Les exploits d’Iberville/Texte entier

C. Darveau (p. v-254).

PRÉFACE

— Populariser, vulgariser quelques pages de l’Histoire du Canada : tel est votre but ; cela se voit dans votre livre, me dit le haut personnage, aussi remarquable par ses rares vertus que par ses connaissances théologiques, littéraires et scientifiques auquel j’avais soumis mon manuscrit. Mais je lui trouve un bien grand défaut…

— Et ce grand défaut ? Quel est-il ?

— C’est celui d’avoir pris la forme d’un roman. Hélas ! on a, de nos jours, tant abusé de ce genre, que j’en suis presque venu à la conclusion que les meilleurs ne valent rien.

— Permettez-moi d’être respectueusement d’un avis contraire, répliquai-je, et de vous démontrer qu’il ne faut pas être trop exclusif sous ce rapport. À l’appui de cette idée, je vous citerai l’opinion de Louis Veuillot qui est une autorité auprès de vous, je le sais.

Mon illustre interlocuteur sourit et prenant une pose attentive :

— Voyons cette opinion, dit-il.

— Je la trouve dans la préface de Corbin et d’Aubécourt, charmante création démontrant que Veuillot, s’il l’eût voulu, aurait été aussi brillant romancier qu’il était polémiste incomparable. Je cite :

« C’est d’une conversation, dit-il, qu’est né ce petit ouvrage.

« On avait agité le pour et le contre sur les romans, et je m’étais prononcé en faveur de ce genre de littérature. J’avais soutenu qu’il n’était nullement antipathique aux règles strictes de la morale et du bon sens, et que l’on pouvait intéresser et émouvoir même un lecteur français, sans aborder l’étrange, sans outrer les sentiments, en un mot, sans sortir de la vie commune ni de ses devoirs, et rien qu’en faisant tout marcher par les seuls battements du cœur le plus droit et le plus ingénu. »

J’irai plus loin, continuai-je, et je soutiendrai que le roman, le bon roman, bien entendu, fut-il un moyen assez précaire de moraliser la jeunesse, est devenu nécessaire. Permettez-moi de m’expliquer.

Depuis quelques années, l’amour de la lecture a fait un immense progrès parmi le peuple, grâce au journal à un sou et au feuilleton à bon marché. C’est un vrai déluge qui a envahi nos campagnes les plus reculées, je vous en parle en connaissance de cause. Et que lit-on ? Le roman français du jour, c’est-à-dire, même parmi ceux qui sont réputés les moins mauvais, ce qu’il y a de plus dangereux pour le cœur et l’esprit de la jeunesse, un ramassis de songes creux, d’aventures impossibles et de doctrines subversives. Ce poison dangereux et subtil a pénétré à leur insu au sein des familles les plus chrétiennes. Vous en doutez ?

— Que lisez-vous là ? mademoiselle, demandais-je, la semaine dernière, à une petite fillette de 16 ans.

Le secret du fou ! me répondit-elle.

— Connaissez-vous cet ouvrage, madame ? repris-je, en m’adressant à la mère qui était assise à mes côtés ?

— Oui, monsieur, c’est bien beau ! fit-elle avec admiration.

Je restai terrifié en présence de cette candeur dans le mal. Ce livre, signé Pierre Ninous, est l’œuvre infâme d’une femme qui gaspille un réel talent à faire du réalisme en littérature, cette école monstrueuse dont Émile Zola est le pontife et Jean Richepain le grand-prêtre.

La Terre, de Zola, a été tirée à soixante mille exemplaires et l’on assure qu’il n’en a été vendu que dix mille en France, les cinquante mille autres se plaçant plus facilement à l’étranger. Il en est ainsi de tous les ouvrages du même genre.

Si le Canada, du moins dans nos campagnes, ignore Pot Bouille, La Terre, l’Assommoir et Nana, en revanche les romans de George Sand, de Montépin surtout, d’Ohnet, etc., etc., sont beaucoup lus et fort prisés. Questionnez certains libraires sur ce point ! Comparez la circulation des journaux qui servent ces romans à leurs lecteurs, sous un titre de contrebande et sans nom d’auteur, avec celle des feuilles qui publient les ouvrages de la bibliothèque catholique.

Le voyageur surpris dans la plaine par l’incendie désastreux qui ravage tout sur son passage, ne trouve son salut, dit-on, qu’en allumant un contre-incendie qui neutralise, qui arrête le premier.

— Vous voudriez allumer ce contre-incendie ? interrompit mon interlocuteur avec un sourire bienveillant, mais ironique un peu.

— À Dieu ne plaise ! monsieur, que je nourrisse cette prétention exagérée, repris-je avec vivacité. Je connais trop bien la faiblesse de mes ressources et les proportions très-bornées de mon jeune talent. Qui m’empêcherait pourtant d’apporter ma pierre, une toute petite pierre, bien humble, à l’édifice ? L’idée est généreuse et patriotique ; qui m’assure qu’elle ne charmera pas les écrivains canadiens, et que nous ne verrons pas avant peu un grand mouvement dans le sens que je viens d’indiquer, mouvement national que j’appelle de tous mes vœux !

Chaque page de notre histoire renferme un drame. Eh bien ! dramatisons l’Histoire du Canada, faisons mouvoir devant les yeux de notre peuple ces grandes figures de nos annales avec leurs vertus, leurs passions, et le peuple nous lira. Puisqu’il veut du roman moderne, puisqu’il est gâté sous ce rapport, eh bien ! donnons-lui du roman, mais du roman vraiment bon, honnête, vertueux, national. Il y a dans ce sens à exercer un véritable apostolat.

— Je ne vous le cache pas, fit le haut personnage, cette idée renferme quelque chose qui me ravit. Si vous vous faisiez illusion cependant ? Nous avons déjà, sur l’Histoire du Canada, une masse de bons livres essentiellement indigènes. Quel est le nombre de leurs lecteurs ? — Une poignée, quelques érudits.

— Précisément parce qu’ils ne sont faits que pour les érudits. Je salue sans doute l’apparition de ces livres avec joie, avec orgueil même, parce que la gloire en rejaillit sur le nom canadien. Mais je désirerais que l’on fit la part plus large à la masse du peuple. Je trouve trop rare l’apparition d’un François de Bienville, d’un Intendant Bigot, des nouvelles de Legendre, d’une Chien d’Or même, pourvu, toutefois, que l’auteur ne vienne plus faire jouer si triste rôle à une Caroline de St. Castin.

Dans cet humble ouvrage, continuai-je en désignant du geste mon manuscrit, je me suis placé au point de vue du lecteur frivole, qui est le plus grand nombre. En lui racontant les amours de mes héros, je lui fais lire Garneau, Ferland, — et que sais-je — car ce livre n’est peut-être qu’une compilation. — Je lui évite, à ce lecteur inconstant, jusqu’à la fatigue de digérer les notes nombreuses dont j’aurais pu émailler mon livre, tant j’ai peur qu’il ne me quitte, après ce travail, pour courir à des livres dangereux, mais, hélas ! — et voilà le malheur — si attrayants, si alléchants et si bien faits.

— Eh bien ! mon jeune ami, je souhaite de tout cœur que votre idée réussisse ! reprit mon interlocuteur en se levant pour me donner congé.

À vous, chers lecteurs, de rendre complets ces vœux d’un grand cœur, en accueillant ce nouveau-né avec toute l’indulgence dont vous êtes capables.

EDM. ROUSSEAU.

Château-Richer, mars 1888.

LES
EXPLOITS D’IBERVILLE

I

La veille d’un massacre

Nous sommes à la veille du 5 août 1689.

La Nouvelle-France n’est encore qu’à son berceau. C’est à peine si l’on y compte une population de dix mille âmes dispersée sur une étendue de plusieurs cents lieues de pays.

Grâce au travail de Talon pendant son séjour au Canada, la colonie avait fait cependant sous ce rapport un immense progrès, puisque lors du retour de cet intendant en France, et même jusqu’en 1672, la population ne dépassait guère 3,418 âmes, dont 1,344 hommes en état de porter les armes.[1]

M. de la Barre avait été remplacé, en qualité de gouverneur de la Nouvelle-France, en 1684, par Jacques-René de Brisay, marquis de Denonville, colonel de dragons, qui était arrivé au pays avec 600 hommes de troupes et des instructions détaillées lui recommandant de tenir une conduite sage et modérée, afin de mettre un terme aux regrettables divisions qui avaient régné sous les régimes précédents entre les intendants et les gouverneurs.

À une époque malheureuse de notre histoire allait suivre une période plus malheureuse encore.

M. Denonville, personnage pieux, brave et distingué, ne possédait pas cependant les qualités nécessaires et indispensables pour faire face à la situation difficile dans laquelle la colonie était alors plongée.

« De fausses idées, dit Garneau, une connaissance imparfaite du caractère des relations politiques entre les Français et les sauvages, surtout les cantons iroquois, lui firent commettre des actes qu’aucune justice ne pouvait excuser, et qui eurent la conséquence qu’on doit toujours attendre d’une pareille conduite, c’est-à-dire, une rétribution plus ou moins tardive. »

Chose remarquable, il est peu de gouverneur qui ait tant écrit et tant donné de sages conseils sur le Canada, et il n’en est peut-être pas un qui ait laissé la colonie dans un si déplorable état. N’est-ce pas en effet M. de Denonville qui recommandait au ministre d’envoyer de bons paysans, qui « mettent la main à la hache et à la pioche » pour ouvrir les terres ? N’est-ce pas lui encore qui se plaignait du grand nombre de nobles — cadets de famille cherchant fortune et, dans les circonstances une source de nuisance — n’est-ce pas lui, disons-nous, qui se plaignait du grand nombre de nobles qu’il y avait dans la colonie ?

« À ce sujet, écrivait-il au ministre en 1686, je dois rendre compte à monseigneur de l’extrême pauvreté de plusieurs nombreuses familles, qui sont à la mendicité, toutes nobles ou vivant comme telles. La famille de St. Ours est à la tête. Il est bon gentilhomme du Dauphiné, parent du maréchal d’Estrades, chargé d’une femme et de dix enfants. Le père et la mère me paraissent dans un véritable désespoir de leur pauvreté. Cependant les enfants ne s’épargnent pas, car j’ai vu deux grandes filles couper des blés et tenir la charrue. Je crains que les fils de ces familles ne se livrent aux Anglais qui n’épargnent rien, ajoutait-il, pour s’attirer nos coureurs de bois et du côté du nord, et du côté de la Nouvelle-Angleterre. Je conseillerais de n’accorder des lettres de noblesse qu’aux riches ; car de faire de ce pays un noble pour n’être bon ni au commerce, ni à aucune autre chose, c’est augmenter le nombre des fainéants. »

Malgré ces bons avis dénotant un esprit judicieux et un raisonnement sûr, M. de Denonville laissa la colonie dans un état déplorable. C’est qu’il ne suffit pas pour faire un bon administrateur de proposer des plans possibles ; mais il s’agit surtout de les mettre en action et de se montrer essentiellement un homme d’action, sage et juste.

Tel ne fut pas M. de Denonville.

C’est ainsi qu’à peine remis des fatigues d’une orageuse traversée, il débuta, dans une campagne contre les Iroquois, par un acte qui déshonora le nom français chez les sauvages et mit en danger les jours du P. de Lamberville. À la demande de celui-ci les cinq cantons avaient envoyé des chefs en qualité d’ambassadeurs à Cataracoui. Le gouverneur les fit saisir et transporter en France chargés de fers.

