Éditions Édouard Garand (p. 7-9).

CHAPITRE II
LES ORPHELINS.


Les voyageurs étaient attendus avec impatience par Mme O’Reilly et ses enfants. La petite Lilian surtout, se réjouissait d’avoir une grande cousine qui partagerait ses jeux. Son frère Harry, jeune garçon de 15 ans, très sérieux pour son âge, lui expliquait que sa cousine était une grande demoiselle qui ne devait plus s’occuper d’enfantillage, mais Lily, comme on la nommait le plus souvent, avait son idée fixe ; elle secoua sa tête aux longues boucles noires avec un air si sûr d’elle-même que son frère ne put s’empêcher de rire.

— Tu verras, dit-elle, comme je vais l’apprivoiser cette fière Ellen, il faudra bien qu’elle me gâte et qu’elle soit gentille avec maman, autrement je ne l’aimerai pas du tout.

Le jeune garçon soupira ; sa raison précoce l’avertissait que l’arrivée de cette parente inconnue sous le toit de ses parents serait loin d’ajouter au bonheur de la famille.

Enfin les voyageurs arrivèrent, un peu fatigués par la longue route ; M. O’Reilly fut tout heureux de se retrouver chez lui. Il embrassa sa femme et ses enfants, puis, se tournant vers sa nièce qui, pâle et froide sous ses longs voiles de deuil, était restée à l’écart, il lui dit avec son bon sourire :

— Venez embrasser votre tante et vos cousins, ma chère Ellen.

Mme O’Reilly tendit la main à la jeune fille.

— Soyez la bienvenue, mon enfant, dit-elle en posant un baiser sur le front d’Ellen ; j’espère que notre maison ne vous paraîtra pas trop monotone. Lilian, viens embrasser ta cousine.

Lily, qui regardait avec étonnement cette grande fille vêtue de noir, s’approcha d’un air timide. Ellen l’embrassa sur les deux joues.

— Voilà une bien jolie enfant, dit-elle.

Cette bonne parole amena un éclair de joie dans les yeux noirs d’Harry. À son tour, il vint souhaiter la bienvenue à sa cousine, puis il appela Maggy, la vieille servante, pour conduire Ellen à la chambre qui lui était destinée.

Cette chambre était jolie, assez richement meublée, mais combien différente de celle qu’elle avait habitée jusque-là. Elle eut un mouvement de dépit… Comment sortirait-elle de cette gêne ? À tout prix, il fallait voir le monde et, pour cela, se faire institutrice, donner des leçons dans quelque grande famille. Elle en parlerait à son oncle.

Avant de descendre pour le souper, Ellen jeta un coup d’œil sur la glace afin de réparer le désordre de sa coiffure : la glace lui renvoya sa radieuse image. Alors, la jeune fille eut un sourire de triomphe et descendit dans la salle à manger.

— J’espère que vous n’êtes pas trop fatiguée, ma chère Ellen, dit Mme O’Reilly en lui désignant un siège à côté d’elle.

— Non, ma tante, je ne ressens aucune fatigue, et je veux vous faire part, ainsi qu’à mon oncle, d’un projet qui m’est venu à l’idée tout à l’heure. Votre fortune a souffert par suite de la faillite de mon père. Pourquoi deviendrais-je une charge pour vous ? On m’accorde un peu de talent pour la musique. Ne pourriez-vous pas me procurer quelques élèves chez vos amis et connaissances ?

M. O’Reilly regarda la jeune fille, cherchant à lire sur ce visage impassible la pensée qui se cachait sous ces paroles dites d’un ton si calme.

— Rien ne presse, ma chère petite, dit-il, vous arrivez à peine. D’ailleurs, mon frère et moi sommes d’accord pour vous faire une vie relativement indépendante.

Un éclair de colère passa dans les yeux d’Ellen.

— Je ne veux rien devoir à M. Murray, dit-elle avec force ; de vous, mon oncle, j’accepte l’hospitalité mais je veux travailler.

— Pauvre enfant ! murmura Mme O’Reilly, croyez qu’avec votre inexpérience vous vous préparez beaucoup de déceptions.

La jeune fille eut un geste d’indifférence hautaine.

— Qu’importe les déceptions si j’acquiers l’indépendance, dit-elle ; que peut me faire l’amitié ou le dédain de quelques bons bourgeois si leur or me sert à parvenir à mon but.

— C’est bien, dit alors M. O’Reilly, il sera fait suivant votre désir, Ellen.

Le lendemain, par l’intermédiaire de sa tante, Ellen fut mandée dans plusieurs familles. Comme elle avait un réel talent, elle parvint à se faire un joli revenu, mais elle n’atteignit pas son principal but. Les rencontres chez son oncle et dans les maisons qu’elle fréquentait ne réalisaient pas le type de ses rêves. Les jeunes filles, qu’éloignait sa hauteur dédaigneuse, ne la recherchait pas, de sorte qu’elle vivait solitaire ; même chez son oncle, en dehors des repas, elle n’avait rien de commun avec la famille. Tous les mois, elle payait sa pension comme une étrangère. Son oncle avait voulu refuser, mais la fière créature lui avait signifié qu’elle quitterait sa maison immédiatement s’il ne voulait pas accepter son argent, et le pauvre oncle, qui ne voulait pas la perdre de vue, dut se résigner.

