Les filles de Loth et autres poèmes érotiques/23

La Morpionéïde
Les filles de Loth et autres poèmes érotiques, Texte établi par Bernard, Edmond Dardenne, Imprimerie de la Genèse (Sodome) (p. 107-124).

Les filles de Loth et autres poèmes érotiques, Bandeau de début de chapitre
Les filles de Loth et autres poèmes érotiques, Bandeau de début de chapitre

LA MORPIONÉIDE

Poème en deux chants et un prologue

DÉDICACE

À toi, mon vieil ami, cette farce en deux chants
Résumant le gros rire et les mots indécents.
Dans mes vers assez durs, rarement je caponne
Devant la crudité d’un mot à la Cambronne,
Et, s’il faut parler net, j’engage les mamans
À ne pas les laisser aux mains de leurs enfants.

PROLOGUE

Ils étaient cent ! Tous gros et gras comme des Carmes.
Loin des soucis mondains et des vaines alarmes,
Depuis sept ou huit jours leurs escadrons vainqueurs
Sondaient de mon pubis les chastes profondeurs.

D’où venaient-ils ? Longtemps je fus tenté de croire
Qu’un ange, à mes côtés, certain soir endormi,
M’avait, sans y penser, fait ce don méritoire.
Voyez comme à l’envers nous écrivons l’histoire !
Je sus, trois jours après, qu’ils venaient d’un ami.
Ô ! toi qui fus ma vie et mes seules délices,
Ô femme inoffensive et candide à ravir,
Ange qui n’a sur moi laissé pour souvenir
Qu’une bourse trop plate et quelques chaudes-pisses,
Tu sais que ce bas monde est pétri d’injustices ;
Pardonne au vil soupçon dont j’allais te noircir !
Grâce à toi, j’ai longtemps absorbé de l’eau claire ;
J’ai, grâce à toi, gardé la goutte militaire,
Et, si quelqu’un osait fouiller dans mes tiroirs,
Il pourrait, à côté des lettres de mon père,
Rencontrer d’aventure un ou deux suspensoirs.
Oui, pour toi j’ai souffert, ô ma noble maîtresse !
Tu m’as bien extorqué des écus, des louis,
Mais jamais ta réserve et ta délicatesse
Ne m’ont fait dépenser pour un sou d’onguent gris.
On pardonne, après tout, à l’infidèle amante
Qui vous laisse impuissant, goutteux et vérolé,
Mais honte au traître ami dont l’âme insouciante
Laissa trois morpions sur moi planter leur tente !
Sais-tu qu’un jour après les bougres étaient trente
Et que le lendemain leur nombre avait triplé ?
Vainement la pudeur me disait de me taire,
Vainement l’amitié m’ordonnait d’oublier ;
J’ai dû descendre, hélas ! jusqu’au fond du mystère,
J’ai vu la vérité dans toute sa lumière
Et devant l’univers, je la dois publier.

Ô nuit lugubre ! ô nuit désastreuse, effroyable !
Où, pressés et tassés comme des grains de sable,
J’ai senti sur mon cul, ma pine et mes roustons
Passer, la lance au poing, leurs sombres escadrons.
En vain, d’un ongle aigu, j’étreignais les rebelles,
On eût dit, que pour fuir, ils possédaient des ailes.
Sous les poils, sous la peau, sous les chairs abrités,
Ils se léchaient encor leurs dards ensanglantés ;
Et puis, se ravisant, ils mordaient de plus belle
Et, si pour les guetter, j’allumais la chandelle,
Plus rien : les sacripants, confinés dans leurs trous,
Barricadaient la porte et tiraient les verrous.
Enfin, ivres de sang, repus de chair humaine,
Je les sentis marcher d’un pas plus chancelant ;
Ce n’était plus qu’un morne et sourd fourmillement,
Une démangeaison vague et comme incertaine,
En un mot, mes amis, la fin de mon tourment.
Je pus alors fermer ma paupière alourdie…
Dans l’inerte langueur de ce dernier sommeil,
Voici la vision de haute fantaisie
Qui, jusqu’au jour naissant, me tint l’âme en éveil.