Cet acte fut hautement désapprouvé dans la colonie et désavoué par le roi. On trembla pour les jours de P. de Lamberville, instrument innocent de cette violation du droit des gens. Les anciens d’Onnontagué le firent appeler. « Tout nous autorise à te traiter en ennemi, lui dirent-ils, mais nous ne pouvons nous y résoudre. Nous te connaissons trop ; ton cœur n’a point eu de part à l’insulte qu’on nous a faite ; et il serait injuste de te punir d’un crime que tu détestes autant que nous. Mais il faut que tu nous quittes. Tout le monde ici ne te rendrait pas justice. Quand les jeunes gens auront entonné le chant de guerre, ils ne verront plus en toi qu’un perfide qui a livré nos chefs à un dur et honteux esclavage ; ils n’écouteront plus que leur colère, et nous ne serions plus les maîtres de te soustraire à leurs coups. »

À la tête de deux mille sept cents hommes, M. de Denonville marcha contre les cinq cantons, battit les Tsonnontouans et réduisit leurs villages en cendres. Mais au lieu de profiter de sa victoire, il retraita, laissant derrière lui un ennemi puissant n’attendant que l’occasion de prendre une éclatante revanche.

Un calme trompeur régna ensuite dans la colonie ; mais la tempête s’amoncelait et allait éclater bientôt, répandant partout une terreur profonde.

C’était donc, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, la veille du cinq août 1689. Il avait fait une chaleur étouffante tout le jour. Vers le soir, de gros nuages noirs, précurseurs d’un orage prochain, roulaient à l’horizon.

Trois personnes, avec lesquelles nous allons faire connaissance, se dirigeaient vers un canot d’écorce retenu au rivage par un jeune sauvage huron, à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’entrée du pont de Lachine.

De ces trois personnes, l’une porte avec élégance l’uniforme d’officier de la marine française, costume un peu fantaisiste, il est vrai, mais que le genre de guerre qui se faisait alors dans la colonie rendait nécessaire.

Urbain Duperret-Janson — tel est le nom de ce personnage — a atteint toute sa croissance, bien que sa taille élancée et ses formes juvéniles indiquent que ses membres n’ont point acquis tout leur développement musculaire. Sa peau est brune, ses cheveux sont noirs comme l’aile d’un corbeau ; ses yeux, grands et expressifs, ses traits bien accentués. Ses machoires surtout, fortement accusées, sont des signes irrécusables de résolution et de fermeté : tout son air indique le courage.

Son caractère ne dément pas sa physionomie, car il possède à un degré remarquable les qualités que nous venons de mentionner.

On remarque, malgré sa jeunesse — il a à peine vingt-deux ans — une certaine gravité dans ses manières, non pas qu’il soit morose et enclin à la misanthropie, loin de là, seulement, la modestie et le bon sens répriment un peu chez lui la fougue du tempéramment. Cette gravité prématurée n’indique pas non plus l’ineptie ; au contraire, les traits du jeune homme révèlent un esprit délié, capable des résolutions les plus promptes et les plus énergiques. Sa froideur apparente est un indice de calme, et, dit à ceux qui l’interrogent avec soin que ce jeune homme possède déjà l’expérience des dangers passés sans avoir la crainte des dangers à venir.

En somme, toute sa personne respire cette expression de réserve et de force particulière qui frappe, au premier abord, chez les vrais marins, ces hommes qui passent leur vie au milieu des dangers.

Urbain Duperret-Janson donne le bras à une adorable jeune fille, à peine sortie de l’enfance, brune de teint, aux cheveux cendrés et aux yeux noirs, encadrés sous de magnifiques sourcils. Le nez présente les proportions exactes dont un statuaire eût rêvé. La bouche est peut-être un peu trop grande, mais elle est garnie de belles dents ; ce qui fait ressortir encore des lèvres dont le carmin vif tranche avec la pâleur du teint.

Mais ce que la plume ne saurait rendre, c’est l’air de candeur, de pureté virginale répandu sur cette jolie figure. Elle porte un costume qui rappelle celui des paysannes bretonnes.

De fait, Yvonne est la fille de Jean-Marie Kernouët, émigré du village de Landernau, paysan riche, établi depuis quelques années dans la partie supérieure de l’Île de Montréal.

Jean-Marie Kernouët, vieillard aux traits accentués, de grande taille, à la physionomie douce cependant, que les ans n’ont pu courber, suit les deux jeunes gens.

Il porte l’habit complet d’un coureur de bois. Ce vêtement, qui lui convient sous tous les rapports, se compose d’une blouse ou tunique de chasse en peau de daim, de guêtres et de mocassins de même matière. La blouse, les guêtres et les mocassins sont piquées avec soin et enjolivés de broderies en poil de porc-épic. Le capuchon de la blouse est orné d’une frange aussi bien que la blouse elle-même et le haut de la tige des mocassins. Sa tête est couverte d’un bonnet de fourrure taillé dans la peau d’un renard, dont la queue lui pend gracieusement sur l’épaule, comme la crinière d’un casque de dragon.

Deux baudriers de cuir se croisent sur sa poitrine. À l’un d’eux pend un sac à balles ; l’autre soutient une grande corne en forme de croissant, ornée de toutes sortes de dessins et d’incrustations. Une courroie lui sert de ceinturon et supporte, outre une fonte de laquelle sort à moitié la crosse d’un pistolet, un long couteau de chasse. Un mousquet est jeté sur son épaule.

— Partir dans un pareil moment, c’est insensé, mon cher Urbain ! disait la jeune fille à son compagnon. Voyez comme le ciel est menaçant.

— Sans compter que les bandes iroquoises ont entonné le chant de guerre, du moins à ce qu’on m’assure ! dit Jean Kernouët qui rejoignait en ce moment les deux jeunes gens.

— Raison de plus pour profiter de la nuit, répliqua le jeune homme ; nous aurons peut-être ainsi la chance de les éviter. Du reste, vous savez que mon congé expire dans quelques jours, que le commandant d’Iberville est prêt à mettre à la voile et qu’il ne badine pas avec la discipline.

— Mais vous croyez savoir que les bandes iroquoises sont entrées en campagne ? ajouta Urbain, d’un air inquiet. Vos renseignements sont-ils positifs, M. Kernouët ?

— Malheureusement non ; mais après l’attentat dont leurs chefs ont été victimes, et l’ineptie connue du gouverneur, j’ai raison de supposer que nous ne serons pas longtemps sans entendre parler de leurs exploits.

— Eh bien ! voilà précisément ce qui m’inquiète, ce qui me navre de partir. La pensée que vous pouvez être exposés à la barbarie de ces féroces sauvage et que je ne serai pas là pour vous protéger, pour vous défendre, me torture le cœur et l’esprit.

— Bah ! rassurez-vous, mon cher monsieur Urbain, reprit le père Kernouët, et partez l’esprit en repos : le vieux breton de Landernau est encore solide et sait se servir de son mousquet. Dans l’occasion, il saura bien défendre, et sa fille, et son bien.

— Et dire que vous n’aurez même pas le secours de votre fils Olivier, enchaîné comme moi par le devoir sur un vaisseau du roi.

— Ne vous plaignez pas, Urbain, reprit la jeune fille : c’est une noble profession que celle que vous avez l’honneur d’exercer tous les deux ; c’est un noble devoir que celui de combattre pour son roi, et de courir sus à l’Anglais, sous les ordres d’un brave marin comme le commandant d’Iberville !

— Vous vous êtes mépris sur le sens de mes paroles. Car je l’aime, ma profession et c’est avec joie que je verserai tout mon sang pour la France et le Canada. Mais la joie de reprendre la mer, de retrouver le commandant que j’aime comme un frère aîné, est gâtée par la pensée de l’isolement et du danger dans lesquels je vous quitte.

— Encore une fois, rassurez-vous, mon ami, et ne pensez qu’à bien faire votre devoir, si vous voulez qu’on vous accorde la main de mon Yvonne.

À ces mots du vieillard, et sous le regard affectueux du jeune marin, Yvonne rougit et baissa les yeux. Mais un instant après, tendant bravement et sans fausse pudeur la main au jeune homme :

— Oui, faites bien votre devoir, Urbain, dit-elle ; mais ne vous exposez pas trop, veillez sur mon frère, et jusqu’à votre retour, je prierai bien la Sainte Vierge de vous avoir tous les deux en sa bonne et sainte garde !

— Merci, Yvonne, répondit Urbain, je vous promets d’être toujours digne de vous.

Tous trois étaient arrivés au canot retenu par le jeune huron. Quelques minutes après, la frêle et légère embarcation, glissant sur l’eau avec la rapidité de la flèche, disparaissait aux regards de Jean Kernouët et de sa fille restés sur le rivage.

La jeune fille s’essuya les yeux, prit le bras de son père, et tous deux se dirigèrent silencieux vers le village.

II

La nuit du 5 août 1689.

Jean Marie Kernouët, arrivé au pays depuis quatre ou cinq années avec quelques ressources pécuniaires, s’était établi sur la partie supérieure de l’Île de Montréal avec sa famille et deux garçons de ferme émigrés avec lui.

Quelques malheurs domestiques, la perte d’une femme adorée, et certains différents avec son seigneur, lui avaient fait prendre en grippe le séjour du pays natal et chercher refuge au Canada.

Grâce à son énergie, à son travail et à d’assez beaux bénéfices réalisés dans la traite avec les sauvages, le père Kernouët, comme l’appelait son entourage, jouissait d’un degré d’aisance et de considération très-rare à cette époque dans la colonie.

De retour à la ferme, après le départ d’Urbain, Yvonne prépara le repas du soir qui fut pris en commun, et la prière récitée par le père Kernouët, la jeune fille se retira dans sa chambre.

À part quelques hurlements plaintifs de chiens de garde, il n’y eut bientôt plus aucun bruit tant dans la ferme que dans tout le village. Chaque habitant prenait un repos légitimement gagné.

Et cependant, tandis que la brave population s’endormait confiante, sur elle planaient les ombres de la mort.

Nous avons dit la fureur des Iroquois à la nouvelle de l’enlèvement de leurs chefs et de l’invasion du canton des Tsonnontouans. Ils apprirent bientôt que l’Angleterre venait de déclarer la guerre à la France, ce qui les remplit d’une joie profonde ; car ils ne seraient plus ainsi empêchés par les gouverneurs anglais de tirer vengeance de l’insulte faite à leur nation.

Les députés des Tsonnontouans, des Goyogouins, des Onnontagués et des Onneyoutes s’étaient rendus à Albany, pour y consulter les marchands hollandais, et le 27 juin, ils renouvelèrent avec eux leur alliance.

À la suite de cette assemblée, les préparatifs de guerre se firent dans les cantons ; les guerriers s’assemblèrent sans bruit et descendirent le St-Laurent.

Le pays jouissait depuis quelques mois d’une tranquilité profonde que des bruits sourds d’invasion ne purent troubler. L’on s’étonna bien parfois de ce calme ; mais la lassitude générale empêchait de croire au danger. Informé positivement que le Canada allait être envahi par les Iroquois, M. de Denonville en parla aux jésuites qui l’assurèrent que celui qui avait apporté cette nouvelle n’était pas digne de foi.

D’ailleurs, accoutumés à ces invasions incessantes de tribus sauvages, les colons s’étaient familiarisés avec les dangers que présentait le voisinage de ces barbares, et ils vivaient presque dans l’oubli de la mort qui pouvait fondre sur eux à l’instant où ils y penseraient le moins.

Ici nous laisserons parler l’historien afin que l’on ne nous taxe pas d’exagération dans les tableaux que nous tracerons dans le cours de ce récit :

« On était rendu aux premiers jours d’août, 1689. Rien n’annonçait aucun événement extraordinaire lorsque tout à coup quatorze cents Iroquois traversent le lac St. Louis dans la nuit du 5, durant une tempête de grêle et de pluie qui les favorise, et débarquent en silence sur la partie supérieure de l’Île de Montréal. Avant le jour, ils se sont placés par pelotons à toutes les maisons sur une espace de plusieurs lieues. Les habitants sont plongés dans le sommeil. Les Iroquois n’attendent plus que le signal : il est donné. Alors s’élève dans les airs un effrayable cri de mort ; les portes sont rompues et le massacre commence partout en même temps. Les sauvages égorgent d’abord les hommes ; ils mettent le feu aux maisons qui résistent, et lorsque la flamme en fait sortir les habitants, ils épuisent sur eux tout ce que la férocité et la fureur peuvent inventer. Ils ouvrent le sein des femmes et contraignent des mères à rôtir vifs leurs enfants. Deux cents personnes périssent dans les flammes. Un grand nombre d’autres sont entraînées dans les cantons pour y souffrir le même supplice. L’île est inondée de sang et ravagée jusqu’aux portes de la ville de Montréal. De là, les Iroquois passent sur la rive opposée ; la paroisse de La Chenaie est incendiée toute entière, et une partie des habitants est massacrée.

