LE JUBILÉ, LE CARNAVAL, LA SEMAINE SAINTE, LA MORT DU PAPE, LE CONCLAVE ET L’EXALTATION D’UN NOUVEAU PONTIFE, À ROME.
(Communiqué par M. le docteur Ozanam.)


Rome… 1829.

Vous m’avez demandé, mon ami, quelques détails sur le jubilé et les autres fêtes de Rome, dont vous n’avez pu être le témoin durant votre long séjour dans notre capitale. Je vais satisfaire votre curiosité du mieux qu’il me sera possible.

I. — Le Jubilé.

Le jubilé, vous le savez, est l’année sainte que célèbre ordinairement l’Église à la fin de chaque siècle. Cette solennité avait lieu chez les Hébreux tous les cinquante ans, c’est-à-dire, après une révolution de sept fois sept ans. Le pape Boniface viii, qui institua le jubilé pour la chrétienté, en 1300, le fixa à la fin de chaque année séculaire. Clément vi le réduisit, comme les Juifs, à la cinquantième. Urbain vi l’établit pour tous les trente-cinq ans, et Sixte iv pour tous les vingt-cinq ans ; c’est pourquoi le dernier a été publié en 1824 pour l’année suivante. La bulle du S. P. fut lue, la première fois, le jour de l’Ascension dans les trois basiliques de Rome : dès lors nos places publiques furent constamment remplies de prédicateurs missionnaires qui instruisaient le peuple en plein air, et souvent le souverain pontife y assistait. La seconde lecture de la bulle fut faite le quatrième dimanche de l’Avent ; dès ce moment tous les spectacles furent fermés, et les divertissemens publics prohibés. La troisième et dernière publication eut lieu le dimanche avant Noël, dont la veille fut le jour fixé pour l’ouverture du jubilé, et pendant trois jours les cloches annoncèrent cette solennité.

Au jour fixé, à onze heures du matin, les autorités et ambassadeurs prirent place dans l’immense tribune élevée sous le péristile de l’église. À midi, le clergé sortit processionnellement du Vatican, descendit sous les portiques de la gauche, et remonta par le milieu de la place. Il était accompagné d’un détachement de l’infanterie de la garde civique qui marchait en avant. Venaient derrière, les ordres religieux qui sont en très-grand nombre dans notre ville, une députation du clergé des diverses paroisses et le chapitre de Saint-Pierre, puis des évêques et des cardinaux. Le souverain pontife paraissait ensuite environné des grands officiers de sa cour. Il était vêtu d’une chape de drap d’argent, la tête surmontée de la tiare à triple couronne, et il tenait un cierge à la main. Un détachement de cavalerie fermait la marche.

S. S., arrivée sous le péristile de Saint-Pierre, se plaça sur un trône magnifique. On chanta des psaumes en musique ; ensuite le grand pénitencier remit au pape un marteau d’or. Le pontife descendit de son trône, et frappa trois fois la porte sainte qui était murée, en prononçant trois versets ; il rendit le marteau, et remonta sur son trône. On se mit aussitôt à démolir et à déblayer la muraille, tandis que l’on chantait un psaume. Lorsque la porte fut libre, le pape, une croix d’or à la main, s’avança vers la porte sainte, et, s’étant prosterné, il en baisa le seuil. En se relevant, il entonna le Te Deum ; il entra ensuite dans l’église, à la tête des cardinaux, des évêques et des principaux assistans ; au même instant, le son des cloches et l’artillerie du château Saint-Ange annoncèrent l’ouverture du jubilé. La suite de la procession entra aussi dans l’église, et pendant qu’on achevait le cantique, les prélats et le chapitre de Saint-Pierre furent admis au baisement des pieds du pape.

Le S. P. s’étant placé sur la chaise gestatoriale, fut porté en triomphe jusqu’à un autre trône placé au fond du chœur, où il entonna les premières vêpres de Noël, après lesquelles il retourna au palais du Vatican, et la procession le suivit.

Le lendemain, jour de Noël, de nouvelles salves d’artillerie annoncèrent la fête. Le pape officia pontificalement. Après la messe, il monta au grand balcon, d’où il donna la grande et solennelle bénédiction urbi et orbi, au son des cloches et au bruit de l’artillerie.

