Éditions Édouard Garand (p. 48-50).

CHAPITRE XII
LA CLAUSE DU TESTAMENT.


En quittant Marguerite, le jeune aide-de-camp se rendit chez le gouverneur, et se fit annoncer.

Malgré l’heure tardive, il fut introduit aussitôt.

— Quelle est l’affaire qui vous amène si tard ? demanda Murray en voyant entrer le jeune homme.

— Je viens m’adresser au cousin, pour obtenir la protection du général.

— Peste, quelqu’un oserait-il vous molester, mon bel aide-de-camp ? de quoi s’agit-il ?

— C’est une longue histoire, que j’aurais dû vous raconter plutôt, car il s’agit de personnes que notre oncle Murray aimait beaucoup.

— Je vous écoute, mon cher, dit le général en s’installant dans son fauteuil, avec la mine résignée d’un homme qui se dispose à écouter un long récit.

Mais dès les premières phrases prononcées par son jeune cousin, le général perdit sa pose indifférente et prêta une oreille attentive à ses paroles.

Harry insista sur le passé de Laverdie, que Georges et le capitaine Levaillant lui avait dévoilé. Le général était furieux.

— Je n’attendais pas autre chose de ce traître et de son ami, Kerbarec, dit-il, les deux font la paire. Ils ont su se faufiler en haut lieu, en mettant leur brick à la disposition des autorités anglaises. Mais je me charge d’édifier le ministre sur la valeur de ces individus.

S’approchant de son bureau, le général traça rapidement quelques lignes qu’il tendit au jeune officier.

— C’est Laverdie qui commande à bord du « Bristol » dit-il. Kerbarec s’est rendu en Bretagne. Voici un ordre de départ que vous remettrez à cette canaille de chevalier, s’il s’avise de rouspéter, dites-lui que s’il n’est pas en route pour l’Angleterre dans deux heures, je le fais mettre en prison. Restez à bord, avec vos hommes et voyez à ce que mes ordres soient exécutés. Quant à la belle Ellen, j’irai la féliciter d’avoir eu la main si heureuse en faisant choix d’un époux pour sa belle-fille. Soyez tranquille, mon cher, votre jolie Marguerite ne vous sera pas enlevée, ajouta le général en tapant sur l’épaule de l’officier. Celui-ci le remercia avec effusion, et prit le chemin du port.

Arrivé là, il prit le canot et se rendit à bord.

Laverdie pâlit en le voyant paraître et ce fut d’une main qui tremblait un peu, qu’il prit le papier que le jeune homme lui tendait. Quand il en eut pris connaissance il releva la tête.

— Et si je refuse d’obéir ! dit-il d’une voix sombre.

— Alors, je serai obligé de vous arrêter. N’avez-vous pas compris l’ordre : départ immédiat, et défense expresse de remettre le pied sur le sol canadien, sans l’avis du gouverneur.

Laverdie marcha sur le jeune officier avec un air de fureur si grande que ses soldats l’entourèrent.

Laverdie eut un geste méprisant.

— Ne craignez pas pour la vie de cet homme, dit-il, je ne suis pas le plus fort aujourd’hui, mais j’aurai ma revanche. Si bien gardée qu’elle soit, la belle Marguerite m’appartiendra ou le diable me fera défaut… À présent, vous autres, débarrassez mon vaisseau, votre présence nuit aux manœuvres…

— Nous resterons pourtant jusqu’au moment du départ, dit Harry avec froideur. Faites votre besogne mes amis, ajouta-t-il en s’adressant à l’équipage. Mes hommes vous aideront au besoin. Pas de colère, chevalier, c’est l’ordre.

— Ça nous connaît la manœuvre, dit joyeusement Pat. On n’a pas été 4 ans matelot sur les navires de sa majesté pour rien. Tiens ! mais c’est Le Goëlic ! ajouta-t-il en apercevant l’un des matelots qui montait de la cale. Enchanté de te voir, vieux frère. En avons-nous tiré des bordées ensemble, tape-là. Et il tendit sa large main au Breton qui cria à ses camarades.

