenir aucun compte de l’individu.

La règle, étant commune, est inflexible, et veut de chacun des sacrifices continuels. Je prends pour exemple la langue que je parle et que j’écris. Cette langue nous est propre à tous, et, lorsqu’il s’agit de nous exprimer, nous n’avons mieux à faire que de nous en servir. Là commencent les restrictions, les sacrifices, et souvent beaucoup plus pénibles qu’on ne l’imagine, — car enfin cette expression que j’emploie, je ne puis la créer à ma guise, force m’est de la prendre comme je la trouve, dût-elle affaiblir ma pensée ou l’exagérer ; la nuance dont j’ai besoin pour le sentiment qui m’anime, pour la couleur de mon récit ou le mouvement de ma phrase, tout au plus si la langue une fois sur mille me l’aura fournie. Soyez donc original avec cela ! Notre discours n’est jamais qu’une sorte d’approximation, et quand nous touchons à la plume, c’est bien pire. Quel écrivain n’a connu ce supplice de Tantale ? Vous avez beau forger des artifices, vous ingénier en tournures nouvelles, accoupler les mots diversement, vous sentez partout l’étau qui vous étreint, la légalité qui vous tue. La société, comme la langue que nous parlons et que nous écrivons, nous est commune à tous. De là sa tyrannie ; l’homme de génie naît son sujet, et n’a qu’à se soumettre sans les discuter à sa morale, à ses principes. Alors que tant d’aspirations le poussent à la recherche, à la conquête de certaines vérités pressenties, il se trouve enserré dans un cercle de vérités sociales consenties d’avance qui s’imposent à lui bon gré mal gré.

Mme de Staël possédait par excellence ce don de fixer le relatif, — sans jamais perdre de vue certains types indiscutables, — et de savoir tenir compte à chaque race, à chaque peuple, de ses notions particulières sur l’art et la poésie. En ce sens, personne mieux que cette femme illustre n’a aidé à la culture intellectuelle en l’Europe. Elle fut la première à comprendre et surtout à faire comprendre que le goût n’est point un, qu’il y a des modes et des variétés en toutes choses, et que, pour un Anglais comme pour un Allemand, pour un Espagnol comme pour un Italien, ce n’est pas toujours nécessairement se tromper que de ne point penser, composer, écrire comme un Français. Le livre de l’Allemagne renferme à ce sujet des considérations de l’ordre le plus élevé, des vues très littéraires et très humaines, car cette relativité, avant d’être dans les arts d’une nation, est dans ses mœurs. Voyons-nous par exemple tous les peuples se faire une égale idée du bien-être, et pour l’habitant du nord forcé de. se défendre contre la neige et le froid, les conditions d’existence sont-elles les mêmes que pour l’habitant du midi ? L’un vit en plein air, librement et joyeusement, couche à la belle étoile ; l’autre, enfermé, calfeutré, met sa joie dans son poêle, qui ronfle bien, dans ses doubles fenêtres, où les rafales glacées du dehors viennent briser leurs ailes impuissantes. Et croyez que les choses n’en resteront point là De cette idée de bien-être, toute locale, naîtra une idée également locale de vertu, de devoir, de littérature. Vous aurez la glorification sur tous les tons de la vie de famille, la canonisation du home. « De ces sensations, de ces vertus privées, les hommes et les femmes du midi sont incapables ! » s’écrieront les nations du nord, oubliant qu’il n’y a là qu’une question de climat, et que ces vertus, ces devoirs, ces sensations peuvent également fleurir, quoique sous d’autres conditions, aux pays du soleil. « Vous avez vu des églises gothiques en Angleterre et en Allemagne, dit Corinne à son rêveur Oswald ; il y avait quelque chose de mystique dans le catholicisme des peuples septentrionaux, le nôtre parle à l’imagination par les objets extérieurs. » Michel-Ange a dit, en voyant la coupole du Panthéon : je la placerai dans les airs, et en effet Saint-Pierre est un temple posé sur une église. Écoutez maintenant Lamartine dans l’introduction de Graziella. « Le Christianisme périrait que Saint-Pierre resterait encore le temple universel, éternel, rationnel, de la religion quelconque qui succéderait à la religion du Christ, pourvu que cette religion fût digne de l’humanité. »