« Rien ne vient arrêter le torrent destructeur, qui fut maître de son cours pendant plusieurs semaines.

« À la première nouvelle de l’irruption, M. de Denonville perdit la tête. Il se présenta plusieurs troupes d’hommes pour marcher aux Iroquois, il les fit revenir ou leur défendit de remuer. Plusieurs fois on aurait pu surprendre ces barbares ivres de vin et dispersés dans la campagne, et les détruire, ou les attaquer en chemin avec avantage ; mais l’ordre positif, empêchait de rien faire. Les soldats et les habitants restaient immobiles sous les armes, devant ces ravages, sans pouvoir se venger. »[2]

 
 

Nous sommes sur la rive sud du lac St. Louis, à la veille du 5 août. Au milieu d’une immense clairière, bordée d’un bois touffu, une troupe de plusieurs cents Iroquois entoure une hutte où délibèrent les anciens dans le Grand Conseil, tandis que de nombreuses sentinelles veillent, à la sûreté commune. Nous sommes en présence d’un parti de guerre commandé par un jeune chef d’un grand renom parmi les tribus sauvages, Tête d’Aigle, tel est son nom.

Pénétrons dans la hutte du Conseil. Tête d’Aigle est entouré de sept autres chefs des cinq cantons.

Dès que ceux-ci furent réunis autour du feu du Conseil, le porte-calumet entra dans le cercle, tenant ce calumet tout allumé. Il s’inclina vers les quatre points cardinaux en murmurant une courte prière, puis le présenta au chef le plus âgé, mais en conservant dans sa main le fourneau de la pipe.

Lorsque tous les chefs eurent fumé l’un après l’autre, le porte-calumet en vida la cendre dans le feu en disant :

— Chefs de la grande nation iroquoise, que le grand manitou vous donne la sagesse ; faites que, quelle que soit la détermination que vous prendrez, elle se trouve conforme à la justice. J’ai dit !

Puis après s’être respectueusement incliné, il se retira.

Il y eut un moment de silence ! Enfin, Le Soleil, le plus âgé des chefs, se leva. Ce vieillard, dont le corps était sillonné de cicatrices innombrables, jouissait parmi les siens d’une grande réputation de sagesse.

— Mon fils, Tête d’Aigle, dit-il, a une importante communication à faire au conseil des chefs ; qu’il parle, nos oreilles sont ouvertes. Tête d’Aigle est un guerrier aussi sage qu’il est vaillant, ses paroles seront écoutées par nous avec respect. J’ai dit ![3]

— Merci, répondit le jeune chef, mon frère est la sagesse même, le grand manitou n’a rien de caché pour lui.

Les chefs s’inclinèrent en signe d’assentiment et Tête d’Aigle continua :

— Les visages pâles du pays des grands lacs, nos éternels persécuteurs, nous poursuivent et nous harcellent sans relâche, nous obligeant à leur abandonner un à un nos meilleurs territoires de chasses, et à nous réfugier au fond des forêts comme les daims timides. Beaucoup d’entre eux osent venir jusque dans les prairies qui nous servent de refuges, trapper les castors et chasser les élans qui sont notre propriété. Leur langue est menteuse comme celle d’une vieille femme, et naguère encore Ononthio, leur chef, a mis dans les fers et massacré nos ambassadeurs. Ces hommes sans foi nous volent et nous assassinent quand ils peuvent le faire impunément. Est-il juste que nous souffrions leurs rapines sans nous plaindre ? Nous laisserons-nous égorger comme des gazelles craintives sans essayer de nous venger ? Notre loi ne dit-elle pas œil pour œil, dent pour dent ? Les mânes de nos frères égorgés crient contre nous, les laisserons-nous sans vengeance et sans sépulture ? J’ai dit !

— La vengeance est permise ! répliqua le vieux chef.

— Bon ! mon père a parlé comme un homme sage ! reprit Tête d’Aigle, qu’en pensent mes frères ?

— Le Soleil ne peut mentir, tout ce qu’il dit est bien ! répondirent les chefs ainsi interpellés.

— Ouach ! reprit Tête d’Aigle, sur l’autre rive de ce lac reposent dans la sécurité nos ennemis. Nos guerriers sont vaillants et prêts à marcher sous mes ordres.

— Les mânes de nos guerriers massacrés par les blancs demandent la sépulture, je le répète ; mes frères les laisseront-elles gémir en vain longtemps encore ? Levons la hache de guerre ; entonnons le chant du combat ; allons promener dans leurs villages le fer et le feu, et dans bien des lunes la terreur de nos ennemis dira le courage et la vaillance de nos guerriers. J’ai dit !

Quelques instants après, une activité fébrile régnait par tout le camp. Il était alors neuf heures du soir. Les guerriers iroquois, au nombre de quatorze cents, montèrent dans leurs canots et se dirigèrent en silence vers le village de Lachine, favorisés par une tempête de grêle et de pluie.

Bientôt toute la troupe atteignit les premières maisons du village. À droite de la modeste chapelle était située la ferme du père Kernouët. Tête d’Aigle y plaça trente guerriers avec ordre de faire bonne garde, de ne pas toucher à ses habitants, de les empêcher seulement de quitter la maison.

Une telle attention de la part du chef sauvage mérite explication.

Quelque temps auparavant, des ambassadeurs iroquois avaient été envoyés à M. de Frontenac, qui était alors gouverneur. L’entrevue, qui eut lieu à Montréal, fut le prétexte d’une grande démonstration afin de frapper l’imagination de ces enfants des bois. Tête d’Aigle remarqua Yvonne parmi les jeunes filles qui assistaient à la fête, et sa beauté fit une impression profonde sur son esprit. De retour dans son pays, l’image de la jeune fille le suivit et depuis lors, il n’eût qu’une pensée : la ravir à ses parents pour l’emmener et en faire l’ornement de son wigwam.

De distance en distance, la troupe s’arrêtait, quelques guerriers s’en détachaient et demeuraient stationnaires devant la maison désignée, ne devant commencer l’attaque que sur le signal donné par le chef.

Bientôt le village fut ainsi entièrement bloqué ; sans qu’aucun des habitants se doutât du danger qui le menaçait.

Ça et là quelques chiens lançaient bien dans l’air un lugubre hurlement d’alarme, mais les Iroquois demeurant immobiles et silencieux, les vigilants gardiens se contentaient de grogner sourdement, et, le péril passé, regagnaient leurs chenils.

Tout à coup retentit du milieu de la place un cri de démon, répété comme un écho par toute la troupe, qui se précipita vers les maisons et en enfonça les portes à coup de hache.

Déjà deux de ces maisons étaient la proie des flammes et deux ou trois cadavres gisaient dans la rue éclairée par ce commencement d’incendie.

Surpris à l’improviste dans leur sommeil, les malheureux paysans, aux premières détonations, s’étaient élancés aux fenêtres, les autres aux portes de leurs habitations et partout les avaient assaillis les balles et la hache des barbares.

Mais nos pères étaient des braves et ne reculaient pas en face de la mort.

Le premier moment de surprise passé, un immense cri de rage et de menace succéda au cri d’alarme, et ce cri, hommes, femmes, enfants, vieillards le poussèrent à la fois.

Tout devint une arme entre ces mains désireuses de repousser la force par la force.

Les fusils, les faulx, les bâtons, les pierres se transformèrent en armes, en moyens de défense, en projectiles dangereux, et la lutte s’engagea en même temps sur tous les points du village avec une furie et un ensemble que l’on ne rencontre que dans les horreurs de cette espèce de guerre.

Les sauvages, étonnés d’une telle résistance, furent tout d’abord repoussés ; mais ayant l’avantage du nombre, ils ne devaient pas tarder à triompher.

Tête d’Aigle, les animant de sa parole et de l’exemple, les lança à l’assaut de ces maisons devenues chacune de petites citadelles.

Un feu roulant s’étendait sur une même ligne, car, suivant la coutume, le village se composait d’une seule rue aboutissant sur la place de l’église.

Bientôt encore, l’incendie se propageant, les habitants se virent contraints d’abandonner leurs demeures pour combattre dans la rue.

La lutte alors n’était plus possible.

Femmes, enfants, vieillards gisaient étendus à côté de leur mari, de leur frère, de leur fils.

Quelques hommes, combattant avec cet élan désespéré que donne la certitude d’une mort prompte et glorieuse, essayaient seuls encore, non pas de repousser les sauvages, mais de tuer le plus possible d’ennemis avant de succomber eux-mêmes.

Cependant, dès le commencement de l’action, le père Kornouët, suivi de ses garçons de ferme, s’était précipité au dehors, armé d’une hache.

Le gigantesque breton, tel qu’un faucheur pressé de finir sa journée ou un bûcheron dont la cognée déblaye un jeune taillis, semblait, en frappant ses ennemis d’un bras irrésistible, tracer un cercle de fer infranchissable autour de lui, quand il entendit un cri désespéré venant de la maison, le cri d’Yvonne enlevée par Tête d’Aigle et deux de ses guerriers.

Faisant volte-face pour courir au secours de sa fille adorée, il se découvrit et c’est alors qu’il reçut sur la nuque un coup de bâton. Il tomba comme le chêne frappé par la foudre, et un iroquois se préparait à lui enlever la chevelure, quand Tête d’Aigle, arrivant sur le théâtre du combat, donna l’ordre de ne lui faire aucun mal et de le garder prisonnier auprès de sa fille.

La rue offrait alors un aspect étrange et saisissant.

Dix ou douze maisons embrasées l’éclairaient mieux que n’eût pu le faire l’illumination la plus splendide.

Les flammes, dardant leurs langues rougeâtres vers les nuages et s’entourant par moment d’un voile épais de fumée que balayait par rafale la brise du matin, couraient rapides vers les habitations voisines.

On eût dit qu’elles avaient hâte d’accomplir leur œuvre fatale et de prendre leur part active à la destruction entière du village.

De minute en minute, des gerbes de feu, s’élançant horizontalement, venaient lécher les murailles et les toitures des maisons demeurées jusqu’alors à l’abri du péril, puis ces murailles noircissaient, ces toitures craquaient, et tout à coup bois et charpente s’embrasaient avec un pétillement sec.

Une pluie d’étincelles et de flammèches incandescentes voltigeait dans les airs et retombait sur le sol en cendres brûlantes.

La teinte noire du ciel faisait ressortir plus encore la nuance rougeâtre qui s’élevait au-dessus du village.

Aucun pinceau ne parviendrait à rendre cette scène effrayante de désolation.

Plus de deux cents personnes femmes, enfants, vieillards avaient été massacrés, mutilés, déchirés, et formaient un immense charnier au côté duquel on voyait les cadavres des hommes valides ayant combattu jusqu’au dernier, et près desquels étaient les corps inanimés de plus de deux cents iroquois.

Ce spectacle était quelque chose d’épouvantable, de hideux.

III

La Torture


La grande confédération iroquoise, dont le nom propre était Agonnonsiouni, c’est-à-dire ; faiseurs de cabanes, habitait le sud des grands lacs, et notamment, le sud du lac Érié. Ces tribus, éminemment guerrières, appartenaient à la famille des Hurons dont ils devinrent les plus implacables ennemis.

La légende indienne explique de la manière suivante l’origine de cette guerre entre les sauvages Iroquois et les Algonquins, les Hurons dont la fidélité à la France ne se démentit jamais :

« Une année, il arriva qu’un parti d’Algonquins, peu adroits ou peu exercés à la chasse, y réussit mal. Des Iroquois, qui les suivaient, demandèrent la permission d’essayer s’ils seraient plus heureux. Cette complaisance, qu’on avait eue quelques fois, leur fut refusée.