— Pat était mon matelot à bord du St-Guénolé. C’est un brave, sans mentir.

Avec l’aide des soldats anglais, l’appareillage fut bientôt terminé. Alors Harry distribua quelques pièces d’argent à l’équipage et leur demanda de conduire ses hommes à terre.

Au moment de descendre dans les canots, un vieux matelot passa près d’Harry et lui glissa un papier dans la main. Arrivé au quai, Harry congédia ses rameurs avec une récompense. Pat et les deux bretons échangèrent une cordiale poignée de mains.

— Cela remue un peu de revoir d’anciens matelots, disait Le Goëlic en regagnant le vaisseau, qui les attendait sous voiles. Laverdie boudait dans sa cabine.

Quelques instants plus tard, le brick levait l’ancre et le jeune officier et son escorte le virent disparaître dans la nuit. Alors, Harry se souvint du mystérieux papier qui lui avait été donné à bord. Il le déplia, l’écriture dénotait une main exercée. Voici ce qu’il contenait :

« Mon officier, je veille sur Laverdie, soyez sans inquiétude. S’il s’avise de revenir au Canada, vous serez prévenu à temps. »

— Est-ce un ami, et comment peut-il s’en trouver parmi ces bandits ? se demanda le jeune homme, en reprenant, tout pensif, le chemin du Château St-Louis.

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Le lendemain, Mme Merville achevait sa toilette, lorsqu’on vint l’avertir que le général Murray l’attendait au salon.

Elle le connaissait pour l’avoir rencontré dans le salon de son père à Londres, au temps de leur opulence. Mais elle était à mille lieues de soupçonner le but de sa visite. Aussi ce fut avec son plus séduisant sourire, qu’elle entra dans le salon où le général l’attendait.

Celui-ci paraissait absorbé par la lecture d’un papier qu’il avait trouvé sur la table.

Mme Merville changea de couleur : ce papier c’était le billet écrit la veille par son complice, dans le cabaret du père Nicolas, Comment avait-elle pu l’oublier sur cette table ?

Le trouble de la belle veuve n’avait pas échappé à l’œil perçant du général, qui s’inclina, ironique :

— Bonjour ma cousine, je suis enchanté de renouveler connaissance avec vous.

Ellen répondit par quelques paroles de politesse ; mais son air contraint disait assez qu’elle soupçonnait maintenant le but de cette visite matinale.

Le général s’était assis et tout en affectant de jouer avec le billet du chevalier, il jouissait de l’embarras de son interlocutrice.

— J’apprends de jolies choses sur votre compte, madame, dit-il enfin, d’un ton sévère. On prétend que vous séquestrez les enfants de votre mari. Est-ce vrai ?

Mme Merville baissa la tête sous le regard scrutateur du général, cependant elle répondit :

— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur.

— Votre devoir ! s’écria Murray en colère. C’était le devoir qui vous faisait capter la confiance d’un vieillard, tombé en enfance, pour dépouiller ses enfants de leur part d’héritage. Est-ce encore le devoir qui vous faisait nier l’existence de Paul Merville lorsque son ami est venu vous avertir qu’il était vivant, et vous demander de voir ses sœurs, afin de les rassurer. Étrange devoir, madame, qui vous rend la complice d’un scélérat. Ne niez pas. Que signifie ceci ? « Ma chère, notre plan est manqué. Harry est survenu au moment où j’entraînais Marguerite. Et je pars… » Après cela, me parlerez-vous encore de devoir !… Ah ! tenez, si vous n’étiez pas ma parente, je vous ferais enfermer.

Mme Merville se redressa, une flamme dans le regard :

— Et pourtant, je vous ai dit la vérité, monsieur. Si je favorise le mariage de Marguerite avec le chevalier, c’est pour me conformer aux dernières volontés de mon mari…

Le général haussa les épaules.