On avait laissé à Ellen ses bijoux et ses toilettes, de sorte que, son deuil terminé, elle put satisfaire son goût pour le luxe et éclipser par son élégance les plus riches héritières de la ville. En vain sa tante lui représenta l’inconvenance de cette richesse de costume pour une jeune fille dans sa position, elle n’obtint pour toute réponse qu’un froid sourire et un haussement d’épaules.

Deux années passèrent ainsi. Un soir que toute la famille était réunie pour le repas du soir, on entendit frapper à la porte. Maggy alla ouvrir.

— Monsieur O’Reilly ? demanda un homme enveloppé dans un ample manteau en entrant dans la pièce. La servante, sans répondre, l’introduisit dans la salle à manger.

— Arold ! Quelle heureuse surprise ! et M. O’Reilly bondit de son siège et vint tendre les deux mains à l’étranger.

— Oui, c’est moi, mon cher David, je viens de terminer une heureuse transaction, et je m’accorde un congé de quelques semaines que je viens passer avec vous, si vous le permettez, toutefois, ma chère belle-sœur, ajouta-t-il en tendant la main à celle-ci.

— Vous êtes le bienvenu, mon cher beau-frère, nous n’espérions guère votre visite.

— Dame, les affaires vous savez, et puis les habitudes d’un vieux célibataire. Mais voici Lilian, je suppose : quelle jolie nièce j’ai là, ajouta-t-il en prenant la petite fille dans ses bras. Me connais-tu, chérie ?

— Oui, oncle Arold, je vous connais et je dis votre nom dans mes prières afin que Dieu vous protège.

M. Murray l’embrassa encore.

— Chère petite, dit-il, puisque tu pries comme cela pour ton vieil oncle, mon présent va te faire plaisir j’espère. Et il prit, dans sa poche, une petite boîte qu’il donna à l’enfant, puis il se tourna vers Harry :

— Je ne t’aurais pas reconnu mon garçon, dit-il.

— Mais moi je vous ai reconnu tout de suite, dit le jeune homme, vous n’avez pas vieilli, mon oncle.

— Ta, ta, petit flatteur. Et vous, princesse Ellen, on ne vient pas dire bonjour au vieil oncle ?

Sans hâte, la jeune fille vint tendre son front au baiser de son oncle.

On se mit à table. Pendant le souper, M. Murray raconta que, par d’heureuses spéculations, il avait réussi à rétablir sa fortune sur une base solide.

Donc, mon cher David, dit-il en terminant, plus d’inquiétude sur le sort de ce grand garçon là. Lorsqu’il aura terminé ses études, nous verrons à faire quelque chose pour lui.

De ce jour, les manières d’Ellen changèrent envers la famille de son oncle : elle eut des caresses pour Lily, des paroles gracieuses pour son cousin, et comme Mme O’Reilly, malade depuis quelque temps, ne quittait plus guère sa chambre, elle déclara qu’elle abandonnerait une ou deux leçons afin d’avoir plus de temps à consacrer à sa tante.

À cent lieues de supposer le vil calcul qui se cachait sous la nouvelle conduite de sa nièce, M. O’Reilly se réjouissait de ce changement. Mais M. Murray et Harry lui-même ne furent pas dupes de cet habile manège ; tout en gardant pour eux leur secrète pensée, il leur suffisait d’un coup-d’œil pour se comprendre.

Les choses, en étaient là lorsqu’une fièvre maligne se déclara dans la ville. Mme O’Reilly, trop faible pour lutter contre la terrible maladie, fut emportée en quelques jours, malgré les soins qui lui furent prodigués.

Dès le début de la maladie, on avait envoyé un exprès au Havre, afin de prévenir M. Jordan qu’il eut à faire diligence s’il voulait revoir sa sœur ; mais la distance était longue à franchir, aussi Mme O’Reilly reposait-elle depuis plusieurs jours dans sa tombe lorsqu’il arriva.

Ce fut M. Murray qui vint le recevoir.

— Dites-moi que je n’arrive pas trop tard, monsieur, demanda l’armateur avec anxiété.

— Hélas ! vous n’arrivez pas trop tard pour mon malheureux frère, mais sa femme est morte il y a six jours.

M. Jordan se tordit les mains.

— Pauvre Amélie ! dit-il, je ne la verrai plus… Et David ?… Et les enfants ?…

— Les enfants sont bien, quoique bien affectés les pauvres petits, mais les médecins désespèrent de sauver notre cher David.

— Conduisez-moi vers lui.

M. Murray introduisit le voyageur dans la chambre du malade, qui gisait sur son lit si pâle et si défait, que M. Jordan se demanda avec angoisse s’il n’allait pas mourir là sous ses yeux.

M. Jordan s’approcha du lit et posa sa main sur la main glacée du malade. Celui-ci tressaillit, ouvrit les yeux et les fixa sur le visage anxieux penché sur lui.

