Éditions Édouard Garand (p. 59-60).

CHAPITRE VI
UNE LÉGENDE.


— Moi, je voudrais une histoire, dit Odette. Vous parlez si bien, Line, votre voix me berce comme une musique. Vous devez chanter aussi ? ajouta l’enfant en appuyant sa tête sur l’épaule de Line. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu chanter.

— Chantez pour elle, demanda tout bas Marguerite.

Alors Line commença cette vieille romance que me chantait grand’mère, il y a plus de 50 ans :

Bonjour bel astre, mes amours.
Charmante jardinière !
Je viens vous offrir en ce jour
Mon amitié sincère ;
Je viens vous offrir mon cœur
Et mon amour extrême,
Ô vous qui cultivez les fleurs
Cultivez l’amour même.

Monsieur, tant de biens à la fois
Me rendent toute confuse :
Vous êtes plus riche que moi,
Je vous fais mes excuses ;
Vous êtes riche, grand seigneur
Avec beaucoup de rentes.
Et moi je n’ai rien, que mes fleurs
Que je sème et je plante.

La voix de la jeune fille était pure, vibrante et douce, comme une carresse. On la félicita.

— Vous avez tous les talents, dit Marguerite. Oh ! comme je voudrais vous garder toujours !

Une larme vint aux yeux d’Adeline.

— Je suis fiancée… dit-elle. Le bon curé qui a veillé sur mon éducation avait un petit neveu au séminaire, dont il espérait faire un prêtre. Il passait ses vacances ici, et bientôt, son oncle s’aperçut que les goûts du jeune homme le portait vers le commerce. Alors il lui acheta une propriété à Tadoussac, au nord du fleuve, il nous fiança, et comme ses petites ressources étaient épuisées, notre mariage fut remis au printemps. Nous avons travaillé, mon fiancé et moi, chacun de notre côté, et lorsque la navigation s’ouvrira, nous partirons ma mère et moi pour rejoindre mon Charles, qui en ce moment fait la traite avec les sauvages.

— Hélas ! soupira Marguerite, où serons-nous au printemps ?…

Mais Odette avait son idée fixe :

— Il n’est que quatre heures… Il doit y avoir encore quelque coin de la paroisse dont vous n’avez pas parlé ? dit-elle.

C’est vrai, j’ai oublié de vous parler de « L’Enfer ».

— L’enfer !… répéta Nanette en se signant, où prenez-vous cela ?… Mon Dieu !…

— Le nom est plus terrible que la place, ma bonne, dit l’espiègle qui riait de tout son cœur. Voici : « À deux lieues et demie environ de l’église, on a construit un moulin sur le bord d’une petite rivière. Deux ou trois familles sont établies là et vivent de quête. Or, un soir d’automne, alors qu’il pleuvait à verse, on vint chercher le curé pour un malade qui se mourait. Celui-ci s’habilla à la hâte et on le fit monter dans un « cabrouet » auquel était attelé un vieux cheval qui semblait du même âge que le véhicule qu’il traînait. On traverse la rivière par chance peu profonde à cette époque, et voilà l’équipage lancé sur le chemin du roi. Bientôt l’obscurité se fit complète, et le pauvre curé, balloté en tous sens, demanda enfin d’une voix dolente :

— En avons-nous encore pour longtemps ?

— Ah ! oui mossieu, répondit l’homme avec conviction.

Enfin, on arriva près d’une misérable cabane que la lueur du poêle éclairait seule. Alors, le pauvre prêtre se remémorant les chemins qu’il venait de suivre pour arriver à ce lieu plus sinistre encore, s’écria :

— Quel chemin d’enfer ! mes amis… mais… c’est l’enfer… que cette place !… » — Et l’endroit a gardé ce nom. Maintenant, bonsoir, il est 5 heures. N’allez pas rêver à mon histoire. À demain.

Ce furent des jours paisibles que les deux sœurs passèrent jusqu’au départ d’Adeline. Enfin, il fallut se dire adieu et ce fut avec des larmes de part et d’autre que l’on se sépara. Les orphelines étaient seules encore un fois.