De l’or partout, du marbre et des mosaïques, des poèmes d’architecture que le génie de l’homme élève à sa propre gloire. « Je vais m’y promener souvent pour rendre à mon âme la sérénité qu’elle perd quelquefois. La vue d’un tel monument est comme une musique continuelle et fixée qui vous attend pour vous faire du bien quand vous en approchez[4]. » C’est bien tout cela pour les cœurs profanes, mais Oswald n’a-t-il pas raison de crier au paganisme ? Et la cathédrale de Saint-Marc, moins architecturale encore que pittoresque, comme il sied sous le ciel de Venise, où la couleur prime la forme, c’est là que je voudrais voir le scrupuleux insulaire se reconnaître au milieu de ces forêts de colonnes, de statues, de candélabres et de chapiteaux. L’art n’est plus le moyen, c’est le but, et, de peur que vous n’en ignoriez, l’artiste lui-même a pris soin de le graver sur son enseigne. Ubi diligenter inspexeris artemque ac laborem Francisci et Valerii Zucati, venetorum fratrum, tum tandem judicato ! Il ne s’agit point désormais d’édifier le prochain, de le préparer tout de suite au recueillement par quelque austère sentence des Écritures ; non, ce qui vous saisit au premier abord, c’est un appel de l’artiste : « nous, Francesco et Valerio Zucati, avons fait ce que tu vas voir ; commence par bien examiner et ne juge qu’après. » Une pareille invocation au frontispice d’une église prouve au moins que cette église entend et prétend surtout être œuvre d’art et que les affaires de la religion ne sont point absolument ses affaires.

Tel climat, telle poésie. Le mysticisme, le romantisme, sont du nord ; la Grèce, l’Italie, terre classique de l’art classique ! Ce monde que me représentent le golfe de Naples, Caprée, Sorrente, l’Ile des sirènes, le monde d’Homère et de Virgile, de Poussin et de Claude Lorrain, tout dans l’harmonie et la lumière, exclut le symbole, il vous parle radieusement, à livre ouvert. « Ce qui fait de l’Odyssée une œuvre absolument anti-romantique, a dit Henri Heine, c’est que les voyages et les pérégrinations d’Ulysse ne signifient en réalité que les voyages et pérégrinations d’un homme qui s’appelle Ulysse, et ne figurent aucunement les migrations de l’âme à travers les labyrinthes du péché, ni quoi que ce soit d’approchant. » Nature altière, sauvage, mais toujours aimable et souriante, — dans ces lignes, ces contours, ces couleurs, quelle concordance ! Rien de gigantesque et qui vous trouble, l’harmonie pure dans le fini ! Shakspeare ne pouvait naître là ce pays n’en avait pas besoin, et c’est la nature elle-même qui se charge de l’office que dans le nord les poètes ont à remplir. Il n’y a que les peuples condamnés à vivre sous un ciel inclément qui fassent entrer dans leur existence la poésie psychologique. De cette poésie de la profondeur et de l’abîme, les races du midi peuvent se passer. De même qu’elles se passent de chaleur artificielle et se contentent de respirer l’air du bon Dieu, de même ce qu’elles trouvent à la surface en tendant simplement la main leur suffit. Ce qu’elles veulent dans l’artiste, c’est un réflecteur pur et simple, un miroir clair, limpide, mais ni grossissant ni profond : Arioste ou Rossini. A d’autres la tâche de creuser, de fouiller le cœur humain et d’extraire de ses cavernes ces trésors d’Aladdin, que les Shakspeare, les Beethoven vont chercher au fond des mines et dont ici le dieu du soleil couvre la surface du sol. La superbe improvisatrice de Mme de Staël est l’incarnation de cette poésie du rayonnement et de la mélodie en opposition à la poésie de l’analyse et du contre-point. L’Italie et les Italiens modernes jamais ne furent mieux compris, et de Corinne est sorti tout Stendhal. Je m’étonne que l’observation n’ait pas été faite par les beaux esprits qui naguère s’imaginaient avoir découvert l’auteur de la Chartreuse de Parme.

