Les faux Mémoires du cardinal de Richelieu

Louis Batiffol
Les faux Mémoires du cardinal de Richelieu
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 869-894).
LES FAUX MÉMOIRES
DU
CARDINAL DE RICHELIEU [1]

Depuis bientôt trois siècles la réputation du cardinal de Richelieu a subi des fortunes diverses. Que le célèbre homme d’Etat ait été profondément impopulaire de son temps, il n’y a rien là qui doive surprendre. Les contemporains lui ont reproché la fermeté de son gouvernement intérieur et sa politique extérieure de guerre. Mais bien des fois le cardinal a observé que les Français s’indignent toujours de la « lâcheté » de leurs ministres, quand ceux-ci sont modérés, et de leur « cruauté, » quand ils sont énergiques. Pour ce qui est de la politique extérieure, les gens du temps n’ont rien pu ou voulu comprendre aux nécessités qui obligeaient le Roi de France à lutter sans merci contre les rêves hégémoniques de l’empereur allemand de cette époque.

Après la mort de Richelieu, la haine qu’il inspirait se déchaîna. Les invectives de Gui Patin contre ce qu’il appelle le « rouge tyran, » les mots enflammés de l’avocat Gaultier plaidant avec virulence contre la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal, dans les nombreux procès que suscita la succession du ministre, donnent le ton des sentiments qui régnaient.

Sous Louis XIV il y eut un répit. Le grand roi n’aimait pas qu’on jugeât son père et ses ministres. Colbert, qui constatait dans la marine et les colonies l’activité merveilleuse de son prédécesseur, ne tarissait pas d’éloges sur ce qu’il appelait « le grand cardinal. » Enfin l’Académie française ayant admis que chaque nouvel académicien célébrerait dans son discours de réception le fondateur de la compagnie, la mémoire de Richelieu se trouva exaltée par la voix des écrivains les plus éminents, et l’opinion considéra de façon plus indulgente le ministre disparu.

L’impopularité reprit au XVIIIe siècle. L’école philosophique donna contre Richelieu avec une animosité extrême. Montesquieu l’appelle « un méchant citoyen. » Voltaire ne peut pas voir son nom au bout de sa plume sans l’invectiver d’un flot de sarcasmes et d’injures. Tous lui en voulaient d’avoir, comme ils disaient, « fondé le despotisme. » L’accusation est restée ; elle a changé de nom : nos manuels d’histoire disent que Richelieu a établi en France « la monarchie absolue : » mot mal fait d’ailleurs, qu’est-ce que son contraire « la monarchie relative ? « Il faudrait dire plutôt « le césarisme monarchique : » et « le césarisme monarchique, » c’est Louis XIV qui l’a fondé. On oublie la Fronde.

Le romantisme hérita des sentiments des philosophes du XVIIIe siècle : il les transforma, utilisant le personnage du « rouge tyran » pour en faire un sujet de littérature. Alors on vit sur la scène, ou dans le roman, un Richelieu fantastique, effrayant, doué d’une puissance diabolique : « Voilà l’homme rouge qui passe ! » pour tout dire, une sorte de fantoche de mélodrame et de roman feuilleton.


Prenez garde, Messieurs, le ministre est puissant !
C’est un large faucheur qui verse à flots le sang :
Et puis il couvre tout de sa soutane rouge,
Et tout est dit !


Toutefois Richelieu n’était plus seulement odieux, il prenait figure de très grand homme, sans doute un peu terrible, mais qui ne laissait pas de flatter le goût de ceux qui aiment que notre histoire compte quelques héros démesurés. Ce sentiment profita à la réaction qui allait suivre.

On avait, en effet, publié en 1823 les Mémoires du cardinal de Richelieu, jusque-là inconnus du public. Le grand ministre venait expliquer lui-même à la postérité ses intentions et ses actes. La lecture rapide du document donna du personnage une impression magnifique. Cet homme était vraiment extraordinaire, « un génie ! »

Il avait tout fait. Seul il avait dirigé, maîtrisé, conduit les événements. Un illustre historien pouvait lui décerner cet éloge rare « qu’il avait eu les intentions de tout ce qu’il avait fait, » ce qui d’ailleurs est inexact, à examiner les textes, et invraisemblable philosophiquement. On parla de « la politique de Richelieu » comme d’un système nouveau, imaginé par lui, sans faire attention que le cardinal s’était borné à suivre la politique qui s’imposait à tous les gouvernements de la France depuis plus d’un siècle.

Puis, l’idée de « génie » grandissant, Richelieu devint un esprit presque moderne qui avait pressenti l’avenir, préparé la centralisation de la France (ce qui l’eût fort surpris) ; créé par ses intendants, l’instrument de cette centralisation ; donné un essor, inconnu jusque-là, à la marine et inauguré la politique coloniale (ce qui était vrai, mais, après lui, son œuvre fut abandonnée : ) bref, en chaque chose il avait été un précurseur.

Surtout, d’après ses Mémoires, il demeurait, dans le règne de Louis XIII, le personnage unique : sa stature dépassait tout ce qui l’entourait. : Le roi Louis XIII fut la première victime de cette perspective : le prince resta ce que le théâtre l’avait fait, un pauvre être débile, d’intelligence à peu près nulle, sans caractère, que le cardinal menait comme il voulait, le violentant et le méprisant. Telle est la thèse encore assez généralement admise. Elle est indiscutable, dit-on, puisqu’elle repose sur les affirmations de Richelieu lui-même dans ses Mémoires. Il n’y a pas à mettre en doute la véracité des éléments que contiennent les Mémoires : en les insérant dans son œuvre, Richelieu les a, par là, fait siens et authentiqués ; tout au plus pourrait-on discuter des passions qui ont inspiré l’auteur.


Or l’historien critique qui reprend un par un les documents originaux, les analyse et les confronte avec les Mémoires, demeure surpris des divergences qu’il y a entre les Mémoires et les documents, puis s’étonne de bien d’autres choses.

L’œuvre, d’abord, composition et rédaction, est étrangement manqués. Ceci ne s’accorde pas avec le souci qu’avait Richelieu, — dont les préoccupations de correction littéraire étaient réelles, — de corriger avec soin les minutes de tout ce qui sortait de son cabinet. Ensuite, les Mémoires ne présentent pas seulement des longueurs excessives, des faits démesurément développés, à côté de lacunes considérables, des digressions qui ne se rattachent à rien, des répétitions à peu de pages de distance des mêmes textes ; ils contiennent aussi des rédactions incohérentes, des phrases inachevées et, ce qui est pire, des erreurs étranges, des contresens et des absurdités. Comment Richelieu a-t-il pu écrire ou dicter un travail aussi insuffisant ? Le savant éditeur de la correspondance du cardinal, feu Avenel, ému par tant de défauts, finit par écrire que Richelieu n’a certainement jamais vu le manuscrit des Mémoires. Mais comment Richelieu peut-il être l’auteur d’une œuvre qu’il n’a jamais vue ?

Si, de la forme, déjà singulière, nous passons au fond, nous constatons des bizarreries autrement inquiétantes. Les Mémoires sont un récit tendancieux où les événements sont arrangés d’une certaine manière, d’ailleurs souvent gauche. A supposer que ce soit Richelieu qui les ait écrits, sa personne, d’abord, nous apparaît sous un jour assez extraordinaire.