Les conditions pour gagner le jubilé à Rome, sont de visiter trente fois les quatre basiliques ; savoir Saint-Pierre, Sainte-Marie Majeure, Saint-Jean-de-Latran et Saint-Paul, ce qui n’est pas une petite affaire. Car le trajet de l’une à l’autre de ces églises est fort long, surtout celui de Saint-Pierre à Saint-Paul. Les étrangers ne sont obligés qu’à la moitié de ces stations. Comme l’église de Saint-Paul a été détruite par un incendie, on lui a substitué celle de Sainte-Marie in transtevere c’est-à-dire au-delà du Tibre. Chacune des trois basiliques, outre Saint Pierre, aussi une porte sainte, pour l’ouverture de laquelle le pape délègue trois cardinaux qui remplissent ses fonctions.

Le souverain pontife fait aussi ses stations aux quatre basiliques, à pied, accompagné de ses gardes et des officiers de sa maison, et ordinairement suivi d’une grande multitude de peuple et de pélerins, qui font retentir l’air des acclamations et des Viva il Papa ! Il est revêtu de sa soutane blanche, et d’un camail pourpre avec une étole en drap d’or. Il est reçu à l’entrée de chaque basilique par tout le clergé. Il se prosterne devant la porte sainte et en passe le seuil à genoux ; après sa prière, il reçoit les hommages du clergé et continue sa marche. Les cardinaux, en grand costume, visitent individuellement les basiliques. Tous les ordres religieux, les pénitens et les colléges vont processionnellement faire leurs stations. Le jubilé dure quarante jours, avant et pendant lesquels il arrive dans notre ville un nombre considérable de pélerins qui sont logés et nourris pendant trois jours dans des hospices particulièrement destinés à cette œuvre-pie, et surtout dans celui de la Trinité, fondé et doté richement par des rois, des papes et des empereurs. Ces hôtes sont servis par une confrérie de pénitens, composée de tout ce que Rome a de plus riche et de plus notable. Les confrères, vêtus de robes de toile, lavent les pieds aux pélerins, les servent à table, leur font des lectures spirituelles et leur distribuent des aumônes. Les deux sexes sont logés séparément. Outre ces hospices, différentes nations, et surtout les Français, en ont chacune un particulier pour les pélerins de leur pays. Nous avons eu près de cent mille pélerins dans ce jubilé. Le pape en traitait tous les jours dans son palais une douzaine qui étaient servis par des prélats ; il les visitait pendant les repas et leur distribuait des médailles et des chapelets.

Durant le jubilé, le souverain pontife va célébrer la messe dans la chapelle de la Scala-Santa, dont il monte les 28 degrés à genoux. Dans celui-ci, le 24 mars, le pape fit célébrer un service solennel, en l’honneur de Louis xviii. Le cardinal Gregorio y chanta la messe, et l’oraison funèbre du prince fut prononcée en latin.

Vers les derniers jours du jubilé, le saint père se rend en grand cortége à Saint-Pierre, où sont rassemblés 72 pélerins de toutes les nations, qui y reçoivent la communion de sa main. Après la messe, le souverain pontife, dépouillé de tous ses ornemens, et les pieds chaussés de simples sandales, se met à la tête des pélerins, et marche processionnellement, d’abord vers le tombeau de saint-Pierre, puis sort, pour aller faire une station à l’église de Saint-Laurent, ensuite à Notre-Dame Transpalatino, et revient au Vatican, faire la dernière station à la chapelle Pauline, magnifiquement illuminée, où la bénédiction est donnée. Après la cérémonie, les 72 pélerins, représentant les 72 disciples de Jésus-Christ, sont conduits dans une salle du Vatican, où ils s’assoyent autour d’une grande table, en fer à cheval, à la tête de laquelle est une autre petite table placée sous un dais, pour le pape. Le pontife en simple soutane, ayant une serviette en forme de tablier, sert lui-même la soupe aux pélerins ; puis, après la bénédiction, il se met aussi à table. La maison de sa sainteté est aussi traitée dans des appartemens séparés. Après le repas, les convives défilent devant le pape qui leur distribue des médailles et des chapelets, ce qui est le signal de leur congé. Enfin, au bout de la quarantaine, le jubilé se termine par une messe pontificale célébrée avec la plus grande pompe, à Saint-Pierre, et par un Te Deum chanté en musique, au son de toutes les cloches de la ville, et de l’artillerie du château Saint-Ange.

