Louis Perrault, imprimeur (p. 121-144).

VI.



LE dernier souvenir qu’il nous reste de Louise St. Felmar est celui tracé par la lettre qu’elle laissa chez son père en partant. Il est temps d’expliquer le silence qui l’enveloppe depuis son départ et la cause pour laquelle elle n’était pas parue à Chateaugay comme elle l’avait annoncé à Gonzalve.

Jusqu’à présent, nos amants, malgré la contrainte qu’ils ont eue à subir, n’ont pas été frappés de ces grands coups de l’infortune qui se font un jeu de l’humanité. On va voir par ce qui va suivre combien l’ambition et quelquefois la simple opiniâtreté des pères peut causer de malheurs aux enfants que le ciel a confiés à leur tendre sauve-garde.

Les scènes que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs ne seront pas absolument de la création d’un cerveau exagéré. Ce sera des faits analogues à d’autres dont les acteurs peuvent encore attester l’authenticité. Le vice que nous signalons aujourd’hui dans quelques parents, n’est pas une chose dont notre siècle ait à déplorer l’origine. Il a été de tout temps. Horace disait : Virtus post nummos… Le mérite de faire écho aux sages de tous les âges qui l’ont combattu, serait une bien faible rémunération si notre voix ne devait porter avantage qu’à la Branche de la création à laquelle nous appartenons. Mais il est un autre œuvre de l’auteur de la nature qui constatera à jamais sa grandeur et ses bienfaits. Il est un sexe privilégié auquel les hommes rendent invinciblement hommage, et qui mériterait l’exclusion de notre coupe d’infortune. Et cependant ce sexe est le seul qui ait à souffrir de cette contrainte quelquefois si cruelle de la part des parents.

Convenons qu’il est parfois nécessaire qu’ils interfèrent dans les affections de leurs filles ; car le cœur humain est rempli de faiblesses ; et souvent un cœur trop tendre et trop ouvert peut se laisser entraîner par une affection indigne de lui. Mais le plus souvent cette opiniâtreté ne doit son origine qu’à de viles spéculations pécuniaires, ou à un degré, de plus ou de moins, dans le rang des familles. On se restreint néanmoins aujourd’hui à calculer les richesses des prétendants à l’hyménée. Ce qui a rendu si vrai, dans notre siècle ce refrain de la chanson :

Montre tes écus
Pour plaire à Vénus.

Que résulte-t-il souvent de ces mariages spéculatifs. La femme a été sacrifiée à l’intérêt. Elle est condamnée à couler de tristes jours dans la société perpétuelle d’un homme que son cœur déteste. L’époux ne voit pas en son épouse le degré d’affection qu’il avait cru gagner ; il cherche loin d’elle des distractions à ses ennuis ; il devient prodigue, cruel, puis avare quand ses finances sont à bout. De là les guerres domestiques, la mauvaise éducation des enfants. Enfin tous les maux ensemble s’accumulent sur cette famille, en proportion directe de l’introduction rapide de la désaffection et des mal-entendus.

Au contraire une personne a-t-elle fait choix d’un ami dont le caractère et le cœur conviennent aux siens, fut-il simple héritier de Job, il fera le bonheur de sa vie. Si la fortune ne le favorise pas, la générosité de son naturel, nourrie par un amour constant, surmontera toutes les difficultés de la vie. Le morceau de pain qu’il offrira à son épouse, vaudra plus pour elle que le brillant bracelet dont le millionnaire entoure le bras de sa compagne hautaine.

Mais laissons là des hypothèses que l’expérience a malheureusement trop fréquemment réalisées.

Louise St. Felmar nous apprend elle même par sa lettre à Gonzalve qu’elle devait partir dans la soirée du quatorze juin. En effet dès le soir même, après avoir revêtu des habits d’homme préparés par le vieux Maurice de Gonzalve, elle s’esquiva furtivement par la porte du jardin. Maurice qui devait l’accompagner et la conduire jusque sur l’autre rive, avait fixé, pour le départ, la dixième heure de la nuit. L’un et l’autre devaient se trouver sur la rive à cette heure pécise. Soit qu’elle se trouvât contrainte par les circonstances, ou qu’elle fût poussée par une précipitation inconsidérée, elle laissa le logis paternel dès la première obscurité. Il faut se rappeler que dans les informations que prit St. Felmar sur la disparition de sa fille, Maurice lui avait dit avoir vu, plusieurs fois dans la journée, un jeune homme qui avait approché la fenêtre de Louise. Dans ceci il n’avait pas cherché à le tromper. En arrivant sur la rive elle aperçut un homme qui poussait à l’eau un esquif, et se préparait à y entrer. Trompée par l’obscurité et par l’accord des circonstances, elle lui cria à quelques pas. « Eh bien ! tout est-il prêt ? » l’inconnu lui répondit aussitôt :