Qu’il ait été, par exemple, vaniteux et amoureux de la gloire, c’est la croyance universelle contre laquelle il est inutile, momentanément, de s’élever. Mais qu’il pousse cette vanité jusqu’à écrire de lui-même, dans les Mémoires, des choses qui passent vraiment les bornes, c’est ce qui finit par déconcerter celui qui, le suivant heure par heure, dans sa vie, s’est un peu familiarisé avec la nature particulièrement distinguée et de bonne tenue de ce gentilhomme très fin, doublé d’un prélat de haute conscience morale. Passe encore qu’il vante « la sagesse de ses conseils, » « sa haute expérience, « qu’il admire sa propre conduite « pleine de piété, » qu’il explique comment il répond à un ambassadeur « avec dextérité, » car « il faut, dit-il, avec une dextérité merveilleuse démêler toutes les fusées et le cardinal est seul à en avoir : » admettons qu’il avoue que « le cardinal est celui dont Dieu se sert pour donner ses conseils à Sa Majesté, » bien qu’il ait tant reproché à Bérulle et à Marillac d’avoir voulu imposer leur politique au conseil du Roi en assurant qu’ils parlaient au nom de Dieu ! Mais qu’il s’oublie jusqu’à écrire : « O Roi trois fois heureux de se servir d’un si grand ministre ! » Ou qu’il se déclare « le plus grand des ministres que la France ait jamais vu ! » Voilà qui est afficher une fatuité plus qu’excessive qui ne concorde pas avec ce que nous savons de l’intelligence, du tact du personnage, surtout avec vingt témoignages contraires, comme cette déclaration d’un de ses familiers, l’évêque de Lavaur, Raconis, écrivant : « Ceux qui avaient l’honneur de parler devant lui, surtout en public, comme je l’ai vu plusieurs fois, ne recevaient aucun ordre plus exprès de sa part, que celui de s’abstenir de ses louanges ; » ou cette lettre du secrétaire d’État Chavigny, son confident, lui disant, après une ombre de compliment indirect : « Je sais que Votre Eminence n’aime pas de semblables exagérations ; elle doit souffrir celle-ci parce qu’il me semble qu’elle ne passe point les bornes de la vérité ; » ou le geste de Richelieu effaçant l’article 5 du projet des statuts de l’Académie française qui portait que « chacun des académiciens promettait de révérer la vertu et la mémoire de Monseigneur leur protecteur, » sous prétexte que cet article « eût semblé trop à son avantage et marquer en lui quelque vanité ! »

Il y a mieux. Si Richelieu, dans ses Mémoires, parle de lui-même comme il est peu croyable que ce prélat gentilhomme plein de mesure et d’élégance ait osé en parler, les Mémoires le font s’exprimer sur Louis XIII en des termes que dément absolument l’altitude constante du cardinal, toute sa vie, à l’égard de son souverain. Nous avons la correspondance du souverain et de son ministre : les lettres de Richelieu à Louis XIII sont innombrables : j’ai retrouvé bon nombre de billets intimes de Louis XIII au cardinal. De la part de Richelieu, c’est toujours le respect le plus profond, la déférence, le dévouement, la loyauté la plus sincère, autant par conviction que par devoir. Or, dans les Mémoires, il ose écrire à propos du Roi les mots « d’idiot, » de « Louis le Fainéant, » et il a sur lui des passages d’une crudité telle qu’on ne peut pas les reproduire. De pareils termes sont invraisemblables de la part d’un cardinal ministre qui a eu au plus haut point le sentiment de la « religion » de la royauté.

Non moins invraisemblables et choquantes sont certaines phrases que Richelieu serait censé avoir écrites, comme par exemple à propos d’un secrétaire de Louis XIII, Tronson, homme fort respectable, paroissien modèle de Saint-Sulpice, ayant épousé une demoiselle de Sève dont il a eu de nombreux enfants, devenus prêtres, religieuses, parmi lesquels Louis Tronson, futur supérieur des Sulpiciens. Voici ce que dirait Richelieu de lui : « Tronson avait déshonoré sa maison pour s’enrichir et il portait en la prostitution de ses sœurs la preuve de son infamie ! » Jamais le cardinal, pour ceux qui croient le connaître par les textes et non par la légende, n’a écrit ces deux lignes indignes de lui !

Enfin et surtout, relativement à des faits concrets, il existe en maintes occasions des contradictions si formelles entre ce que disent les documents originaux et ce que racontent les Mémoires qu’on ne sait que penser. Qui croire ? les pièces originales ou les affirmations du cardinal ? Les premières sont formelles, mais les dires de Richelieu sont-ils contestables ? On voit le problème.

Et alors se présente à l’esprit, peu à peu, cette question : d’où vient qu’on fasse porter à Richelieu la responsabilité de ce que contiennent les Mémoires publiés en 1823, sous son nom ? Quelle preuve a-t-on qu’il soit l’auteur du document ? Qui l’a dit le premier, sur quoi se fondait celui qui l’a dit ? L’examen des manuscrits révèle qu’un personnage, reconnaissable à son écriture caractéristique, — laquelle n’est pas celle de Richelieu : il n’y a pas de discussion sur ce point, — a eu entre les mains les papiers du cardinal, les a classés et préparés en vue de la rédaction des Mémoires, arrangeant les phrases, rédigeant les transitions, guidant les copistes, lesquels ont transcrit ensuite bout à bout ces documents, — car les Mémoires ne sont qu’une compilation de pièces mises les unes à la suite des autres, — et a de nouveau corrigé la rédaction définitive. On a dit que ce personnage était un secrétaire spécial de Richelieu et on l’a appelé « le secrétaire des Mémoires. » Comment sait-on que ce compilateur était vraiment le secrétaire de Richelieu, qu’il a écrit sous sa dictée, sous son contrôle, et que le cardinal demeure l’auteur responsable du document ? Tel était le problème. Il fallait interroger toutes les sources. Voici à quel résultat cette enquête approfondie nous a conduit.


Richelieu a eu l’intention d’écrire une histoire de Louis XIII. Il le dit lui-même dans une lettre au roi en tête de son Testament politique dont l’authenticité n’est plus discutée aujourd’hui depuis qu’on a retrouvé des parties de cette œuvre écrites de sa main avec la mention « Testament. »

Il a préparé cette histoire patiemment toute sa vie. L’examen de ses papiers nous fait assister à cette préparation. Il avait deux secrétaires fidèles qu’il a gardés jusqu’à sa mort, Charpentier et Cherré, braves gens, un peu ordinaires, mais d’une discrétion, d’une conscience parfaites. Ces secrétaires, en vue de « l’Histoire, » — car Richelieu appela l’œuvre qu’il projetait « l’Histoire, » et non Mémoires, — classaient les correspondances reçues, gardaient copie des lettres envoyées, écrivaient sous la dictée du cardinal les notes que celui-ci rédigeait en vue de l’Histoire. Nous avons une trentaine de ces notes de Richelieu, si précieuses pour nous : nous ne les avons certainement pas toutes. Elles sont écrites à la première personne et présentent des jugements, des confidences, des souvenirs d’un intérêt de premier ordre.

Puis Richelieu a demandé aux secrétaires d’État de lui faire copier les documents qu’ils recevaient ou expédiaient. Nous avons nombre de lettres relatives à ces demandes : « Je cherche tous les papiers que j’ai entre les mains, écrit le surintendant des finances Bullion au cardinal le 24 juillet 1633, pour servir à l’Histoire, suivant votre commandement. » « M. le Jeune, mande Richelieu au secrétaire d’État Chavigny le 31 mai 1634, aura soin de faire faire les extraits pour l’Histoire que je lui ai demandés et de retirer de son père (Bouthillier, autre secrétaire d’État) ceux qu’il m’a promis. » « Je prie M. de Noyers de me faire faire par ses commis des copies de toutes les instructions, ordres et dépêches importantes qu’il a expédiées cette année, qui peuvent servir de mémoires à l’Histoire afin qu’on les ajoute à mes journaux. » On notera ici le mot de « mémoires » qui a le sens du XVIIe siècle de « papiers, documents. »