Les papes choisissent ordinairement ce temps du jubilé pour la béatification de nouveaux saints, l’exaltation de cardinaux, et des nominations aux évêchés et aux grandes maîtrises, d’ordres religieux.

Voilà ce qui se pratique constamment à Rome tous les 25 ans.


II. — Du Carnaval et de la semaine sainte.


Dans notre ville, le carnaval est un vrai temps de dissipation et de folies. Les spectacles de tous genres, les courses de chevaux, les mascarades, se succèdent sans relâche ; il n’y manque que les festins qui sont très-rares et qui se réduisent à quelques dîners diplomatiques très-longs, mal servis et fort ennuyeux.

Les mascarades ont lieu principalement les dimanches, lundi et mardi gras ; mais elles ne sont permises qu’après le signal donné par la cloche de Saint-Pierre, vers les trois heures après midi. Rien de plus curieux que de voir devant chaque maison, des hommes, des femmes et des enfans déguisés et tranquilles, attendre ce signal si désiré, le masque à la main. Au premier son de la cloche, chacun, comme d’un mouvement spontané, couvre sa figure du masque, et les rues, les places publiques sont obstruées d’individus déguisés, courant, chantant et faisant toutes sortes de pasquinades et de folies, tandis que les gens du bon ton, fort bien habillés, et masqués ou non, parcourent en calèche la longue rue du Cours, lançant, avec des cuillers de bois, recouvertes de papier d’argent, et recevant des nuées de confetti (espèces de petites dragées de plâtre, de la grosseur d’un pois vert). Jadis ces confetti étaient de véritables bonbons en sucrerie. C’était alors une galanterie que l’on faisait aux dames ; actuellement c’est un jeu d’enfant, qui couvre les habits d’une grêle de taches blanches. On prétend qu’il se vend plus de deux mille quintaux de ces confetti, dans les trois jours de notre carnaval. Au coucher du soleil, tous les masques se retirent, les voitures rentrent, les rues et les places se désemplissent au son de l’Angélus et, à une heure de nuit, la ville paraît aussi tranquille et aussi déserte que dans les temps ordinaires.

Durant ce temps de carnaval, il n’est aucune sorte de liberté qu’on ne se permette. Les satires, les sarcasmes et les pasquinades pleuvent contre les grands et même contre les princes de l’église. La police ferme les yeux là dessus, et elle a raison, d’autant plus que toutes ces plaisanteries ne vont pas plus loin que l’époque du carnaval, passé laquelle tout est oublié.

Rien de plus triste et de plus monotone que le séjour de notre ville pendant le carême ; mais la semaine sainte offre aux étrangers curieux, comme aux ames dévotes, un spectacle unique et vraiment admirable. De grandes et majestueuses cérémonies commencent le dimanche des Rameaux. Quelquefois le pape bénit ce jour-là les palmes, dans la chapelle Sixtine, et les distribue aux cardinaux et gens de marque qui assistent à l’office.

Les principales cérémonies ont lieu, le jeudi saint, après l’office du matin et la communion pascale générale. Le pape, accompagné des cardinaux, des évêques, des chefs d’ordre religieux et des officiers de sa maison, arrive à la chapelle Sixtine, où l’on célèbre aussi l’office du jour, après lequel le souverain pontife prend le Saint-Sacrement sur l’autel et le transporte processionnellement jusqu’à la chapelle Pauline, où il reste exposé jusqu’au lendemain. De là, il se rend sur le grand balcon, d’où il donne la bénédiction et l’absolution au peuple rassemblé en foule sur la place de Saint-Pierre ; il passe ensuite dans une des salles du Vatican où il lave les pieds à douze prêtres représentant les douze apôtres, après quoi il les sert lui-même avec les officiers de sa maison, dans la Cène qu’il leur donne. Le soir à vingt-quatre heures[1], les ténèbres sont chantées dans la chapelle Sixtine, ornée de loges et de draperies magnifiques. Il y a une foule considérable de personnes de qualité et d’étrangers qui viennent entendre le fameux Miserere de Leo et de Durante, exécuté en musique et sans instrumens, par soixante chanteurs très-habiles. Il est impossible de rien entendre de plus religieux et de plus sublime que ce morceau si justement renommé, et qu’on ne peut guère exécuter que dans la capitale du monde chrétien.

