Louis Perrault, imprimeur (p. 171-191).

VIII



ILS avaient donc pris la voie du sous-terrain, et en peu d’instants ils se trouvaient entourés de tous ceux qui composaient cette bande. En passant dans la maison du sénateur, Louise s’était sentie soulagée en aspirant l’air pur qui alimentait ce palais. Elle oublia un instant les richesses du vieux caveau en voyant l’honnête somptuosité d’un appartement qu’elle savait n’être pas fréquenté par une société telle que celle qui liait son sort. Mais ce court prestige de bonheur s’effaça dès ses premiers pas dans ce second repaire.

Les brigands étaient sur leur départ pour une expédition ménagée de longue main et qui devait rapporter un profit immense. Il ne s’agissait que d’enlever le fond entier d’une des plus riches banques de l’Amérique du nord. Aussi voyait on briller dans les regards de chacun d’eux une joie avide et rapace. Le Grand arrivait à propos. Mais malgré leur grand respect pour lui, ils ne virent pas de bon œil la compagnie qu’il amenait. Soit qu’ils fussent dominés par la crainte de partager entre trop de mains le fruit de leur course, ou qu’ils redoutassent l’indiscrétion de Louise, dont la figure portait toujours le type impassible de la candeur et de la probité ; ils lancèrent sur elle un regard soupçonneux qui la fit trembler. Elle se tenait étroitement au bas du Grand et le regardait comme son sauveur. Elle aurait encore eu beaucoup plus sujet de craindre si elle eût connu le caractère des gens de cette loge. C’était la plus rébelle de toutes celles soumises à l’empire du Grand. Avant son entrée dans la grande confédération des deux cents loges, il ne se passait pas un jour qu’elle ne commît des assassinats horribles. C’était avec grande peine que le gouvernement de cette bande furieuse était tombé entre les mains du Grand. Depuis le jour de son annexation le grand maître y avait établi son siège. Il y demeurait presque toujours et surveillait de près les expéditions pour y affermir son système de douce rapine.

À la tête de ceux qui partaient pour le coup de la banque, figurait un homme de stature gigantesque. Un cynisme bestial et une corruption sanguinaire marquaient dans sa figure les traits d’un énergumène nourri dans tout ce qui fait horreur à la nature. avait salué le Grand en portant son poignard à sa tête. C’était moins un poignard qu’une masse tranchante. Une forme triangulaire qui mesurait un pouce d’un angle à l’autre, diminuait insensiblement depuis la poignée jusqu’à la pointe. Après avoir salué le Grand, il lui dit quelques mots en Anglais, moitié affable, moitié impatient. Le Grand ne lui répondit pas, et se contenta de lui montrer un panier de Champagne qu’il n’avait pas oublié en passant par le cellier du sénateur. Cette muette réponse voulait dire qu’il avait de quoi s’amuser jusqu’à leur retour et qu’ils n’eussent rien à craindre pour la garde du caveau, Louise n’avait pas aperçu l’espièglerie de son conducteur. Mais la vue de ces bouteilles lui fit peur. Le Grand qui était devenu son protecteur, lui était nécessaire, et elle craignait qu’en le voyant ivre elle ne devint à la merci de cette horde de brigands. Parmi tous les gens de cette classe, les succès se chôment avec frénésie, et la loge 146 était surtout renommée pour sa corruption et sa fureur en ces circonstances. Heureusement pour son repos, notre jeune fille ne connaissait rien de ces coutumes bestiales et crapuleuses. Elle n’était cependant pas femme à se laisser prendre en défaut. Quand elle fut retirée seule, elle se barricada mieux que jamais et fit un soigneux examen de ses pistolets, Elle se mit aussitôt au lit, prévoyant qu’un peu plus tard le repos lui serait impossible. Sa porte était tellement fermée qu’en cas d’effraction elle eût le temps de s’éveiller et se tenir sur ses gardes.

Après quelques heures d’un paisible sommeil, elle fut éveillée par le bruit de la chûte des remparts qu’elle avait opposés à l’ouverture de la porte. Son premier mouvement fut de saisir ses pistolets et de se débarrasser de ses couvertures de lit.

