Éditions Édouard Garand (p. 20-22).

CHAPITRE X
TROIS ANS PLUS TARD.


Trois ans se sont écoulés depuis les événements racontés dans le chapitre précédent.

Nous sommes à Paris par une belle après-midi de février.

Dans la salle basse d’un cabaret de la rue du Cherche-Midi, deux hommes sont assis à une petite table et causent avec animation. L’un de ces hommes porte le costume d’un bourgeois aisé et l’autre l’uniforme des gardes de sa Majesté Louis XV. Tous deux se ressemblent à tel point que sans une légère différence dans la couleur des cheveux, on aurait pu les prendre l’un pour l’autre. Du reste, cette différence s’atténuait avec les années.

L’un de ces jeunes gens est notre ami Paul Merville. L’autre est le fils d’un comte et se nomme Georges de Villarnay.

Ami de collège du jeune Merville, Georges a vu le jour dans l’un de ces vieux châteaux dont les ruines se voient encore sur le versant des Vosges en France. Le vieux comte de Villarnay, très entiché de sa noblesse qui remontait aux croisades et désireux que son fils continuât la longue lignée de soldats qui servait la France, lui avait, sans le consulter, acheté une lieutenance dans les gardes du roi. Le jeune homme n’avait aucun goût pour le métier des armes. Ses préférences se portaient plutôt vers les sciences et toute son ambition tendait vers la vie paisible du médecin de campagne qui lui permettrait de vivre près de sa mère et de ses sœurs.

Devant la volonté paternelle, il fallait obéir ; aussi le jeune homme s’était-il soumis, sans délaisser pourtant ses chères études.

Paul, que les affaires de son père avaient ramené en France, se trouvait depuis un mois à Paris.

Les deux amis s’étaient retrouvés avec plaisir, aussi, ils passaient ensemble tous les instants qu’ils pouvaient dérober à leurs devoirs respectifs.

— Tu m’annonçais hier ton départ pour le Havre, disait le jeune officier, moi aussi je pars ; j’ai obtenu un congé de trois mois pour aller voir ma famille. Tu devrais venir avec moi, Paul, ma mère et mes sœurs seraient si heureuses de te connaître.

— Je vais d’abord me rendre au Havre, répondit Paul. Le navire qui doit me ramener au Canada a passé l’hiver dans le port ; il faut que je m’entende avec le capitaine au sujet du chargement : lorsqu’il sera commencé je pourrai aller te rejoindre.

Un voyageur entra à ce moment dans la salle où se trouvaient les deux amis. Deux cris de surprise retentirent en même temps, et Paul vint tomber dans les bras du nouveau venu.

— Ce cher Harry ! quelle heureuse rencontre. Et tu arrives de Londres ?

— Oui, tes dernières lettres me parlaient de ton prochain départ, et j’ai voulu te voir encore une fois. Qui sait, il se passera peut-être bien du temps avant que nous soyons réunis de nouveau ?

— L’avenir n’appartient qu’à Dieu, répondit Paul, mais il faut que je te présente à un ami dont je t’ai souvent parlé : mon cher Georges, mon ami Harry O’Reilly ; Harry, M. de Villarnay.

Les jeunes gens se serrèrent la main.

— Garçon, une bouteille et du bon, cria le jeune officier.

— Voilà, monsieur, dit le garçon en posant sur la table une bouteille couverte de poussière.

Georges emplit les verres.

— Je bois à ton heureux voyage, dit Paul en levant son verre.

— Et au tien, dit Georges ; au vôtre aussi, monsieur Harry, et à la santé de tous ceux qui vous sont chers à tous deux. Maintenant, je vous quitte : j’ai beaucoup de choses à préparer. À ce soir. Nous nous retrouverons Ici, n’est-ce pas ?

— Certainement. À ce soir.

Restés seuls, les deux amis se rapprochèrent.

— Je serais bien heureux de partir avec toi, dit Harry, j’aurais tant de plaisir à les revoir tous. Lily est une grande fille maintenant ?

— Oui, et c’est la seule consolation de mes pauvres sœurs.

— Ainsi, mon oncle Murray ne se trompait pas : malgré ta présence et celle de leurs amis Jordan, Ellen trouve encore le moyen de les persécuter ?

— Que veux-tu, mon cher ami, mon père se laisse dominer par sa femme et ce Laverdie de malheur. Tous deux sont très bien vus dans la haute société dont ta cousine est devenue l’une des étoiles. Elle a réussi à faire croire que Marguerite était une révoltée qui récompensait sa bonté par l’ingratitude ; de plus, elle a fait croire à mon père, dont l’intelligence est très affaiblie, qu’il n’avait pas de pires ennemis que M. Jordan et sa femme parce qu’ils encourageaient Marguerite dans son refus d’épouser Laverdie.

Harry serrait les poings.

— La coquine ! dit-il. Ah ! je comprends maintenant pourquoi mon oncle a voulu que je fasse partie du régiment de mon cousin, le colonel Murray, il savait que la guerre est imminente avec le Canada, et il a voulu que je sois là pour vous protéger tous. Avant de mourir, il a prononcé des paroles sans suite dont je devine le sens maintenant : La guerre… Marguerite… Ellen et Laverdie… misérables… Aller là-bas… Puis sa main s’est tendue vers le prêtre : Bénissez-moi mon Père, dit-il, et adieu.

— Ainsi, si la guerre se déclare, tu crois que ton régiment va être dirigé sur le Canada ?

— Je l’espère et le redoute en même temps. Si nous allions nous rencontrer sur le champ de bataille ?