« Une dureté si déplacée les aigrit. Ils partirent à la dérobée pendant la nuit, et revinrent avec une chasse très-abondante. La confusion des Algonquins fut extrême. Pour en effacer jusqu’au souvenir, ils attendirent que les chasseurs Iroquois fussent endormis et leur cassèrent à tous la tête. Cet assassinat fit grand bruit. La nation offensée demanda justice. Elle lui fut refusée avec hauteur. On ne lui laissa pas même l’espérance de la plus légère satisfaction.

« Les Iroquois, outrés de ce mépris, jurèrent de périr ou de se venger ; mais, n’étant pas assez forts pour tenir tête à leurs superbes offenseurs, ils allèrent au loin s’essayer et s’aguerrir contre des nations moins redoutables. Quand ils eurent appris à venir en renards, à attaquer en lions, à fuir en oiseaux, alors ils ne craignirent plus de se mesurer avec les Algonquins. Ils firent la guerre à ce peuple avec une férocité proportionnée à leur ressentiment. »[4]

Enflés par des succès inouïs, ils s’appelèrent orgueilleusement Ongue-honwe, c’est-à-dire, hommes supérieurs aux autres hommes, et devinrent la terreur du nord de l’Amérique.

C’est dans de telles mains qu’étaient tombés le père Kernouët et sa fille.

Nous ne redirons pas les mauvais traitements, les fatigues, les souffrances de toutes sortes que les pauvres captifs eurent à endurer pendant qu’on les conduisait à la bourgade des Agniers.

Blessé pendant le massacre, Tête d’Aigle, avait laissé le gros de ses guerriers en campagne pour veiller lui-même sur ses prisonniers.

Nous retrouvons Yvonne et son père confinés dans une cabane d’écorce de bouleau à quelque distance du wigwam de Tête d’Aigle. La jeune fille prodigue ses soins au vieillard qu’une fièvre brûlante dévore.

— Hélas ! ma pauvre enfant, murmure le père Kernouët, tu t’épuises en soins inutiles. Ne vaudrait-il pas mieux m’abandonner à mon triste sort ?

— Parlez-vous bien en chrétien, mon père ? réplique la jeune fille. Que deviendrais-je si le bon Dieu vous enlevait à ma tendresse ?

— Quelle horrible position que la nôtre ! Et dire que depuis trois mois que nous sommes ici, pas le moindre espoir de délivrance !

— Qui sait ? mon père, il ne faut pas encore désespérer. C’est déjà beaucoup qu’on nous ait épargnés.

— Eh oui ! grâce à cette fatale passion que le chef de ces mécréants nourrit pour toi dans son sein. Mais cette passion surtout m’effraie…

— Vous savez, mon père, que la mort ne me fait pas peur. Du reste, cet amour de Tête d’Aigle est notre meilleure sauvegarde. Depuis cette scène où je l’ai menacé de me tuer avec ce poignard que j’ai su dérober à ses recherches, s’il osait porter la main sur moi, il n’a plus parlé de son amour.

— Ce n’est qu’une trêve, mon Yvonne. Ces enfants des bois, que ne guide aucun sentiment de morale, vivant aux caprices du sort, ne renoncent pas ainsi à leurs projets.

— Je l’attends de pied ferme et je saurai me défendre.

Comme pour justifier les appréhensions du vieillard, une jeune femme de la tribu pénétra en ce moment dans la cabane et s’adressant à Yvonne :

— Le grand chef dit-elle, m’envoie prévenir la jeune fille pâle qu’il veut lui parler. Veut-elle me suivre ?

— Dites au chef, répondit Yvonne, que je l’attends à la porte du wigwam de mon père.

La jeune indienne se retira suivie d’Yvonne qui s’assit sur un tronc d’arbre isolé de manière à éviter une surprise.

Quelques instants après, Tête d’Aigle était devant elle.

— Que me veut le grand chef ? dit la jeune fille d’un air triste.

— Le cœur du chef est sombre comme un tombeau ! répondit le sauvage. Depuis bien des lunes son wigwam est désert, quoique plus d’une jeune femme de sa tribu fût fière d’y entrer.

— Pourquoi le jeune chef n’en choisit-il pas une qui fera son bonheur ?

— Rien n’est comparable à la Fleur du Lac, reprit Tête d’Aigle, et le chef sera triste tant qu’elle ne viendra pas faire l’ornement de son wigwam.

Sa patience est à bout cependant, ajouta-t-il en voyant un geste de répulsion échappé à Yvonne ; les jeunes gens s’impatientent et murmurent contre le chef, qui n’a pas encore attaché au poteau de torture le prisonnier à tête grise.

— Chef ! s’écria Yvonne, vous êtes vaillant, bien des chevelures ornent la porte de votre cabane, irez-vous ternir votre gloire en massacrant un pauvre vieillard qui ne peut se défendre ? Torturez-moi, mais épargnez mon père !

— Si la Fleur du Lac n’est pas ce soir la femme du chef, demain matin son père sera attaché au poteau de torture.

Et Tête d’Aigle, après avoir prononcé ces paroles d’un ton menaçant, s’éloigna, laissant la jeune fille frémissante et attérée.

Est-il possible de redire les angoisses d’Yvonne pendant cette affreuse nuit ! Pauvre victime innocente, allait-elle s’immoler ainsi par dévouement filial ? Mille morts plutôt qu’une vie d’opprobre et de crime !

À l’aurore, la jeune fille, vaincue par la fatigue et les émotions, s’était endormie près de la porte de la tente.

Tout à coup elle fut éveillée par des clameurs qui n’avaient rien d’humain. Elle sortit affolée et aperçut son père attaché à un arbre dépouillé de son écorce pour servir de poteau de supplice. Elle voulut s’élancer, mais deux robustes femmes se précipitèrent sur elle, et, après l’avoir bâillonnée, la ramenèrent dans la tente.

Cependant on se hâtait de faire les apprêts du supplice.

Les femmes taillèrent de minces éclats de frêne pour être introduits sous les ongles, d’autres préparèrent de la moëlle de sureau pour faire des mèches, tandis que les plus jeunes allaient dans la forêt chercher des morceaux de bois vert destinés à brûler à petit feu le condamné.

La danse du scalpe commença bientôt après.

Une foule de guerriers, parés et le visage noirci, tournaient deux par deux autour du poteau en lançant leur cri de guerre.

Ils avaient à la main, ornés de plumes noires et de drap, rouge, des casses-têtes et des fusils dont ils posaient, en dansant, la crosse à terre.

Ces hommes formaient un vaste demi-cercle autour du poteau ; en face d’eux et complétant le cercle, les femmes dansaient.

Cette danse continua assez longtemps avec des hurlements atroces, capables de rendre fou de terreur un homme moins brave que le père Kernouët connaissant les épouvantables tortures qui l’attendaient.

Enfin Tête d’Aigle, qui conduisait les horribles danseurs, toucha légèrement le condamné. À ce signal, le tumulte cessa comme par enchantement, les rangs se rompirent, chacun saisit ses armes.

Le supplice allait commencer.

Mais avant de donner le signal des tortures Tête d’Aigle donna un ordre à un guerrier, et quelques instants après, Yvonne était amenée au pied du poteau.

Le chef lui enleva son bâillon et lui montrant son père :

— Que la Fleur du Lac dise un mot, fit-il, et les liens qui retiennent son père vont se rompre.

— Je te le défends ! s’écria le vieillard d’une voix tonnante, et si tu me désobéis, Yvonne, toi, l’enfant de mon cœur, toi, mon idole. ! je te maudis !…

— Que va répondre la Fleur du Lac ? reprit Tête d’Aigle avec le plus grand sang-froid.

La jeune fille voulut s’élancer vers son père ; mais brisée par tant d’émotions, elle jeta un cri qui fit tressaillir même ses bourreaux et elle s’affaissa sur le sol en proie à une crise nerveuse.

Cependant, sur un signe du chef, les principaux guerriers de la tribu se rangèrent devant le poteau, leurs armes à la main, tandis que les femmes, surtout les plus vieilles, se ruaient sur le condamné en l’injuriant, le poussant, lui tirant les cheveux et le battant, sans que non-seulement il opposât la moindre résistance, mais encore sans qu’il cherchât à se soustraire aux mauvais traitements dont on l’accablait.

Alors l’exercice du couteau commença. Chaque guerrier saisit son couteau à scalper par la pointe, avec le pouce et l’index de la main droite, et le lança à la victime de façon à ne lui faire que de légères blessures.

Les sauvages, dans leurs supplices, tâchaient que la torture se continuât le plus longtemps possible ; ils ne donnaient le dernier coup à leur ennemi que quand ils lui avaient arraché la vie peu à peu et pour ainsi dire par lambeaux.

Les guerriers lancèrent leurs couteaux avec une si merveilleuse adresse, que tous effleurèrent le pauvre vieillard, sans lui faire autre chose que des égratignures.

Cependant son sang coulait, mais le vieux breton n’avait pas fermé les yeux, et, absorbé en lui-même, il priait avec ferveur pour son Yvonne adorée.

Les guerriers auxquels son corps servait de cible s’échauffaient peu à peu. La curiosité, l’envie de montrer leur adresse avait pris dans leur esprit la place de la pitié qu’ils avaient d’abord ressentie pour ce vieillard, si brave en face de la mort. Ils applaudissaient, avec de grands cris et des éclats de rire, aux prouesses des plus adroits.

En un mot, comme cela arrive toujours, aussi bien chez les peuples civilisés que parmi les barbares, le sang les grisait, leur amour-propre était en jeu ; chacun cherchait à surpasser celui qui l’avait précédé, toute autre considération était oubliée.

Quand tous eurent lancé leurs couteaux, un petit nombre des plus adroits tireurs de la tribu s’arma de fusils.

Cette fois, il fallait avoir un œil bien sûr, car une balle mal dirigée suffisait pour terminer le supplice et ravir aux assistants l’attrayant spectacle dont ils se promettaient tant de plaisir.

À chaque coup de feu, la pauvre victime épuisée, repliée sur elle-même, ne donnait signe de vie que par un frémissement nerveux qui agitait tout son corps.

— Les guerriers Iroquois ne sont pas des chacals, dit Tête d’Aigle, qui sentait malgré lui s’amollir son cœur de bronze devant tant de courage, qu’on en finisse !

Quelques murmures se firent entendre parmi les femmes et les enfants qui étaient les plus acharnés au supplice de prisonnier.

On fit donc grâce au malheureux des esquilles de bois enfoncées sous les ongles, des mèches enroulées autour des doigts, et l’on prépara le bûcher sur lequel il devait être brûlé.

Mais au moment où l’on allait y mettre le feu, un guerrier s’approcha de Tête d’Aigle. Après avoir échangé quelques mots avec le chef, celui-ci donna l’ordre de suspendre le supplice.

Une heure s’écoula dans un morne silence, et tout à coup, aux murmures d’un grand nombre de guerriers, le vieillard fut détaché du poteau et ramené dans sa tente.

IV

Un secours inattendu


Le 7 mai 1689, Guillaume, roi d’Angleterre, avait déclaré formellement la guerre à Louis XIV qu’il accusait entre autres choses, d’avoir envahi la Nouvelle-York, de s’être emparé de la Baie d’Hudson et d’avoir empiété sur les pêcheries de Terreneuve.

Cette nouvelle avait été reçue avec joie dans les colonies anglaises qui auraient bien voulu de suite envahir le Canada. « Car, comme le dit Bancroft[5], c’était là leur passion dominante, » mais le défaut de préparatifs et quelques divisions intestines les empêchèrent de porter elles-mêmes la guerre chez leurs voisins.

Jusqu’à cette époque, elles s’étaient contentées de pousser bien discrètement les iroquois aux hostilités les encourageants de leurs conseils et de quelques secours en armes.

