Éditions Édouard Garand (p. 52-54).

CHAPITRE XIV
À LA CABANE À SUCRE.


Certes le printemps est beau partout, mais au Canada, après nos longs et rigoureux mois d’hiver, son charme est plus grandiose, il parle plus à l’âme que partout ailleurs.

Le mois d’avril était arrivé, et avec lui la saison des sucres. C’est la première récolte pour nos cultivateurs canadiens. Et l’on dit généralement que si la récolte du sucre est bonne, celle du grain sera abondante.

Ce n’était pas une mince affaire que celle d’aménager une « sucrerie » au temps où se passe cette histoire. Il fallait d’abord remplacer les « cassots » hors de service ; pour cela on pliait à la veillée, les grandes feuilles d’écorce de bouleaux dont chaque « habitant » avait soin de faire une provision au temps opportun. Ces carrés d’écorce sont pliés en forme de boîtes longues, attachés aux deux bouts par des chevilles de bois. La provision de « cassots » faites, on procédait au nettoyage de la cabane, au récurage des chaudrons, à la confection des lits de sapin. Puis, toutes ces choses bien et dûment organisées, c’était le temps de l’entaillage. À cet effet, on pratique une légère incision dans l’écorce de l’érable, on pose en dessous un coin de bois légèrement incliné vers le « cassot » qui reçoit la sève. Deux ou trois fois par jour, le sucrier vient vider le contenu de ses « cassots » dans des chaudières qu’il transporte à la cabane. C’est ce qu’on appelle « courir les érables ». Aujourd’hui, le vulgaire « cassot » à disparu ; il est allé rejoindre les immenses chaudrons, détrônés par des casseroles placées sur des fournaises en briques ; le cassot est remplacé par une chaudière de fer-blanc et la cabane par une bâtisse plus ou moins spacieuse, suivant la quantité de sucre à fabriquer. Au temps reculé où se passe mon récit, la « sucrerie » n’était encore que la cabane, en forme de cône, sorte wigwam indien, où la fumée de l’immense feu placé au centre, n’avait d’autre issue qu’une ouverture pratiquée tout en haut de l’assemblage de poutres et de planches, qui formait cette construction primitive.

C’est une rude besogne, que celle du sucrier, car dans les années où la sève donne, il lui faut sans cesse passer d’une besogne à l’autre, et cela sans repos possible. Il doit, tour à tour, courir les érables, alimenter le feu sous les casseroles, couler le sirop bouillant. En un mot, c’est un travail continuel. Dans ce bon vieux temps de nos pères, alors que le scepticisme n’avait pas défloré les naïves légendes apportées de Normandie et de Bretagne, on aimait à se réunir, le soir, aux cabanes à sucre. Assis autour du feu, sur les lits de sapin, on passait des soirées délicieuses. Tout en surveillant la sève bouillonnante, on donnait de fréquentes accolades à la cruche de rhum, compagne indispensable de tout bon sucrier. À mesure que l’heure avançait, on baissait la voix pour raconter quelques histoires fantastiques, où les sorciers, les loups-garous et les revenants jouaient un grand rôle.

Au dehors, la lune se cachait derrière de gros nuages, tandis que le vent gémissait dans les arbres avec des plaintes lugubres. Le hibou hurle sa chanson sinistre sur le tronc d’un vieux chêne qui se dresse dans l’ombre comme un géant, frappé par la foudre. Alors, on baissait la voix davantage, car c’est l’heure où les sorciers dansent la ronde échevelée du sabbat, où les loups-garous parcourent les campagnes, pendant que les feux follets voltigent au-dessus du cimetière. Et que la chasse-galerie fait entendre dans les airs, ses bruits de chaînes et ses éclats de rire diaboliques.

Aujourd’hui, nous haussons les épaules lorsqu’on rappelle devant nous les légendes d’antan. Dans certains endroits, on veille encore à la sucrerie. Mais l’on y parle politique, chevaux et affaires municipales. Sans doute, la civilisation y gagne, mais la poésie qui se dégageait de ces naïves croyances est disparue avec elle. Que voulez-vous ? Les temps sont changés… Allez donc parler feux follets et loups-garous dans un siècle où les fées : Vapeur et Électricité opèrent tant de prodiges… L’habitude du merveilleux nous a rendus réalistes.

Nous sommes de retour à la ferme, aux érables par une belle et chaude matinée d’avril.