— Ouvre donc, mon petit mignon, lui dit le Grand d’une voix prolongée et saccadée de liqueurs.

Elle le reconnut à l’instant et vit le danger qu’elle pouvait courir en le laissant approcher. La nuit avait été excessivement chaude. Elle avait laissé son habit de dessus et son épaisse poitrîne ne portait plus pour rempart qu’une chemise soigneusement fermée d’ailleurs.

Les efforts du Grand avaient été si violents qu’elle n’avait pas eu le temps de remettre son large pourpoint. Elle courut à la porte ; mais il était trop tard. Le chef des voleurs était entré.

— Je viens te rendre une visite d’ami, dis donc, jeune compère, il faudrait quelque chose pour égayer la nuit. Ces lambins ne reviennent plus…

Il s’était approché en parlant ainsi.

— Que voulez vous, dit-elle, sortez.

— Allons donc, tiens, je viens m’amuser. Tu parais bien méchant. Laisse moi ici — Ô quelle charmante petite main ! ………

Ce disant, il avait agi de manière à révolter entièrement la pudeur de notre jeune fille qui se crut enfin trahie. Elle tenait toujours son pistolet à la main, et l’avait armé sans s’en apercevoir. Ne se connaissant plus de frayeur, elle le poussa rudement, et tira involontairement la gâchette de son pistolet. Il tomba à terre comme une masse en poussant un cri qui retentit dans toute la longueur du sous-terrain. La chambre où se passait cette scène était parfaitement éclairée par une lampe suspendue à l’ouverture. Le sang coula sur le parquet, et notre brigand criait toujours. Il en était resté quatre pour garder le caveau. Au moment du coup de feu, ils arrivèrent à la course leurs poignards à la main. Louise se crut à sa fin. Cependant le Grand n’était blessé que légèrement au bras. Il s’était relevé comme les quatre brigands entraient. Ceux-ci le voyant blessé s’étaient jetés sur la jeune fille en levant leurs poignards. Tout Son courage céda en cet instant, elle tomba sans mouvement. Les brigands la relevèrent. Le Grand, malgré son état d’ivresse, leur cria :

— Point de meurtre, point de sang. »

Ils la tenaient sous une dure étreinte. Sa tête était tombée en arrière et tout son corps restait dans une immobilité mortelle. Ils la crurent elle-même blessée, et la jetant sur le lit, deux d’entre eux s’écrièrent :

— Une femme ! une femme !….

Ces mots tirèrent le Grand de son étourdissement. Lui seul resta étonné. Cette découverte sembla toute naturelle aux autres, croyant bien que le Grand n’était pas ignorant du fait. Les vapeurs qui obscurcissaient son cerveau se dissipaient peu à peu, par les événements qui venaient d’avoir lieu. Oubliant les maux que lui faisait endurer sa blessure, il s’approcha vivement du corps immobile de sa victime. Après avoir un moment contemplé cette figure pâle et virginale, il demanda de l’eau. Les quatre brigands s’étaient un peu retirés du lit où gisait la jeune fille. Un respect sacrilège et non pas vertueux leur dictait cette mesure. L’objet conquis entrait dans la possession royale du Grand. C’était à lui désormais qu’appartenaient l’honneur et la beauté de ce que la terre possédait de plus vertueux et de plus aimable.

On lui apporte de l’eau ; il en verse quelques gouttes sur la figure de Louise qui donne à l’instant des signes de vie. Déjà sa respiration devenait plus intelligible et le Grand, dans son empressement s’apprêtait à déchirer la chemise qui retenait l’expansion de son haleine ; quand un bruit terrible se fait entendre à l’extrémité du sous-terrain. Les brigands revenaient avec une précipitation inaccoutumée. Chacun d’eux portait un sac énorme, le déposait et s’armait de toutes pièces. En arrivant près du Grand, ils s’écrièrent :

— Sauvez-vous ! sauvez-vous ! les gardes sont à nos trousses.