— Tout est prêt, monsieur, désireriez vous traverser ? »

Elle se trouva on ne peut plus surprise en reconnaissant son erreur. Craignant de découvrir ses projets, elle feignit, autant que possible, une voix maie et assurée, et reprit :

— Excusez moi, monsieur, je me suis mépris. Mais n’auriez vous pas vu un homme ici ? »

— Pas une âme, mais s’il m’était possible de vous être de quelqu’utilité, ce serait avec plaisir que je vous servirais, Je vais à Chateaugay, si le trajet vous convient, votre société me sera bien précieuse. »

Voyant qu’elle réussissait assez à cacher son sexe, et sachant que l’absence de Maurice pourrait être préjudiciable à la petite propriété de son amant et à leurs intérêts communs, elle résolut de partir sans attendre son arrivée.

— Je vous serais très reconnaissant, reprit-elle, si vous pouviez m’accorder une place dans votre canot. »

— Très bien ; donnez vos effets, que je les place. »

Les préparatifs étant ainsi terminés, l’inconnu poussa l’embarcation et hissa une petite voile. Le fleuve était sans houle, malgré le vent qui suffisait pour donner au léger esquif une marche très rapide. Louise n’avait pas songé en partant qu’il lui faudrait peut-être remplir des rôles auxquels elle se trouverait absolument incapable de satisfaire. Elle vit cependant bientôt qu’il lui fallait nécessairement subir les conséquences de son imprudence.

Dès qu’ils eurent atteint le milieu du fleuve, l’inconnu tira de sa poche une pipe et un briquet, demandant à son compagnon s’il n’avait pas l’habitude de fumer. Cet homme était dans la fleur de l’âge et nonobstant la pureté et l’élégance de son langage, ses manières étaient scellées d’un certain ton de lascivité et de mollesse qui devait donner à Louise les plus vifs sujets d’appréhension. Aussi vit-elle qu’elle devait se faire homme dans toute la force du terme. Quand elle fut interpelée au sujet de la pipe.

— Ah ! vous me faites penser, lui dit-elle, que j’ai oublié ma pipe et mon tabac. C’est un de mes plus agréables amusements. Mais si vous avez du tabac je vous serai bien obligée d’un petit morceau, car j’ai aussi la louable habitude de chiquer. »

—Ah ! compères en tout ! très bien ; voici du véritable tabac de la Havane et confectionné pour cet usage. Dans quelques instants je vous prêterai ma pipe, mais prenez ceci en attendant. »

— Avec reconnaissance, monsieur. Et elle glissa dans sa bouche un morceau de jonc qu’elle roula longtemps entre ses dents, contrefaisant tous les exercices des vrais Yankee chewers. Mais elle avait encore à faire deux choses absolument impossibles. À tout instant elle s’attendait à ce que l’inconnu lui présentât sa pipe ou la conduite du canot. Quand à la pipe, elle avait déjà songé au moyen de l’éluder. Au moment où il la lui offrit, elle parut la saisir avec tant d’avidité qu’elle la lui fit échapper à côté du canot. Jamais fumeur ne témoigna plus de désespoir qu’elle ne le fit lorsqu’elle vit s’engloutir la pipe fatale. Elle n’en pouvait revenir. En vain l’inconnu lui promettait sa revanche quand ils auraient atteint la rive ; elle ne pouvait se consoler de cette perte. En son cœur elle rendait néanmoins grâces à Dieu de l’adresse avec la quelle elle la lui avait fait tomber des mains.

Restait enfin à prendre la conduite du canot, qu’il ne tarda pas à lui abandonner. Elle accepta cependant, tout en alléguant son incapacité et son peu d’habitude dans cet exercice. Dès qu’elle eut commencé son office de pilote, l’esquif commença à tourner à droite et à gauche. L’inconnu s’aperçut aussitôt qu’il n’y avait pas à tenir.

