III


Pierre avait vingt-six ans, une nature enthousiaste, un cœur franc, généreux. Ayant perdu son père très jeune, ne voulant pas entamer le petit capital de sa mère, il avait parfois connu de durs moments. Sa persévérance, son amour du travail avaient aplani les difficultés. Il avait peiné pour orner son esprit d’une éducation solide, afin d’embrasser une profession libérale : ses efforts avaient été bien récompensés, à vingt-deux ans il était reçu notaire, avait acquis en peu de temps une bonne clientèle à Saint-Eustache, où d’après les conseils du docteur Chénier son ami il était allé s’établir.

Le jour où nous le retrouvons Pierre était l’heureux fiancé de mademoiselle Lucienne Aubry, la frêle jeune fille que nous avons un instant entrevue à sa fenêtre laissant tomber une rose aux pieds du jeune homme.

M. Dugal avait connu cette enfant lorsqu’elle n’avait que douze ans, ayant été alors son professeur d’anglais. Comme lui Lucienne était orpheline. Un accident de voiture lui avait enlevé à cinq ans son père et sa mère. La douleur de l’enfant fut si profonde, malgré son jeune âge, qu’on s’attendit à sa mort pendant plusieurs mois. La famille qui l’avait recueillie ne s’en affligeait pas outre mesure, l’enfant étant héritière d’une petite fortune devant leur revenir ; néanmoins comme la plupart des êtres faibles et délicats elle résista au choc nerveux qui avait si fort ébranlé son système ; elle dépérit, elle devint livide n’étant plus que l’ombre d’elle-même, elle souffrit mille morts, mais elle ne mourut pas. Un an s’écoula avant que le médecin put la déclarer hors de danger, alors l’oncle et la tante décidèrent qu’elle pouvait commencer ses études avec leurs deux enfants, Louise et Gaston, de quelques années plus âgés qu’elle.

On avait une institutrice capable, mais sévère, sans tendresse, n’ayant qu’un but, l’avancement de ses élèves, au détriment de leur santé même, n’admettant pas qu’au plus jeune âge on put rester indifférent à l’étude, classant dans la catégorie des paresseux, des sans talents, les natures délicates qu’un travail trop assidu épuise et dégoûte. Sans cesse elle réprimandait Lucienne, dans le cerveau de laquelle elle voulait loger une infinité de connaissance, beaucoup trop sérieuse pour son âge.

Lucienne s’efforçait bien quelquefois d’apprendre ; mais ne trouvant aucun intérêt à des études qu’elle ne pouvait comprendre, découragée elle se disait avec philosophie.

— Pourquoi me rendre ainsi malade pour retenir par cœur des choses qui m’ennuient ? mieux vaut supporter les réprimandes de ma maîtresse que de me fatiguer à ce point. Si elle m’aimait je souffrirais volontiers pour lui faire plaisir ; mais elle ne m’aime pas, elle n’a que de dures paroles à m’adresser, elle me gronde sans cesse, à quoi sert d’étudier.

Les reproches de l’oncle, de la tante, restaient pareillement sans résultat parce qu’elle se disait à leur endroit comme pour son institutrice :

— Ils ne m’aiment pas. pourquoi me rendrais-je malade pour eux.

Son enfance était donc bien triste. Élevée dans une famille au caractère autocrate, où l’on se faisait une gloire d’étouffer les moindres sentiments de tendresse, de cacher comme une faiblesse les émotions les plus légitimes. Lucienne s’était habituée à refouler au fond de son âme toutes ses impressions. Vive, sensible, elle souffrait dans cet intérieur rigide, où l’on se trouvait parfaitement en règle avec elle, du moment qu’elle était élégamment vêtue, bien nourrie, qu’on lui donnait une éducation soignée. Si parfois, fatiguée d’une étude trop prolongée, l’enfant tout à coup se mettait à courir après un petit chat, passant devant elle, afin de mettre en action la surabondance d’activité de sa nature, l’institutrice la réprimandait sévèrement, la menaçant des feux d’un autre monde où les petites filles paresseuses seraient punies. La nuit, énervée par un travail trop assidu, elle passait des heures sans sommeil, se demandant si réellement on était dans le vrai, si des punitions terribles lui étaient réservées parce qu’elle n’avait pas voulu apprendre mot à mot une huitaine de longues leçons, plus ou moins énigmatiques pour elle. Alors le désolé de l’absence de ceux qu’elle avait perdus, se faisait sentir plus cuisant, elle pensait à son père, à sa mère, les pleurait dans son petit lit jusqu’à ce qu’elle s’endormit d’épuisement. Le lendemain brisée par les larmes, elle ne se sentait aucun attrait pour l’étude, et recommençait la journée avec la triste perspective d’être réprimandée comme la veille, sinon plus ; n’osant dire que sa santé lui interdisait un tel labeur, puisque personne ne l’eut cru, tous jouissant d’une robuste constitution et n’admettant pas qu’une tension d’esprit trop soutenue pût être injurieuse à un être faible. Elle avait fini par accepter philosophiquement les réprimandes de sa gouvernante, les sarcasmes de son cousin, de sa cousine qui, eux, savaient toujours leurs leçons. Elle se consolait auprès de sa poupée, véritable amie à laquelle elle faisait ses confidences ; la poupée l’écoutait sans rire de ses idées, sans la trouver étrange ; Lucienne l’entourait de tendresse comme si vraiment elle eut eu une âme, la baisant avec l’amour d’une vraie petite mère capable de tous les dévouements. Ou bien, c’était le petit chat qui recevait toute l’exubérance de cette nature affectueuse. Le ronron régulier de l’animal, lorsque sa main la caressait, lui exprimait combien il était content d’être ainsi choyé, alors elle se sentait moins seule, quelqu’un était heureux de son affection.