Oubliant et la jeune fille et son bras fracturé qui pendait inerte, il courut vers la porte du sénateur et s’esquiva dans un clin-d’œil. À peine était-il sorti, qu’une bruyante détonation d’armes à feu rappela entièrement notre héroïne qui, à son grand étonnement, se trouva seule dans sa chambre. Une seconde détonation se fit entendre, et aussitôt après le bruit de beaucoup de personnes qui s’enfuyaient du côté de la maison du sénateur. Elle comprit alors que le caveau était envahi. Malgré son extrême frayeur, elle en rendit grâce à Dieu, revêtit ses habits et poussa la porte de sa chambre. Elle ne craignait pas de se livrer aux soldats, mais elle pensa avec raison qu’elle pouvait être facilement la victime de quelque méprise. Elle se sentit glacée de terreur en entendant, dans les pièces voisines, les soldats qui, dans l’incertitude et l’obscurité, poussaient leurs baïonnettes contre les murs et frappaient partout sans merci. Elle se tenait collée contre la porte afin de résister au premier effort, et d’avoir le temps d’implorer la protection du commandant du détachement.

Tout à coup sa porte s’ébranle violemment. Elle demande à parler au capitaine ; mais un coup terrible, donné contre la porte, la renverse horriblement et sa tête tombe en bondissant sur le parquet. Elle n’avait reçu aucun coup, mais cette chute était horrible et cruelle.

Les soldats entrèrent. Ils ne trouvèrent rien… rien que le corps palpitant de la jeune fille. Ils la relèvent et lui passent au poignet un anneau de fer. Mais l’anneau est trop grand ; la main s’écoule sans effort. Ils cherchent et n’en trouvent aucun pour resserrer ce poignet frêle et blanc comme le marbre. Chacun se regarde avec étonnement. Enfin l’un d’eux dit aux autres :

— Assurément celui-ci n’est pas un brigand, conduisons-le au capitaine. »

Louise à demi morte peut à peine articuler ces mots :

— Non, je ne suis pas brigand »…

Sa voix d’ange, rendue encore plus intéressante par la souffrance, les remplit de commisération. Ils déchirèrent promptement un des draps du lit et lui enveloppèrent la tête avec ses lambeaux. Elle avait reçu une profonde contusion à la tête ; le sang coulait abondamment, et ses épaules à demi découvertes laissaient voir des gouttes d’un sang rouge-noir sur une peau plus blanche que la neige. Sa figure, dont tout le sang intérieur paraissait avoir déserté les vaisseaux, portait aussi ces marques violentées. Portée par deux soldats elle parvint devant le capitaine qui se tenait près de l’ouverture du caveau avec une partie de son détachement.

— Quelle est cette prise, demandat-il ? »

— Capitaine, dit l’un des soldats, c’en est une que nos anneaux ne peuvent prendre, et nous l’avons jugée digne de votre poignet. »

— C’est bien, allez, j’en aurai soin. »

Et ils partirent. Louise n’avait pas la force de se soutenir, elle tomba à terre, se mit à pleurer, en implorant la protection du capitaine. Il ne parlait pas Français, mais l’expression de la figure de la jeune souffrante, lui en dit assez pour l’émouvoir et le disposer en sa faveur. Il appela trois soldats, leur ordonna de la conduire, non à la prison, mais à sa propre demeure. Il donna alors des ordres ; aposta une garde à la porte du caveau, et partit lui-même pour accompagner le brancart sur lequel on l’avait placée. On arriva bientôt à la maison, où tout le monde était sur pieds. La femme du capitaine était à la fenêtre et attendait son retour avec inquiétude, Quand elle le vit paraître, elle courut à la porte, et s’informa de ce qu’il amenait là.

— C’est un jeune homme, dit-il, qui vient d’être trouvé au milieu d’une compagnie de brigands ; mais il parait plutôt victime de la bande, que complice. Quoiqu’il en puisse être, préparez un lit et une chambre convenables. Et toi, dit-il, à un de ses valets, cours chercher le docteur Sheridan. »

Le domestique partit en toute hâte. On était alors à la pointe du jour. Louise fut étendue sur un lit. Le capitaine visita lui-même la blessure de la jeune fille ; et après l’avoir un peu lavée, il se mit en devoir de lui râser les cheveux afin d’y appliquer un appareil. Le médecin entra sur ces entrefaites, prit lui-même le razoir, et découvrit une blessure large de deux pouces. La douleur arrachait à l’infortunée des plaintes qu’elle s’efforçait inutilement de comprimer. Enfin, après avoir encore lavé, le médecin appliqua l’appareil et déclara que la guérison serait prompte. S’étant retiré, le capitaine se trouva seul avec la souffrante. Celle-ci lui tendit alors la main.