Certes on a vu des rois épouser des bergères
Et partir des fusils qui n’étaient pas chargés ;
On a vu, dans Paris, des familles entières,
Femmes, enfants, vieillards, par les puces rongés ;
On a vu des gandins qui portaient des bretelles ;
On a vu, Dieu me damne ! accoucher des pucelles ;
Eh ! que dis-je ? on a vu des maris impuissants
Monter sur leur femelle et faire des enfants ;

Saint Paul a vu Jésus debout sur un nuage ;
Saint Jean, sur cette terre a vu le Paradis ;
Voltaire a vu du bleu dans tout ça : mais je gage
Que pas un être humain n’a vu ce que je vis :

Dans l’humble vallon, qui sépare mes couilles
Les morpions s’étaient en cénacle assemblés ;
Seuls, les déshérités, qui revenaient bredouilles,
Erraient encor, cherchant de sanglantes dépouilles,
Sur les maigres plateaux et les pics désolés
Le reste était plongé dans une douce ivresse.
Tous s’étaient réunis dans le fond du ravin :
Là, les vieux rabâchaient leurs hauts faits de jeunesse ;
Les jeunes gens faisaient minette à leur maîtresse ;
Les moins saouls se brossaient le ventre dans un coin.
C’étaient, de toute part, des rires frénétiques,
Des propos insensés et des refrains bachiques !
Où donc vont se nicher la gloire et la fierté !
Et comme ils vous traitaient la pauvre humanité !
Ils se croyaient géants ! Pour eux, ma couille ronde
Était ce qu’est, pour nous, l’immensité du monde !
Eh ! qui sait, après tout, humanité crédule,
Si notre terre à nous n’est pas le testicule
D’un géant dont le corps emplit l’immensité ?
Tandis qu’à ses ébats, la troupe abandonnée
S’en donnait à gogo, le doyen de l’armée,
Seul, à l’ombre d’un poil, se tenait à l’écart,
Grave et rêveur : c’était un type de grognard,
Buvant beaucoup, jurant toujours, ne parlant guère.
Lui qui perdait, par an, deux membres à la guerre,
Qui goûtait aux combats le bonheur des élus,
Il languissait. Pourquoi ? le sang ne coulait plus !

Il allait, pour dormir, se coucher dans son antre,
Quand un jeune soldat du régiment des fous
Vint, d’un geste amical, lui taper sur le ventre :
« Holà ! mon vieux, dit-il, viens trinquer avec nous. »
Le vieillard, fièrement, levant sa noble tête :
« Qu’à recevoir son chef la légion s’apprête »,
Dit-il, « Je vais, soldats, vous chanter à mon tour,
« Un chant que vos aînés chantaient avec amour ;
« Je vais, puisque chacun doit donner son offrande,
« Du premier morpion vous dire la légende. »
Il dit. Et s’emparant d’un luth en poils follets,
Il donna fièrement carrière à ces couplets :


CHANT PREMIER

Quand Dieu, l’Esprit du Mal, eût enfanté le Monde,
Et pétri de sa sale main
L’homme, être malfaisant, être abject, être immonde,
Qu’il fit roi du pays d’Eden ;

Satan, l’Esprit du Bien, fut piqué de la chose :
« Holà ! dit-il, je suis maté ;
« Je suis mort, du moment qu’à ma barbe l’on ose
« Faire un acte d’autorité.

« Créons à notre tour et faisons concurrence
« À ce forban de Jéhovah !
« Le bougre a le prestige et moi j’ai la puissance :
« Lequel des deux triomphera ? »


Satan créa le peu, la puce et la punaise
Et lança l’infernal troupeau
Sur l’homme, encor garçon, qui s’était mis à l’aise
Et se branlait sur un coteau.

Le pou, quoi qu’on en dise, est une noble bête
L’aigle et lui hantent les sommets.
Le pou plaça son aire au-dessus de la tête ;
La puce habita les mollets.

La punaise, à vrai dire, est moins noble et moins fière :
Elle se fit un cabaret
Dans l’invisible val de la moelle épinière,
Gras pâturage et nid discret.

L’orgie alla bon train : la punaise en fut ivre
Et la puce obèse en deux jours ;
Le pou, chose incroyable, engraissa d’une livre !
Et l’homme se branlait toujours !

Chacun piqua si bien que mille égratignures
S’entre-croisaient le long du corps :
Le sang coulant à flots des béantes piqûres…
Et l’homme se branlait encor !

« Passembleu », dit le diable, en creusant quatre rides
Entre ses yeux d’un rouge ardent,
« On fait autant de cas de mes trois Euménides
« Que d’un crachat qu’on jette au vent.