La déclaration de la guerre avait causé une égale joie au milieu des cinq cantons toujours furieux de l’enlèvement de leurs chefs et de l’invasion du pays des Tsonnontouans. Aussi envoyèrent-ils des députés à Albany pour renouveler leur ancienne alliance faite à l’arrivée des Européens. « Alors nous sommes devenus frères, avait dit l’orateur de l’ambassade en quittant ses nouveaux alliés, et nous avons continué d’être vos frères jusqu’à l’automne dernier, quand Andros[6] est venu former une nouvelle chaîne d’amitié et nous a appelés ses enfants. Mais reprenons les anneaux de la vieille chaîne qui nous a autrefois rendus frères. »

Cette phrase fait bien voir le caractère de ces fiers Iroquois qui tenaient avant tout à leur indépendance.

Les Iroquois partirent avec l’entente qu’ils commenceraient de suite les hostilités et l’on a vu qu’ils débutèrent par l’affreux massacre de Lachine.

De leur côté, les Anglais s’engagèrent, en attendant que leurs préparatifs fussent complétés pour entrer en campagne, à fournir à leurs sauvages alliés des secours en armes et en munitions.

Un jeune officier anglais, du nom de Lewis Glen[7] leur fut envoyé trois mois plus tard à la tête d’un assez fort détachement. C’est précisément l’arrivée de ce député qui venait de suspendre le supplice du père Kernouët.

Grandes furent les réjouissances pendant toute la journée du lendemain dans le village.

Le lieutenant Glen était, de droit, l’hôte de Tête d’Aigle qui le conduisit par tout le camp, en ayant bien soin cependant de dérober ses captifs à ses regards. Mais un soldat de son escorte avait entrevu Yvonne et il fit part à son supérieur de sa découverte.

Glen, intrigué outre mesure, fit venir son hôte et lui demanda des explications. Piqué par les réticences de Tête d’Aigle, l’officier anglais n’en fut que plus pressant et demanda que la jeune fille lui fut amenée. Le chef sauvage, obligé de ménager son hôte, était dans la nécessité de s’exécuter.

Le lieutenant Glen fut frappé de la beauté d’Yvonne et touché de ses malheurs.

— Sauvez mon père ! sauvez-moi ! s’était écriée la jeune fille en se précipitant à ses pieds.

— Votre père ? Où est-il ? demanda avec bonté le jeune homme en la relevant.

— Hélas dans quel état m’a-t-il été rendu ! Ces barbares à face humaine l’ont martyrisé ; ils allaient achever leur œuvre de démon quand votre arrivée a fait suspendre le supplice !…

— Où se trouve ce prisonnier ? demanda sévèrement le jeune homme en se retournant vers Tête d’Aigle.

— Ce vieillard et la Fleur du Lac, répondit le sauvage, sont les prisonniers du chef redoutable des Agniers ; il a le droit de les faire mourir ou de les sauver. Que la jeune Fleur lui accorde ce qu’il a demandé et il les sauvera.

— Oh ! monsieur, si vous saviez ! reprit Yvonne avec un geste de dégoût ; cet affreux sauvage veut me forcer à l’épouser. Outre l’horreur d’une telle position, mon père m’a menacé de sa malédiction, si je consentais à cette immolation pour le sauver.

Oh ! monsieur, si vous avez une mère, si vous avez une sœur, au nom de cette sœur, au nom de cette mère, sauvez-moi ! sauvez mon père !

Le jeune homme, ému, touché plus que nous ne saurions le dire, résolut de sauver ces malheureux.

— Retirez-vous dans votre tente, dit-il à la jeune fille, soignez votre père, priez Dieu. Je vais essayer tout ce qui sera humainement possible pour vous sauver et je compte y réussir.

— Et maintenant, mon frère, dit-il à Tête d’Aigle aussitôt qu’Yvonne se fut retirée, parlons comme deux guerriers.

— Mon frère aime la Fleur du Lac, comme il l’appelle, ajouta-t-il, mais a-t-il bien pesé les conséquences de son amour ?

— Tête d’Aigle l’aime, répondit le sauvage, il l’aime et la veut pour faire l’ornement de son wigwam.

— Tête d’Aigle est un grand guerrier, sa femme doit être aussi noble que lui. Tandis que dans sa tribu il peut choisir parmi les plus jolies squaws, comment ira-t-il s’abaisser jusqu’à donner possession de son wigwam à une fille de ses ennemis ?

— La Fleur du Lac est la plus belle !…

— Que mon frère écoute. N’est-il pas vrai que dans le dernier Conseil, on a beaucoup murmuré contre la conduite de mon frère à l’égard de ses prisonniers ? Que mon frère ne nie pas, je sais.

— Mon frère connaît tout et sa langue n’est pas menteuse.

— Eh bien ! pour un simple caprice, voici à quoi s’expose le chef. D’abord ses guerriers mépriseront son autorité et ses frères anglais retourneront dans leur pays sans lui donner les secours dont il a besoin pour vaincre ses ennemis.

Dans bien des lunes, on dira que Tête d’Aigle était un fameux chef parmi les siens ; mais qu’un jour il fut ensorcelé et que son courage s’endormit, que, comme un lâche guerrier, il sacrifia la prospérité, le salut de sa nation qu’il aurait su rendre la plus redoutable, pour les beaux yeux d’une fille de ses ennemis.

Un éclair passa dans les yeux du jeune sauvage.

— C’est bien, dit-il en se dirigeant vers la porte de la cabane, mon frère sera content, car les prisonniers vont mourir !

L’officier anglais s’aperçut qu’il avait été trop loin, il arrêta Tête d’Aigle au passage :

— Le chef n’a pas compris les paroles de son frère ; s’il veut, je vais lui proposer un marché.

— Que mon frère parle ; les oreilles du chef sont ouvertes.

— Les prisonniers sont la propriété de Tête d’Aigle ; il peut en disposer comme bon lui semblera. Or, s’il veut me les donner et me les laisser emmener dans mon pays, voici ce que je lui donnerai en retour. D’abord pour lui ces belles armes qu’il admirait tantôt dans mes bagages et la bouteille d’eau-de-feu qu’il m’a demandée ; puis pour ses guerriers, dans une lune, autant de fusils qu’il en a dans le moment à mettre en campagne.

Le sauvage demeura silencieux pendant quelques instants. Puis tout à coup, relevant la tête, il dit :

— Le chef accepte et mon frère pourra partir avec ses prisonniers, quand il le voudra.

Mais en sortant de la tente, on aurait pu l’entendre murmurer :

— Tête d’Aigle a la prudence du serpent et la finesse du renard ; quand il aura vaincu ses ennemis, il saura bien retrouver la Fleur du Lac !

V

Une auberge d’autrefois.


Le luxe des auberges était rare à cette époque dans la bonne ville de Québec.

À la Haute-Ville, jusqu’à quelques années avant 1689, l’auberge de Joseph Boisdon — illustrée par Marmette — sise sur la rue Buade, avait la clientèle de toute la garnison et des matelots, attendu qu’il n’en existait pas d’autres. Mais à cette époque, l’importance de la colonie ayant de beaucoup augmenté, un nouvel établissement surgit dans la Côte de la Montagne spécialement destiné à messieurs les marins.

C’était une maison d’assez modeste apparence, dont la partie du mur comprise entre le pavé de la rue et le soubassement des fenêtres resplendissait d’une teinte d’un rouge vif, et la partie supérieure disparaissait sous une couche de jaune d’ocre dont l’artiste décorateur s’était montré peu économe.

Les fenêtres entrouvertes étaient garnies de rideaux rouges montant à moitié du vitrage, et l’on pouvait apercevoir à l’intérieur une salle de belle dimension, propre et bien entretenue, dans laquelle se dressait une longue table bien grattée, bien lavée et flanquée d’une double rangée de bancs reluisants attestant un loyal et actif service.

Une haute cheminée, bâtie au centre de la muraille de gauche, était garnie de poèlons, de chaudrons, de crémaillères enfumés et d’un gigantesque tourne-broche que devait mettre en mouvement quelque pauvre quadrupède appartenant à la race canine. À la suite de cette cheminée, on voyait un fourneau construit en briques, au-dessus duquel resplendissait, accroché au mur, une batterie de cuisine au grand complet.

Une double inscription, placée sur la muraille extérieure, attirait les regards des passants. Au-dessus de la porte, on lisait en lettres bleues sur le fond jaune d’ocre :

JEANNE CARTAHUT, AUBERGISTE.

Puis, au-dessus des deux fenêtres de la salle, on voyait également tracé en gros caractères :

ICI, ON DONNE À BOIRE ET À MANGER.

La mère Cartahut était fort aimée des matelots pour lesquels elle tenait lieu souvent de providence.

Triviale dans son langage, commune dans ses gestes, mais franche, loyale, bonne, dévouée, généreuse, la mère Cartahut était redoutée des méchantes langues, adorée des pauvres gens et estimée de tous ceux qui la connaissaient.

Au moment où nous pénétrons dans son logis, une animation des plus vives règne dans la salle. Une dizaine de matelots sont attablés devant de nombreux brocs d’un petit vin bleu fort prisé des habitués de l’établissement.

Un feu clair brille dans l’âtre de la cheminée, le tournebroche est en mouvement, trois belles volailles et un quartier de mouton rôtissent à l’envi, enfilés dans une longue broche,

Un chaudron, suspendu à la crémaillère, laisse échapper une vapeur odoriférante attestant la présence d’un met savoureux en bonne voie de cuisson.

Trois casseroles sont posées sur le fourneau ardemment chauffé.

Les dignes matelots — dont le plug âgé ne dépasse guère la cinquantaine — font bombance.

— Allons, vieux ! allons, Kernouët, criaient les marins à l’un de leurs camarades debout sur la table et le verre à la main, encore une chanson ; le quart de midi va piquer, l’estomac bat le rappel, dépêche avant de s’affaler dans la soute aux vivres.

Celui que l’on interpellait ainsi portait avec aisance l’uniforme de matelot de la marine royale. Jamais type plus complet, plus saisissant du véritable homme de mer n’avait dû s’offrir aux regards.

Sa tête surtout eût paru superbe à un peintre ami du genre énergique et résolu. Son front était large et carré, son nez petit et extrêmement retroussé, ses épais sourcils abritaient deux petits yeux vifs et pétillants ; sa bouche grande, avec lèvres épaisses et vermeilles, était garnie de dents qu’eussent enviées bien des duchesses ; son menton, carré comme le front et fortement accusé, complétait l’ensemble de cette physionomie à laquelle une teinte violemment basanée de la peau donnait le caractère le plus original.

La bonté, la naïveté, la franchise se lisaient sur ce visage mobile, comme si les noms de ces belles et précieuses qualités y eussent été tracés en gros caractères.

La tête renversée en arrière, la poitrine au vent, les coudes en dehors, une main enfoncée dans la poche de sa culotte flottante, tandis que l’autre soutenait son verre à la hauteur de sa bouche, les jambes écartées, les pieds fortement posés sur la table, le corps bien assis sur ses hanches, le matelot entonna d’une voix de stentor ce vieux refrain déjà fort en honneur à cette époque sous la misaine :

L’compas était démonté,
La coque allait en dérive,
Mais v’là la brise qu’arrive,
Rev’là le navire orienté.
Je naviguais sur mon erre
Et j’courais de mauvais bords,
V’là qu’on signale la terre,
J’mets les bonnett’ des deux bords.

Un tonnerre de cris, ou plutôt de vociférations couvrit la voix du chanteur au dernier vers.

— Silence, les vieux de la cale ! cria Kernouët.

Puis il reprit de la même voix de stentor le second couplet, en s’accompagnant sur son verre avec un couteau qu’il venait de saisir sur la table ;

Faut se lester la carène,
Veille à la soute aux biscuits !
Et quand les fayols sont cuits,
Faut mettre du lard à la traîne.
Largue en double les bonnettes !
Porte bien la toile au vent,
Navigue en grand et souvent,
T’auras tes patentes nettes !

Les cris, les vociférations redoublèrent avec accompagnement de piétinements sur le plancher qui firent voler des flots de poussière au plafond. Puis le silence s’étant rétabli :

— Pour lors, commença Kernouët, attention, vous autres ! je vais présenter la santé d’un loup de mer qui n’a pas son pareil dans toute la mer du sud. Je bois à la santé du brave des braves : le commandant d’Iberville, et chien soit celui qui ne me rendra pas raison !