Jusqu’à douze ans Lucienne n’eut qu’un désir, arriver le plus tôt possible à la fin de la classe pour être libre de son temps et l’employer à sa guise ; alors on la laissait avec indifférence s’amuser comme bon lui semblait.

Mûrie par la souffrance cette plante sensitive s’était repliée sur elle-même pour cacher au plus profond de son cœur les nobles élans de sa nature généreuse, sa tendresse, ses enthousiasmes, sa vive admiration du beau, du bien.

Son âme avait l’intuition des beautés morales ; elle possédait une grande douceur de caractère, une patience remarquable pour endurer ses propres souffrances ; mais une indignation vive et spontanée la faisait vibrer à la moindre injustice commise à son prochain, alors elle s’exprimait avec impétuosité pour défendre l’opprimé ; se prodiguant sans réserve pour soulager celui qui souffrait ; trouvant toujours la parole juste pour adoucir les tristesses du cœur ; évitant avec ses compagnes ces mots méchants que les enfants insouciants se disent souvent entre eux et qui parfois blessent si profondément.

Vers l’âge de quatorze ans Lucienne n’était pas jolie, car un air permanent de tristesse maladive voilait l’expression de ses traits, comme un sombre jour de pluie change l’aspect d’une belle nature ; il fallait pour rendre tout le charme à cette physionomie mobile quelques chauds rayons de soleil venant détruire les vilains microbes de l’indifférence qui l’entourait.

Ce soleil se montra un jour sous la forme, d’un jeune professeur d’anglais que l’oncle avait engagé pour ses enfants et pour elle.

Le jour où Pierre entra dans la maison de Monsieur Aubry les trois enfants étaient réunis dans la salle d’étude, vaste pièce à deux larges fenêtres dont les murs étaient tapissés de cartes géographiques, de tableaux d’arithmétique, de plantes botaniques des pays tropicaux, de représentations d’animaux sauvages de toutes les contrées d’Afrique, d’Asie et du Nouveau-Monde ; puis en face de cette ménagerie étaient encadrés les visages de plusieurs guerriers Grecs, des fameux généraux de l’antiquité, des poëtes latins à côté des héros romains et des écrivains français de renom. Tout était disposé sur ces murs de manière à frapper l’imagination de l’enfance, un énorme globe terrestre ornait un coin de la chambre, un microscope se trouvait tout auprès, une vaste bibliothèque couvrait un pan de la muraille, trois ou quatre cents volumes d’ouvrages instructifs, de classiques, d’œuvres littéraires y étaient enfermés : on avait réuni là tout ce que l’on pouvait se procurer en ces temps pour acquérir une instruction solide et variée.

L’institutrice assise au milieu de cette salle d’étude examinait les trois enfants sur la grammaire ; elle avait une physionomie d’assiette brûlée au four, de larges lunettes cachaient ses yeux vert de mer, son front bas se sillonnait à tout instant de raies transversales, lui donnant une apparence rigide peu faite pour attirer la confiance de l’enfance. Elle tenait, en sa main longue, effilée, nerveuse, une règle dont elle frappait la table avec impatience lorsque les réponses n’étaient pas satisfaisante.

Louise, comme toujours, avait bien répondu ; Gaston, son frère, gros garçon aux joues rebondies, à travers lesquelles l’énorme quantité de rosbif qu’il avalait chaque jour semblait vouloir sortir encore tout saignant, se rasseyait satisfait lui aussi de son savoir, qui pourtant ne lui coûtait peu d’efforts, car il possédait une mémoire prodigieuse, suppléant à l’esprit qui lui manquait, et en faisant un enfant avancé pour son âge, aussi toute la famille le regardait comme un phénix sur lequel elle bâtissait de brillantes espérances ; il deviendrait quelque chose, il ferait sa marque dans le pays, et la mère le croyant un prodige, le dorlotait à sa manière en le bourrant du matin au son, de friandises, alourdissant davantage sa nature épaisse et indolente. Il avait une corpulence éléphantine, des mollets et des muscles de boxeur, dont cependant il faisait usage le moins possible. Étant trop paresseux pour se remuer il avait l’habitude de se servir de Lucienne pour toutes ses commissions. Avait-il besoin d’un morceau de papier, d’une plume ou de l’encre, c’était elle qu’il envoyait quérir ces objets en lui criant de se dépêcher. Le bon naturel de sa cousine, son besoin de mouvement lui faisait accepter volontiers cette charge de commissionnaire. À cet instant elle lui rapportait un livre qu’il lui avait demandé. Gaston la regarda malicieusement.