Corinne à ce compte est plus qu’un roman, c’est un poème, le poème des préjugés. Oswald y représente l’Angleterre, le comte d’Erfeuil la France, et pour combattre les préjugés de ces deux maîtresses nations, si fortes et toujours si contentes d’elles-mêmes, ce n’est certes point trop de la grande inspirée. Corinne met à cette lutte tout son talent, toute son âme ; ne s’agit-il pas du bonheur de son existence, ne lui faut-il pas convaincre Oswald qu’il peut vivre « heureux auprès d’elle, auprès d’une femme dont les mœurs indépendantes sont en un tel désaccord avec les convenances britanniques ? « Il n’y a que deux classes d’hommes distinctes sur la terre, celle qui sent l’enthousiasme et celle qui le méprise ; toutes les autres différences sont le travail de la société. Cher Oswald, laissez-nous donc tout confondre : amour, religion, génie, et le soleil et les parfums, et la musique et la poésie. Il n’y a d’athéisme que dans la froideur, l’égoïsme, la bassesse. Jésus-Christ a dit : Quand deux ou trois seront rassemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux, — et qu’est-ce, ô mon Dieu, que d’être rassemblés en votre nom, si ce n’est jouir des dons sublimes de votre belle nature, et vous en faire hommage, et vous remercier de la vie, et vous en remercier surtout quand un cœur aussi créé par vous répond tout entier au nôtre ? » Ainsi parle l’improvisatrice du cap Misène au milieu d’un paysage volcanique en harmonie avec son âme de feu. Le golfe de Naples et sa mer d’azur, Sorrente et Nisida, quel spectacle ! Caprée, le lac d’Averne, quels souvenirs ! Penser que dans ce paradis terrestre les anciens plaçaient leurs enfers ! Partout l’abondance et la flamme ; à côté de la Solfatare qui bout et fume, de vastes champs rouges de coquelicots où vous avez de l’herbe jusqu’aux genoux, une végétation qui semble poussée en une nuit et des parfums inconnus aux pays du nord, une symphonie de plantes aromatiques dont les émanations vous enivrent. « La campagne de Naples est l’image des passions humaines ; sulfureuse et féconde, ses dangers et ses plaisirs semblent naître de ces volcans enflammés qui donnent à l’air tant de charmes et font gronder la foudre sous nos pas. » La mise en scène est digne ici des personnages. Depuis Rousseau, nous voyons les grands types s’encadrer pittoresquement dans le milieu qui leur convient : Saint-Preux a son lac de Genève, René sa forêt vierge, Corinne a l’Italie, Rome d’abord. Une histoire d’amour avec la ville éternelle pour décor principal, et pour changemens à vue Naples et Florence, tel est ce livre. Le lac Némée l’emporte cette fois sur le ruisseau de la rue du Bac. Rome, ses horizons, ses marbres, ses annales, interviennent et forcément se mêlent à l’action. Les grandes pensées et les sentimens élevés sont partout à leur place, mais toutes ces belles choses empruntent à la circonstance un surcroît d’intérêt. Ne s’agit-il pas pour Corinne de prolonger le séjour de son amant, d’empêcher son retour dans cette Angleterre dont elle a tant de raisons de redouter l’hostile influence ? Elle se fait son guide, le promène à travers les merveilles de la ville éternelle, et ses descriptions, outre, la grandeur qui les caractérise, sont empreintes d’un sens romanesque tout intime. Corinne, reprenant sans cesse le fil de son discours et s’y rattachant en désespérée, vous rappelle la sultane des Mille et une Nuits, intéressée comme elle à ne point laisser tarir le propos sur ses lèvres.