Ce fut alors des clameurs, un délire, des trépignements à démolir la salle.

— Hé ! vieux, relève le point, interrompit un des matelots, et raconte comment vous avez pris un vaisseau anglais tous seuls, vous deux Cacatoès.

— Non, mes caïmans ! répondit Kernouët, l’éloquence n’a jamais navigué dans mon habitacle. Faites-vous larguer la chose en grand par Cacatoès lui-même qui est un beau parleur.

— En haut ! en haut ! Cacatoès ! hurla la bande en hissant le matelot ainsi interpellé, tandis que le chanteur sautait lestement sur le plancher.

Cacatoès, second maître, un vieux de la cale, suivant l’expression consacrée, naviguait depuis une quarantaine d’années. Jaune comme une feuille de vieux parchemin, d’une maigreur proverbiale, il aurait pu justifier cette expression du matelot : sec comme nordet.

Estimé de ses chefs, aimé de ses inférieurs, Cacatoès était une espèce d’oracle qu’écoutait avec délice l’équipage groupé sur le gaillard d’avant. Or, le vieux marin, en raison même de ses nombreuses campagnes avait beaucoup vu et partant avait beaucoup à raconter. Ajoutons que cette qualification de beau parleur que nous lui avons entendu donner par Kernouët n’était nullement usurpée.

Nous allons donc lui laisser la parole, tout en regrettant de ne pouvoir rapporter entièrement le pittoresque de son langage.

Portant le revers de sa main droite à sa bouche, Cacatoès lança derrière lui un long jet de salive noirâtre, puis après avoir toussé, essuyé sa bouche avec sa manche, il commença son récit en ces termes :

« C’est bien à vous, mes vieux, d’aimer le commandant d’Iberville ; car, lui et ses frères,[8] ce sont de braves marins, pas fiers du tout avec le matelot, et ne boudant jamais devant l’ennemi.

« Pour lors, les Canadiens s’étaient bourlingués bravement jusque chez l’anglais où ils avaient détruit Collaer de fond en comble[9].

« Et tenez, le lieutenant Urbain en était, que je n’ai jamais pu comprendre pourquoi il avait voulu se mêler aux terriens pour cette campagne.

« Nous apprenions ces succès, et d’autres encore chez les sauvages, qui vengeaient bien le massacre des nôtres à Lachine et ailleurs, et nous mourrions d’ennui de ne pouvoir nous crocher avec l’anglais.

« Second maître à bord du Poli, je me disais tous les soirs en prenant mon quart : « Mais allons-nous crever ici, tandis que les frères se battent là-bas ? »

« Enfin, un jour, le quart du matin venait d’être piqué, quand nous apercevons un vaisseau qui double la pointe de l’Île d’Orléans et qui vient mouiller tout près de nous dans la rade.

« C’était La Charente qu’amenait le capitaine d’Iberville.

« Allons ! ça va changer d’amures ! que je me dis.

« En effet, le lendemain, il vint prendre le commandement du Poli, avec cent canadiens, tandis que son frère, M. de Sérigny, passait sur La Charente.

« Il avait l’air tout joyeux, le commandant d’Iberville, quand il donna l’ordre d’appareiller.

— « Eh bien ! vieux marsouin ! qu’il me dit en passant près de moi, on va donc se brosser encore une fois avec les Anglais, histoire de s’amuser…

« J’étais si fier, de la politesse du capitaine et de la bonne nouvelle qu’il m’annonçait, que j’en avalai ma chique.

— « Bien vrai, mon commandant ? lui répondis-je. Et où allons-nous, comme ça, sans vous commander. ?

— « Tout droit à la Baie d’Hudson prendre possession des établissements que les Anglais y tiennent plus qu’à leur tour.

« Après deux mois de navigation, nous arrivâmes, le vingt septembre, à la rade du fort Nelson, bâti à une demi-lieue de l’embouchure de la rivière Sainte Thérèse.

« C’était une maison carrée à laquelle on avait attaché quatre bastions, et qui était défendue par six pierriers et quatre canons.

« Pendant près d’un mois, les glaces nous empêchèrent de s’approcher du fort. Ce ne fut que le vingt-huit octobre que les navires purent remonter. Le même jour d’Iberville nous fit camper à terre et se prépara à commencer le siège. La garnison était composée de cinquante hommes qui essayèrent de faire une sortie. Le sieur de Châteauguay, un des frères du commandant, fut envoyé à leur rencontre avec les Canadiens. À la première décharge, il fut tué. Alors nous résolûmes de le venger ; mais dès la première sommation, le commandant du fort consentit à capituler. »

— Mais le vaisseau ? le vaisseau pris par vous deux Kernouët ? exclamèrent les matelots.

— Nous y arrivons, reprit Cacatoès.

« Pour lors, un jour le commandant d’Iberville vint me trouver sur le pont où j’observais dans le lointain un navire qui louvoyait.

— « Vieux ! qu’il me dit, c’est un Anglais.

— « Oui, mon commandant.

— « Tu vas prendre un canot et avec un camarade, tu iras l’observer de cette pointe, que tu vois là-bas. Choisis un solide pour cette expédition.

— « Que dites-vous de Kernouët ? mon commandant.

— « C’est on ne peut mieux !

« Et nous voilà en route. Mais au moment où nous doublons la pointe que le commandant nous avait indiquée, crac ! voilà que nous tombons sur deux chaloupes anglaises qui nous fusillent comme des canards. J’ai le bras droit cassé par une balle, Kernouët est garotté en moins de temps que de le dire et on nous emmène prisonniers à bord du vaisseau où nous sommes jetés à fond de cale.

« Je n’irai pas vous ennuyer du récit de toutes nos souffrances pendant l’hiver que nous passâmes dans cette cale. Aussi bien, j’ai hâte de finir, car l’estomac bat le rappel.

« Plusieurs matelots anglais ayant été enlevés par le scorbut pendant l’hiver, au printemps, Kernouët fut tiré de la cale pour aider à la manœuvre.

« Un jour, Kernouët, flânant sur les enfléchures, s’aperçut qu’il n’y avait que deux matelots sur le pont et que le reste de l’équipage était dans la mâture.

« Une idée lumineuse et téméraire lui traverse l’esprit. Sans faire semblant de rien, il saisit une hache, s’approche, s’approche, en se faufilant le long des bastingages, des deux matelots. En deux temps et quatre mouvements, il leur casse la tête et vient au pas de course me délivrer.

« Quand l’équipage s’aperçut de la chose, nous nous étions emparés de toutes les armes.

« Kernouët, qui avait appris quelques mots d’anglais, pria bien poliment les matelots de ne descendre qu’un à un, et je les attachais à mesure, tandis que mon camarade les tenait en joue.

« Nous n’en gardâmes que trois pour nous aider à ramener notre prise au fort.[10] »

— Et certes, les vivres qu’il contenait nous furent d’un bien grand secours ! dit d’une voix mâle un nouveau personnage qui entrait en ce moment dans la salle.

— Les matelots se retournèrent et lançant leur bonnet au plafond :

— Vive le commandant d’Iberville ! s’écrièrent-ils tous avec enthousiasme.

C’était effectivement le fameux d’Iberville, accompagné d’un jeune officier (avec lequel nous renouvellerons bientôt connaissance,) qui entrait dans l’auberge de la mère Cartahut.

— Merci ! enfants ! merci ! fit d’Iberville en saluant.

Puis fouillant dans la poche de sa veste et tirant une bourse bien garnie, il la tendit à Kernouët.

— Tiens, dit-il, voilà pour lester vos vareuses ; bombance jusqu’à cinq heures de relevée, et ensuite, embarque ! embarque ! matelots, pour courir sus à l’Anglais.

Et saluant de nouveau de la main, il passa, suivi du jeune officier, dans un cabinet particulier dont la mère Cartahut venait d’ouvrir la porte, tandis que les cris et le tumulte prenaient de nouvelles proportions dans la grande salle.

— Ripaille ! bombance à tout casser ! hurlaient à qui mieux mieux Kernouët et Cacatoès. La brise adonne ! j’avons nos sacs pleins ! Le capitaine nous a mis vent sous vergue ! En avant, la mère Cartahut ! Courons grand largue ! gare au festin de la mère Cartahut ! Eh ! hisse ! tout est paré ! Attrape à larguer les bonnettes ! bitte et bosse en grand !

VI

Exploits d’Iberville.


Notre but unique, en écrivant ces lignes, est de faire aimer et connaître une de nos gloires nationales. Le lecteur voudra bien nous permettre de consacrer ce chapitre au récit, en quelques pages, des exploits d’Iberville jusqu’à l’époque où nous venons de le mettre en scène.

La cour de Louis xiv désirant détruire Pemquid, place fortifiée bâtie sur les terres des Abénaquis, dans l’Acadie, d’où les Anglais auraient pu écraser cette nation, fit armer deux vaisseaux, L’Envieux et le Profond, qui furent placés sous le commandement d’Iberville, avec M. Bonaventure en sous-ordre.

Ces deux vaisseaux, partis de Rochefort, en France, arrivèrent le 26 juin 1696, à la Baie des Espagnols, dans l’Île du Cap Breton, où d’Iberville apprit que trois navires anglais croisaient à l’entrée de la rivière St-Jean.

Les deux vaisseaux français firent voile aussitôt de ce côté, et le 14 juillet rencontrèrent les vaisseaux anglais. D’Iberville démâta le Newport, de vingt quatre canons, et s’en rendit maître sans avoir perdu un seul homme. Une autre frégate anglaise, de trente-six canons, n’échappa qu’à la faveur de la brume.[11]

L’Envieux, le Profond et le Newport mouillèrent à Pentagouet pour réparer leurs avaries qui étaient assez considérables.[12]

Des présents du roi furent distribués aux sauvages qui s’embarquèrent au nombre de deux cent quatre, sous les ordres du baron de St-Castin. Celui-ci avait épousé une indienne de la tribu et s’était fixé parmi eux. Aux Abénaquis se joignirent vingt-cinq soldats de la compagnie de Villedieu, avec leur capitaine et son lieutenant, Montiguy.

Le 14 août, les vaisseaux mouillèrent devant Pemquid, et d’Iberville fit aussitôt sommer le commandant de se rendre. Celui-ci, du nom de Chubb, homme sans expérience de la guerre, haussa cependant le ton, et répondit qu’il défendrait son fort, quand bien même la mer serait couverte de vaisseaux français et la terre de bandes abénaquises.

Cette fanfaronnade ne fut pas suivie des effets qu’on en devait attendre.

Deux pièces d’artillerie et deux mortiers furent débarqués, et, en quelques heures les batteries furent prêtes. Après avoir fait lancer deux ou trois bombes sur le fort, d’Iberville somma de nouveau le commandant de la place de se rendre, et lui fit entendre que si la place était prise d’assaut, les sauvages, résolus de se venger de la trahison commise contre leurs chefs, sous les murs de Pemquid, ne feraient aucun quartier. Chubb accepta les conditions qui lui furent faites.

Le fort de Pemquid fut détruit et une partie de la garnison envoyée à Boston. D’Iberville conduisit l’autre partie à Pentagouet, où il attendit l’effet d’une dépêche adressée au gouverneur de Boston pour l’engager à un échange de prisonniers. Ne recevant aucune réponse, et n’ayant pas assez de vivre pour nourrir tant de monde, il envoya à Boston le reste des soldats et ne retint que les officiers. Il confia ceux-ci à la garde de Villedieu, et le 3 septembre, le Profond, l’Envieux et le Newport mirent à la voile.

À peine avaient-ils doublé des îles de Pentagouet, que d’Iberville aperçut au large sept voiles qui portaient sur eux. Il ordonna au sieur de Lauzon, commandant du Newport, de se rapprocher de l’Envieux. Sur le soir, l’escadre anglaise était fort proche, lorsque d’Iberville fit virer de bord et porter vers terre. Après avoir parcouru une lieue dans cette direction, les vaisseaux français longèrent la côte et tirèrent vers l’Île des Monts-Déserts. Les Anglais n’osèrent les suivre.

