Les fiancés de 1812/024
V.
’ON conçoit facilement les fréquentes
surprises qui interrompirent
la lecture du manuscrit de Gustave.
Louise avant tout y avait trouvé son
compte. Elle avait identifié ses souvenirs
effacés avec la réalité. Elle
avait reconnu le Grand de la caverne
en voyant son frère. Mais elle ne
s’en rapportait pas sûrement à ses pressentiments
dont l’expression aurait infailliblement
blessé la sensibilité de son
frère, s’ils se fussent trouvés faux.
D’autant plus encore, qu’elle se croyait
si fortement tenue à la fidélité du serment
qu’elle avait prêté, que sa conscience
peu éclairée lui imposait toujours
le même silence. Quand elle ne put douter plus longtemps sur
l’identité de son frère avec le brigand,
elle manifesta un tel étonnement qu’elle
fut forcée d’en dire la cause. Ses
amis furent encore plus enchantés de
cette découverte que du récit de Gustave,
pour lequel leurs sentiments ne
changèrent aucunement. Il ne restait
plus pour rétablir l’intimité entière et
concilier le frère et la sœur que de
découvrir à Gustave la partie du petit
roman, à laquelle avait concouru
Louise. L’affaire était délicate. Gustave
était déjà assez abattu par la gêne
qu’il inspirait à sa sœur pour l’attaquer
de front par un dénouement d’une simplicité
brusque. Louise se chargea de
terminer les souffrances de son frère
d’une manière amusante pour chacun.
S’étant procurée des habits pareils à
ceux qu’elle avait lors de son départ
pour Chateaugay, elle l’attendit dans
un appartement obscur, éclairé d’une faible lueur de flambeau. Elle était
dans tout son appareil de voyage, ses
pistolets et son poignard pour ornements.
Quand Gustave entra, elle
était assise près d’une bougie, le coude
appuyé sur la table. On lui avait dit
en entrant que les dames étaient allées
à Montréal, et ne soupçonnant rien de
leur dessein il marchait à plein pied
vers la pièce qu’on lui indiquait. La
vue de cette pâle lueur qui se reflétait
sur un grand nombre d’armes suspendues
aux murs le reporta instantanément
dans ses caveaux sous-terrains.
— Que diable, qu’est-ce donc, dit-il aux amis, avez-vous pris goût au métier en lisant mon mémoire ? Mais comment voilà mon jeune homme de Chateaugay ! Louise ! quoi ! c’est elle ! ah ! je comprends l’horreur que je lui inspirais !…
— Il n’y avait pas d’horreur, répondit Louise en lui tendant la main, c’était une terreur de femme, un souvenir… mais je ne fuirai plus ce souvenir. Car il me dira que je l’ai connu noble au sein de la dégradation… Il me dira que c’est à moi qu’est dû ton retour à la vertu. Oublions ce qui a pu restreindre l’épanchement fraternel qui devait régner entre nous. Tu m’as valu, il est vrai, quelques peines, mais je te devrai toujours une partie du bonheur de ma vie. Car tu as aussi travaillé à l’union dont les jouissances ne seront plus heureuses sans ta présence et l’oubli du passé. »
La scène évoquait de trop puissants souvenirs pour leur permettre de ne s’attacher qu’à l’originalité de l’action de Louise. Il y eut quelques larmes de part et d’autre, mais ce furent les larmes de la joie… Le frère et la sœur entrèrent dès ce moment dans la plus tendre intimité. St. Felmar était toujours dans les mêmes dispositions. Il vit avec déplaisir ce pacte de cœur. Mais il n’y pouvait rien faire. À quelques jours de là, Gustave partit pour un voyage qui devait durer un mois et dont il ne dit les motifs à personne. Il était revenu puissamment riche nonobstant ses prodigalités Européennes. Il emporta avec lui tout ce qui lui restait de sa formidable fortune. Le Canada était alors infesté d’un grand nombre de brigands qui violaient chaque jour la fidélité qu’ils avaient jurée aux institutions de leur ancien chef. Les meurtres et les vols les plus audacieux étaient les anecdotes de chaque jour. Gustave connaissait la retraite de tous ces bandits ; il entreprit d’en purger le Canada. Il visita toutes leurs loges, fit l’inventaire des biens qui s’y trouvaient, et les partageant entre eux il leur donna le goût d’une vie honnête et leur défendit de recommencer leurs brigandages sous peine de le voir lui-même à leur poursuite. Ils le connaissaient trop bien pour oser lui désobéir. Personne en effet ne pouvait leur nuire autant que lui. Chacun retira une part assez grande du partage pour finir une vie aisée sans craindre ce qui les avaient forcés à ce métier… le travail. Quand les produits du partage n’étaient pas suffisants, il y suppléait par ses propres deniers. Ainsi mourut en Canada cette terrible ligue qui avait exercé ses ravages pendant de si longues années.