Louis Perrault, imprimeur (p. 276-284).

LES FIANCÉS
DE 1812


SECONDE PARTIE.

LETTRE PREMIÈRE

Adolphus Brandsome au Colonel Gonzalve de R…


Mon cher Colonel,

Vous venez de faire une méchante brèche à ma nation. Si votre souvenir ne me disait pas tant en secret, je vous en voudrais pour avoir si maltraité mes amis. Mais en dépit de mon orgueil national blessé, je ne puis m’empêcher de rendre hommage à votre bravoure. S’il en faut croire vos journaux, qui (soit dit en passant), peuvent bien un peu mentir sur ce point, vous n’aviez que quatre cents hommes avec vous. Si tel est le cas, vous avez du vous créer vous-même bras d’église pour enterrer mes pauvres amis. Quant à ceux qui sont vivants, ce sont toujours les généreux Gonzalve et Alphonse qui en ont soin.

On parle d’un prochain échange de prisonniers. Je recevrai infailliblement de vos nouvelles par ceux que vous avez sous main. C’est à peu près le seul moyen de communication qu’il y ait. J’ai été moi-même obligé de confier la présente au Colonel Loar, notre dernier consul à Alger, qui se rendait directement à Champlain pour conférer avec votre Mr. Baynes sur cet échange.

Depuis mon retour je me suis beaucoup employé pour vous. Je ne puis à la vérité me flatter de grands succès ; mais je peux au moins vous tirer en partie de votre incertitude. La plus singulière aventure m’a mis au fait des petits détails que je vais vous raconter.

Il faut vous dire d’abord, que le héros de cette histoire est le plus furieux duelliste qu’il y ait à New-York et dans tous les États, je crois. Mais il n’est pas le plus heureux, comme vous allez voir. En conséquence du petit ralentissement des hostilités respectives, les invalides et les militaires licenciés temporairement affluent à New-York. Le théâtre, après plus d’un mois d’inaction complète, fut ouvert mardi dernier. Je m’y rendis accompagné d’un ami et aussi de quelques amies. J’avais un billet d’entrée du matin, et une loge entière à ma disposition. En arrivant j’y trouve un beau militaire dans tout son costume de bataille. Plusieurs dames étaient dans les loges voisines, et cependant le vaillant Murs était coiffé jusqu’aux épaules. Sa présence en cet endroit et surtout son attitude me fit faire une grimace qu’il aperçut malgré l’enfoncement de son bicorne (car il en portait un couvert de plumes). Les dames qui me suivaient l’avaient pris pour le généralissime de nos armées, et s’étaient inclinées en l’approchant. Il se contenta en retour de poser sa lorgnette à l’œil et de les regarder curieusement. Je le trouvais un peu trop gentil ; d’autant plus qu’il avait les pieds sur la balustrade et occupait tout le premier siège par son attitude à demi-couchée. Notre arrivée ne l’avait nullement troublé, et il ne paraissait pas d’humeur à se troubler d’avantage. J’allai le prier poliment de laisser mettre les dames sur ce siège, vu que j’avais loué la loge. Il leva la tête et me regarda insolemment. J’allais lui parler un peu plus raison, quand les dames me dirent en souriant de ne pas déranger monsieur. Il ne pouvait plus tenir, il lui fallut céder sa place. Mais il ne sortit pas de la loge, et n’en conserva pas moins son bicorne sur ses épaules. Mon ami, qui connaissait de réputation ce grand militaire, voulant s’amusera ses dépens, me dit assez haut :

— Bon Dieu ! Brandsome, le froid me monte à la tête. » « Pareillement à moi, répondis-je. Le brave emplumé avait déjà tiré deux cartes de sa poche, et nous les remettant sèchement : « Il fait plus chaud chez moi, dit-il ; je vous attendrai demain matin à cinq heures. » « Well done, » me dit mon mordant ami, et il se mit à le toiser comme un objet de curiosité.

A cinq heures le lendemain matin, nous étions sur Broadway Street, examinant le numéro des Hotels. Nous le voyons venir à nous, accompagné d’un gentleman de son espèce que mon ami connaissait très bien et avec qui il échangea les civilités que permettaient les circonstances. Le bicorne avait disparu, mais pour être remplacé par un véritable chapeau de Quaker dont le bord rabattait sur ses épaules. Ce mystère de tête me {corr|fesait|faisait}} autant rire qu’il m’étonnait. Je vis que le galant personnage voulait se chauffer à la poudre. Car il portait une boîte de pistolets. Cochran, mon ami, me dit tout bas que nous allions nous amuser. J’y étais déjà bien disposé. En arrivant dans la plaine, le grand chapeau présenta deux pistolets à Cochran pour en choisir un. Celui-ci le regardant sous le nez : « Je ne me bats, dit-il, qu’avec les hommes. S’il ne vous manque rien de ce qui constitue l’homme, j’y suis ; mais en attendant laissez moi voir si vous avez des oreilles. » Je me pris à rire de tout cœur en criant : « Exhibition ! Exhibition ! » Ce n’était pas son compte à coup sûr. Il lui jeta un pistolet, et faisant trente pas : « Qui tire le premier, dit-il ? » « À toi, lui cria Cochran. » Molton tira ; mais le sifflement de l’air seul lui répondit. Cochran me regardant en riant, lui envoya négligemment une balle dans le bras droit, et m’exempta la peine de lui en faire peut-être un peu plus. Malgré la solide position de son chapeau, le choc fut si violent qu’il tomba et laissa voir deux oreilles artistement déparées et encore couvertes d’appareils. Tout se termina enfin au désappointement et à la honte du fier Molton.

Son second, ayant été invité par Cochran à venir déjeuner avec nous, il s’y rendit de bonne grâce, et nous raconta la petite historiette qui m’a mis sur les traces de votre amante, que vous auriez sans doute bien mieux aimée voir à la tête de cette lettre. Je ne sais même si vous n’aurez pas commencé à la lire par la fin ; mais peu importe, voici ce qu’il nous dit.

Molton avait été invité à une noce l’automne dernier par le capitaine Thimcan qui mariait son fils à ce que vous appelez une honnête grizette. Pendant le bal, Molton remarqua une brillante demoiselle qui paraissait étrangère. Ce dernier titre réuni à une beauté rare, lui attira aussi l’attention d’un des amis du jeune marié qui fréquentait beaucoup la maison du capitaine. Il est inutile de vous dire que Molton plaida ses prétentions au pistolet et que ce fut là qu’il perdit ses oreilles. Je ne pus savoir exactement le nom de cette étrangère, mais quelques mots sur les aventures par lesquelles elle est passée avant d’arriver chez le capitaine, ne m’ont laissé aucun doute sur l’identité de votre Louise. Pour vous tirer encore une fois d’inquiétude, il faut vous dire qu’il est bien certain qu’elle n’avait favorisé ni l’un ni l’autre des deux rivaux qui se la disputaient à son insçu. Je me suis particulièrement informé de ce point, et j’en suis positivement certain. D’ailleurs, vous savez à quoi vous en tenir là dessus, si vous la connaissez bien. Dans quelques jours je pourrai vous en parler plus sciemment ; car je pars dès demain pour l’aller voir. Eh attendant, veuillez bien présenter mes sincères amitiés à Alphonse et me croire votre tout dévoué ami,

Aus. Brandsome

New-York, 15 Juillet 1813.