Enfin, Richelieu a prié différents personnages de son temps, ayant joué des rôles politiques, de lui écrire des relations de ce qu’ils avaient vu. Nous avons certaines de ces relations ; par exemple, une interview de Sully prise en 1632, les Mémoires de Déageant rédigés en 1631. Déageant explique qu’il ne dit rien, dans sa relation, du règne de Henri IV parce qu’il n’a pas de papiers sur cette époque, mais, si on veut, ajoute-t-il, il en causera avec celui qui fera l’Histoire. Remarquons ce mot : celui qui fera l’Histoire : il en résulte qu’en 1631 les débuts des Mémoires de Richelieu ne sont vraisemblablement pas encore rédigés, puisque le cardinal recueille des renseignements sur le temps de Henri IV ; que Richelieu a décidé de ne plus écrire lui-même l’Histoire et d’en confier la rédaction à un tiers, que ce tiers n’est pas encore désigné. Nous trouvons le même renseignement dans une relation demandée sur les affaires de la Valteline à un premier commis important de secrétaire d’Etat nommé Paul Ardier, en 1634. Ardier dit qu’il a fait son travail à la demande du cardinal afin « d’aider celui auquel ces papiers seront confiés pour servir à la composition de l’Histoire... Il pourra marcher d’autant plus sûrement, etc.. » Donc, pour Ardier, en 1634, la rédaction des Mémoires de Richelieu n’est pas non plus commencée ; le cardinal a décidé de la confiera un tiers et ce tiers n’est toujours pas désigné. En 1637, Richelieu demande à d’Avaux un récit des affaires auxquelles il a été mêlé depuis 1626 : mêmes observations, mêmes constatations. Bien d’autres personnes ont fourni des relations analogues : Bullion, La Valette, Marillac, d’Effiat, Mazarin, Charnacé, l’archevêque d’Embrun Guillaume d’Hugues, etc.

Ainsi, l’examen des papiers de Richelieu nous fait assister abondamment à la préparation de l’Histoire projetée par le cardinal. Il y a même de premiers classements méthodiques de documents, dans des cahiers, années par années, matières par matières, avec des analyses de pièces rangées chronologiquement constituant ce que Richelieu appelle « des journaux, » le tout œuvre des secrétaires Charpentier et surtout Cherré. Nous avons donc pour le fait de la préparation des Mémoires les renseignements les plus précis, les plus sûrs, les plus explicites.

Au contraire, pour ce qui est de la composition elle-même et de la rédaction proprement dite de l’œuvre, il n’y a rien, absolument rien, pas l’ombre d’une indication ou d’une allusion quelconque.

Nous venons de voir que Richelieu en 1634 ne paraissait pas avoir désigné celui qui écrirait l’Histoire : dans les années suivantes, jusqu’à sa mort, on ne trouve pas d’indice qu’il l’ait désigné : les documents sont muets. Or, en 1635, Richelieu entreprend d’écrire son Testament politique, et il l’entreprend, dit-il, parce qu’il renonce définitivement à rédiger son Histoire. La conclusion s’imposerait donc : jamais Richelieu n’a écrit ses Mémoires. Et en effet Tallemant des Réaux, écho fidèle de ce qu’il entend dire à l’hôtel de Rambouillet chez sa cousine la célèbre marquise, affirme que « Richelieu a laissé des mémoires (dans le sens de papiers, documents) pour écrire l’histoire de son temps. » Si Richelieu a laissé des documents pour écrire l’histoire de son temps, c’est que cette histoire, évidemment, il ne l’avait pas écrite.

Tout va confirmer cette constatation.

Prenons les deux manuscrits dits originaux des Mémoires conservés aux Archives du ministère des Affaires étrangères et où l’on relève des corrections nombreuses, même des réfections entières du texte. Premier fait capital : nulle part on ne trouve sur ces deux manuscrits la trace de l’écriture de Richelieu. Les papiers du cardinal, ai-je dit, qui ont servi à l’élaboration des Mémoires, ont été préparés par le compilateur, raturés, surchargés, interlignés par lui : aucune trace, ici encore, de l’intervention de Richelieu : le cardinal n’a jamais participé matériellement au travail de la composition des Mémoires et à leur rédaction : ce travail s’est accompli en dehors de lui et sans lui ! Est-il croyable que Richelieu se soit désintéressé à ce point d’une œuvre à laquelle, d’abord, il avait donné tant de soins et qu’il n’ait jamais jugé à propos d’intervenir, par la moindre correction sur le texte, étant donné surtout que ce texte était à ce point fautif ?

Second fait non moins grave : personne n’a jamais pu trouver, jusqu’ici une lettre, une phrase, une allusion de Richelieu ou de l’entourage de Richelieu relative à la rédaction de ses Mémoires. Richelieu s’absentait de la région parisienne en moyenne six à sept mois de l’année. Ses archives étaient conservées au château de Rueil où devait se poursuivre le travail des Mémoires. Il écrivait beaucoup, quelquefois quinze et vingt lettres par jour, il le dit. Il est invraisemblable qu’il n’ait jamais eu l’occasion d’envoyer à Rueil des instructions au sujet des Mémoires, des réponses à des questions inévitables, des indications sur des points douteux. Le secrétaire des Mémoires était-il à ce point mystérieux qu’il soit impossible de trouver de lui la moindre trace ?

Et, troisième fait, justement, la personnalité de ce secrétaire des Mémoires. Son identité nous est attestée par son écriture qui se retrouve toujours la même sur les documents préparés en vue des Mémoires, ou, d’un bout à l’autre, sur les corrections des manuscrits de ceux-ci. Disons d’abord que le mot de « secrétaire des Mémoires » est une expression moderne, inventée par feu Avenel et ne se rencontre dans aucun document du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Nous connaissons minutieusement la composition du cabinet de Richelieu. Nous savons comment on travaillait dans ce cabinet, quelles étaient les écritures de tous les collaborateurs du ministre, les pièces émanant des uns et des autres étant innombrables. Or il se trouve que l’écriture du compilateur n’appartient à aucun des secrétaires connus de Richelieu et que Richelieu ne s’est jamais servi de ce secrétaire pour un travail quelconque de son cabinet. Qu’y eût-il eu de plus naturel, cependant, pour le cardinal, dans un moment pressé, que de dicter à ce secrétaire, dont il suivait le travail, une lettre, de lui faire transcrire un document, surtout même, de le charger des notes relatives à l’Histoire ? Il n’y a pas le moindre indice d’une collaboration quelconque de ce genre entre le cardinal et le compilateur. Le compilateur n’a certainement jamais appartenu au cabinet de Richelieu, et ceci nous conduit à une constatation singulièrement troublante.

Richelieu est un des hommes d’État qui ont eu au plus haut point le sentiment de la nécessité du secret des affaires. Il a écrit la phrase célèbre : « Le secret est l’âme des affaires. » Constamment, dans ses lettres, il répète : « Cette affaire doit être secrétissime. » Il mettra en tête d’un document des notes telles que celle-ci : « Pour le roi et M. le Jeune (M. de Chavigny, un secrétaire d’Etat) seuls. » Sur sa recommandation, les secrétaires d’Etat copient eux-mêmes les pièces importantes, chiffrent ou déchiffrent les dépêches essentielles, afin que les commis ou les sous-ordres ne les voient pas. Le souci qu’il a de ne jamais changer de secrétaire, de n’en avoir que deux, Charpentier et Cherré, auxquels est presque exclusivement confié tout le travail de son cabinet, témoigne des précautions extrêmes qu’il prend pour conserver ses papiers à l’abri de la moindre indiscrétion. Et quel spectacle nous offre la composition des Mémoires ?