— Allons vous m’avez l’air d’un écolier plus capable d’écrire un pensum que de conduire un navire. Je vois d’ailleurs par la délicatesse de vos doigts que vous ne seriez pas bon marin. »

— Je vous demande bien pardon, Monsieur, de ne pouvoir vous être d’une plus grande utilité. Je dois avouer que je ne possède pas de grandes forces musculaires ; mais je m’en console en pensant que le courage peut quelquefois suppléer à la force. Peut-être refuseriez vous de me croire, si je vous disais que je viens d’obtenir une place dans les dragons Provinciaux et que j’ambitionne avec ardeur l’occasion de mettre mes forces à l’essai. »L’inconnu commençait à ouvrir de grands yeux. D’autant plus que tout en parlant ainsi, Louise laissait nonchalamment apercevoir deux pistolets qui pendaient à sa mince ceinture, et la poignée d’un stylet légèrement recouvert sur son épaisse poitrine. Jamais taille plus mollement guerrière, ni plus artistement cadrée n’avait frappé les regards de cet homme, dont on connaîtra plus tard le caractère et les desseins. Il était loin d’être lâche, mais cette âme de Louise, qui, un moment avant, lui paraissait si candide, semblant changer si complètement de nature, exerçait déjà sur lui un empire qu’il subissait sans presque s’en apercevoir.

Pour la première fois de sa vie, il entendait une voix d’ange lui parler de guerre et de combats ; une main qui pouvait à peine tenir un aviron, brandir avec adresse des armes mortelles ; une bouche dont les diamants et le corail faisaient jouer les reflets de la lune, broyer et rouler en tous sens une matière dont l’usage est quelquefois impossible aux hommes les plus rudes. Il existait en effet dans la personne de notre jeune fille un contraste si frappant d’habitudes et de nature que l’inconnu ne savait dans quel ordre de la création la placer. C’était un ordre mixte ou plutôt les deux extrémités de l’espèce humaine.

Louise pouvait avec assez de vérité se faire un mérite de son adresse à manier les armes et à mâcher son morceau de jonc. Quand aux armes, depuis le moment qu’elle avait formé le dessein de s’évader de chez son père, elle avait constamment suivi et pratiqué les leçons du vieux Maurice, qui avait autrefois appartenu aux gardes de Louis XV. Il avait étudié cette branche sous les élèves des Turenne et des Condé ; et son bras amorti par l’âge et les fatigues, savait encore remplir les offices d’un vieux garde-royal. Louise n’avait eu que huit jours pour compléter ou plutôt pour commencer son étude d’escrime. Maurice ne s’était pas embarassé barrassé à lui enseigner des principes élémentaires. Il avait passé par dessus les plans de batailles et de fortifications, les alignements géométriques et tout le train des écoles polytechniques. L’adresse du bras et la justesse du coup-d’œil suffisait pour servir le courage de sa débile écolière. Elle avait si efficacement employé ces huit jours que le pistolet ne lui pesait plus au bras, ni le but à son adresse.

Que savent de plus nos jeunes officiers Anglais. Beaucoup d’entre eux n’en connaissent rien. On en voit un grand nombre qui semblent n’avoir pas encore perdu le mou coulis du lait maternel et qui auraient peine à percer une brebis avec la brillante épée qui ne les laisse jamais et que leurs douze ou quinze années traînent sur les pavés des villes où la paix est le mot de guerre. On en a vu parmi nous sortir d’un comptoir de commerce, ou même changer leur ceinture d’écolier pour celle de commandant de brigade. Leur étude, c’est le pas égal, un salut militaire, oter et remettre sans se blesser l’épée dans le foureau. Leurs sciences, c’est le dédain pour l’ordre civil, le mépris des usages reçus, quand ils ont affaire à d’autres qu’à un militaire. Leur courage n’est pas au bout de leur épée, encore bien moins dans leur cœur. Mais ils passeront avec sang froid sur un homme paisible, ils le feront fouler aux pieds de leurs chevaux, briseront tout ce qui s’oppose à leur passage, et cela, avec une indifférence toute chevalière. Pas un mot de réplique, s’il vous plait ! Car au défaut de leur épée dont ils ne connaissent pas l’usage, ils vous fendront la figure d’un coup de fouet qu’ils savent faire claquer comme le premier maquignon. Leurs fouets ne les laissent pas plus que leurs épées. Beaucoup parmi eux n’ont pas de chevaux, mais vous les verrez toujours avec ce charmant petit fouet qui semble tenir à la profession…[1] Pauvre Waterloo ! ton nom serait bien avec ceux d’Austerlitz et de Marengo, si ces petits ménins eussent paru sur tes plaines ! ……

Soit que l’inconnu se fût en effet trompé sur les forces physiques de son compagnon, ou qu’il craignît de nuire aux projets qu’on lui verra mettre plus tard à exécution, il reprit en souriant :

— « Ma foi, changeons de place, j’aime mieux me mesurer avec vous sur l’aviron qu’autrement. »

— « Très certainement que pour ma part je l’aime mieux aussi, car le plaisir que je goûte en votre société est plus doux que celui que nous pourrions échanger avec des coups-de-feu. »

Tout en causant de la sorte, elle avait repris sa place dans l’avant du canot et s’amusait à en découper le bord avec son poignard qui, à défaut de rasoir, eût pu façonner des moustaches à merveille. La conversation fut enfin si animée et en même temps si amicale durant toute la traversée, qu’ils s’aperçurent à peine de la distance qu’ils avaient franchie. L’inconnu avait eu pour Louise des égards aussi empressés et aussi soignés qu’il aurait pu faire s’il eût découvert la supercherie qui le trompait sur le sexe de son compagnon. Cette prévenance avait longtemps fait craindre à notre héroïne de s’être trahie. Là simplicité et l’abandon du langage de l’inconnu l’avait néanmoins rassurée sur la fin.