— Dernières volontés inspirées par vous, dit-il avec mépris. Si dépravé que fut Merville il n’aurait pas eu cette idée révoltante, de donner sa fille : une pure et douce enfant à ce scélérat de Laverdie, un coquin digne de la corde. Vous devez le connaître mieux que moi acheva Murray, devenu sarcastique, car on a beaucoup parlé de votre mariage avec lui dans le temps.

Une rougeur ardente envahit le visage d’Ellen. Sans répondre, elle prit dans un secrétaire, une large enveloppe qu’elle tendit au général.

C’était le testament de M. Merville.

Or l’une des clauses de ce testament était ainsi conçue :

« Ma fille, Marguerite, devra lorsqu’elle aura atteint sa vingt-cinquième année, épouser le chevalier Gaétan de Laverdie, et ce, sous peine d’encourir ma malédiction ».

Arrivé à cet endroit, le général donna un violent coup de poing sur la table :

— Je lis dans votre jeu, madame, dit-il. Vous aimiez Harry, ou plutôt la fortune de mon oncle. Ne pouvant les avoir, vous eûtes l’idée infernale d’inspirer à un mourant cette clause ridicule qui ne tient pas debout, étant donné l’individu mis en cause. Faites venir Mlle Merville.

Ellen sonna.

— Allez dire à Mlle Marguerite qu’elle est attendue au salon, dit-elle à la servante qui se présenta.

Au bout d’un instant, la jeune fille parut. Elle tressaillit en apercevant le général. C’était pour elle qu’il était venu.

— Asseyez-vous, mademoiselle, dit Murray en avançant un siège à la jeune fille. Vous avez été victime d’une agression, hier soir ? Pourtant l’on m’affirme que vous allez épouser cet homme.

Marguerite se leva toute droite, elle devint très pâle, et désignant sa belle-mère par un geste d’écrasant mépris.

— C’est cette femme qui vous a dit cela monsieur ?

Ellen lui tendit le testament, elle lut d’un regard, et plus pâle qu’une morte elle se tourna vers le général :

— Je déteste Laverdie, dit-elle avec force, et, après ce que je viens de lire, c’est plus que de la haine, c’est du dégoût que j’éprouve pour ce lâche qui accablait mon pauvre père de protestations hypocrites. C’est lui et cette femme qui sont les inspirateurs de cette clause qui me jette au bras d’un bandit. Et cependant j’obéirai à la volonté de mon père… dussé-je en mourir…

— Cela ne sera pas, dit le général, calmez-vous mon enfant. Je ne connais pas de loi ni divine, ni humaine, qui oblige une jeune fille à donner sa main à un homme dont la tête tomberait si sa véritable personnalité était connue. En attendant, je l’ai expédié en Angleterre, et s’il remet les pieds au Canada, malheur à lui. Ainsi, ma chère petite, préparez vos malles. Harry viendra vous chercher demain, de bonne heure, pour vous conduire chez M. Jordan.

Marguerite joignit les mains.

— Est-ce vrai ? dit-elle au général, que de reconnaissance.

— Taisez-vous, dit tout bas Murray en serrant la main de la jeune fille, n’allez-vous pas devenir ma cousine. À demain.

Si le général avait vu le regard de haine qui brillait dans les yeux de Mme Merville, il n’eut pas attendu au lendemain.

— Vous avez déjoué mes plans, et n’avez pas craint de me braver en face, murmura-t-elle lorsque Murray eut disparu. Demain vous réserve d’étranges surprises, mon bel Harry !

En effet, lorsque celui-ci se présenta, le lendemain, il trouva la maison déserte.

Il s’informa. Murray fit fouiller toute la ville, peine inutile. Mme Merville avait disparu, emmenant dans sa fuite ses belles-filles et Nanette.