Un mouvement inaccoutumé règne dans la grande maison. Tante Gertrude et Madeleine, les diligentes fermières, sortent des armoires les nappes, les serviettes de fine toile du pays et la vaisselle des grands jours. Toutes les personnes un peu âgées se rappellent d’avoir vu cette vaisselle bleue, à dessins chinois, qui faisait l’orgueil de nos familles canadiennes, et dont on retrouve encore quelques morceaux chez nos marchands de bric à brac.

Avec l’aide de Pierriche, le domestique de la ferme, on avait disposé une grande table entourée de bancs rustiques à la porte de la cabane à sucre.

Madeleine, sa jupe de droguet relevée sur les hanches, achevait de disposer le couvert lorsqu’elle se sentit saisir par la taille.

— Ah ! mon Dieu !… m’amzelle Lily… comme vous m’avez fait peur…

La jeune fille se mit à rire.

— Je suis donc bien effrayante, ma chère Madeleine ?

— Ah ! sainte bénite ! non ! dit la bonne fille confuse. Vous êtes jolie à croquer, c’est la surprise, voyez-vous… Êtes-vous seule ?

— Non, je suis venue avec Harry et M. Georges.

— Le cher monsieur. Est-il guéri au moins ?

— Assez pour vous aider à faire les crêpes, dit Georges qui arrivait d’un autre côté. Tante Gertrude, vous ne m’avez pas oublié ? ajouta-t-il en allant à la rencontre de la vieille femme.

— Vous oublier ! oh, non ! nous parlions de vous tous les jours. Et c’te pauvre jambe ?

— Très bien, je puis défier un chevreuil à la course, répondit Georges en riant.

— Tante Gertrude, dit alors Lilian. Donnez-moi ces serviettes et allez à la rencontre de mon oncle et de ma tante qui arrivent par l’autre chemin ; moi, je vais aider Madeleine.

Et la gracieuse enfant, s’emparant du bras de la jeune fille, l’entraîna vers la cabane où Georges et Harry les avaient précédées. Armés chacun de palettes de bois, les deux jeunes gens étaient en train de goûter au sirop doré qui s’épaississait dans les chaudrons.

— Il sera bientôt en « tire », dit le sucrier, un vieux à barbe blanche. C’est l’temps d’en mettre de côté pour les crêpes.

Les deux amis examinaient la cabane, intéressés par toutes ces choses nouvelles pour eux.

Bientôt, M. et Mme Jordan, escortés par tante Gertrude, les rejoignirent, et l’on prit place sur les bancs à la porte de la cabane.

Madeleine et sa tante commencèrent à préparer la farine et les œufs pour la pâte à crêpe. On avait apporté de la ferme une grosse cruche de lait. Tante Gertrude versa la farine dans un grand bassin, et, à l’aide d’une « micouenne » (cuillère en bois, faite par les sauvages) elle commença à délayer la pâte. Harry lui prit la cuillère des mains.

— C’est moi qui délaye la pâte, dit-il. Madeleine va casser les œufs. Allez vous asseoir tante Gertrude, vous allez goûter de ma cuisine.

— Je n’ai pas de confiance en vos talents, dit la vieille femme qui riait de tout son cœur.

On courait devant la porte. Le temps était chaud, le soleil radieux et dans la splendeur printanière de cette belle matinée d’avril, on sentait monter de la terre rajeunie je ne sais quel parfum subtil et enivrant qui transportait l’âme dans les régions du rêve et lui faisait désirer la solitude.

Lilian s’était éloignée sans que personne s’en aperçut. Georges la chercha du regard, elle n’était plus là. Alors le jeune homme, laissant là ses compagnons, s’engagea dans un sentier qui serpentait sous les arbres. Lui aussi subissait le charme de cette journée ensoleillée et son âme évoquait le souvenir des beaux jours passés dans le parc du château de Villarnay ; alors que l’avenir lui apparaissait brillant et heureux.

Ah ! qu’ils étaient loin ces jours de joies pures et d’espoir enivrant… Le vent du malheur avait passé sur le bonheur promis à ce jeune homme qui entrait dans la vie par la porte dorée… Un seul instant avait tout détruit, tout emporté ; et maintenant, loin de son pays et de sa famille, il pouvait se demander avec angoisse quel serait pour lui l’avenir.

Le sentier suivi par le jeune homme le conduisit, après mille détours, jusqu’au pied d’un rocher d’où jaillissait une source d’eau limpide et fraîche, qui bondissait sur les cailloux pour aller se perdre dans le ruisseau voisin.

Sur un quartier de rocher, Lilian était assise, les yeux fixés sur une lettre qu’elle tenait dans sa main.

Tout dans l’attitude de la jeune fille révélait une telle souffrance, que Georges, effrayé, courut vers elle.