On a reproché à Mme de Staël de voir le monde moins en poète qu’en critique. Il y a du vrai dans cette observation. Les idées sont justes, les mouvemens humains et généreux, mais les personnages manquent parfois de cette attraction, de ce prestige ; que la force créatrice du poète communique seule. Ils se dispersent au lieu de se ramasser pour un de ces coups de main qui vous enlèvent sûrement lorsque, si je puis ainsi parler, les fractions d’un même individu se totalisent. Vous avez des plans admirables et peu de situations saisissantes, et il vous faut longtemps attendre avant de pouvoir contempler dans une sorte d’ensemble organique cette suite de considérations, de théories, de descriptions et d’analyses excellentes, et qui d’ailleurs ont toujours plus affaire à votre esprit qu’à votre cœur ; mais combien en revanche cette saine et vigoureuse littérature vous réconforte après tant de fiévreuses imaginations ! Mme de Staël est le seul écrivain de son sexe qui ait su comprendre la solidarité de la pensée et de l’action. Sa politique, sa vie, son art et sa conversation tendent au même but moral, et les germes de probité, de croyance, d’honneur, de patriotisme, déposés dans chacun de ses romans suffiraient pour les faire vivre. Ethnologie, critique, psychologie, il y a de tout, même de la politique, et, chose dont on n’avait jamais vu d’exemple chez aucune femme, une politique qui s’impose à toute une génération et lui survit. Les principes défendus par elle au plein de la lutte et dans la mêlée des partis gouvernent sa vie jusqu’à sa dernière heure ; un libéralisme profond, ému, une sensibilité vraie envers l’humanité, — à cet héritage de Voltaire et de Rousseau, elle n’a point failli. Ses romans, comme ses plus sérieux ouvrages, portent témoignage de cette politique, qui d’ailleurs est la bonne, et à laquelle il faudra revenir après nous être plus ou moins longtemps laissé berner par le dilettantisme des gens d’esprit.

Je n’entends pas reprendre à nouveau la discussion au sujet de Corinne ; mais, sans toucher aux défauts, sans insister sur les qualités bien autrement nombreuses de ce livre admirable, j’y veux louer tout à mon aise la peinture de la vie italienne. Comme finesse, originalité d’observation, Stendhal est dépassé d’avance. Citer, un trait me suffira. « En arrivant ici, j’avais une lettre de recommandation pour une princesse ; je la donnai à mon domestique de place pour la porter, il me dit : Monsieur, dans ce moment cette lettre ne vous servirait à rien, car la princesse ne voit personne, elle est innamorata ! » Point de pruderie comme en Angleterre, de coquetterie comme en France : le naïf dans sa crudité. « Les femmes ne cachent pas leur sentiment et portent une sorte d’innocence dans la galanterie même. Elles ne se doutent pas non plus du ridicule, surtout de celui que la société peut donner. Les unes sont d’une ignorance telle qu’elles ne savent pas écrire et l’avouent publiquement ; en revanche, parmi celles qui sont instruites, vous en verrez qui sont professeurs dans les académies, et, si vous vous avisez de rire, on vous répondra : Qu’y a-t-il de mal à savoir le grec ? » Stendhal, je le répète, n’a pas dit mieux ; a-t-il seulement si bien dit ? Même verve primesautière et géniale dans la façon d’aborder la question d’art. Aussi doit-on surtout envisager de tels ouvrages avec l’œil du critique. « Je me sens poète non pas seulement quand un heureux choix de rimes ou de syllabes harmonieuses, quand une heureuse réunion d’images éblouit les auditeurs, mais quand mon âme s’élève, quand elle dédaigne de plus haut l’égoïsme et la bassesse, enfin quand une belle action me serait plus facile ; c’est alors que mes vers sont meilleurs. Je suis poète lorsque j’admire, lorsque je méprise, lorsque je hais, non par des sentimens personnels, non pour ma propre cause, mais pour la dignité de l’espèce humaine et la gloire du monde. » Est-ce Corinne ou Sapho qui parle ainsi ? Non, c’est Mme de Staël, c’est elle encore dont nous retrouvons l’esprit dans ces lignes d’un si fin et si pénétrant dilettantisme : « l’italien a un charme musical qui fait trouver du plaisir dans le son des mots presque indépendamment des idées. Ces mots d’ailleurs ont presque tous quelque chose de pittoresque, ils peignent ce qu’ils expriment. Vous sentez que c’est au milieu des arts et sous un beau, ciel que s’est formé ce langage mélodieux et coloré. Il est donc plus aisé en Italie que partout ailleurs de séduire avec des paroles sans profondeur dans les pensées et sans nouveauté dans les images. La poésie, comme tous les beaux-arts, captive autant les sensations que l’intelligence. »