Le rédacteur est déjà inconnu dans l’entourage des collaborateurs du cardinal. On a étudié les écritures des trois ou quatre copistes qui ont transcrit les manuscrits originaux des Mémoires. Ces copistes n’appartiennent pas davantage au cabinet de Richelieu. Ce sont des gens sans instruction, qui écriront par exemple au lieu de : « Ils ne m’avoient pas cru, » « ils ne mangent pas crû ; » ou, au lieu de : on mangea « deux millions de livres, » on mangea « deux quartiers de lune. » Et c’est à ces quatre ou cinq inconnus inintelligents que Richelieu aurait abandonné sans contrôle, sans surveillance, tous ses papiers les plus précieux, les traités secrets avec les étrangers, la correspondance intime avec le roi, les ministres et les princes ! Ces gens auraient fait ce qu’ils auraient voulu de ces documents, les traitant comme des archives mortes, les auraient déclassés, auraient raturé les pièces originales, modifié des textes politiques importants, changé des instruments diplomatiques essentiels, le tout sans que le cardinal intervint ni ne se préoccupât autrement d’un tel bouleversement de ses papiers ? Il suffit d’indiquer l’objection : elle s’impose de tout son poids.

Donc l’examen des papiers de Richelieu montre que le compilateur des Mémoires n’a pas été un secrétaire du ministre, n’appartenait pas à son cabinet, a travaillé en dehors de lui et sans lui. Richelieu n’a pas eu de secrétaire rédigeant ses Mémoires. Et cela, les contemporains le savaient. Voici un homme de lettres qui a été très mêlé à la société du temps, l’archidiacre Costar, ami de Conrart, de Balzac, de Voiture, qui fréquentait l’Hôtel de Rambouillet et a beaucoup connu Richelieu, lequel le fit prêcher devant lui à Rueil, utilisant sa collaboration dans des libelles officieux. Nous avons une lettre de lui à Colbert, en 1658, à Colbert qui avait été en relations avec le personnel du cabinet de Richelieu, avait, ou allait avoir dans sa collection de manuscrits une copie des Mémoires, et aurait pu dès lors détromper son correspondant. Dans cette lettre où il conseillait à Colbert de recommander à Mazarin d’écrire lui-même l’histoire de son ministère, il ajoutait : « En vérité, monsieur, je ne pense jamais qu’avec douleur que le grand cardinal de Richelieu, l’homme du monde le plus amoureux de la gloire, n’ait pas été si heureux en cela que M. le connétable d’Esdiguières et feu M. le duc d’Épernon qui ont eu des secrétaires assez zélés et assez habiles pour les consacrer à l’éternité ! » Ainsi, pour Costar, et pour celui auquel il s’adresse, Colbert, Richelieu n’a pas eu de secrétaire qui ait écrit sa vie, a fortiori ne l’a-t-il pas écrite lui-même. Et le témoignage de Costar nous amène à nous, demander ce qu’ont su ‘n contemporains et ceux qui les ont suivis au XVIIe et au XVIIIe siècle des Mémoires de Richelieu demeurés à ce point inconnus !


De quelque secret que Richelieu entourât les affaires d’État, il est difficile de croire qu’il rangeât la rédaction de son Histoire dans le nombre : trop de gens étaient au courant. Or, il a admis près de lui des écrivains de son temps qui étaient occupés à écrire les annales du règne de Louis XIII, Vialart, Scipion Dupleix, Grammond ; il leur a donné des conseils, leur a communiqué des documents ; il a même pris la peine de relire leurs épreuves : et aucun d’eux ne s’est jamais douté que le cardinal, poursuivant lui-même de son côté une œuvre semblable, encourageait de la sorte autant de concurrences à son travail ; aucun d’eux ne parle des Mémoires : ils les ignorent tous.

Les ennemis de Richelieu également les ont tous ignorés. Et Dieu sait cependant s’ils étaient instruits, des moindres défauts, des manies et des infirmités du ministre pour les lui reprocher ! Quels prétextes les Mémoires ne leur eussent-ils pas fourni pour railler la fatuité du cardinal prétendant imposer à la postérité ce qu’elle devait savoir ! Les pamphlétaires ne font aucune allusion aux Mémoires : ils n’en soupçonnent pas l’existence.

Ne la soupçonnent pas non plus les hommes de lettres qui gravitaient autour de Richelieu et que Richelieu a mis, pour la plupart, à l’Académie française. Ils écrivaient beaucoup, nous avons leurs volumineuses correspondances. Ils échangeaient les nouvelles littéraires. Ils se voyaient assidûment. Leur contact avec Richelieu était assuré par Boisrobert, familier du cardinal ; par Desmarets, également très en faveur, premier chancelier de l’Académie. De quelle importance n’eût pas été pour tout ce monde des lettres la nouvelle que le grand ministre, comme Jules César, laissait à la postérité le récit de ses actions ? S’ils avaient été tenus à quelque secret du vivant de Richelieu, n’eussent-ils pas parlé après sa mort ? Ils ont parlé : Costar nous dit ce qu’ils savent, et nous l’avons vu : ce qu’ils savent, c’est que Richelieu n’a même pas eu de secrétaire qui ait rédigé ses Mémoires pour lui.

A côté du monde des lettres est, en ce temps, un groupe important d’érudits qui ont tenu quelque place dans le cabinet de Richelieu et qui se donnaient rendez-vous chez les frères Pierre et Jacques Dupuy, gardes de la Bibliothèque du Roi. Ces Dupuy collaboraient avec le cardinal, fournissaient au gouvernement les éléments juridiques et historiques des mémoires qu’avaient à rédiger les ministres. Ils étaient fort savants ; ils ont laissé une collection considérable de manuscrits, qui constitue un fonds précieux de la Bibliothèque nationale ; leur cabinet était fréquenté par tout ce que le temps comptait de curieux ; nous avons nombre de leurs lettres. Ils ne savent rien des Mémoires. Bien mieux, Jacques Dupuy a eu entre les mains le texte des Mémoires ; il en a fait, pour sa collection, un résumé et des extraits ; il ignore que le travail soit de Richelieu ; aucun des secrétaires du cardinal, qu’il voit constamment, ni le cardinal lui-même, ne le lui a dit.

Chacun sait l’importance qu’a eue en ce temps l’hôtel de Rambouillet, centre de la société de Paris de cette époque, rendez-vous des ministres, courtisans, écrivains, de « tous les beaux esprits » de la cour et de la ville. La marquise de Rambouillet était au mieux avec Richelieu, surtout avec sa nièce la duchesse d’Aiguillon. Dans quel endroit mieux que celui-ci pouvait-on savoir ce qu’il en était de l’existence d’une Histoire de Louis XIII composée par le grand cardinal que tout le monde admirait et craignait ? Et, effectivement, on y a su ce qui nous intéresse ; le chroniqueur fidèle et attitré de la maison, cousin de la marquise, de qui il dit tenir ses renseignements, Tallemant des Réaux, nous l’a transmis : Richelieu, dit-il, a laissé des papiers pour écrire son Histoire, mais cette Histoire il ne l’a pas écrite.

Poursuivons l’enquête. Le lendemain de la mort de Richelieu, un de ses familiers, Raconis, évêque de Lavaur, rédige l’oraison funèbre du cardinal, œuvre demeurée manuscrite, pleine de révélations précieuses sur le caractère et la personnalité de Richelieu. L’auteur parle des écrits qu’a laissés le ministre ; il s’étend sur le Testament politique où il voit un exposé remarquable « des actions publiques qu’il (le cardinal) a faites durant le temps de son ministère, » ce qui s’appliquerait admirablement aux Mémoires ; mais, pour ce qui est des Mémoires, il les ignore.

Pendant les années qui suivent la mort de Richelieu, la duchesse d’Aiguillon autorise un historien qui prépare une volumineuse histoire du cardinal, Aubéry, à venir travailler à Rueil, sur les papiers du ministre Aubéry fouille consciencieusement les archives qu’on lui ouvre, aidé de Charpentier et de Cherré, lequel lui communique même des documents particuliers lui appartenant ; Aubéry publiera son livre en 1660 et en annexe, deux volumes in-folio de pièces copiées par lui aux archives de Rueil. Or, consacrant un chapitre de son histoire aux œuvres de Richelieu, il cite tout ce qu’il connaît : il va jusqu’à parler d’un Traité des métaux en latin, aujourd’hui perdu, qu’aurait rédigé le cardinal, et lui qui travaille au milieu des papiers de Richelieu, lui qui est aidé par les anciens secrétaires du ministre, avec l’assentiment de la duchesse d’Aiguillon, laquelle s’intéresse à son œuvre et la suit, il ignore totalement que Richelieu ait écrit ses Mémoires ! Ce silence est surprenant.