— Charles, dit-il, ah ! tu as bien fait de venir… Amélie m’appelle… je ne puis lui survivre… Je te lègue ma petite Lily… Ellen, sois bon pour elle… Arold, fais venir les enfants et le prêtre…

Harry et Lilian vinrent s’agenouiller près du lit ; Ellen resta debout.

— Ne pleurez pas, mes enfants, murmura le malade d’une voix à peine intelligible, je vais rejoindre celle que j’ai tant aimée… Du haut du ciel nous veillerons sur vous… Harry, sois fidèle à la foi catholique… Arold, souviens-toi…

Le prêtre entra à ce moment. M. Murray se pencha vers son frère :

— Sois en paix, David, dit-il d’un ton solennel, devant Dieu qui m’entend, je jure d’étudier ta foi, qui fut celle de notre mère, et de profiter de ses enseignements.

Une joie qui n’avait rien d’humain apparut sur le visage du mourant ; il tendit la main vers le prêtre :

— Je suis en paix avec mon Dieu, dit-il ; merci, Arold, je meurs content… Mon Père, bénissez-nous tous, et… priez…

Le prêtre étendit la main sur les têtes inclinées devant lui, et commença les dernières prières d’une voix tremblante. Cet homme qui agonisait là avait été son ami depuis l’enfance, et bien souvent ses conseils avaient relevé son courage dans l’exercice de son rude apostolat. Tout à coup, le malade se souleva sur son lit :

— Walter, dit-il, (c’était le nom du prêtre), Walter, adieu… Puis, sa main déjà glacée se posa sur la tête de ses enfants, il murmura quelques mots inintelligibles, et ce fut tout… Le chrétien fervent, l’homme intègre était devant Dieu.

Ellen, pâle et froide, emporta la petite Lilian qui appelait son père et voulait demeurer près de lui ; elle essaya de la calmer par de douces paroles, mais l’enfant s’échappa et courut se réfugier près de Maggy qui réussit à l’endormir.

La douleur d’Harry, pour être plus calme, n’était pas moins profonde. Il ne quitta la chambre funèbre que pour consoler sa petite sœur et aider ses oncles dans les préparatifs des funérailles.

M. O’Reilly fut inhumé à côté de sa femme, dans le caveau de la famille.

Après le retour de l’église. M. Murray rassembla toute la famille au salon.

— Monsieur, dit-il, en s’adressant à l’armateur, les affaires de mon frère sont parfaitement en ordre ; sa propriété, ici, trouve un acquéreur sérieux : ce sera la dot de Lilian. Quant à Harry, je me charge de son avenir si la maison d’un vieux célibataire ne lui paraît pas trop ennuyeuse.

— Je vous suivrai avec plaisir, cher oncle, dit le jeune garçon, quoi qu’il m’en coûte de me séparer de Lily ; j’ai hâte de terminer mes études, afin de pouvoir vous être utile ensuite.

— Nous verrons plus tard. Maintenant, Ellen, qu’allons-nous décider pour toi ? As-tu l’intention de demeurer ici ?

La jeune fille baissa la tête et ne répondit pas.

— C’était le vœu de notre cher David, dit M. Jordan, de me confier la garde de Mademoiselle en même temps que celle de Lilian.

Ellen releva la tête, ses yeux brillaient maintenant d’une joie triomphante.

— Oh oui ! Emmenez-moi, Monsieur, dit-elle, je serais si seule, ici. Là-bas, j’aurai du moins ma petite Lily. D’ailleurs, je ne veux pas être une charge pour vous, Monsieur ; je trouverai facilement des élèves dans votre pays, car je sais fort bien le français, acheva-t-elle avec orgueil.

— Je ne vous contrarierai pas, ma chère enfant, dit M. Jordan avec un sourire, cependant, nous aurions été heureux, ma femme et moi, de vous nommer notre fille.

— Vous êtes mille fois, bon, Monsieur, mais vous aurez Lily.

Lilian vint alors s’appuyer sur l’épaule de son oncle :

— Maggy pleure, dit-elle, elle va se trouver si seule, elle n’a pas de parents à Dublin ; dites, oncle Charles, si elle venait avec nous ! Je l’aime tant, ajouta la petite, les larmes aux yeux.

— Va lui dire qu’elle ne pleure pas et qu’elle prépare tout pour le départ. Demain, nous serons en route, dit M. Jordan.

— Et nous, après-demain, dit M. Murray, le temps de signer les contrats de vente et nous serons prêts.

— Vous m’amènerez ce grand garçon quelquefois, n’est-ce pas ?

— Certainement, je vais souvent en France, et je vous laisserai Harry pour quelques jours.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, dit l’armateur avec un sourire ; je voudrais que vous passiez chez moi les mois de vacances. J’ai un petit ami qui sera heureux de faire connaissance avec mon neveu.

— Eh bien ! c’est chose promise alors, dit M. Murray, en se levant.

Les adieux furent courts le lendemain : on devait se revoir dans deux mois. Nous laisserons les voyageurs sur leurs routes respectives et nous devancerons M. Jordan en France.