Imprimerie Beauregard (p. 63-69).

IX

Le Cri du Nourricier


« Tous les chemins vont vers la ville »
Émile Verhaeren.


— J’ai quitté pour jamais vos sombres horizons,
Cruellement fermés aux toits de vos maisons,
Ô tombeaux de la paix, villes tuberculeuses !
Jusque dans nos hameaux les fictions voleuses
Ont épuisé les bras qui vous donnaient du pain.
La Misère s’en va chez vous, clopant-clopin,
Marquant sur les fronts lourds les futures déroutes,
En son cortège long grossi de banqueroutes.

Vous mentez à nos gars, et vous brûlez leur sang
Dans un ruisseau de bronze et d’acier rugissant ;
Vous nous assassinez des campagnes entières,
Pour peupler sans repos l’usine-cimetière.
La moelle du pays coule dans vos canons
Sans vouer au mépris vos profiteurs sans nom,
Sans qu’une voix s’élève et demande justice
Au nom de ce qui meurt dans vos rires factices ;
Car ce sont nos enfants qui tombent sous vos murs
Et jonchent vos pavés comme des fruits trop mûrs ;
Ils n’étaient pas créés pour les tâches malsaines,
Qui vident les cerveaux et dessèchent les veines,
Mais devant Dieu promis aux doctrines du sol,
Ils promenaient la faulx sans laisse sur le col,
Bons chiens de garde aimant à vivre altiers et libres,
Ayant le cœur loyal et d’honnête équilibre ;
Ils étaient, dans les os, restés francs campagnards,
Mais, libres, ils plaignaient vos embauchés cagnards ;
Ils adoraient leur Dieu sans craindre les risées,
Suivant avec amour les austères brisées

Dans les traditions qui font les hommes grands
Et les gardent petits dans l’âme des parents.
« La gloire des cités émancipe les races, »
Dites-vous ! Cette gloire a des rançons voraces.
C’est nous qui les payons de fatigue sans fin,
En cachant à vos yeux le spectre de la faim.
La gloire, c’est un mot, quand mon semblable souffre
De vos biens usurpés qui nous traînent au gouffre.
Les ondes, la vapeur et les creusets d’acier
Dressent sur vos trésors un pesant balancier.
Son impulsion peut, s’il monte ou se rabaisse,
Balayer votre gloire et rompre votre caisse.
Quand les écroulements dépassent vos comptoirs,
Ils viennent s’endiguer aux bois de nos plantoirs.
Il ne faut pas, jamais, que notre tâche hésite,
Même si nous faisons vivre vos parasites.
Le chômage du soc est un arrêt de mort,
Car vos progrès géants viennent de notre effort.
La campagne promet une gloire plus belle
Sans forcer le prochain à porter l’escabelle.

Ici, c’est le devoir qui hausse le pays.
Par les grands paquebots chaque jour envahis,
Vos cales et vos ports coffrent pour l’arrimage
Nos blés dorés et nos sueurs en essaimage.
La gloire ! C’est la paix qui brille sur la croix,
Sur les blondes moissons qu’en travaillant j’accrois
Sans quereller la peine et marchander l’obstacle ;
Elle étend sur le chaume et sur mon habitacle
Son rayonnement clair fait pour la liberté ;
Elle donne un sourire à toute la beauté ;
Volières et pistils, essaims multicolores,
Brillent rapidement comme des météores
Sur les arbres ombreux qui les laissent muser ;
On entend la cascade et les rives jaser ;
Regardez-les s’épanouir, ces fleurs vibrantes :
Elles ne craignent pas les tempêtes errantes
Et n’interrogent rien au delà du soleil.
Pour connaître un moment leur bonheur sans pareil,
Elles vivent une heure et ferment leur corolle.
La gloire est ce qui va sans geste et sans parole.

Elle admire en secret l’épuisement vainqueur
Qui donne le triomphe aux droitures du cœur.
J’épelle constamment les secrets de la terre
Pour assurer aux miens la vigueur salutaire ;
J’épands les blés jaunis, comme un immense émail
Où le Seigneur écrit : « La paix soit au travail ! »
J’alimente la vie autour de ma campagne,
Et jusqu’à vos banquets aux menus de Cocagne,
Je porte le trop-plein de ma fécondité,
Et raffermis l’espoir en la fraternité.
Je grandis mon pays en m’exaltant moi-même,
Et je monte plus haut vers l’idéal que j’aime,
En déchirant l’humus où se cache un trésor,
Afin que sous ma bêche il jaillisse de l’or.
Ah ! vous ne savez pas ce que vaut une fable,
Quand vous vous attardez insolemment à table
Et laissez l’indigence achever de mourir
Au pied de vos balcons lassés de voir souffrir.
Vous ne comprenez pas que la pitié des hommes
Est un devoir auguste, à l’étage où nous sommes.

Combien de miséreux ployés sous le fardeau !
Pour un piètre michon et pour un verre d’eau
Qu’ils viennent mendier aux portes de service
Et que vous refusez en condamnant le vice,
Combien de vos festins n’ont-ils pas défrayés ?
De la grève en haillons vous êtes effrayés,
Mais vous thésaurisez le sang de la Misère !
Combien de mutilés vous ont rendus prospères ?
Demandez maintenant ce que valent mes bras
Pour grandir un pays que vous tondez à ras.
Vous inspirez la haine à l’ouvrier des villes,
Ce fils de paysans dont les mains sont serviles,
Et vous le rendez lâche en lui donnant l’orgueil,
Pour hâter sa descente à l’oubli du cercueil.
Car c’est vous, les cités, par vos fêtes menteuses,
Qui créez aux guérets des âmes vaniteuses,
Et jetez dans la rue en groupes désœuvrés
Les phalènes du sol vers l’Idole attirés.
Les humbles peuvent bien nier vos consciences,
Et tuer le repos, pour que la patience

N’atteigne pas le terme où le poing veut venger
Ceux que votre superbe a privés de manger.
Car votre hypocrisie où la crainte s’isole
Ne laisse rien fleurir qui relève et console.
La Généreuse empêche, en vous nourrissant tous,
Le pays de crouler avec nos rêves fous
Dans l’industrialisme effréné des usines,
Où fondent les vigueurs que l’aisance fascine.
Videz prés et vallons sans penser à demain.
Et l’émeute naîtra pour un morceau de pain.
Voilà pourquoi les bois que mes travaux essartent
Me disent de rester à l’heure où d’autres partent,
Et pour chaque terrien pris dans le tourbillon
Qui souffle vers la ville et sèche le sillon,
Je livre la forêt au coutre des charrues
Pour rendre au champ désert les forces disparues.