Ce que j’admire dans ce livre, à côté de la noblesse des sentimens, c’est la superbe compréhension des choses d’art. Michelet peut avoir plus de flamme, de pittoresque, mais ses vues ne sont pas plus larges. Impossible de mieux caractériser la différence de l’art catholique et de l’art protestant, d’établir plus ingénieusement les bases de la discussion, car c’est du contraste même de ces deux natures, de Corinne et d’Oswald, que l’auteur fait jaillir ses argumens. Au milieu de ce peuple bon enfant, plastique et musical, très peu préoccupé de sa dignité, et, si l’on veut, parfaitement immoral, le noble lord se sent dépaysé : son rigorisme anglican se heurte et butte à chaque pas ; de quelque côté qu’il aille et se retourne, c’est le paganisme qui se montre à lui. Tout à l’heure, sur les portes mêmes de Saint-Pierre, n’a-t-il pas vu des bas-reliefs tirés des Métamorphoses d’Ovide ? et le voici maintenant dans la chapelle Sixtine en présence du Dieu de Michel-Ange, un Jupiter, un Zeus ! Et ces sibylles, ces prophètes inspirés, farouches, menaçans, qu’est-ce que leurs attitudes tragiques ont de commun avec le sentiment d’humilité qu’on s’attendrait à rencontrer dans un temple chrétien ? Oswald ne se dit pas que c’est Michel-Ange qui a raison, et que c’est lui, l’insulaire borné, qui se trompe et ne comprend point, car ce Dieu de la Bible, l’asiatique, fulminant et vindicatif Jéhovah, ne fut jamais l’être invisible, impondérable, imaginé par le protestantisme du nord, et c’est l’œuvre et le génie du Prométhée de Florence de l’évoquer à nos yeux sous ces traits ; mais ce que son amant ignore ou méconnaît, Corinne, femme et poète, l’a senti. Elle sait, — et d’elle il faut qu’il l’apprenne, — que toutes ces figures, belles comme des héros d’Homère, mais empreintes d’un idéal plus énergique de sauvagerie et de virilité, sont les propres idées de Michel-Ange faites hommes. Où les autres emploient l’arabesque et les fleurs, il se sert, lui, du corps humain, et chacune de ses pensées représente une de DOS souffrances. Les anciens reproduisaient sans cesse leurs olympiens fortunés ; il peint l’homme écrasé sous les fatalités sans nombre et ployant sous le faix de l’avenir comme sous le fardeau du passé.

Admirable et cent fois libéral, le génie de la renaissance, qui permet à chacun de se développer en pleine indépendance et laisse à l’artiste la faculté de puiser aux sources saintes des sujets et des formes qu’il emploie pour exprimer ses idées religieuses personnelles ! C’est à ce caractère humain et non païen que le catholicisme doit les splendeurs de son art, cet art qui remplit l’histoire de son éclat et contre lequel ne prévaudront jamais ni les sermons du protestantisme, ni ses murs blanchis à la chaux ! Et c’est Mme de Staël, une protestante, mieux encore, une enfant du XVIIIe siècle, qui se charge de soutenir cette thèse à la gloire du catholicisme. Ne nous arrêtons pas à la contradiction, elle n’est qu’apparente, et, pour se l’expliquer, il suffit de songer aux années d’épreuves et d’exil qui furent pour Corinne de précieuses années d’apprentissage. Le mal, on le sait, produit souvent le bien en ce monde, de même que du bien souvent sort le mal.