Il est non moins surprenant que, dans tous les éloges de Richelieu que, suivant l’usage, les membres de l’Académie française, au XVIIe siècle, devaient faire de leur fondateur en prononçant leur discours de réception, et où sont souvent énumérées les œuvres du cardinal, jamais il ne soit fait mention des Mémoires. Les académiciens ne savent rien de l’existence des Mémoires.

En 1688 paraît le Testament politique de Richelieu. Ce document donne lieu à une polémique très vive, qui se poursuivra longtemps et reprendra au XVIIIe siècle. Comment s’expliquer qu’au cours de ces discussions infinies personne ne fasse jamais allusion aux Mémoires, alors que la discussion de leur authenticité serait peut-être aussi intéressante, sinon plus, que celle du Testament ? Évidemment personne ne les connaît et n’en a entendu parler.

Nous ne pouvons entrer dans tous les détails d’une investigation qui a été conduite à travers les publications de critique ou d’histoire du XVIIe et du XVIIIe siècle, afin de retrouver la moindre trace de l’existence des Mémoires de Richelieu. Il ne résulte de cette investigation que des conclusions négatives. Au XVIIe siècle comme dans la première moitié du XVIIIe, personne n’a su que Richelieu ait écrit des Mémoires. Lorsqu’en 1710 le marquis de Torcy classe au ministère des Affaires étrangères les archives du cardinal que vient de lui transmettre la famille, et parmi lesquelles se trouve le manuscrit des Mémoires, lequel est anonyme, il fait relier ceux-ci et met simplement au dos : Histoire du cardinal de Richelieu. Il ignore que l’œuvre soit de Richelieu ; — autrement, quelle valeur le document n’aurait-il pas pour lui ! — La famille ne le lui a pas dit. Parlant même du reste des papiers qu’il reçoit, il écrit : « Ce qui a été ramassé par le cardinal de Richelieu est uniquement dans la vue de faire l’histoire ou plutôt le panégyrique de cet ambitieux ministre. » Donc, pour Torcy, Richelieu s’est borné à réunir des documents afin d’écrire l’Histoire ; mais cette Histoire il ne l’a pas écrite. Torcy va jusqu’à déclarer incidemment : « Je crois qu’une bonne histoire du ministère du cardinal de Richelieu... où on s’appliquerait moins à raconter les faits et décrire des batailles qu’à découvrir la source et la cause des événements et des guerres dont l’Europe a été agitée pendant le dernier siècle, pourrait donner une grande connaissance de ce que je souhaiterais sur cela. » Il ne se doute pas, évidemment, que cette histoire qu’il désire, il l’a sous la main, rédigée par le plus qualifié des historiens, l’auteur même des événements dont il veut « découvrir la source et la cause. »

Dans toute l’œuvre de Voltaire où il est cent fois parlé de Richelieu avec l’âpreté que j’ai dite et où l’authenticité du Testament politique est attaquée de façon véhémente, jamais on ne rencontre la moindre allusion aux Mémoires. Voltaire n’en connaît pas l’existence.

Enfin l’auteur de la meilleure Histoire de Louis XIII que nous ayons, parue en 1758, et faite avec une conscience, une érudition, un sens critique de tous points excellents, le P. Griffet, ne connaît pas davantage les Mémoires de Richelieu. Ceux-ci n’existent pas pour lui.

Et ainsi nous sommes amenés à l’année 1764, date fatidique, car c’est en effet en 1764, enfin, que nous allons, pour la première fois, entendre parler d’une œuvre demeurée, jusqu’ici, à ce point dissimulée : et voici de quelle manière cette révélation capitale nous est faite.


Discutant avec Voltaire la question de l’authenticité du Testament politique de Richelieu, l’érudit Foncemagne publie en 1764 une Lettre sur le Testament politique, dans laquelle, incidemment, il parle de l’idée qu’a eue le cardinal d’écrire la vie de Louis XIII. Il ajoute que, fortuitement, il a rencontré au dépôt des archives du ministère des Affaires étrangères un manuscrit anonyme en huit volumes in-folio, — c’est le manuscrit tenu pour original des Mémoires, — portant au dos la mention mise par Torcy : « Histoire du cardinal de Richelieu. » Il l’a ouvert, et, dans les corrections interlinéaires ou marginales, il a « cru reconnaître, » dit-il, l’écriture de Richelieu : nous savons qu’il se trompe, les critiques étant d’accord pour affirmer que cette écriture est celle non pas de Richelieu mais du compilateur. Tout heureux de sa découverte, il s’écrie : « J’oserais presque vous annoncer ce manuscrit comme l’original complet de cette histoire (de Louis XIII par Richelieu) ! » Et voilà la première mention, l’affirmation originelle et j’ajoute le seul titre, sur lequel repose la croyance que Richelieu ait écrit ses Mémoires, c’est-à-dire une hypothèse incertaine, avancée de façon dubitative, sur des données fausses ! Rarement attribution d’un document aussi considérable à un auteur de telle importance a été faite dans des conditions plus légères. Car, par une rencontre étrange, il se trouve, en effet, que c’est cette attribution seule qui a suffi : elle a eu l’heureuse fortune de devenir, sans discussion, une vérité établie.

Après Foncemagne, en effet, nul n’a plus été admis à vérifier aux Affaires étrangères l’identification de l’érudit. Les historiens ou les bibliographes, comme Thiroux d’Arconville ou Fevret de Fontette, qui l’ont assez regretté, se sont vu obstinément refuser l’autorisation d’examiner le manuscrit conservé jalousement par des gardes de dépôt inflexibles aux Affaires étrangères. Et alors ils ont écrit et cru, sur le dire de Foncemagne, que Richelieu avait bien rédigé ses Mémoires, que ces Mémoires existaient, conservés aux Affaires étrangères, et que, preuve indéniable de leur authenticité, le manuscrit était corrigé de la main du cardinal : Foncemagne l’avait constaté. Thiroux d’Arconville écrit même : « Ce savant prouve jusqu’à l’évidence que le manuscrit est de ce cardinal. » On voit comment, pour Thiroux d’Arconville, l’hypothèse, timidement hasardée par Foncemagne, devient déjà une évidence prouvée ! Et peu à peu, alors, la croyance s’établit, se fixa. Lorsqu’en 1823, Petitot obtint du duc de Richelieu, président du Conseil, et de M. Pasquier, ministre des Affaires étrangères, l’autorisation de voir enfin le précieux manuscrit et de le publier, pour la première fois, sa conviction était faite d’avance : il n’y avait pas de doute ; le document était de Richelieu ; tout le monde le savait ; il n’était pas besoin de contrôler un fait notoire, reconnu par tous. Après Petitot, qui donna à l’œuvre le titre de Mémoires du cardinal de Richelieu, Michaud et Poujoulat n’eurent pas plus l’idée de vérifier une attribution désormais indiscutable. Aujourd’hui, les éditeurs actuels de la publication en cours des Mémoires ont pensé de même. Ces éditeurs constataient bien, dans des études consciencieuses et attentives, les difficultés que présentait l’examen critique des Mémoires, mais qui eût osé concevoir l’idée d’émettre un doute sur l’attribution à Richelieu d’une œuvre universellement reconnue comme étant de lui ?