— Si cela arrive, nous ferons notre devoir de soldats et d’amis. Cela peut se concilier, vois-tu !

— Que Dieu t’entende, mon cher Paul. En attendant, quel hiver ont dû passer tes pauvres sœurs ? J’ai peur que Marguerite ne puisse résister toujours !

— Marguerite est une vaillante que les sollicitations de Mme Merville et les galants propos du chevalier laissent froide comme les glaces du pôle. Devant cette attitude et le refus de suivre Ellen dans le monde, mon père s’est fâché et les a conduites au couvent des Ursulines où personne, excepté Lilian, ne peut les voir, et encore, c’est à peine si elle les voit, un quart-d’heure par mois.

— C’est bien peu, murmura Harry, mais si on voulait forcer ta sœur à ce mariage, mon oncle, prévenu par Lily, pourrait peut-être intervenir ?

— Ma belle-mère a trop d’influence dans la société ; elle a si bien su se gagner toutes les sympathies en se posant en victime du mauvais caractère de Marguerite, qu’une intervention étrangère ne pourrait que nuire à mes sœurs.

— Alors, tu dois avoir hâte de retourner à Québec ?

— Oui, j’ai d’autant plus hâte que, vu la faiblesse de mon père pour sa femme, je crains qu’il ne déshérite mes sœurs au profit de cette intrigante, s’il venait à mourir en mon absence.

— Espérons que cela n’arrivera pas, M. Merville n’est pas très vieux ?

— Non, mais très affaibli par des attaques de goutte qui épuisent cette organisation déjà surmenée. Mais, si tu veux, nous allons parcourir un peu les rues de Paris que tu ne connais pas beaucoup. Nous reviendrons ici rejoindre Georges.

Les jeunes gens sortirent. Leur promenade fut longue et très intéressante, sans doute, car Georges les attendait depuis une demi-heure lorsqu’ils arrivèrent enfin.

— Bravo ! cria le jeune garde, savez-vous que je commençais à désespérer ? Je vous croyais partis pour votre sauvage pays.

Paul se mit à rire.

— Pas si sauvage que tu crois, dit-il, j’ai assisté à des bals qui n’ont rien à envier aux bals parisiens.

— Je te l’accorde, dit Georges avec le plus grand sérieux, vos bals peuvent être magnifiques, mais le retour au gîte doit manquer de gaieté. Avoir à cheminer dans la neige à mi-corps pour gagner son lit, et, une fois à destination, être obligé d’enlever quatre à cinq pieds de la susdite neige qui bouche l’entrée du logis, vous conviendrez que cela manque de charme, sans compter la rencontre peu agréable d’un ou de plusieurs Peaux-Rouges, amateurs de chevelures… Brrr, cela me donne le frisson… Cette boutade de Georges fut accueillie par un éclat de rire.

La physionomie mobile du jeune garde s’était rembrunie.

— Je vais être obligé de vous dire adieu, dit-il, je pars tout-à-l’heure. Quand penses-tu venir me rejoindre, Paul ?

— Mes affaires sont terminées ici, je vais partir pour le Havre la semaine prochaine, de sorte que, si le « Montcalm » n’est pas en retard, je serai près de toi dans un mois et demi.

— Alors, au revoir, mon cher Paul. Monsieur O’Reilly, j’espère que nous nous reverrons un jour, en attendant, adieu ! Et, très ému, Georges serra la main des jeunes gens et s’élança hors du cabaret.

— C’est un charmant garçon que ton ami de Villarnay, et quelle étrange ressemblance : elle tromperait l’œil d’une mère.

— C’est vrai, en ayons-nous assez mystifié au collège. Un jour, un professeur nouvellement arrivé de province m’infligea une retenue pour je ne sais plus quelle peccadille. Dans le corridor, il croisa Georges qui descendait tranquillement, les mains dans ses poches. Il l’interpella brusquement :

— C’est ainsi que vous tenez compte de ma défense, Monsieur ?

Georges ouvrit des yeux étonnés. Plus âgé que moi, il était dans une classe plus élevée que la mienne, et ce professeur lui était inconnu.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda-t-il.

— Ce que je veux dire ? Elle est bonne celle-là. Montez à votre classe, Monsieur Paul Merville.

Georges se mit à rire.

— Vous vous trompez, monsieur, je suis Georges de Villarnay.

— Un mensonge maintenant, vous aggravez votre faute, monsieur.

— Vous allez me suivre et je vais vous montrer mon ami Paul bien tranquille là où vous l’avez laissé.

— Paul, dit Georges, en entrant dans la classe où j’étais en train d’écrire, veux-tu dire à monsieur que ce n’est pas toi qui te promènes dans les corridors ?

Le professeur était un homme d’esprit ; il trouva l’aventure si plaisante qu’il me permit de suivre mon camarade et nous appela, désormais, les deux jumeaux. À présent, viens, nous allons passer la soirée à mon hôtel.

Ils causèrent longtemps. Harry écrivit une longue lettre pour Lilian dans laquelle il mit un mot pour son oncle et un billet pour Marguerite lui disant son espoir de la revoir bientôt, et l’exhortant à se montrer ferme, qu’elle aurait, sous peu, un protecteur dans la personne de Paul qui allait tout tenter pour se rapprocher d’elle en dépit de la mauvaise volonté de leur belle-mère.

— Priez pour moi, petite amie, disait-il en terminant, j’ai peur d’être obligé de suivre mon cousin Murray en Canada ; priez, afin que je puisse concilier ces deux devoirs : devoir d’amitié et devoir de soldat.

Le lendemain, Harry reprenait la route de Londres, et, quelques jours plus tard, Paul partait pour se rendre au Havre.