Cette vérité-là n’est point neuve, hélas ! ni consolante, ce qui prouve incontestablement qu’elle est vraie. Rappelons-nous la lettre du ministre de Napoléon citée au commencement de cette étude : « Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point ! » Rien ne forme l’esprit comme les voyages, et parfois il nous arrive de subir à notre insu l’influence de ceux que nous venons endoctriner ; tel croit ne faire que donner qui reçoit beaucoup. « Il y a dans le caractère, des Français, dit M. de Maistre, il y a dans leur langue surtout une certaine force prosélytique qui passe l’imagination. » Oui, certes ; mais cette force peut être prise au dépourvu et modifiée par les circonstances. Ainsi la propagandiste Corinne rencontre en Allemagne les Schlegel, met le pied dans le cercle des romantiques, découvre d’autres horizons, et bientôt la conquérante à son tour est conquise. Autant il en advint à Chateaubriand, à Benjamin Constant et aux divers maîtres de cette littérature « de l’émigration, » ainsi qu’on l’a nommée, et qui fut la vraie littérature française à cette époque, — œuvre de sentiment, de rêverie et de réflexion qui gagnait l’Europe, tandis qu’à Paris régnaient le sabre, l’ode classique et les sciences exactes. On veut bien continuer Voltaire, mais en réagissant d’ici et de là sans prendre garde que dans l’esprit dont on se sert pour réagir est encore l’esprit de la révolution, — et comment en serait-ce autrement, puisque l’arme avec laquelle on combat Voltaire, c’est Rousseau ? C’est dans Rousseau que tous les nouveaux courans prennent leur source, même alors qu’ils nous reviennent en France par l’Angleterre et l’Allemagne, car ce groupe illustre dont nous suivons le mouvement, ces romantiques d’avant le romantisme se développent, grandissent hors de France. Force était aux émigrés d’apprendre les diverses langues de l’exil. De ces études, un meilleur système d’informations devait résulter. Les points de vue changent, la perspective s’étend. On commence à réagir contre Voltaire, mais en s’inspirant de Rousseau et comme en attendant que Voltaire revienne sur l’eau plus tard avec les normaliens de 1848, — car il est écrit que nous n’en finirons jamais avec ces deux noms-là Quand l’un s’efface pour un temps, l’autre aussitôt reparaît en plein éclat. Ils sont la force qui nie et la force qui affirme, ils sont la pensée et le style. Qui maintiendra le caractère tout français de cette littérature, qui empêchera l’accent national de s’altérer chez des écrivains forcés de parler leur langue à l’étranger ? Rousseau, toujours Rousseau, car, si Voltaire a le privilège de saisir davantage la généralité des esprits, son influence à lui semble s’exercer de préférence sur les talens.


IV

La raison n’est point tout dans ce monde, les passions et les choses du cœur y revendiquent aussi leur place, une très large place, et les plus doux biens de l’existence sont ceux qui se dérobent à la définition mathématique, qui se gaussent de l’analyse. Si l’esprit du XVIIIe siècle est le poison, le romantisme fut l’antidote ; mais ce qui ne s’était guère vu, c’est qu’un principe et son contraire s’amalgament d’une façon tout harmonique dans un même individu. Cela se vit pourtant chez les auteurs de René, d’Adolphe, et surtout chez l’auteur de Corinne, qui domine le groupe. Les autres procéderont par accès et bourrasques ; révolutionnaire hier, aujourd’hui réactionnaire, Chateaubriand aime la rude et bizarre antithèse, tandis que chez Mme de Staël on verra les deux tendances se fusionner honnêtement. Chateaubriand est un politiqueur de génie, infatué de tous les biens dont il regorge, Benjamin Constant, ondoyant et divers, est simplement un homme de lettres ; relisez Corinne, l’Allemagne, les Considérations, vous saisirez également les deux tendances, mais vous oublierez ce sens révolutionnaire à la fois et réactionnaire du livre pour n’en admirer que l’esprit réformateur. Il semble que la tâche de cette noble vie fût de concilier. Elle eut de charmans efforts pour mettre les salons en communauté avec la littérature, l’art en rapport avec l’existence, et cela non point, comme Byron et son école, pour railler et flétrir, mais pour expliquer, consoler. Dirai-je son enthousiasme international, ses jugemens parfois incomplets ? Si elle idéalise tout ce qu’elle voit, c’est pour le plus grand avantage de son pays, qu’elle prend à cœur d’instruire et d’intéresser, cherchant dans la constitution anglaise et la littérature allemande des élémens de culture et de rénovation, et poursuivant en même temps que l’œuvre littéraire l’œuvre d’humanité.