Eh bien ! si avant d’attribuer à Richelieu l’histoire manuscrite de Louis XIII qu’il rencontrait au ministère des Affaires étrangères, Foncemagne avait eu la prudence d’étudier les copies contemporaines de ce manuscrit qui se trouvaient dans des collections particulières, de les comparer, il aurait découvert que ce manuscrit avait un auteur et que cet auteur n’était pas Richelieu.

Et quels étaient les détenteurs de ces copies ? D’importants personnages du règne de Louis XIII ou de la régence d’Anne d’Autriche, qui avaient connu Richelieu, avaient collaboré avec lui, fréquenté son cabinet, et, par conséquent, devaient savoir ce qu’il en était : Séguier, le chancelier de France de Louis XIII, successeur de Richelieu comme protecteur de l’Académie française, « ami intime du cardinal, » dit une note de Dupuy ; Jacques Dupuy, le garde de la Bibliothèque du roi, dont nous avons parlé, collaborateur assidu des secrétaires de Richelieu ; Colbert, le grand Colbert, entré sous Louis XIII au service de Le Tellier, passé ensuite à celui de Mazarin, et dont le bibliothécaire, Baluze, avait été l’ami de l’ancien secrétaire de Richelieu, Charpentier ; Coislin, un cousin de Richelieu ; Achille de Harlay, procureur général au Parlement de Paris, dont le bibliothécaire, Denis Godefroy, en relation étroite avec les Dupuy, collaborait, comme eux, aux travaux du cabinet de Richelieu.

Un minutieux examen critique nous a permis d’établir la filiation de ces manuscrits au nombre d’une douzaine, c’est-à-dire, de fixer l’ordre, approximativement, dans lequel ils ont été copiés les uns sur les autres. Cette filiation montre que tous les détenteurs de ces manuscrits savaient, explicitement ou implicitement, quel était le nom de l’auteur : aucun d’eux ne dit que cet auteur soit Richelieu, et, quand ils donnent un nom, ce nom est partout le même. Voici ce nom !

Le titre d’une copie des Mémoires conservée dans la collection Leber à la Bibliothèque de Rouen est ainsi conçu : « Mémoires écrits par messire Achille de Harlay de Sancy, évêque de Saint-Malo. » Le manuscrit, dit du cardinal de Gesvres, à la Bibliothèque nationale, porte : « Journal des Mémoires de M. de Saint-Malo. ‘ » Le manuscrit de la collection du président de Harlay, aujourd’hui aussi à la Bibliothèque nationale, et sur lequel un certain nombre d’autres ont été copiés, est décrit de la façon suivante par le P. Lelong dans sa savante Bibliothèque historique, parue en 1719, d’après les indications que lui ont fournies les bibliothécaires de Harlay : « Journal du cardinal de Richelieu par Achille de Harlay de Sancy, évêque de Saint-Malo. » Un manuscrit ayant appartenu à La Reynie, lieutenant de police sous Louis XIV, et aujourd’hui à la Bibliothèque du Sénat, est ainsi catalogué : « Histoire politique de ce qui s’est passé en l’année 1631, 1632 et 1633, par Harlay de Sancy, évêque de Saint-Malo. » Ainsi l’auteur des prétendus Mémoires de Richelieu serait un personnage, que nous n’avons jamais rencontré jusqu’ici, cousin d’un des détenteurs d’une copie, et nommé Achille de Harlay de Sancy, évêque de Saint-Malo. Nous avons d’autres confirmations du fait.

En 1649 vient à Paris un bénédictin italien s’occupant de travaux historiques, Vittorio Siri. On lui ouvre libéralement divers fonds d’archives et quelqu’un lui prête le texte des Mémoires de Richelieu. Il les cite dans son livre les Memorie recondite sous la forme suivante : « Histoire manuscrite de l’évêque de Saint-Malo. » Il y a hésitation sur le point de savoir si c’est Mazarin ou la duchesse d’Aiguillon qui lui a prêté le manuscrit dont il s’est servi. Dans les deux cas, le témoignage serait considérable. Si le collaborateur, le confident, le successeur de Richelieu, Mazarin, ou la nièce même de Richelieu, Mme d’Aiguillon, déclarent à Siri que le texte qu’ils lui confient n’est pas de Richelieu, mais de l’évêque de Saint-Malo, Achille de Harlay de Sancy, le débat est clos sur cette affirmation péremptoire émanant de témoins irrécusables.

Et, dernière preuve décisive, si c’est ce Harlay de Sancy qui a eu les papiers de Richelieu entre les mains, les a classés, préparés, corrigés en vue de la rédaction de l’œuvre, puis a fait copier la compilation et corrigé de sa main le manuscrit des Mémoires, il faut donc que la fameuse écriture prise pour celle de Richelieu par Foncemagne ou celle du « secrétaire des Mémoires, » soit l’écriture de Harlay de Sancy : et, en effet, il n’y a pas d’hésitation, cette écriture est bien la sienne. La comparaison de cette écriture avec celle des lettres authentiques du personnage qui ont été confrontées, ne permet aucun doute : l’auteur de la compilation dite les Mémoires de Richelieu est bien Achille de Harlay de Sancy, évêque de Saint-Malo.


Quel est donc cet évêque de Saint-Malo apparu inopinément et qui joue un tel rôle dans la question qui nous occupe ? Bien que nous ayons expliqué plus haut que Richelieu n’a jamais désigné personne pour écrire ses Mémoires et ne les a fait écrire par personne, est-il possible, ce qui est maintenant nécessaire, d’avoir des précisions sur les rapports du cardinal avec ce prélat, afin de nous assurer que ce n’est vraiment pas Richelieu qui l’a chargé du travail auquel il s’est livré et que ce travail ne s’est pas fait du vivant du ministre ? J’ai pu retrouver une cinquantaine de lettres de Harlay écrites à Richelieu ou à son entourage dans la période de la vie du cardinal 1632-1642 (jusqu’à la mort du ministre) pendant laquelle aurait pu se poursuivre le travail des Mémoires. Nous allons être amplement édifiés : aucune de ces lettres ne contient l’ombre d’une allusion à une collaboration quelconque du genre de celle qu’on supposerait ; et même, Richelieu n’a certainement jamais pu avoir l’idée de confier à un tel personnage une œuvre aussi importante dans la pensée du ministre.

Harlay de Sancy était un homme médiocre, de peu de jugement et de caractère difficile. Il appartenait à une bonne famille ayant rendu de grands services à l’État, d’où son élévation à un siège épiscopal en 1632. Il avait fait un peu de tout auparavant, dans sa vie : la guerre, en Espagne, en Italie ; son droit, des voyages, de la diplomatie : il s’était fait nommer en 1611, à trente ans, ambassadeur à Constantinople, d’où il était revenu à peu près disgracié en 1619. Alors il était entré à l’Oratoire où il causa beaucoup de difficultés. Bassompierre le traitait « d’impertinent, » et son oncle, le président de Harlay, de « fou. » Sa correspondance révèle un homme plat à l’égard des puissants, agité, impulsif à l’égard des autres. Nommé évêque de Saint-Malo, il vécut dans son diocèse de Bretagne occupé à faire du zèle plutôt politique qu’épiscopal, à se disputer avec son chapitre, les moines ou les gens des Etats de Bretagne. En 1635, venu à Paris pour assister à l’assemblée du clergé, il blesse vivement Louis XIII et Richelieu par une intervention insolente à propos d’une lettre du Roi, assez impérative, adressée aux évêques sur le sujet d’un don gratuit que l’assemblée chicanait au Gouvernement. Harlay prend feu, déclare avec véhémence que la lettre du Roi est « injurieuse » et fait décider par l’assemblée qu’elle ne discutera pas l’affaire, tant que la lettre royale n’aura pas été retirée ! On voit d’ici le scandale et de quelle façon Louis XIII et Richelieu pouvaient accueillir pareille « impertinence. » Louis XIII ne pardonna jamais. Les lettres de Harlay révèlent la préoccupation constante de celui-ci d’effacer la mauvaise impression laissée par son incartade de 1635, et voilà qui ne facilite guère l’hypothèse de Richelieu choisissant, entre mille, pareil personnage pour lui confier la tâche délicate d’écrire sa vie.