Le lendemain, comme ils ne paraissaient plus, d’Iberville s’éleva au large, cingla vers l’Île du Cap-Breton, et alla mouiller le 12 août dans la rade de Plaisance.

Cependant, une frégate anglaise avait été envoyée de Boston pour traiter de l’échange des prisonniers laissés à Pentagouet. Mais, comme le commandant se trouva le plus fort, il ne se contenta point de réclamer ses compatriotes, il arrêta encore Villedieu, chargé de négocier avec lui, et vingt-deux soldats laissés pour protéger ce poste.

L’officier français fut conduit à Boston et jeté dans une prison où il eût à essuyer des mauvais traitements et un secret absolu. Cependant, malgré toutes les précautions de ses géoliers, il trouva moyen d’informer de son emprisonnement le gouverneur du Canada, par quelques lignes tracés avec son sang sur un petit morceau de papier.

Plaisance était la seule place importante que les Français possédaient sur la côte orientale de Terreneuve. Quoique situés dans un des plus beaux ports de l’Amérique, les habitants y vivaient misérablement.

Un fort, assez mauvais, protégeait cette bicoque, et, pour le défendre, le gouverneur n’avait que dix-huit soldats, auxquels, dans le cas d’une attaque, pouvaient se joindre une centaine de pêcheurs, plus habiles à manier la ligne que le mousquet.

Tel était l’état de Plaisance, quand d’Iberville, jaloux de rétablir les affaires de la France dans l’Île de Terreneuve, offrit à la cour de s’emparer des établissements anglais.

Mais l’expédition de Pemquid l’avait retenu si longtemps, qu’il ne put arriver à Plaisance avant le milieu de septembre. M. Brouillan — qui devait le seconder — était convenu de l’attendre jusqu’à la fin du mois d’août. Ne le voyant pas arriver, il s’était mis en mer depuis quelque trois jours avec le vaisseau du roi, le Pélican, et huit bâtiments malouins, pour aller attaquer St-Jean qui était le principal établissement des Anglais.

Cette expédition ne réussit point.

Repoussé par les courants, et informé qu’il y avait dans le port de St-Jean quarante navires, dont quelques-uns avaient depuis dix-huit jusqu’à trente-deux canons, il se rabattit sur le port de Baboul, qu’il prit, ainsi que plusieurs autres, tels que Forillon, Aiguefort, Fremouse, Ragnouse, s’empara de trente navires marchands et rentra à Plaisance, fort vexé de n’avoir pu prendre St-Jean et se plaignant des malouins qui l’avaient accompagné et avec lesquels il s’était brouillé.

Il y rencontra d’Iberville qui se disposait à aller attaquer Carbonière, poste anglais le plus avancé au nord. Par le West et le Postillon, il venait de recevoir des provisions et des hommes avec lesquels il se proposait de traverser les bois à pied.

M. de Brouillan voulut l’arrêter et commanda aux Canadiens de rester. Mais ceux-ci, qui adoraient d’Iberville, déclarèrent qu’ils ne reconnaissaient pas son autorité et qu’ils suivraient leur chef ou se retireraient dans les bois. Brouillan s’arrêta devant la mauvaise humeur que manifestaient les compatriotes d’Iberville. M. de Muy lui fut député pour lui déclarer que Brouillan voulait seulement être présent à la prise de St-Jean, qu’il ne prétendait rien au butin, mais qu’il voulait avoir sa part de danger et d’honneur.

D’Iberville s’efforça de calmer l’irritation des Canadiens et se concerta avec Brouillan pour aller attaquer St-Jean. Appréhendant quelque coup de vent qui aurait pu le jeter au large et peut-être le forcer d’aller en France avec cent vingt hommes qui étaient à ses charges, d’Iberville prit le chemin de terre, à travers les bois, tandis que Brouillan s’embarquait sur le Profond et faisait voile pour Ragnouse, lieu du rendez-vous.

Les Canadiens partirent de Plaisance le jour de la Toussaint 1696, pour camper au fond du port qui a près de deux lieues de profondeur. Le lendemain, ils entrèrent dans le bois, marchèrent au milieu d’un pays mouillé, couvert de mousse, où la glace se brisait sous leurs pas.

Cette pénible marche dura neuf jours, durant lesquels il fallut se frayer un chemin dans des bois épais, traverser à l’eau des rivières et des lacs, par un temps froid. Un aumônier les accompagnait c’était l’abbé Beaudoin, autrefois mousquetaire, mais alors missionnaire dans l’Acadie.

Le dix du même mois, ils arrivèrent au Forillon, où d’Iberville se rendit un peu avant les autres à la tête de dix hommes pour se procurer des vivres qui commençaient à manquer. Fort heureusement ils se saisirent de douze chevaux qui leur servirent de nourriture.

Brouillan était arrivé à Ragnouse. Ayant renvoyé le Profond en France avec quelques prisonniers, il se rendit à Forillon avec cent hommes pour se concerter avec d’Iberville sur leur plan de Campagne. On se décida à ne commencer qu’après avoir bien reconnu la situation des Anglais.

À la tête des Canadiens — parmi lesquels se trouvaient plusieurs gentilhommes, quatre officiers, et notamment Urbain Duperret-Janson, qui venait d’être nommé enseigne de vaisseau — à la tête des Canadiens, disions-nous, d’Iberville se porta sur Bayeboulle, où il s’empara d’un bâtiment marchand dont l’équipage s’enfuit dans les bois avec les habitants du lieu.

Un détachement de vingt hommes fut envoyé vers St-Jean, pendant que plusieurs autres parcouraient les environs pour faire des prisonniers et apprendre l’état des habitants du lieu. On fut ainsi informé qu’il n’y avait à St-Jean que trois navires marchands. Ces découvertes faites, d’Iberville choisit pour son lieutenant Montigny, officier dans une compagnie de marine du Canada, et il fut joint par le parti de Brouillan.

Les neiges avaient commencé à tomber. Le 20 novembre, les Français s’avançaient en ordre de bataille. Montigny, avec trente Canadiens, formait l’avant-garde, et précédait le corps principal de cinq cents pas. D’Iberville et Brouillan suivaient à la tête des troupes.

Après avoir parcouru environ deux lieues et demie, la bande de Montigny se heurta sur un corps de quatre-vingts hommes, postés avantageusement dans le bois et couverts par quelques rochers.

Étonnés un instant, les Canadiens se mettent à genoux pour recevoir l’absolution de l’abbé Beaudoin, puis ils s’élancent tête baissée sur l’ennemi. De Brouillan et d’Iberville arrivent presque aussitôt et attaquent les Anglais en tête et en flanc avec tant de vigueur, que ceux-ci fuient et se réfugient à St-Jean. D’Iberville les y suit et les force à se jeter dans deux forts, dont il s’empare et fait trente prisonniers ; le reste s’enfuit dans un grand fort ou dans une quaiche[13] mouillée dans un hâvre. Sur ces entrefaites, de Brouillan arrive avec ses soldats et sa milice ; tous s’installent dans la ville, pendant que la quaiche sortait du port, emportant une centaine d’hommes et les effets les plus précieux des habitants.

Deux cents Anglais s’étaient retirés dans le grand fort, où ils espéraient être secourus par deux vaisseaux de guerre qu’ils attendaient. Il fallait s’ouvrir un chemin pour reconnaître ce fort. De Muy et Montigny, à la tête de soixante Canadiens, brûlèrent les maisons qui l’environnaient. Placé sur la côte nord-ouest, à mi-côte, ils étaient flanqué de quatre bastions et défendu par douze pièces de canons. Pendant qu’une partie des Canadiens travaillaient à détruire les maisons par le feu, trente autres, conduits par d’Iberville, s’étaient avancés près du fort pour les soutenir.

Comme les Anglais cherchaient à temporiser dans l’attente de secours, les commandants français envoyèrent chercher à Bayeboulle un mortier, des bombes, de la poudre qui avaient été débarqués du Profond.

Ces préparatifs décidèrent les Anglais à parlementer. Le 30 décembre, le commandant de la place demanda une entrevue qui lui fut accordée et à laquelle il se rendit avec quatre des principaux bourgeois. Ils insistèrent pour ne se rendre que le lendemain, se flattant que le vent changerait et permettrait aux deux vaisseaux qu’ils avaient vus louvoyer au large depuis deux jours de rentrer dans le port. Mais d’Iberville n’était pas homme à se laisser prendre ainsi. On lui déclara qu’il fallait se rendre de suite, sans quoi on monterait à l’assaut, et cette menace le décida. La place fut rendue à deux heures de l’après-midi.

Toujours rude dans ses procédés, Brouillan seul signa la capitulation d’une place qu’il n’avait pas prise, sans même prendre la peine de la présenter à celui qui l’avait forcée à se rendre.

Montigny fut envoyé à Portugal Cove pour barrer le passage aux fuyards qui gagnaient Carbonière au nord et en prit trente.

On proposa à Urbain de rester sur les lieux avec soixante hommes de Brouillan ; mais d’Iberville devant continuer la guerre pendant tout l’hiver avec ses Canadiens, c’était suffisant pour le faite refuser.

Quant aux deux navires en vue, voyant la place prise et désespérant de la reprendre, ils retournèrent en Angleterre.

D’Iberville et ses Canadiens, les raquettes aux pieds, n’ayant que leurs armes et un sac sur le dos, parcoururent, pendant deux mois, les établissements situés sur la côte de Terreneuve. Ils s’en emparèrent avec facilité, car la terreur avait saisi les habitants, et il ne restait plus aux Anglais que Bonaviste et l’Île de Carbonière.

« Mais, dit Charlevoix, le premier de ses deux postes était trop bien fortifié pour pouvoir être insulté par une aussi petite troupe de gens, qui, marchant sur la neige et presque toujours par des chemins impraticables à tout autre qu’à des Canadiens et à des sauvages, ne pouvaient porter tout au plus que leurs fusils et leurs épées avec ce qu’il fallait de vivres pour ne pas mourir de faim. »

« Dans cette dernière partie de la campagne, ajoute l’abbé Ferland, d’Iberville enleva six à sept cents prisonniers, qu’il envoya à Plaisance, et dont la plupart échappèrent parce qu’il n’y avait point de lieu pour les garder avec sécurité.

« Dans toute cette campagne, d’Iberville se montra habile homme de guerre. Avec une poignée de Canadiens, dépourvue de secours, il s’empara des côtes de Terreneuve, et répandit, dans tout l’île, la terreur du nom français.

« Les gentilshommes canadiens qui s’étaient engagés dans cette expédition se distinguèrent par leurs qualités militaires. Fils de braves officiers, ils avaient, dès l’enfance, commencé à manier le fusil, à parcourir les forêts, soit en poursuivant les bêtes sauvages, soit en faisant la guerre aux Iroquois.

« Pendant le combat, chacun des canadiens agissait par lui-même, attaquait l’ennemi ou se défendait à sa guise. »

D’Iberville retourna à Plaisance et partit bientôt après pour Québec avec Urbain en attendant des secours qu’il avait demandés en France par M. de Bonaventure. Ceux-ci lui arrivèrent effectivement le 18 mai 1697, conduits par son frère le sieur de Sérigny.

VII

Délivrance.


Justes représailles du massacre de Lachine par les Iroquois, massacre dû à l’instigation des Anglais de la Nouvelle Angleterre, trois partis de guerre avaient été envoyés par M. de Frontenac contre les colonies anglaises : le premier du côté d’Albany, le second vers les établissements de la rivière Connecticut, et le troisième contre le pays qui s’étend entre le haut de la rivière Hudson et Boston.

Notre intention n’est pas de raconter les exploits de ces braves qui répandirent par toutes les colonies de la Nouvelle Angleterre la terreur du nom français, qu’il suffise de dire que ces hommes seuls étaient capables d’entreprendre pareilles expéditions au milieu de l’hiver, la raquette aux pieds, un sac de vivres sur le dos et leurs armes.