Mme de Staël s’appuie à la littérature allemande, la traduit, la commente, et à ce propos quel contraste entre les jugemens qu’elle porte sur l’Allemagne et ceux de Schlegel sur la France ! Quelle généreuse sympathie d’un côté et quel dénigrement de l’autre ! Autant Mme de Staël manifeste de clairvoyance et d’enthousiasme, autant Schlegel montre d’inintelligence et de mauvaise humeur. Il n’a pour Corneille et Racine que de l’ironie, prend vis-à-vis de Molière un air de dédain qui fait pitié. L’influence dont Mme de Staël s’était pénétrée gagna la France et bientôt étendit son règne. Les réalités de l’existence avaient trop rudement sévi pendant la sanglante crise qu’on venait de traverser pour qu’au premier prétexte un mouvement ne se déclarât point en faveur de l’idéal, du rêve et du surnaturel. La révolution française était le résultat vers lequel avaient tendu toutes les aspirations du XVIIIe siècle. Or la révolution paraissait avoir succombé sous sa propre dialectique ; où se tourner, quels horizons interroger ? Le rationalisme ayant décidément fait banqueroute, une autre religion lui succéda. L’âme humaine tressaillait d’un infini besoin d’extase, de recueillemens et d’harmonies. A ce réveil universel, l’imagination mêlait ses battemens d’ailes, on voulait croire, s’exalter, s’enivrer, planer dans la lumière, se baigner, se rouler dans l’azur. Transports chevaleresques, élancemens mystiques, foi naïve des premiers âges, croyance aux contes bleus, ce romantisme incipient embrasse tout, on dirait une insolation par le clair de lune. L’art antique est aristocratique ; voyez le XVIIe siècle. N’y aurait-il donc pas un art pour tout le monde, un art national, légendaire, populaire, remontant droit au sermon sur la montagne, et s’en inspirant au lendemain du gigantesque avortement du travail révolutionnaire et du philosophisme ?

Le salon du XVIIIe siècle est usé, fané, passé de mode, on se réfugie dans la nursery avec les bonnes femmes qui vous racontent les chansons du vieux temps :


Qu’il est doux de coûter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres son noires[5] !


Si les contes de Voltaire et de Crébillon fils sont enfans des boudoirs, les ballades du romantisme nous viennent de la nursery. L’idéal recherché n’était plus celui de la renaissance, c’était je ne sais quel fantôme de laideur et de sensualisme rappelant cette horrible nonne, — attrayante pourtant, — sirène et sépulcre blanchi du légendaire. Un chevalier affolé d’amour et de désirs la poursuit, et contre ses embrassemens elle cherche un asile dans le sanctuaire. Il y pénètre sur ses pas, viole la sainteté du lieu. La religieuse, voyant qu’elle ne peut se soustraire à l’entreprise, ouvre ses voiles et montre à nu sa gorge, que dévore un affreux cancer. — De cet idéal qui les fascinait à outrance, eux non plus, les romantiques, ne voyaient pas la plaie sanglante et purulente ; leur muse était, comme cette femme du livre de Michelet, « la divine blessée, » et par la frénésie du moment, loin de les dégoûter, l’horreur les attirait ; mais ces sortes de délire, — libertinage de l’esprit et des sens, — n’ont qu’une heure dans la vie d’un siècle, on s’en amende, on s’en guérit, et nous en connaissons plus d’un parmi nous qui, sans renier l’idéal d’alors, a cessé pourtant de l’adorer dans ses infirmités.

