Éditions Édouard Garand (p. 17-18).

CHAPITRE VIII
LE CAPITAINE LEVAILLANT.


M. et Mme Jordan, ainsi que leur nièce, étaient réunis dans le salon lorsque Maggy vint annoncer que le capitaine Levaillant demandait à être introduit.

— Qu’il vienne, dit M. Jordan.

Lilian s’était avancée à la rencontre de l’arrivant.

— Ah ! mon grand ami, quel plaisir de vous revoir !

Le capitaine mit un baiser sur le front de la fillette.

— On n’oublie donc pas ses amis, petite Lily ?

— On n’oublie personne, méchant capitaine. C’est Odette qui va être contente, nous avons bien prié pour vous, allez !

— Aussi, j’ai pensé à vous, moi aussi, vous verrez demain.

M. et Mme Jordan s’étaient, approchés ; le capitaine leur tendit la main en s’excusant de se présenter si tard.

— Vous savez que vous êtes chez des amis, dit M. Jordan, donc, nous mettrons les cérémonies de côté. Vous avez fait un bon voyage ?

— Magnifique, madame, mais je crois que mon séjour ici ne sera pas long. Il va bien le patron, mille tonnerres !

— Que voulez-vous dire, capitaine ? demanda M. Jordan.

— Vous ne savez pas ? Eh bien ! il se remarie et va s’établir au Canada.

— Se remarier, lui ? Mais avec qui ?

— Avec la belle Mlle O’Reilly, parbleu ! Tenez, écoutez plutôt la conversation que je viens de surprendre par un hasard vraiment providentiel.

Et, mot pour mot, le capitaine raconta à ses auditeurs attentifs les propos échangés entre les deux complices. L’armateur et sa femme étaient atterrés.

— Comment empêcher cette infamie ? demandèrent-ils. Prévenir M. Merville qu’on le trompe, il ne nous croira pas, car il est dupe de la comédie d’amour que lui joue la perfide. Conseillez-nous, capitaine, et, d’abord, dites-nous ce que c’est que ce Laverdie ?

— C’est un criminel de la pire espèce, qui n’est pas plus chevalier que moi. Son véritable nom est Pietro Lamberti. Sa mère, une Bohémienne, mariée à un Italien qui suivait la troupe errante, sentant sa fin approcher confia son fils à de bons religieux en leur demandant de l’élever et de le garder avec eux. Le lendemain, on trouva la malheureuse femme morte non loin du monastère ; ses doigts glacés serrait encore un chapelet de bois hoir, qu’elle récitait sans doute au moment où la mort l’avait surprise. Les moines lui donnèrent la sépulture et gardèrent le petit Pietro alors âgé de 4 ans. Le prieur du monastère avait un neveu du même âge dont les parents avaient péri dans un naufrage. Les deux enfants furent élevés avec soin et reçurent tous deux une éducation distinguée. Pietro récompensa ses bienfaiteurs en leur volant une somme considérable puis il prit la fuite, passa en Sardaigne et devint chef de brigands. Traqué par la justice, il fréta un navire et, sous le nom de Lopez, il devint la terreur des petits bâtiments marchands qu’il rançonnait sans pitié. Un jour, dans une escale qu’il fit à Toulon, il rencontra son camarade d’enfance. Celui-ci lui apprit qu’il avait une position dans les bureaux d’une compagnie maritime, qu’il était marié depuis un an et qu’il serait heureux de le présenter à sa femme. Le pauvre jeune homme ignorait l’infamie de son compagnon d’enfance, les bons religieux n’ayant pas juger à propos de lui faire part de la conduite de son ami ; ce fut son malheur. Pietro, reçu en ami de la maison, en profita pour capter la confiance de la jeune femme, naïve coquette facile à endoctriner. Un soir que Pierre Lamy, c’était le nom du jeune homme, revenait de son travail, il fut assailli par des matelots étrangers et, après une lutte inégale, les bandits s’enfuirent, laissant leur victime couverte de blessures. Des passants charitables qui le connaissaient le transportèrent chez lui où ils ne trouvèrent qu’une vieille servante qui leur dit que sa maîtresse n’était pas au logis. On fit mander un médecin qui déclara que les blessures étaient fort graves et que le malade ne passerait peut-être pas la nuit ; on installa une garde qui promit de ne pas quitter le blessé une seconde. Un prêtre vint et hocha la tête à la vue de cette pauvre figure tuméfiée, dont un œil disparaissait sous les bandes de toiles, qui entouraient le front.

— Le pauvre homme est bien mal, dit-il ; je vais lui donner l’Extrême-Onction. Si la connaissance lui revient, vous viendrez me chercher. Mais de longues semaines devaient s’écouler avant que le pauvre patient eut conscience de son état, et ce fut pour apprendre la disparition de sa femme et le départ du faux Lopez. Alors, Pierre Lamy comprit de quelle machination il avait été victime, et cette nouvelle, qui aurait dû le tuer, lui rendit une partie de son courage. Il se dit qu’il vivrait pour la vengeance. Sur ces entrefaites, on vint, un soir, le prévenir qu’un mourant demandait à le voir sur-le-champ. Sans hésiter, il suivit le gamin qui le conduisit dans une maison de pauvre apparence où un homme, qui gisait sur un grabat, fit un geste de surprise en l’apercevant.

— J’ai demandé M. Pierre Lamy, dit-il.