« Faudra-t-il l’écraser vif, le ladre infâme,
« Pour troubler sa si belle humeur ?
« Dois-je attendre que Dieu lui fabrique une femme
« Pour mettre un terme à son bonheur ?


« Ah ! malin que je suis, d’avoir pris tant de peine
« Pour accoucher d’une souris
« Et donner un sujet de fable à La Fontaine
« Ah ! malin que je suis ! »

Et, tandis qu’à cœur-joie, il lançait l’anathème
Sur son beau chef-d’œuvre mort-né ;
Il lui semblait entendre au loin l’Être Suprême
Rire à ventre déboutonné.

« Tu ris, pauvre insensé, tu vas pleurer de rage,
« Ou le diable perdra son nom ! »
C’est alors, que Satan ayant repris courage,
Donna naissance au morpion !

« Baisse la tête, homme superbe,
L’Univers a trouvé son roi :
Te voilà moins fort qu’un brin d’herbe :
Homme superbe, gratte-toi !

En vain par de tendres caresses,
En vain ton ardente maîtresse
Te provoque à la volupté ;
Tu tournes le dos à ta femme,
Car tu n’assouviras sa flamme,
Que quand tu te seras gratté !

« Avoir ta grandeur éphémère
Et ta pompe et ton falbalas,
À voir l’insolente poussière
Que tu soulèves sous tes pas,

On dirait que ta fière altesse
Traîne après soi le monde en laisse,
Et que tout marche sous ta loi !
Tu ris bien haut quand le ciel tonne ;
Mais allons, mon vieux, je l’ordonne,
Homme superbe, gratte-toi !

« Dieu, m’a-t-on dit, a chassé l’homme
Des verts bocages de l’Éden ;
Il l’a forcé, pour une pomme,
À pétrir lui-même son pain.
Moi, j’ai, quand je veux, sans culture,
Bocage épais, riche pâture ;
L’homme n’obtient que des chardons,
Il gémit, il sue, il travaille ;
À ses dépens, je fais ripaille,
Car c’est de lui que nous vivons.

« J’ai fini ma longue carrière.
Mes chers amis, quand je mourrai,
C’est parmi les poils du derrière
Que je désire être enterré.
Un bois touffu dont le feuillage
Par les zéphyrs est agité :
Des zéphyrs l’haleine légère
M’apportera vos cris de guerre,
Vos chants d’amour et de gaîté ! »


CHANT DEUXIÈME

Harpes du roi David, Harpes des Saints Cantiques,
Feu sacré de Mahom, chants apocalyptiques,

Immortels ci-devants, Muses des temps passés,
Livrez, livrez ma verve à ses feux insensés !
Je ne sais quelle ardeur, quel démon me domine,
Mais je me sens dispos à faire une tartine.
À moi ! Déesse, à moi ! Je sais qu’on ne veut plus
De tes vers surannés, de ta robe fripée,
Ni de ce narcotique, inventé par Morphée,
Que depuis six mille ans nous versent tes élus :
Ce siècle en veut aux Dieux du temps jadis ! Qu’importe !
Je me laisse entraîner où mon sujet m’emporte.
Je n’ai pas, après tout, de vulgaires héros,
Braillards, paillards, vantards, bêtes comme des pots :
Achille irait à peine au talon de leur botte ;
Ils sont taillés à neuf, et ce n’est pas ma faute
Si, malgré moi, cédant à ma fougueuse ardeur,
Je me laisse enlever aux cieux en leur honneur.

Quand les Carthaginois, lassés par la victoire,
Vinrent prendre à Capoue, un repos mérité,
Ils lâchèrent la bride à leur brutalité,
Chantant, fumant, baisant, passant la nuit à boire
Et le jour à jouer, au rams ou l’écarté.
Le rams, assurément, est une bonne chose ;
L’amour n’est pas sans charme, au moins je le suppose,
Quant au vin, je puis dire, avec feu saint Matthieu,
Qu’il n’est pas de gaillard plus gai sous le ciel bleu.
Mais le plaisir sur terre a cela de stupide,
Que celui qui le tient ne peut s’en séparer :
À son brutal instinct, il lâche alors la bride
Et livre sa faiblesse à ce bonheur acide ;
Il s’en gorge et finit par se faire enterrer.