Et Harlay n’écrit certainement pas cette vie. Il n’est que de lire ce qu’il dit dans ses lettres à Richelieu ou à ses secrétaires. Le 20 décembre 1634, il supplie Charpentier de ne pas l’oublier auprès du cardinal, ajoutant modestement : « moi qui ne suis bon à rien, car pour prier je ne suis pas assez bon, pour servir, je suis trop inutile. » Il ne parle que de « se retirer avec Dieu en lui-même pour le plus long temps qu’il pourra. » Du fond de son diocèse, préoccupé de sa disgrâce, il dit humblement à Richelieu la joie extrême que lui a causée un simple billet qu’a daigné lui adresser le cardinal : « Il m’a comblé de confusion (ce billet) pour la connaissance que j’ai de mon indignité... et l’honneur de votre bienveillance, bien que je ne la mérite pas. » Faisant allusion à l’incident qui pèse sur lui, il dit ailleurs : « Je puis errer, mais non jamais pécher envers Votre Éminence. » Il affirmera à Charpentier qu’il n’a d’autre occupation dans sa vie que de « s’acquitter de sa charge » et Richelieu ayant daigné lui faire envoyer une Relation du siège et de la reddition d’Arras, brochure dont il est l’auteur, l’évêque de Saint-Malo répond au cardinal une lettre pleine d’effusion débordante où il se confond en reconnaissance et lui dit : « Ce m’est bien assez de grâce que vous daigniez ne me mettre pas entièrement en oubli, sans que vous veuilliez encore, par un excès trop grand de bonté, Monseigneur, vous souvenir de moi si favorablement que d’avoir commandé qu’on me fit part de votre contentement et de votre gloire… Il y a longtemps que je sais que vous n’avez besoin du service de personne… Je vous supplie donc très humblement. Monseigneur, d’avoir autant agréable ma bonne volonté, quoique inutile et dénuée d’effet, que si j’étais si heureux qu’elle en fût accompagnée. » Évidemment, voilà un langage qui n’est pas celui d’un Harlay familier de Richelieu, son collaborateur assidu, travaillant constamment près de lui, sous ses yeux, à préparer l’histoire de la vie du ministre ! L’année suivante, en 1641, Harlay écrit à Charpentier qu’il a pris l’engagement « de vouloir faire deux ans de résidence continuellement en son diocèse, » et il ne dit rien des Mémoires inachevés qu’il semblerait pourtant par là abandonner : aucune explication, aucune excuse. Mais d’ailleurs il n’a jamais rien dit à âme qui vive, dans sa correspondance, durant dix ans, de la mission de confiance extraordinaire que lui aurait donnée Richelieu en le chargeant de rédiger, pour la postérité, le récit de ses hauts faits. Nous avons des lettres intimes de lui à Charpentier. Qu’y aurait-il eu de plus simple qu’il lui échappât la moindre allusion au travail qu’il était en train de poursuivre ? Il n’y a pas le plus léger indice !

Pourquoi, d’ailleurs, Richelieu serait-il allé chercher au fond de sa province un prélat avec qui il n’avait que des relations froides et distantes, que Louis XIII ne pouvait pas souffrir et du jugement duquel le ministre était en droit de se défier ? Un évêque, en ce temps, aurait-il accepté un travail de secrétaire, de scribe, comme celui dont il s’agissait, auprès de Richelieu ? Harlay écrivait très mal : il l’a prouvé. Richelieu aurait pris de préférence un écrivain de profession comme tous ceux, en nombre, ses collaborateurs, qui l’entouraient et qu’il a mis à l’Académie, tandis qu’il n’y a pas mis le principal, celui qui aurait rédigé l’œuvre capitale, le récit de ses actions ! Lorsque Richelieu renonça à son Histoire et composa le Testament politique, on voit par les écritures des manuscrits que tout son entourage collabora à cette œuvre : il n’y a qu’une écriture qui manque, c’est celle, précisément, de Harlay de Sancy, c’est-à-dire du secrétaire attitré de semblable travail ! Sancy n’eût-il pas dû, le premier, donner son concours à une œuvre qui remplaçait celle qu’il aurait jusque-là conduite ? L’évêque de Saint-Malo n’a certainement pas été le secrétaire des Mémoires de Richelieu et n’a pas composé les Mémoires du vivant du cardinal ! Comment donc a-t-il été amené à les écrire après la mort de Richelieu ? Nous avons tous les détails : ils sont demeurés jusqu’ici inexpliqués, faute des éclaircissements précédents.


Après la mort de Richelieu, sa nièce, Mme d’Aiguillon, n’eut rien de plus à cœur que de réaliser les projets de publication qu’avait conçus son oncle, et que celui-ci lui avait recommandés sur son lit de mort. C’était, d’ailleurs, une façon de défendre la mémoire du ministre violemment attaquée partout. Elle commença par les livres de piété et de controverse. Elle trouva des collaborateurs qui consentirent à mettre au point les manuscrits laissés par Richelieu et à en surveiller l’impression. Nous savons que l’abbé de Bourzeis se chargea du Livre des controverses pour convertir les protestants, Desmarets et Lescot de la Perfection du chrétien, d’autres de l’Institution du chrétien ou de l’Invocation à la Vierge.

Mais quelle œuvre s’imposait plus que celle de l’Histoire si longuement préparée par le cardinal ? Devant le flot d’injures et de haine que soulevait la mémoire du ministre, n’était-ce pas un devoir pieux, pour les siens, que d’exposer ses actions et de les disculper ? Mme d’Aiguillon se décida à faire rédiger l’histoire projetée par son oncle. Scarron était au courant de ses intentions :


Par quelle générosité
A-t-elle conservé sa gloire (de Richelieu)
Et fait revivre sa mémoire
En dépit de l’iniquité ?
Et qui plus qu’elle dans l’histoire
Instruira la postérité ?


Nous connaissons le titre qu’elle voulait donner à l’œuvre : Histoire du ministère d’Armand Jean du Plessis cardinal duc de Richelieu. Elle avait les papiers à Rueil : restait à trouver un écrivain.

Elle s’adressa à Mme de Rambouillet. Mme de Rambouillet, qui voyait dans son hôtel tous les écrivains du temps et se trouvait mieux à même que personne de lui désigner l’auteur nécessaire, consulta Vaugelas. Vaugelas, nomma Perrot d’Ablancourt ou Patru : le premier fut écarté comme protestant, le second, sondé par Desmarets de Saint-Sorlin, refusa. Chapelain recommandant plus tard, en 1662, Patru à Colbert pour écrire les annales du règne de Louis XIV, disait : « On l’a autrefois regardé pour écrire la vie de M. le cardinal de Richelieu. » Qui ne voit que tous ces détails sont incompréhensibles, si Richelieu a écrit ses Mémoires avant de mourir ?

Mais pendant que ces démarches se poursuivaient, les anciens secrétaires de Richelieu, Charpentier et Cherré, travaillaient à mettre en ordre les papiers de Rueil, afin de faciliter la tâche de l’écrivain que l’on cherchait, et achevaient de classer les documents. Même Charpentier se mettait à composer ce qu’on appelait en ce temps « un corps d’histoire, » c’est-à-dire une sorte de groupement de pièces historiques ajoutées bout à bout, dans leur ordre chronologique, reliées par des phrases de transition, les temps des verbes et les pronoms corrigés pour donner l’aspect d’un vague commencement de narration suivie : ébauche qui simplifierait le travail du rédacteur attendu. C’est ce corps « d’histoire de Charpentier qui constitue le premier des manuscrits dits originaux des Mémoires de Richelieu. Mais quand on l’examine de près sous les innombrables corrections qui l’ont ensuite transformé, on constate que le pauvre Charpentier n’était qu’un compilateur bien insuffisant ; son « monstre » est informe ! Car si au début le texte présente encore quelques semblants de rédaction, la main de l’auteur ensuite s’alourdit et on finit par ne plus avoir devant soi qu’un amas confus de documents disparates entassés sans ordre à la suite des uns et des autres : français, latins, italiens, espagnols, plans de bataille, états de vaisseaux, garnisons, consignes de ronde, dessins de fortification, etc. Mieux eût valu, presque, laisser les papiers tels qu’ils étaient et n’y pas toucher. C’est alors qu’est intervenu Harlay de Sancy.