— C’est moi, mon ami, que me voulez-vous ?

— Vous demander pardon, j’espérais, mais en voyant dans quel état cette lâche agression vous a mis, je n’espère plus.

— Vous étiez au nombre de mes assaillants, et c’est le capitaine Lopez qui vous payait pour m’assassiner ?

L’homme eut un sourd gémissement.

— Vous avez fait de moi une ruine, reprit Pierre Lamy ; je n’ai que 30 ans et j’ai l’apparence d’un vieillard. Mais je vous pardonnerai si vous répondez à mes questions. Qu’est devenue la jeune femme que votre capitaine a enlevée ?

— Elle est morte au bout de quelques semaines.

— Morte ? répéta sourdement Lamy, et comment ?

— Elle se disputait souvent avec le capitaine, elle le suppliait de la ramener ici, et c’était des crises de larmes à la suite desquelles elle refusait de manger. Sa pauvre tête ne put résister à cet état de choses, elle eut des accès de folie et, dans un de ces accès, elle a profité d’un moment où la surveillance s’était relâchée pour se lancer dans la mer.

— La malheureuse ! murmura Pierre, oh ! je la vengerai !… Pour vous, mourez en paix, je vous pardonne…

— Un jour, poursuivit Levaillant, je surveillais le chargement de mon navire lorsque je fus accosté par un vieillard dont une énorme cicatrice traversait la figure en partant de l’œil gauche complètement vide pour aboutir à l’oreille droite.

— Excusez-moi, capitaine, dit-il, je viens vous demander une place dans votre vaisseau.

— Mon équipage est au complet, lui dis-je, je puis vous prendre comme passager. Où désirez-vous aller ? Moi, je pars pour les Indes.

L’homme eut un sourire amer.

— Tous les lieux sont bons à qui n’a plus de famille, dit-il. Voulez-vous m’entendre, capitaine ? Peut-être, lorsque vous saurez mon histoire et le but que je poursuis, m’accepterez-vous comme matelot ?

Alors, l’inconnu me raconta ce que je viens de vous dire. Ses papiers étant en règle, je le pris à mon bord sous le nom de Charlot que mes hommes changèrent bientôt en celui de Tape-à-l’œil. Il ne tarda pas à devenir le favori de l’équipage, et j’espérais le faire renoncer à ses projets de vengeance lorsque, un an plus tard, nous étions de retour au Havre, Tape-à-l’œil crut reconnaître son lâche camarade dans la personne d’un brillant gentilhomme qui passait en bel équipage. Il s’informa : on lui dit que c’était le chevalier de Laverdie, riche descendant d’une famille normande dont il était le seul survivant. Mon matelot revint à bord et me raconta la chose en me disant qu’il en aurait le cœur net. Je voulus le dissuader en lui disant que la vengeance n’appartient qu’à Dieu.

— Oui, vous avez raison, capitaine, et cependant il faut que je voie cet homme. Adieu, j’ai le pressentiment que cette visite me sera fatale.

Il partit et ne revint pas. Je supposai qu’il était tombé sous les coups de son ennemi. Je me fis désigner celui qui portait ce nom de Laverdie, et, depuis ce temps, je ne l’ai pas perdu de vue. Il menait à Londres une existence brillante et passait pour l’associé du malheureux banquier O’Reilly. Qui sait s’il n’a pas aidé à sa ruine, conclut le capitaine. C’est peu charitable ce que je dis là mais, enfin, avec un pareil scélérat, on peut s’attendre à tout.

M. et Mme Jordan demeuraient silencieux.

Lilian s’était approchée.

— Ne vous désolez pas, dit-elle, je connais un moyen de protéger mes pauvres amis.

— Et ce moyen, petite Lily ? demanda M. Jordan.

— Partons, nous aussi, pour Québec. Vous voulez vous retirer des affaires, mon oncle, eh bien ! allons résider là-bas. Sans doute, j’aurai du chagrin de ne plus voir mon cher Harry, mais il m’approuvera, j’en suis sûre ; lui non plus ne voudra pas que Marguerite et Odette deviennent les esclaves de notre méchante cousine.

— Lily a raison, dit alors M. Jordan ; je viens justement de recevoir une lettre d’un ami de là-bas qui m’offre une belle propriété aux environs de Québec. J’attends un de mes navires à la fin de la semaine. Je règle mes affaires et nous partons.

— Oui, je partirai sans regret, dit à son tour Mme Jordan. Pourvu que je puisse être utile à ces pauvres petites, car elles n’ont rien à attendre de leur père qui va se laisser dominer par Ellen et son soi-disant chevalier.

— Pour celui-ci, dit alors Levaillant, je m’en charge, et je lui conseille de ne pas s’approcher trop près de Marguerite, car il pourrait lui en cuire, foi de Levaillant. Là-dessus, le capitaine prit congé de ses amis en leur promettant de les avertir s’il découvrait quelque chose de nouveau.

Le lendemain, M. Jordan se rendit chez son notaire et lui exposa son projet de quitter la France, au moins pour quelques années. Son premier commis continuerait les affaires jusqu’à ce qu’il se présenta un acquéreur sérieux. Le plus grand secret devait être gardé. Le notaire, en homme habile, comprit à demi-mot et s’occupa de réaliser les fonds nécessaires à son client pour une installation dans ce lointain pays. Il mena si bien les choses que tout fut prêt dans quelques jours.