Tel l’escadron dont Rome allait être la proie,
Terrassé par le punch et les filles de joie,
Au lieu d’aller sur Rome et d’y mettre la main,
Haletant, s’arrêta pour dormir en chemin ;
Tels les cent morpions qui labouraient mes couilles
S’endormirent un jour dans un fatal repos.
Ils digéraient gaîment leurs opimes dépouilles ;
Leurs abdomens faisaient concurrence aux citrouilles…
Mais nous allons chanter comme ils furent capots.

Sous le taudis meublé qu’occupaient mes pénates
Habitait d’Esculape un disciple en renom,
Fabricant breveté de sirops et de pâtes,
Un potard, puisqu’il faut l’appeler par son nom.
Jamais je n’absorbais un gramme de guimauve
Sans prendre les conseils du savant pour appui.
Et, pour tout ce qui touche à mes secrets d’alcôve,
Jamais un confesseur n’en sut autant que lui.
Bien que, depuis longtemps les hasards de ma vie
M’aient fait porter ma tente en une autre patrie,
J’ai gardé, malgré tout, dans le fond de mon cœur,
Le vivant souvenir de ce défunt docteur.
Parfois même, en fouillant mes vieilles redingotes,
Je retrouve aujourd’hui des lambeaux de ses notes.
Ici, trois francs cinquante, un pot de copahu ;
Là, vingt sous (grand rabais), suspensoir élastique ;
Trois sous d’eau blanche ; un franc de vin aromatique ;
Et je songe en pleurant à cet ami perdu.
Quand j’eus frotté mes yeux et passé ma culotte,
J’allais trouver notre homme et lui dis, en deux mots,
Qu’un infernal troupeau de nombreux asticots
À mes frais, jour et nuit, sur moi faisaient ribote.

— « Hola ! dit-il » la chose est grave. Écoutez-moi.
« Je m’en vais vous parler, mon cher, de bonne foi.
« J’étais bien jeune alors, quand le troupeau vorace,
« Autour de mon nombril, vint se jeter en masse.
« Chaste et naïf, je crus le mal sans gravité ;
« Je laissai ce fléau grandir à volonté.
« Si bien, qu’au bout d’un mois la phalange cruelle
« Avait posé son camp jusque sous mon aisselle.
« Les plus impatients parmi les plus gloutons
« Se jetaient, en passant, autour de mes tétons,
« Oasis dont le ciel embellit la poitrine
« Dans les steppes qui vont de l’épaule à la pine ;
« Et comme tout fléau se propage et s’accroît,
« Bientôt le triple camp se trouva trop étroit ;
« Et j’incline à penser que si Dame Nature
« M’avait doté d’un poil ou deux à la figure,
« À la face du ciel, qui s’en serait terni,
« L’escadron infernal en aurait fait son nid.
« Bientôt, ne trouvant plus d’abri sur mes domaines,
« Le reste alla chercher des places plus sereines
« Et, sans bruit, s’élançant vers un monde meilleur
« S’abattit dans les poils de mon instituteur.
« L’étique magister bientôt ne put suffire
« Au fléau dévorant : le maire en eut sa part ;
« L’adjoint vint à son tour ; le curé, vieux paillard,
« À l’instar de chacun, atteint par le vampire,
« Sans se douter de rien, dota tout le canton
« De ce levain magique appelé morpion.
« On vit alors, on vit d’héroïques pucelles
« Souffrir sans murmurer des piqûres cruelles,
« Et chercher en tremblant le coin le plus discret,
« Pour pleurer et gratter leur pubis en secret.

« Il eut été plaisant de voir ces pauvres filles
« D’heure en heure enfiler un monstre à coups d’aiguille
« Et s’aller confesser ensuite à leur pasteur
« Du mal, dont le Malin, peut-être, était l’auteur.