— Touchez la, lui dit-elle, ce n’est pas celle d’un brigand. Que ne puis-je vous mieux remercier qu’en paroles ! La reconnaissance ne suffit pas pour payer de tels services. Pensez-vous que votre dame me ferait l’honneur et le plaisir de venir ici ? ” — Certainement, monsieur. »

Il sonna et fit demander sa femme qui parut à l’instant. Louise parlait l’anglais avec beaucoup de facilité. Elle avait reçu son éducation en partie de Dames Anglaises qui avaient établi à Montréal une Académie très renommée. Quand elle vit entrer Madame Thimcan, elle se leva sur son séant en la saluant avec grâce et faiblesse en même temps.

— Madame, dit-elle, vous êtes sans doute étonnée du désir que j’ai manifesté de vous entretenir. Mais veuillez bien m’écouter un instant et j’espère que si la mauvaise compagnie en laquelle on m’a trouvée, vous a donné de moi une idée défavorable, vous me plaindrez bientôt au lieu de me croire méchante. »[1]

Relevant alors la manche de ses habits :

— Voyez, continua-t-elle, si ce bras est celui d’un brigand. Oh ! non, j’ai bien souffert ; j’ai plié sous leurs coups, mais je n’ai frappé que quand il a fallu sauver l’honneur d’une femme… et cette femme, c’était moi. »……

Thimcan et sa Dame se regardèrent avec stupeur et surprise. Louise pleurait et tendait sa main à la Dame qui la saisit avec empressement et dit au capitaine de sortir.

Celui-ci nonobstant sa curiosité mal satisfaite, se retira en recommandant à sa femme d’en avoir bien soin. Cette précaution était inutile, car la dame avait une âme déjà éprouvée par le malheur ; et elle bénissait le ciel de lui fournir l’occasion de soulager l’infortune de son sexe.

—— Mademoiselle, lui dit-elle, vous avez été victime de bien des infortunes, comme je vois. Je ne hâte pas le moment d’en entendre le récit ; le malheur se connaît toujours assez tôt. Reposez vous sur la confiance que je crois sincèrement en la droiture et la bonté de votre cœur. Permettez que je vous offre des vêtemens plus convenables, si toutefois vous êtes assez forte pour changer d’habits.

— Ah ! madame, vous prévenez, mes désirs. Votre époux vient de me charger d’une dette de reconnaissance éternelle, que je saurai lui payer. Qu’il m’est doux de me trouver avec une femme, depuis cinq jours de mortels tourments au milieu d’hommes les plus dépravés. J’accepte avec reconnaissance vos offres bienveillantes et vous prie de m’aider quelque peu. Je vous demanderai aussi quelque repos avant de vous raconter par quelles aventures je me trouve ici en ce moment. Je sens que le récit de mes maux me causerait des émotions que mon état ne pourrait supporter. »

La dame sonna et une fille de chambre alla sur ses ordres chercher des habits. Elle revint en peu d’instants, déposa les habits sur une table et sortit.

Quoique Louise fut extrêmement faible, elle était trop heureuse de laisser son travestissement pour en retarder l’exécution. Quand elle eut terminé son ajustement, la dame fit venir le capitaine qui resta stupéfait d’admiration en apercevant la plus belle femme dont la vue eut jamais frappé ses regards.

— Vous semblez bien faible, mademoiselle, lui dit-il, vous allez prendre quelque chose et nous vous laisserons reposer. »

Il fit apporter dans la chambre tout ce qu’il y avait de meilleur et se retira avec sa femme, afin de ne pas gêner notre jeune fille.

L’appétit n’est pas dévorant en de telles circonstances. Aussi eut-elle bientôt terminé son repas et cédé au sommeil.



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  1. Nous avons dit qu’elle parlait anglais. Or cette langue n’ayant pas de féminin pour les adjectifs, elle était encore homme pour le capitaine et sa femme.