Les fleurs poétiques, simples bluettes/04/03

C. O. Beauchemin & fils, libraires-imprimeurs (p. 153-156).

EN VUE

DES CÔTES D’IRLANDE

À L’HONORABLE M. CH. LANGELIER

Nous avions visité Derry, Dublin et Londres,
Paris, ses boulevards, ses parcs, ses grands jardins,
Ses splendides palais, orgueil des citadins,
Son Exposition où venaient se confondre

L’Anglais et l’Espagnol, l’Italien, l’Écossais,
Le Danois, l’Autrichien, le Russe et le Français, —
Tous les peuples enfin qui remplissent le monde,
Unis dans le travail que l’art divin féconde.
Las, mais émerveillés de toutes les splendeurs
Que l’unique Paris offre à ses visiteurs,
De retour nous avions, — embarqués sur le Sarde, —
Quitté de Liverpool le grand port encombré
Et de son chaud soleil la lumière blafarde
Descendant d’un ciel gris, vaporeux, tout marbré.
Après avoir bientôt franchi la mer d’Irlande
Scintillant au soleil, plane comme une lande,
Qui s’étend au lointain, puis le canal du Nord, —
L’Écosse en vue à droite et l’Irlande à bâbord, —
Le vapeur s’arrêta près du port de Moville,
Vis-à-vis Donegal.

Quel séduisant tableau !
De coquettes maisons, une côte fertile,
Des champs, des prés, des bois, comme inclinés sur l’eau,
Mariaient leurs couleurs à l’azur de la mer
Baignant d’Inishowen les pittoresques rives,
Et mêlaient leurs parfums à cet arôme amer
Que du large apportait la brise aux ailes vives.
Ici s’offrait aux yeux un verdoyant coteau
Sur le versant duquel s’élevait un château ;
Là, les restes d’un fort perdus dans le feuillage ;
Et plus près, des rochers, une agréable plage.
Sur le gazon en fleur, à l’ombre des bosquets,
Du pont nous pouvions voir danser des jeunes filles,
En groupes gracieux comme de frais bouquets.
Des accords vifs et gais, montant dans les ramilles,
Arrivaient jusqu’à nous… Le flot semblait rêver ;
Le vapeur se taisait comme pour écouter…

Non, ce n’était pas là l’Irlande désolée,
Gémissant sous le joug, opprimée, accablée !
Nous croyions voir plutôt l’Irlande d’autrefois,
Heureuse, obéissant à ses antiques rois ;
L’Irlande des beaux jours de l’évêque Patrice,
Qui révélait à tous la foi consolatrice ;
L’Irlande des beaux jours d’O’Neil et d’O’Connor,
Et des bardes chantant avec leurs harpes d’or !
Reine de l’océan, tu nous apparus belle,
Avec ton vêtement de verdure éternelle !
Tu nous apparus belle, Irlande, ô verte Erin !
Dans ta douleur gardant toujours un front serein !

Septembre, 1889.