« Vous savez, à présent le mal qui vous dévore.
« Avez-vous eu la gale, ami ? C’est pis encore.
« Jugez donc, mon enfant, du mal qui vous désole
« Craignez les morpions autant que la vérole.
« Et si chacun de nous ne veille sur sa peau
« Le monde entier sera rongé par le fléau.
« Le monstre a pénétré déjà chez les sauvages.
« À Quimper-Corentin, il étend ses ravages.
« Le coupé de Vénus, en place de pigeons,
« Sera bientôt traîné par trois cents morpions…
« Mais je veux au fléau me livrer en pâture
« Si demain, vous sentez encore une piqûre.
« Tuez ! voici la mort ! la victoire est à vous ! »

Je partais : — « Eh ! dit-il, vous me devez deux sous ! »
Pour deux sous vous aurez des journaux de portière,
Les canons de Suresnes et des mêlé-cassis ;
Vous pourrez rendre heureux des titis de barrière
Qui vous appelleront prince, duc ou marquis.
Mais ce sont là régals de gent millionnaire,
Et, s’il faut vous donner un conseil, mes amis,
Quand vous aurez deux sous, à ne savoir qu’en faire,
Dans la prévision d’un accident vulgaire,
Prenez chez un potard, pour deux sous d’onguent gris.
J’ai longtemps fréquenté des caboulots infâmes ;
J’ai souvent trébuché le soir sur les pavés ;
J’ai donné bêtement ma jeunesse à des femmes
Qui me faisaient porter ma montre où vous savez ;

Mon âme s’est grillée au feu de la bamboche.
Hélas ! loin de m’avoir maintenant en mépris,
Je pourrais me tâter sans honte et sans reproche
Si, quand je me sentais des gros sous dans ma poche,
J’en avais acheté des paquets d’onguent gris !

Ô sacré talisman ! Ô pommade divine !
Sœur de l’insecticide et de la mort-aux-rats !
Que l’homme sera grand, le jour où tu pourras
Le purger à plaisir de toute la vermine
Et de tous les gêneurs qui règnent ici-bas !
Tu pourfendras alors l’insecte appelé Grue
Le morpion, chétif qu’on homme Cocodès,
Le pou sale et malsain qui rôde dans la rue
Et qu’on nomme Mouchard quand il n’est pas trop près.
Les joueurs de piano, les voleurs, les huissiers,
Et puis, sans négliger de brûler les registres,
Tu nous délivreras de tous nos créanciers ;
Et puis, enfin, s’il reste au fond de l’Amérique
Quelqu’oncle aux sacs dorés qui se porte trop bien,
Purge le Nouveau-Monde au profit de l’Ancien,
Et nous t’entonnerons un chant dithyrambique !
En attendant ce jour, modeste et sale onguent,
Au souple morpion jette un défi sanglant.
Regarde : le ciel brille et le jour vient d’éclore.
D’habitude, il m’est doux de voir lever l’aurore,
D’écouter vaguement jacasser les portiers
Et les garçons d’hôtel cirer les escaliers.
Mais, aujourd’hui, je songe au mal qui me ravage :
Trêve aux douces langueurs d’un rêve matinal !
J’ai laissé les portiers gazouiller leur ramage,
J’ai suspendu ma lyre aux saules du rivage

Et, d’un œil froid et sec, j’ai mesuré mon mal.
Mettant mon corps à nu du nombril à la cuisse,
J’ai préalablement laissé sur mes talons,
Comme au no 100, tomber mes pantalons.
D’une main, j’ai saisi l’instrument du supplice…
Mais encore un instant, ô mort suspends tes coups !
Contemplons leur sommeil si paisible et si doux,
Et faisons, à part nous, un discours salutaire
Sur la fragilité des choses de la terre !

Je n’ai jamais sondé les arcanes sacrés
D’où Dieu tira la vie et ses divins secrets.
Mais, entre nous, Messieurs, je le trouve un peu bête,
Lui, le bon Dieu, qu’on dit être une forte tête,
Lui qui nous a donné la vie et ses douceurs.
De souffrir, comme un gueux, sans logique et sans cœur,
Que de chacun de nous la fragile existence,
Qui, pour tout possesseur est une jouissance,
Soit un sujet de pleurs et de calamités
Pour les êtres qu’un sort fait naître à nos côtés.
Le ver vivait heureux s’ébattant dans la fange,
Mais le ciel a créé le crapaud qui le mange ;
Le hareng coulerait des jours clairs et sereins,
Mais il est pour orner la table des requins ;
Deux époux bien unis auraient des jours prospères,
Mais le ciel inventa contre eux les belles-mères.
Et vous, troupeau sacré, vous, crasseux morpions,
Qui vivez si joyeux autour de mes roustons,
Pourquoi faut-il qu’un jour, celui qui vous fit vivre,
En vous donnant la mort de vos dards se délivre ?
Et que votre hôte aimé goûte d’un œil content
La fin de vos plaisirs qui faisait ses tourments ?