— Lily, qu’avez-vous ?

La jeune fille tressaillit et leva sur le jeune homme ses grands yeux dont l’azur se voilait sous les larmes.

— C’est aujourd’hui le 28 avril, dit-elle d’une voix lente.

— L’anniversaire de la bataille de Ste-Foye…

— Et de la mort de Paul Merville.

Une larme vint aux yeux du jeune homme.

— C’était mon meilleur ami, dit-il. Pauvre Paul !…

— Et mon fiancé à moi Georges… Vous savez que nous étions amis dès l’enfance ; Paul était mon frère, tout comme Harry… Comment cette affection fraternelle s’est-elle transformée en un sentiment plus intime ?… Je ne le sais… Depuis notre arrivée ici, Paul était l’habitué de notre maison, passant ici tout le temps que lui laissait ses affaires. Je ne voyais mes amies que rarement, cloîtrées comme elles étaient par leur marâtre ; tout contribuait donc à nous pousser l’un vers l’autre. Peu de temps avant son départ pour la France, il me demanda si je voudrais être sa femme à son retour. Je le lui promis. Il me donna cette bague, ajouta-t-elle en désignant le mince cercle d’or orné d’une perle qu’elle portait au doigt. Ce furent nos fiançailles… Mais il me demanda de garder le secret. « Je n’attends rien de mon père, dit-il, Ellen le contrôle absolument. Je vais réaliser la fortune de ma mère pendant mon séjour en France, afin d’assurer leur avenir, si, comme je le crois, elles sont déshéritées. À mon retour, je serai fixé sur ma position personnelle. Alors, ma chérie, nous ferons part de notre secret à tes bons parents. » La veille de son départ, continua la jeune fille, mon oncle avait réuni quelques amis à la cabane. Profitant d’un moment, où tout le monde réuni autour du capitaine Levaillant écoutait le récit de ses voyages, je vins m’asseoir ici.

— Ici… ! répéta Georges.

— Oui, mon ami, et je pleurais silencieusement quand la voix de Paul me fit tressaillir.

— Lily ! ma petite Lily ! Tu pleures !…

Je l’attirai, il s’assit et répéta sa question.

— Tu pars, dis-je, au milieu de mes larmes.

— Oui, je pars, mais je reviendrai à l’automne, si c’est possible. Tu prieras pour le prompt succès de mes affaires ; et ce sera une consolation pour moi de penser que ma Lily m’attend avec patience et courage.

— Et si tu ne revenais pas, dis-je, j’irai cacher mon deuil sous le voile des religieuses.

— Tais-toi, me dit-il en m’entraînant vers nos compagnons.

— Il partit le lendemain… Je ne devais plus le revoir… et c’est tout ce qui me reste de lui, cette bague et ce billet, ajouta-t-elle, en tendant à Georges le papier qu’elle avait gardé dans sa main.

Ce billet, presqu’illisible, contenait ces mots :

« Lily… je meurs… Adieu… je vais t’attendre au ciel !…

Paul. »

Georges, presqu’aussi ému que la jeune fille, avait les yeux humides en lisant cet adieu suprême.

— Ce billet me fut remis par le prêtre qui assistait notre ami à ses derniers moments, continua Lilian. Ce fut moi qui le reçus, lorsque Harry, obligé d’aller reconduire Marguerite, l’envoya nous annoncer la terrible nouvelle. Il me remit ce papier en me recommandant d’être forte… Il apprit la nouvelle à mon oncle avec tous les ménagements possibles ; il était encore si faible, ce pauvre oncle… L’on mit mes larmes sur le compte de notre amitié d’enfance, et personne ne se douta que c’en était fait de mes rêves de bonheur… Mon oncle veut me marier au fils de l’un de ses amis, et je n’ose lui dire mon secret.

— Pourtant, il ne s’opposerait pas à votre entrée au couvent, dit Georges. Il vous aime trop pour empêcher de suivre la vocation qui vous donnera la seule joie que vous ambitionnez. Voulez-vous que je lui raconte tout, petite amie ? J’espère gagner votre cause…

— Oui, faites cela, Georges. Ah ! ce n’est pas seulement la figure de mon fiancé que je retrouve en vous, mais encore son cœur.

Georges serra la main de la jeune fille, et tous deux s’en revinrent lentement vers la cabane où le dîner les attendait.

Pendant le repas, la conversation roula sur les efforts que faisaient les braves Canadiens pour garder intacts leur foi religieuse et leur cher parler français, sujet assez absorbant pour que l’on ne s’aperçut pas de l’émotion de deux jeunes gens.