Éditions Édouard Garand (p. 34-35).

CHAPITRE II
LA BELLE-MÈRE.


Ainsi que nous l’avons dit, la maison de Mme Merville n’était qu’à une faible distance de l’auberge ; aussi, cette distance fut vite franchie.

Cette maison, silencieuse et sombre, impressionna péniblement le jeune homme. C’était bien une prison, avec sa lourde porte aux ferrures massives et ses fenêtres hermétiquement closes. Georges hésita un instant, puis il souleva le lourd marteau de fer qui retomba avec un bruit sonore.

Ce fut une petite servante qui vint lui ouvrir.

Mme Merville est-elle visible ? demanda Georges.

— Quel nom dire à madame, monsieur ?

— Madame ne me connaît pas ; dites-lui qu’un étranger demande à la voir pour une affaire importante.

La petite servante fit entrer le jeune homme dans un grand salon meublé avec un luxe extravagant, puis courut avertir sa maîtresse qui vint aussitôt.

Une pâleur livide couvrit les traits d’Ellen en apercevant l’étranger ; elle recula de quelques pas comme devant une apparition. Un sourire sarcastique vint aux lèvres du jeune homme. Il fit un pas vers la belle éplorée.

— Rassurez-vous, madame, dit-il ; je ne suis pas celui que vous croyez. Paul Merville est encore en France, mais il m’envoie vers ses sœurs. Puis-je les voir ?

Les couleurs étaient revenues aux joues de la veuve ; elle se dressa, agressive.

— Paul Merville a pris passage sur le « Montcalm », dit-elle sèchement. Ce navire s’est perdu dans le bas du fleuve, le 2 novembre. Quel intérêt avez-vous à venir m’affirmer que Paul est demeuré en France ?

— L’intérêt que m’inspire ses sœurs, madame. Je ne veux pas qu’elles croient à la mort de leur frère, et je viens leur dire : « Paul est vivant, et je vous apporte son message. »

— Alors, donnez-moi ce message, je le donnerai moi-même aux jeunes filles.

— Non, madame, j’aurais trop peur qu’il ne s’égare, dit Georges avec ironie.

Ellen bondit.

— Vous êtes un imposteur ! cria-t-elle ; le « Montcalm » a péri et tout ce qu’il contenait. Je suis bien renseignée, monsieur.

— Par Laverdie, je suppose, ricana le jeune homme, toujours ironique. Écoutez bien ceci, madame : j’ai laissé Paul au Havre en parfaite santé et je me suis embarqué sur le « Montcalm ». Je me suis sauvé, par miracle, sans doute, mais retenez bien mes paroles : PAUL N’ÉTAIT PAS À BORD, et bientôt il sera ici… Alors, malheur à vous !

Et, laissant Mme Merville interdite sous cette violente apostrophe, le jeune homme sortit de la chambre. Mme Bernier l’attendait au seuil de l’auberge.

— Eh bien ! monsieur, avez-vous réussi ? Les avez-vous vues, les pauvres petites ?

— Ne m’en parlez pas, je suis hors de moi ; c’est un monstre que cette femme !

Et Georges raconta mot pour mot son entretien avec Mme Merville.

Mme Bernier frémissait d’impatience.

— Je la savais méchante, dit-elle, mais pas à ce point. Écrivez une lettre que vous joindrez à celle de monsieur Paul, je me charge du reste.

Georges écrivit quelques lignes aux deux sœurs, leur donnant tous les détails qui pourraient les rassurer ; il ajoutait qu’elles pouvaient compter sur lui et son ami Philippe, qu’ils allaient faire bonne garde, et que si Laverdie tentait quelque chose, elles en seraient averti par Mme Bernier. Celle-ci serra précieusement la missive et le jeune homme se retira dans sa chambre.

— Nous ne pourrons avoir nos habits que demain ; par conséquent, il nous est impossible de nous rendre ce soir chez le gouverneur, dit Philippe en le voyant entrer.

— Va pour demain, dit Georges, je vais pouvoir me reposer, car je ne tiens plus debout.