Tandis qu’à qui mieux mieux ils ronflaient sous la tente,
J’ai sur le camp muet jeté l’onguent fatal.
Cette forêt de poils, naguère frisottante,
N’offre plus qu’un amas de matière gluante
Qui dépasse en horreur les égouts d’hôpital.
Les premiers qui du mal ont senti l’influence
S’éveillent en frottant leurs yeux ensommeillés :
Sur leurs orbites creux leurs cils restent collés.
Chacun voudrait crier, mais un morne silence
Succède à quelques cris à peine articulés.
Quelques-uns cependant, veulent tenter la fuite :
L’un sur l’autre à l’envie la mort les précipite ;
Leur corps svelte et léger dans la glue reste ancré,
Comme un soulier de bal dans l’ordure empêtré.
Si l’Histoire mettait le nez dans ces abîmes,
Quel tissu glorieux d’épisodes sanglants,
Quels efforts de héros, et quels trépas sublimes
Elle raconterait aux fils de nos enfants !
L’un se précipitant dans les bras de sa mère
Reste collé sur elle, et ne peut s’en défaire ;
L’autre, qui ne fait pas les choses à demi,
Emporte, en la pressant, la main de son ami :
Mille seraient tombés s’ils eussent été mille !
Poussés par la terreur, tous ces vieux éclopés
Tombèrent sans gémir, l’un sur l’autre, à la file
Comme un chaînon lascif de jeunes enculés.
Cependant plus heureux que ses compagnons d’armes,
Tandis que l’onguent gris sabrait la légion,
Seul, entre deux longs poils, un jeune morpion,
Dormait, près de l’anus, d’un sommeil sans alarmes.
Il rêvait de joyeux banquets comme jadis ;
Ainsi l’on vit la Seine, autrefois, dans Paris,

Rouler des citoyens les phalanges meurtries,
Tandis que Badinguet dansait aux Tuileries,
À l’odeur du poison qui lui montait au nez :
« Morts ! cria le dormeur, tous morts empoisonnés ! ! »
Alors, soit pour jouir du lugubre spectacle,
Soit pour sauver aussi son corps de la débâcle,
À la cime d’un poil, lentement, il monta
Et puis, levant les yeux vers le ciel, il chanta :

« — Naguère, au sein de ce domaine,
« Nous étions cent. Le poison gris
« Sorti d’une boutique humaine
« Dans les flots roula la centaine
« De mes amis morts et pourris.

« Mon père est mort, ma mère est morte
« Mes fils sont morts, ma femme aussi,
« Et de la joyeuse cohorte
« Un seul est resté, qui se porte
« Assez bien : c’est moi, Dieu merci !

« Quand la mort frappe votre frère,
« Je sais qu’il est de mauvais ton
« D’en parler de façon légère ;
« Mais puisque je suis seul sur la terre,
« Je me fous du : « Qu’en dira-t-on ? »

« Si je versais une ou deux larmes,
« Je perdrais ma peine et mon temps.
« Au fond, la vie a bien des charmes
« Quand vous voyez vos frères d’armes
« Autour de vous agonisants.


« Je proclame sans artifice,
« Qu’il est bien doux pour un coquin
« De voir son benêt de complice
« Tomber aux mains de la Justice
« Et de mordre seul au butin.

« Au sommet d’un poil, dans l’espace,
« Qu’il est doux de se balancer,
« Quand on songe que la mort passe
« À deux pas de vous, et repasse
« Et repasse sans vous toucher.

« Quand on sait que la nuit dernière
« On fut treize au même banquet
« Que douze sont déjà sous terre
« Et qu’au cyprès du cimetière
« Seul, vous faites un pied-de-nez !

« Je chante et je ris : la vie est belle !
« Je vous plains mes pauvres amis,
« D’avoir soufflé votre chandelle…
« L’âme après tout est immortelle :
« Nous nous verrons en Paradis.

« Moi je veux encore en ce monde
« Contenter mes esprits gloutons
« À moins que tout homme ne tombe
« Son noir pubis, sa couille ronde,
« Ses aisselles et ses tétons. »


Il avait les yeux bleus, l’air jeune, la voix douce,
Mais ce cymoine altier m’inspira du dégoût :
Je le mis bravement entre un livre et mon pouce :
On entendit craquer un corps… et ce fut tout !


Les filles de Loth et autres poèmes érotiques, Vignette de fin de chapitre
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