Ils découvrirent bientôt le rivage sombre et chevelu de Chateaugay. À l’heure avancée où ils étaient, il fallait qu’ils en fûssent bien près pour l’apercevoir.

—« Nous allons dit l’inconnu, toucher terre une lieue plus haut que le camp ; car, par le temps qui court, nous pourrions être sujets de qui pro quos qui seraient funestes à notre peau. La garde nocturne est si sévère qu’elle fait impitoyablement feu sur tous les abordants qui ne peuvent prononcer le mot de garde.

— Si vous n’avez que cette raison là pour vous déterminer à faire de nuit le trajet d’un bois si obscur, je puis vous rassurer sur l’accueil qui nous sera fait au camp, car j’y suis attendu à heure et lieu.

Tel disait Louise que la garantie de ses pistolets et de son poignard n’enhardissait pas assez pour la décider à passer un bois dont la réputation était déjà devenue fameuse par le séjour des voleurs et des assassins.

— Je suis bien fâché, dit l’inconnu, de ne pouvoir vous conduire plus loin, c’est près d’ici qu’est mon lieu de départ, et où j’ai déposé des objets qui me sont d’une grande importance. Ne craignez pas, d’ailleurs, que je me hasarde à passer la forêt cette nuit. Nous trouverons là une habitation où je suis bien connu ; et si vous consentez à y passer la nuit, nous continuerons notre route dès la première aurore, par terre ou par eau, comme vous le voudrez. »

— Puisqu’il faut en passer par là, allons, dit Louise. »

Et ils débarquèrent emportant chacun leurs effets. Louise fatiguait sous le poids d’un assez lourd sac d’argent que ses économies avaient caché aux yeux du seigneur St. Felmar. Après un quart-d’heure de marche, ils arrivèrent sur la route publique. L’inconnu traversa le chemin et gagna un gros orme pourri qui touchait la clôture. Après quelques recherches au pied de cet arbre, il revint paisiblement se remettre à côté de son compagnon de voyage.

À peine avaient-ils encore fait quelques pas, qu’ils passèrent près d’une énorme pierre qui se trouvait sur le côté gauche de la route et paraissait ne toucher que légèrement le niveau de la terre. Louise se sentit frémir en appercevant cette pierre dont on parlait beaucoup dans le temps, comme étant le centre des brigandages qui dévastaient la contrée. Les habitants de Chateaugay et des environs ont toujours conservé les souvenirs qui se rattachent à ce roc, qui existe encore au même lieu.

L’inconnu marchait à grands pas, et devançait un peu notre héroïne. Ils touchaient presque, disait-il, au lieu du repos. Il se retourna tout à coup, et comme s’il eût voulut par complaisance la soulager de son fardeau, il mit une main sur son sac, et de l’autre il la saisit par le milieu du corps, et la serra contre lui de manière à lui ôter l’usage de ses bras. Quoi qu’elle eût alors son pistolet à la main, elle ne put faire aucun mouvement. Comme elle ouvrait la bouche pour appeler de l’assistance ou demander grâce, elle se vit saisir par deux autres personnes qui tombèrent sur elle comme par enchantement, la lièrent, et lui ordonnant de se taire, la conduisirent près de la grosse pierre dont nous venons de parler. Elle avait perdu connaisance dès le moment de l’attaque. Le Brigand, qui lui avait tendu ce piège, ordonna aux deux autres de la traiter avec soin. Il n’avait pas soupçonné l’important secret de son compagnon de voyage ; mais il l’estimait malgré lui, et il lui avait fallu une grande habitude dans sa profession pour commettre cet attentat.

L’un des trois brigands prononça un mot mystérieux et l’énorme pierre parut se soulever d’elle même et sans effort. Ils descendirent un étroit escalier et la pierre reprit aussi tranquillement sa place.


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  1. Il y a bien d’autres petits gentlemen qui n’ont pas de chevaux et qui chérissent aussi ces petits fouets… si coquets !! mais ce n’est pas le lieu d’en parler.