En descendant de la chapelle Sixtine, on passe au milieu de l’église de Saint-Pierre, qui n’est alors éclairée que par une croix de 30 à 40 pieds de hauteur, garnie de lampions. Suspendue au milieu du dôme, elle répand une clarté sombre, et rien n’imite mieux le séjour des Champs-Elysées ; car tous ceux qui se présentent au milieu de ces immenses nefs, ressemblent tout-à-fait à des ombres à peine visibles. Un silence interrompu par des paroles prononcées à voix basse ajoute encore à l’illusion.

Le vendredi saint la chapelle Sixtine, est entièrement dépouillée de ses ornemens et draperies. Le trône du saint-père et les bancs des cardinaux ne sont plus que des siéges de bois ; le pape est revêtu d’une chape rouge et d’une mitre blanche, en signe de deuil ; les cardinaux et les évêques sont aussi en couleur de deuil, et le cardinal officiant porte des ornemens noirs brodés d’or. La passion est chantée à trois voix avec un chœur imitant le peuple juif. Le souverain pontife et les assistans se tiennent debout tout ce temps-là, et se prosternent au moment où l’on annonce la mort du Sauveur ; ensuite le pape et tout le clergé dépouillés de leurs ornemens, vont adorer le Christ sur la croix. Puis tout le cortége va à la chapelle Pauline, d’où le saint père rapporte le Saint-Sacrement à la chapelle Sixtine.

Le samedi saint, on donne ordinairement le baptême à plusieurs Juifs et autres infidèles convertis. Bientôt le son des cloches et l’artillerie annoncent la résurrection du Sauveur ; ce sont les grosses cloches du capitole qui donnent le signal ; on fait des décharges de mousqueterie sur les places publiques.

Le jour de Pâques, le pape officie pontificalement à Saint-Pierre, où il est apporté sur sa chaise triomphale, précédé des cardinaux, des évêques et du haut clergé, tous revêtus d’ornemens resplendissants d’or, de pourpre et de pierreries. Dès que le pape a commencé la messe, il va s’asseoir au fond du chœur sur un trône éclatant, où il est environné de tout le haut clergé ; il est impossible de rien imaginer de plus riche, de plus majestueux et de plus imposant que cette assemblée des premiers pasteurs de l’église. Après le Credo, le saint père va finir le saint sacrifice à l’autel. La messe terminée, il monte au balcon où il donne pour la dernière fois la bénédiction urbi et orbi. Le soir, le dôme et l’immense façade de Saint-Pierre sont illuminés par des millions de lampions ; cette illumination est sans doute la plus étonnante qu’on puisse voir. Je dis étonnante, parce que tous ces innombrables lampions sont allumés dans un clin-d’œil, ce qui paraît une véritable féerie. Après l’illumination, on tire du haut de la tour de Saint-Ange une girandole composée de plusieurs milliers de fusées et d’autres pièces d’artifice.

Il est d’autres fêtes encore qui ont lieu dans le courant de l’année, et qui sont dignes aussi d’être vues ; entre autres, celle de saint Ignace, qui se célèbre dans l’église du collége Romain, l’une des plus grandes et des plus somptueuses de cette ville. C’est le rendez-vous de tout ce que Rome a de personnages les plus riches et les plus distingués, et les révérends pères Jésuites, depuis leur rappel par Pie vii, ont redoublé de zèle, de soins et de dépenses pour rendre leur fête d’une magnificence supérieure à tout ce qu’on a pu remarquer jusqu’à ce jour.

III. — Mort du pape — Conclave — Nouveau pontife.


À la mort d’un successeur du prince des apôtres, il est difficile de se faire une idée de la physionomie que présente la ville sainte. Il faut y être né et avoir vu plusieurs circonstances semblables pour bien en juger. Vous croyez sans doute que toute la population est dans le désespoir, la tristesse et le deuil. Détrompez-vous ; rien de tout cela. D’abord le peuple Romain, quelque bon qu’ait été le défunt pape, quelles que soient les faveurs qu’il en ait reçues, espère toujours en recevoir davantage de son successeur, et d’ailleurs les cérémonies funèbres, le conclave, l’exaltation du nouveau pontife, sont des événemens qu’il attend avec impatience, dont il jouit avec empressement, et qui l’occupent tout entier (car comment s’occuper autrement à Rome).

