Louis Perrault, imprimeur (p. 302-306).

LETTRE SIXIÈME

Alphonse de P… à Adolphus Brandsome.


…12 Mars 1814

L’on parle de paix, mon bon ami ; parlons aussi de votre retour parmi nous. St. Felmar n’a fait que déguiser ses sentiments pendant quelque temps :. Gonzalve est allé en arrivant lui demander à voir sa fille. Peu s’en est fallu qu’il ne lui en coûtât la vie. Il l’a vue néanmoins. C’était beaucoup après une si longue absence ; mais il n’a pu lui parler. Leur correspondance secrète est recommencée. C’est encore un grand changement dans la vie du colonel. Il est beaucop plus heureux et paisible que lors de votre séjour ici. Le gouverneur vient de lui signifier l’ordre de rentrer à l’armée, en lui disant, avec beaucoup de considération, que sa présence était nécessaire à Chateaugay. Elle l’est en effet ; car peu habitué comme je le suis au commandement en chef, j’ai grande peine à contenir nos soldats qui désertent en assez grand nombre chaque jour. Il sera donc ici demain.

Je vous disais en commençant qu’il fallait parler de votre visite au Canada. Vous y serez d’absolue nécessité pour servir les projets de Gonzalve. Il se trouve réduit à user de ruse, et de violence même, pour arracher son amante des mains de son père inhumain. Je ne terminerai cette lettre que demain, car l’arrivée du colonel m’obligerait peut-être d’écrire de nouveau.

……à demain donc……

13 Mars 1814

Gonzalve arrive à l’instant et me fournit nouvelle matière à vous écrire.

Le fils de St. Felmar, qui était en Europe depuis une quinzaine d’années, est arrivé ces jours derniers et a de beaucoup amélioré le sort de Louise, en favorisant ses amours avec le colonel. Il n’avait jamais vu sa sœur qu’au berceau, étant très jeune lui-même. Sa beauté et le peu de connaissance qui existe entre eux, la lui fait regarder comme l’être toujours intéressant de son sexe, et il a dès l’abord pris ses intérêts en main. Il est déjà en grande relation avec Gonzalve qui ne se lasse de me louer son généreux caractère. Les idées de son père sont loin d’être les siennes. Mais il lui est très soumis, et ne serait peut-être pas homme à payer de courage et d’opiniâtreté dans la circonstance. C’est pourquoi votre présence ne nous sera pas moins nécessaire qu’avant.

Si la guerre continue plus longtemps, le jeune St. Felmar sera aussi bientôt enrôlé. Pour vous et pour nous il faut faire des vœux mutuels pour un prochain accommodement entre les deux puissances. Par un commun accord tous les prisonniers viennent d’être échangés ou rançonnés. C’est encore un pas vers la paix. Je ne vous ai pas encore dit un mot de ma jeune Indienne. Vous n’en pourriez croire vos sens, si vous la voyiez maintenant. Elle parle l’anglais et le Français avec une pureté, une élégance que je suis forcé de copier bien souvent. Elle n’a pas encore entièrement perdu sa prononciation sauvage. Mais je n’en suis pas fâché. Ce sera probablement le dernier insigne qu’elle conservera de sa première origine. La vie libre et enjouée de ma sœur lui a fait envie. Elle m’a demandé à la retirer de la maison où je l’avais placée. Son éducation était plus que suffisante pour me le permettre sans aucune restriction. Ma sœur jouit maintenant de sa société et a conçu pour elle un attachement tout fraternel. Mon père ne la regarde plus comme autrefois. Il l’aime beaucoup et ne laisse échapper aucune occasion de lui faire plaisir.

Adieu, n’oubliez pas vos promesses…

Alphonse

Chateaugay, 13 Mars 1814.