Mais ce retour vers le passé n’a-t-il point son côté critique ? Restaure-t-on la foi dans les âmes ? est-ce en niant le progrès qu’on relève le moral d’un peuple, et cette simplicité dont on nous parle n’est-elle pas synonyme d’ignorance ? Tout le monde connaît l’histoire de cette servante qui goûtait en cachette au flacon où sa maîtresse buvait l’élixir de jeunesse ; il arriva qu’un jour elle en but un coup de trop, et qu’au lieu de redevenir jeune elle redevint bébé. Cette drôlerie s’applique au romantisme. Il eut vers 1825 sa période enfantine. Contes de revenans, fabliaux et féeries, de quelles ritournelles ne s’amusa-t-on point ! Les Odes et Ballades, certains poèmes d’Alfred de Vigny, — Eloa par exemple, — furent les livres d’images du bambin macabre et mystique. Lamartine, toujours planant, de tout ce bric-à-brac ne connaît rien. Il s’en va, plongé dans la nue, chantant ses hymnes magnifiques, cantica nova. Chrétien et royaliste, c’est assez pour sa foi religieuse et monarchique de protester contre l’Encyclopédie. Du reste, tous les poètes de ce mouvement en sont là Eux-mêmes se méprennent sur la nature du sentiment qui les inspire, et cette méprise fut cause de cet éternel reproche de versatilité dont on les poursuit encore aujourd’hui. Royalistes, ils l’étaient en effet et très sincèrement, mais ils l’étaient dans le passé. Ils croyaient au roi Jean, au roi don Rodrigue, à l’empereur Barberousse, de même qu’ils croyaient aux cathédrales, aux vieux monastères, à l’inquisition et à ses auto-da-fé. Un pareil royalisme, quand on y songe, était mieux fait pour s’entendre avec Philippe II qu’avec Charles X, et ne pouvait manquer la première occasion de se mettre en antagonisme avec le pouvoir monarchique, qu’il travaillerait à démolir tout en s’imaginant lui venir en aide, car ces romantiques-là qu’ils s’appellent Chateaubriand, Lamartine ou Victor Hugo, portent en eux l’esprit d’opposition et de révolte. La monarchie dit règle, autorité, cérémonial, étiquette ; l’école dit plus de règles. — Comment s’entendre ? Toujours ce damné XVIIIe siècle, qui reparaît jusque dans Lamartine écrivant les Girondins et la Chute d’un ange, jusque dans Victor Hugo, « l’enfant prodige » des odes à Louis XVIII, au duc de Bordeaux, à Charles X, catholique à ses débuts, puis démocrate, démagogue selon les courans. Alfred de Musset, ce charmant esprit, poète de sentiment, a les mêmes ancêtres, bien qu’il s’en défende. Nier, jeter un cri de colère à Voltaire et à Rousseau ne suffit pas. « Vous êtes des demi-dieux, et je ne suis qu’un enfant qui souffre (l’enfant du siècle !) ; mais en écrivant tout ceci je ne puis m’empêcher de vous maudire ! » Et d’abord, ô poète ! est-ce bien des souffrances du siècle que vous souffrez, et le mal qui vous consume ne vient-il pas plutôt d’une destinée particulière à vous, que vous vous êtes faite ? « Connais-toi toi-même, » disait l’Apollon de Delphes ; connaissons surtout nos origines, cela vaudrait mieux que de récriminer contre elles, fût-ce en vers magnifiques et dans la plus belle prose du monde.

« La révolution française ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre. Elle vient des choses. » Chateaubriand ne s’est point trompé, les choses sont plus fortes que les hommes et que les livres. Nous avons vu les meilleures, les plus fières intelligences, après avoir un moment maîtrisé le courant, s’y laisser reprendre ; nous avons vu le principe engendrer la réaction, puis invariablement, fatalement la surmonter. On raconte que le Niagara, bien avant d’arriver aux cataractes, possède, sous les dehors du calme, une inéluctable puissance d’entraînement ; dans l’immense nappe si limpide, tout ce qui tombe est emporté sans retour. L’esprit des temps ressemble au grand rapide ; il marche, poussé par une force acquise. Le XVIIe siècle, uni, paisible et solennel à la surface, emprunte au XVIe sa force latente d’impulsion, qui se communique au XVIIIe, infailliblement précipité vers le gouffre. D’autres niveaux se forment, le courant s’apaise : s’y laissera-t-on aller ? Qu’à Dieu ne plaise ! car il s’agit pour nous maintenant de remonter le gouffre et de nous retrouver tout en haut sur la plaine liquide bien au-delà des cataractes. Et c’est ainsi que, grâce à nos illusions personnelles, à nos paroxysmes de haine et de colère, à nos malentendus plus encore qu’à la mauvaise foi, le chaos se prolonge en dépit de toutes les protestations de l’histoire, de la philosophie et des lettres.

Action, réaction, — éternelle loi de la vie en toutes choses ! Ces grands courans littéraires qui, tantôt séparés, tantôt se rejoignant, traversent et fécondent le siècle, nous ne pouvions songer à les reconnaître, à les analyser tous dans une seule étude. Nous tenions d’ailleurs à ne pas nous écarter de certains points définis d’avance sur lesquels l’ouvrage danois cité au début de ce travail appelait et fixait notre discussion. C’est donc de notre plein gré que nous avons laissé de côté la question du théâtre. Nous pensions que le théâtre de notre temps était non pas le simple corollaire d’un sujet, mais bien un sujet tout entier, un de ces courans littéraires et sociaux qui nous attirent, et nous nous sommes bien promis d’y venir et de l’étudier à part dans ses idées, ses tendances et ses variations.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez le livre de M. Brandès, p, 12 et suiv. de l’Introduction.
  2. Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, par M. Guizot, 1821.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1872, notre étude sur Lord Byron et le byronisme.
  4. Corinne, p. 66.
  5. Alfred de Vigny, le Cor, poème.