En outre, les grands ne voient plus qu’un but, c’est celui de pouvoir faire placer un de leurs parens ou une de leurs créatures, soit sur le trône pontifical, soit dans quelque place élevée de l’administration. Aussi aucune ville, pas même votre Paris, ne présente dans l’interrègne, un spectacle plus vif, plus animé que la nôtre. L’intrigue marche de toutes parts au pas de charge ; les cours des palais et des hôtels sont remplies de voitures, les antichambres, de valets et de solliciteurs, les salons, de dames du haut parage, de grands seigneurs, d’évêques, de prélats, de chefs d’ordres. En un mot, depuis le cardinal jusqu’à l’humble franciscain, il n’est personne qui ne se mette ou qui ne soit mis en mouvement.

Tout ceci n’est que pour préluder, en attendant l’arrivée des princes de l’Église pour l’assemblée du conclave ; à fur et à mesure de leur arrivée à Rome, ils sont entourés, flattés, cajolés, sondés sur leurs dispositions, tournés et retournés en tout sens avec une adresse, une finesse d’esprit et un art que les Romains seuls possèdent au suprême degré.

Mais les principales intrigues pour le choix du successeur au trône pontifical sont manœuvrées par les ambassadeurs des grandes puissances catholiques. Ce sont la France et l’Autriche, qui, à cet égard, tiennent le haut bout ; elles ont dans leur parti un certain nombre de cardinaux, et il est rare que la nomination du nouveau pape ne soit pas arrêtée avant la formation du conclave, qui n’a lieu souvent que pour la forme. Quelquefois aussi le Vatican se trouve être la tour de Danaë, dans laquelle l’esprit inspirateur descend en pluie d’or.

Le conclave tenu à Venise, pour la nomination de Chiaramonti, sous le nom de Pie vii, dérouta toute notre ville. L’Autriche ne put y avoir aucune influence, et la terreur qu’avaient jetée par toute l’Italie, les Français qui occupaient alors la péninsule, ne contribua pas peu à cette nomination.

Dans la promotion de Léon xii, les cardinaux français et votre ambassadeur furent joués très-adroitement par le parti autrichien que conduisait le cardinal Albani, ancien légat à la cour de Vienne, et l’un des princes de l’église les plus anti-français. Cependant La Genga ne dut sa nomination qu’au parti italien, qui ne voulut point d’Albani tout autrichien : car, à Rome, on craint peut-être plus encore l’influence allemande que celle de France. D’ailleurs relativement au mérite personnel, il n’y avait pas à balancer.

Cette année, les intrigues étaient tellement dirigées sur plusieurs compétiteurs, que le conclave s’est formé sans qu’il y eût rien de décidé. Albani se replaçait sur les rangs. Gregorio, le descendant en ligne collatérale du feu roi de Naples, se rapprochait du parti français. Zurla, ancien chef d’ordre, avait aussi des prétentions. D’un autre côté, le parti de saint Ignace, redoutant toujours la remise en vigueur de la redoutable bulle de Clément xiv, mettait en mouvement tous ses ressorts, pour faire porter une créature qui lui fût totalement dévouée ; mais il ne put avoir que deux ou trois cardinaux dans sa large manche, et la lettre hautaine, écrite par le successeur provisoire du grand-maître ou supérieur-général Fortis au sacré collége, loin de lui servir, ne fit qu’indisposer justement les cardinaux, et son affaire fut manquée.

Enfin, le conclave s’est assemblé le 24 février dernier et voici les cérémonies qui accompagnent toujours cette circonstance.