Nous avons vu qu’il connaissait Charpentier : nous avons sa correspondance avec lui. Il le cultivait parce qu’en ce temps, ainsi qu’à toutes les époques, on faisait la cour au chef de cabinet d’un ministre puissant. Ayant pris connaissance du « corps d’histoire » que poursuivait Charpentier, Harlay n’eut pas de peine à lui expliquer que son travail était inexistant. Il s’offrit à lui pour l’aider : l’autre accepta. Nous suivons pas à pas sur le manuscrit de Charpentier l’œuvre de Harlay. Harlay revoit d’abord le document, le corrige et met des notes en marge comme celles-ci : « Bon ; demi-bon ; peut-être bon ; tout ceci ne vaut rien. » Puis, là, où il entreprend des corrections importantes, il renvoie à des feuilles spéciales qu’il a préparées, écrivant en marge : « Voyez ici mes feuilles de correction ; voyez mes corrections ; voyez mes feuilles. » A un moment, il consigne : « J’ai vu jusqu’à la page 41. « Surtout, il rature, supprime, barre des pages entières, des cahiers entiers, enfin écrit cette phrase caractéristique de son travail : « Nous en avons corrigé et diminué beaucoup (de l’œuvre de Charpentier). Ce n’est pas encore tout ce qui s’y doit faire, mais le chemin est aplani, la matière est préparée au meilleur ouvrier pour y travailler et y donner plus facilement la forme. » Il est difficile d’expliquer plus clairement le rôle de correcteur de Harlay dans la révision de l’œuvre de Charpentier. Le manuscrit de Charpentier ne traitait que des années 1624 à 4630 : Harlay y a retranché la valeur de 2 166 pages in-folio. Après quoi il a fait recopier et mettre au net le texte. C’est cette copie qui est le second de nos manuscrits originaux des Mémoires.

Car Harlay entreprit alors, de concert avec Charpentier et Cherré, de procéder à la même préparation du « corps d’histoire » pour les périodes de la vie de Richelieu que Charpentier n’avait pas traitées, c’est-à-dire de 1600 à 1624, et 1631 à 1642. Nous avons ici, de même, sur les documents et sur le manuscrit final, tous les détails du travail de Harlay. Harlay corrige les pièces originales pour les copistes, fixe les endroits où ceux-ci devront prendre, rédige les transitions, met les temps de verbe à la troisième personne, esquisse des canevas.

Il n’a pu poursuivre son travail au delà de 1638 : la mort l’a arrêté en effet en 1646 : c’est en quatre ans, de 1642 à 1646, qu’il a donc procédé à sa compilation. Son manuscrit se conserva tel quel dans les archives de Rueil. Quelque vingt ans après, seulement, en 1663, Mme d’Aiguillon, qui avait eu dans l’intervalle bien d’autres préoccupations, la Fronde, les procès avec sa famille, se décida à désigner enfin l’écrivain qui rédigerait l’Histoire de son oncle. Celui qu’elle désigna était un poète, un jésuite, le P. Le Moyne, assez médiocre auteur. Les lettres de Gui Patin nous renseignent abondamment sur le choix de Mme d’Aiguillon, le travail du P. Le Moyne, ses retards, les discussions relatives à la publication, tous détails encore incompréhensibles, si Richelieu a rédigé ses Mémoires. Le P. Le Moyne composa une vie de Richelieu en trois volumes in-folio qui demeura manuscrite et dont les historiens se sont servi au XVIIIe siècle. Puis, ce manuscrit disparut en 1765, au moment de la dispersion des jésuites, et, depuis, personne n’a pu le retrouver : à vrai dire, la perte ne parait pas très considérable.


En définitive, le document appelé Mémoires de Richelieu n’est qu’une compilation de textes et de pièces assemblés par deux personnages de médiocre valeur, ne se proposant nullement de faire un travail historique définitif, n’imaginant pas, en prévision de la fortune extraordinaire qui attendait leur œuvre, qu’ils dussent surveiller avec sévérité ce qu’ils avançaient. Richelieu n’est pour rien dans la rédaction de ce travail. Les jugements des Mémoires sont donc sujets à caution parce qu’ils n’émanent pas du cardinal et n’ont pas été contrôlés par lui, mais qu’ils proviennent d’individus peu intelligents, mal qualifiés, suspects. Lorsqu’on croit même être en présence d’un document recopié par eux, il faut encore se méfier parce que les compilateurs ont pu corriger maladroitement le document et en dénaturer le sens, ce qui leur arrive.

Les prétendus Mémoires de Richelieu perdent ainsi l’autorité considérable qu’ils devaient à la personnalité de leur illustre auteur supposé. L’histoire du règne de Louis XIII, qui, en grande partie, reposait jusqu’ici sur les affirmations des Mémoires, tenues pour irréfutables, puisqu’elles provenaient du personnage le plus autorisé à les produire, est à revoir prudemment. Il n’y a pas à craindre, hâtons-nous de le dire, que soient diminués les justes motifs que nous avons d’admirer le prodigieux homme d’État qu’a été le cardinal de Richelieu, ni à redouter la surprise de découvrir que Louis XIII est un « esprit supérieur. » Mais, tout de même, nous aurons peut-être à envisager Richelieu un peu autrement qu’on ne l’a considéré jusqu’ici, à ne pas lui prêter des défauts ou des idées qu’il n’a pas eus et à lui reconnaître des qualités qu’on lui conteste. Louis XIII, d’autre part, ne peut plus être le fantoche effacé, que représentent les Mémoires, pour qui Richelieu seul existe. Ce roi a été autre chose d’après les documents directs, beaucoup plus personnel qu’on ne se l’imagine, ayant joué un rôle et exercé une action très forte dans la politique intérieure, au moins, — action exercée en dehors de Richelieu souvent, parfois contrairement à Richelieu, ce que n’ont pas dit les Mémoires, — sinon dans la politique extérieure, trop compliquée ; encore a-t-il eu le mérite de la bien comprendre et de la suivre. En fait, les deux personnages, dans leur collaboration quotidienne, si curieuse, si émouvante quelquefois, pleine, alternativement, de confiance ou de trouble, de dévouement, de respect, de tendresse ou d’orages, et dominés l’un et l’autre par un très beau et très élevé sentiment du devoir, désormais délivrés du texte qui imposait à l’histoire l’aspect difforme de leur physionomie dénaturée, peuvent apparaître sous leur jour véritable, c’est-à-dire avec une humanité autrement attachante et douloureuse que celle qu’a créée le théâtre. C’est le meilleur profit que la vérité puisse retirer de cette « disqualification » des Mémoires de Richelieu qui a tant tardé et de cette constatation d’une erreur mystifiante dont la persistance, durant plus d’un siècle et demi, fera la surprise des critiques futurs !


LOUIS BATIFFOL.

  1. Le présent article résume les données d’un mémoire étendu que va publier prochainement la Société de l’Histoire de France sous le titre de : La question des Mémoires de Richelieu : Les Mémoires sont-ils l’œuvre du cardinal ? dans la série des Rapports et notices sur l’édition des Mémoires du cardinal de Richelieu, t. III, Paris, Laurens. Ce mémoire contiendra les développements nécessaires, les discussions critiques et les références.