— C’est bon, dit-il, tu m’obéis bien je crois que je te prendrai pour ma femme lorsque je serai grand.

— Moi je ne te prendrai pas pour mari, répondit Lucienne vivement, je n’aime pas les gros garçons rouges.

— Comment, petite impertinente, tu n’es pas si belle, avec tes joues cadavériques. Je voudrais bien savoir qui aimera un petit être rachitique comme tu l’es ? personne ; tu es trop laide ; un mari aurait honte de toi. Moi je ferai un bel homme grand, fort, tout le monde m’admirera.

— Mais une femme de cœur ne voudra pas t’épouser.

— Cessez vos discussions, fit l’institutrice, en frappant la table de sa règle avec impatience, c’est l’heure d’étudier et non de se quereller, vous copierez chacun dix pages de l’histoire d’Assuérus pour vous apprendre à garder le silence en classe et à respecter la présence de votre institutrice qui elle, a passé des jours, des mois, des années à étudier sans aucune distraction pour devenir compétente en matière d’éducation, vous devez comme elle acquérir la science ; mais non en discutant de sujets puérils qui ne devraient jamais être dans la bouche d’enfants bien élevés. Soyez tranquilles maintenant. Vous Lucienne, à votre tour de répondre, donnez-moi les exceptions de la grammaire.

— Elles m’ennuient les exceptions, je ne les ai pas apprises.

— Comment, encore, vous ne serez jamais intelligente.

— Peut-être, mais beaucoup de personnes connaissant parfaitement la grammaire sont des imbéciles, mon oncle l’a dit hier en parlant de monsieur Julien, il sait bien son orthographe, cela n’empêche pas qu’on l’ai traité de niais.

— Vous avez toujours des réponses sans jugement. Les académiciens en savent plus que vous, mademoiselle, s’ils ont jugé à propos de mettre des exceptions, c’est quelles doivent être là.

— Je ne trouve pas, je ne vois pas l’utilité d’amonceler les difficultés pour rien, il serait tout aussi intelligent d’écrire, inquiète, secrète, discrète, complète, replète et concrète avec deux t, bijoux, joujoux, cailloux, hiboux, choux, genoux et poux avec un s, heure, beurre, leurre et demeure, sans e, épandre et répandre sans a, afin, Afrique avec deux f.

La gouvernante l’écoutait surprise.

— Vous les savez donc, vous les avez apprises.

— Je les sais, oui, aujourd’hui, je les sais, demain je ne les saurai pas, après demain je les saurai, dans deux semaines je les aurai oubliées, et malgré l’opinion des académiciens, je me croirai toute aussi fine le jour où je ne saurai pas mes exceptions grammaticales que le jour où je les posséderai parfaitement.

— Votre raisonnement est continuellement faux ; vous n’aurez jamais une éducation solide. Lucienne fit une moue très expressive qui disait fort bien : Je m’en moque de votre éducation solide.

En cet instant monsieur Aubry entra avec Pierre.

— Monsieur Dugal, dit-il en le présentant à l’institutrice. Ce jeune monsieur connaissant parfaitement la langue anglaise veut bien se charger de l’enseigner à ces enfants. Mon fils et ma fille étant plus avancés que ma nièce, continua-t-il, je vous demanderai, monsieur Dugal, de donner la leçon de Lucienne en dernier, cette petite fille a peu de talent, elle ne veut pas apprendre, elle donnerait des distractions inutiles aux deux autres.

Un vif incarnat couvrit soudain les jours pâles de la fillette, un éclair jaillit de son bel œil noir, son regard, tel que celui d’une gazelle effrayée se fixa sur le nouveau venu avec inquiétude. Qui était-il ? aurait-elle à souffrir là encore ?

Son âme s’angoissait souvent parce qu’elle appartenait à ce contingent d’êtres humains dont toutes les fibres vibrent au moindre souffle, dont les impressions se colorent des teintes les plus imperceptibles. Ils possèdent un certain fluide magnétique qui attire l’ami en repoussant le faux ; au premier abord ils sentent, soit un besoin de fraternel épanchement, soit un mouvement de répulsion instinctive, selon les natures qu’ils rencontrent, jamais ils ne se trompent. S’ils n’agissent d’après leur première impression, ils regrettent sans cesse de n’avoir écouté la voix intérieure qui leur a crié : Aime on crains ici.

Le regard doux et compatissant de Pierre, plaignant l’enfant d’avoir eu à subir une aussi humiliante introduction de la part de son oncle, calma à l’instant le mouvement de révolte qui s’agitait au fond de l’âme de Lucienne, pour faire place à un sentiment de reconnaissance, il la plaignait, elle le sentait.

Pierre voulant dissiper sa confusion s’approcha d’elle et lui demanda avec intérêt si elle aimait la langue anglaise.

— Je ne la connais pas, répondit-elle, mais je crois que je l’aimerai si vous me l’enseignez.

Déjà ils se comprenaient, ils étaient droits et francs tous deux.