Le sacré collége se rend processionnellement au palais du Vatican, qui est destiné au conclave ; arrivé à la chapelle Pauline, on y célèbre la messe, où communient tous les cardinaux, les prêtres et diacres attachés au conclave. Après la communion, le cardinal officiant dépose sur l’autel ses habits pontificaux ; on place la table du scrutin devant l’autel, avec des tabourets pour les scrutateurs ; ensuite le cardinal, préfet des cérémonies, lit l’acte de la fermeture solennelle du conclave : on distribue des feuilles de scrutin et des livres de prières à chaque cardinal. Alors le préfet du palais apostolique, gouverneur du conclave, à la tête de la garde suisse, fait fermer et surveiller toutes les portes et issues du Vatican.

À une heure après midi, tous les conclavistes, et officiers employés à leur service, se rassemblent à la chapelle Pauline, pour prêter serment de garder le secret le plus religieux sur toutes les opérations du conclave.

Vous saurez que l’on renferme au Vatican non-seulement tous les officiers et domestiques employés au service des cardinaux, mais encore des médecins, chirurgiens, pharmaciens, barbiers, cuisiniers, etc., de sorte que toute communication est interceptée avec le dehors. Le scrutin se fait au bout de quelques jours. Il est dépouillé en présence de tous les cardinaux. S’il ne donne aucun résultat, on brûle les billets dans une cheminée, vers les deux heures après midi. En ce moment on voit une foule de curieux, sur la place Saint-Pierre, attendre avec autant d’impatience et d’anxiété le résultat du scrutin, que la populace de Naples attend, sur la place de la Vicaria, la sortie des numéros de la loterie. Mais dès qu’on aperçoit la fumée s’élever de la cheminée fatale, ce qui annonce qu’un scrutin nul vient d’être jeté au feu, la foule se retire et s’écoule avec humeur et mécontent, en répétant les juremens d’accidente allo Spirito Santo, accidente ai cardinali ! etc.

Lorsqu’enfin il y a une majorité, le scrutin n’est pas livré aux flammes ; tous les cardinaux viennent se jeter aux pieds de l’élu de l’Esprit saint, et vénérer en lui le souverain pontife. Alors, au signal donné par le gouverneur, on tire le canon du château Saint-Ange, et les cloches annoncent le joyeux événement. La nouvelle circule aussitôt dans la ville avec la rapidité de l’éclair : en moins d’une heure, trois cent mille bouches l’ont proclamée ; tout est en rumeur ; les rues sont remplies de voitures qui se croisent dans tous les sens. Les uns courent féliciter les amis du nouveau pape ; les autres vont faire leurs condoléances au parti vaincu.

L’exaltation du saint père a lieu immédiatement après ; et au bout de quelques jours, le nouveau pape nomme ses créatures aux places éminentes de l’état, ou confirme ceux qui les exercent, et compose sa maison, ce qui donne lieu à de nouvelles intrigues, à des sollicitations, à des démarches non moins actives, que lorsqu’il s’agit de la nomination à la chaire de Saint-Pierre ; car il n’est personne, depuis le camerlingue jusqu’au cordonnier de la feue Sainteté, qui ne fasse agir tous les ressorts qui sont en son pouvoir pour conserver sa place.

Cette année, les opérations du conclave ont été tenues dans le plus grand secret : cependant, malgré la surveillance du gouverneur et des cardinaux Bernetti et la Sommaglia, chefs d’ordre du conclave, l’ambassadeur de Russie, tout schismatique qu’il est, avait tous les soirs un petit bulletin de ce qui se passait dans cette réunion sacrée. Vous avez su sans doute que le cardinal Severoli était sûr de la majorité des suffrages, lorsque le cardinal Albani signifia au sacré collége l’exclusion de ce cardinal, au nom et d’après le droit de l’empereur d’Autriche. Les suffrages se partagèrent alors tour à tour entre Capellari, Zurla, Oppizoni, Benvenuti, Pacca, Mocchi, et Gregorio ; mais ils s’arrêtèrent enfin sur le respectable Zaverio Castiglione, qui a pris le nom de Pie viii.

Telles sont, mon cher ami, les affaires de l’intérêt le plus grave, qui tour à tour occupent notre capitale. La mort d’un pape, le conclave, le rare jubilé, le carnaval et la semaine sainte, voilà nos révolutions, notre vie politique, nos occupations, nos plaisirs.

Jal…i.


  1. En Italie, les heures de la nuit sont censées faire partie du jour. Ainsi le jour a vingt-quatre heures.