« Et de fait, observe Golden — témoignage irrécusable — des Européens ne croiraient pas qu’il fut possible à des hommes de faire une telle marche au milieu de la forêt, dans les temps les plus froids, sans autre abri que le ciel, sans autres provisions que celles qu’ils portaient avec eux. »

Le premier parti, de cent quatorze Français, de seize Algonquins et de quatre-vingts sauvages du Sault St. Louis et de la Montagne sous les ordres de Sainte-Hélène, d’Ailleboust de Mentet, d’Iberville et Repentigny de Montesson s’était dirigé vers Albany. Mais les sauvages ayant refusé de suivre les Français dans leur téméraire entreprise, l’on s’était rabattu sur Corlaer qui fut détruit de fond en comble, à l’exception de deux maisons.

« Une dame du lieu, dit Ferland, avait dans bien des occasions témoigné de la pitié aux captifs français conduits à Collaer ; elle les avait soignés dans leur maladie, leur avait donné des vêtements et de la nourriture. » Ses bienfaits ne furent pas oubliés. Des ordres avaient été donnés de respecter inviolablement les possessions et les biens de son mari, le capitaine Alexander Glen. D’Iberville et le Grand-Agnier se rendirent auprès de lui pour l’assurer qu’on épargnerait lui et les siens.

Toutes les maisons furent brûlées ; celle du sieur Glen, comme nous venons de le dire, et la maison d’une veuve chez qui avait été transporté de Montigny blessé dans le combat, furent seules épargnées.

Après le départ des Français, le capitaine Glen se transporta avec sa famille à Boston. C’est là que nous retrouvons le père Kernouët et sa fille Yvonne.

Nous ne raconterons pas le voyage du lieutenant Glen avec ses prisonniers, voyage qui ne fut marqué que par un seul incident.

Nous avons entendu Tête d’Aigle, le chef des Agniers, murmurer au moment où il sortait de la tente après le marché conclu avec Lewis Glen :

— Tête d’Aigle a la prudence du serpent et la finesse du renard ; quand il aura vaincu ses ennemis, il saura bien retrouver la jeune Fleur du Lac !

Ces paroles nous fournissent l’explication de la facilité avec laquelle le chef sauvage avait cédé ses prisonniers auxquels il tenait tant cependant.

C’est que Tête d’Aigle comptait bien en effet d’une pierre faire deux coups, que l’on nous passe l’expression, c’est-à-dire se procurer d’abord les armes dont il avait besoin pour tenir la campagne, puis, par tous les moyens possibles, reprendre ses prisonniers.

Un soir que le parti de Glen était campé dans une petite baie de la rivière Agnier qu’il descendait pour se rendre à Corlaer, il sembla à la sentinelle placée près de la tente de son chef, qu’un buisson situé à une certaine distance avait pris une direction plus oblique et s’était rapproché de la tente d’Yvonne.

Le soldat voulut en avoir le cœur net. Faisant un détour, il s’approcha en rampant de l’endroit qui avait attiré ainsi son attention. Aussitôt, il vit s’arrêter le buisson et deux sauvages en sortirent qui prirent leur course vers le bois, salués au passage par le fusil de la sentinelle. En un instant, tout le camp fut sur pied. Le bois fut fouillé une partie de la nuit, mais inutilement, on ne trouva que de nombreuses pistes.

Cet incident engagea Glen à redoubler de surveillance et à hâter son voyage.

— Cinq jours après, le parti arrivait sans encombre à Corlaer, où l’on ne trouva que des cendres. Lewis Glen y apprit que sa famille s’était réfugiée à Boston.

Il s’y rendit aussitôt avec ses prisonniers.

VIII

Un plaidoyer.


La capitaine Glen — frappé de paralysie depuis trois ans — avait émigré en Amérique chassé de la mère-patrie par les persécutions religieuses. Glen était catholique, et qui plus est catholique fervent.

Dignement secondé par sa femme, il avait fait de son fils Lewis un brave et bon enfant, aux sentiments nobles et élevés, qui était l’orgueil de sa vieillesse. Mais Lewis, par la carrière qu’il avait embrassée était le plus souvent absent de la famille. Or, une partie de la tendresse que celle-ci ressentait pour le jeune homme s’était reportée sur sa sœur Ellen, une adorable enfant de quinze ans.

Cependant l’éducation de la jeune fille avait été quelque peu négligée par sa mère depuis trois années que le capitaine Glen était cloué sur son lit par la douleur. Alors l’enfant partageait ses jours entre le soin de ses oiseaux et de nombreuses courses dans les champs sous l’égide d’une vieille négresse, sa nourrice.

Lewis connaissait cette lacune dans la vie de sa sœur et s’était promis de s’en servir pour faire accepter Yvonne dans sa famille, comptant sur l’imprévu pour caser le père Kernouët quelque part.

Disons, en passant, que les blessures causées au père d’Yvonne par les sauvages n’étaient pas absolument graves. Quelques soins et un peu de repos à son arrivée à Boston firent retrouver au vieillard à peu près toute sa vigueur d’autrefois.

Madame Glen revit son fils avec une grande joie. Après les premiers épanchements d’une allégresse sans mélange, Lewis, quoiqu’il lui en coutât beaucoup, aborda franchement la question.

— Ma chère mère ! dit-il, je vous apporte un cadeau qui sera reçu par vous avec faveur, je l’espère du moins.

— Un cadeau ? Qu’est-ce donc ? répondit madame Glen étonnée.

— Je me trompe ; ce cadeau est plutôt destiné à Ellen, puisque c’est elle qui en retirera tout le profit ; mais j’ai besoin de votre consentement pour le lui présenter.

— Dis vite alors ! s’écria la jeune fille assistant à l’entrevue qui avait lieu dans le parloir d’une jolie maison entre cour et jardin.

— Ma mère, vous avez déploré bien souvent devant moi l’absence d’une institutrice convenable, qui vous permit de faire compléter l’éducation d’Ellen qui en a grand besoin.

— Oh ! le méchant ! fit la jeune fille avec une moue charmante.

— Je l’ai déploré comme vous, reprit Lewis en souriant à sa sœur, et je comprends votre répugnance à confier ce sujet intéressant à des mains profanes, à des fanatiques en jupons de l’espèce de ceux qui ont ici le monopole de l’enseignement. Eh bien ! ma mère, je crois pouvoir combler cette lacune.

— Explique-toi…

— Et chose étonnante, cette perle des institutrices que je vous offre, je l’ai trouvée chez les sauvages.

— Chez les sauvages ?

Oh ! rassurez-vous : elle n’en a ni le sang, ni la couleur, ni l’éducation.

— Voyons ! quelle est cette plaisanterie ?

— Je ne plaisante pas, ma mère, écoutez-moi plutôt.

J’étais chargé par le gouverneur Andros, comme vous le savez, de me rendre dans le pays de nos alliés, les cinq nations, pour leur porter des armes et renouveler alliance avec eux.

Je vous fais grâce du récit de mes exploits qui, du reste, ont été fort pacifiques.

À peine arrivé parmi les sauvages, j’appris qu’ils étaient de retour d’une expédition vers Montréal, qu’ils avaient ravagé je ne sais combien de villages, massacré toute une population et qu’ils avaient ramené des prisonniers. Un de mes soldats m’apprit même, qu’il avait aperçu parmi ceux-ci une jeune fille d’une grande distinction et d’une rare beauté.

Je me la fis amener, en dépit de la répugnance du chef de la tribu, et vous l’avouerai-je ? je constatai que le soldat ne m’avait rien exagéré. Cette jeune fille me frappa réellement par son air de distinction et la grâce de toute sa personne.

— Quel embrasement ! interrompit Ellen d’un air mutin.

Le jeune homme rougit, mais il continua :

— Cette jeune fille m’apprit qu’elle avait été fait prisonnière avec son père à Lachine, près de Montréal, que le chef voulait la forcer à l’épouser…

— Pas dégoûté, le chef ! interrompit de nouveau Ellen.

— Bref, sur son refus, il la menaçait de faire mourir son père dans la torture, et déjà le supplice était commencé quand mon arrivée seule avait suspendu les tourments.

— Est-ce cette jeune fille ?…

— Un moment, ma mère, laissez-moi finir mon récit.

Je résolus de la sauver, avec son père, cette jeune fille, et comme j’avais remarqué l’admiration du chef sauvage pour une de mes armes, je la lui offris en échange de ses prisonniers, ajoutant qu’à son refus, je rompais les négociations.

Avec une facilité qui m’étonna d’abord, il consentit à toutes mes propositions ; mais une tentative qu’il a faite pendant notre voyage de retour pour reprendre sa proie, m’a convaincu ensuite qu’il n’avait agi qu’avec une arrière-pensée.

Quoiqu’il en soit, j’ai réussi à amener ces pauvres gens à Boston, et c’est cette jeune fille, en effet, que je vous propose comme institutrice d’Ellen.

— Mais quelle garantie d’honnêteté peut-elle me fournir ? Je ne puis prendre ainsi une inconnue qui…

— Oh ! mère, je t’en prie ! ne refuse pas de donner asile à cette infortunée ! dit Ellen en prenant la vieille femme par le cou pour l’embrasser.

— Du reste, ma mère, reprit Lewis, je ne vous demande pas de la prendre sans vous édifier sur ses mérites. Consentez à la recevoir, questionnez-là, faites lui subir le plus sévère examen. Franchement, je crois qu’il lui suffira de se montrer pour faire votre conquête.

— Dans tous les cas, je constate qu’elle a fait la tienne.

— Ma mère, vous qui m’avez appris la bonté, me ferez-vous un crime de me montrer sensible au malheur ? répliqua Lewis, tout en rougissant.

— Non, mon enfant. Seulement je ne voudrais pas te voir pousser ce beau sentiment jusqu’à l’exagération. C’est sans doute un devoir de secourir les malheureux ; mais il ne faut pas leur prodiguer ses bienfaits sans savoir s’ils en sont dignes.

— Est-elle bien plus vieille que moi, cette jeune fille ? demanda Ellen.

— Deux ou trois ans à peine.

— Mes enfants, je ne puis prendre une décision aussi grave, reprit madame Glen, sans consulter votre père. Ou est-elle, ta protégée ?

— Avec son père, au « William King Hotel. »

— Je rejoins votre père. Lewis, restes-tu à diner avec nous ?

— Non, ma mère ; le service m’appelle à l’Hôtel-de-Ville où je dois rendre compte de ma mission.

Le jeune officier quitta sa mère et sa sœur, mais celle-ci eut le temps de lui glisser à l’oreille :

— Dis à ta protégée que j’ai hâte de la connaître et que je l’aimerai bien !

Lewis répondit à ces bonnes paroles de sa sœur en déposant un baiser sur ses cheveux cendrés, quitta la maison et se dirigea vers le centre de la ville.

IX

Vie nouvelle.


Le même soir, après un long entretien entre Madame Glen et son mari, il fut décidé d’un commun accord que l’on recevrait la jeune fille à titre d’essai.

Le lendemain, Yvonne était installée dans sa nouvelle position et commençait son service.

Madame Glen était une femme supérieure, d’un esprit remarquable et d’un grand cœur. Il ne lui fallut pas un bien long examen pour constater que la jeune fille avait reçu une instruction solide et une éducation distinguée.

Yvonne avait perdu sa mère au berceau. Élevée par une de ses tantes, religieuse dans un couvent des Hospitalière à Rennes, elle avait été mise en pension aux Ursulines de Québec aussitôt après son arrivée au Canada, où elle termina ses études.

Elle eut bientôt fait la conquête d’Ellen un peu gâtée jusqu’alors par ses parents.

Quant au père Kernouët, grâce à sa connaissance de la langue anglaise, qu’il avait apprise dans ses nombreux voyages, et à la protection de Lewis Glen il obtint un modeste emploi dans une maison de commerce de la ville, en attendant qu’il fut échangé avec sa fille contre des prisonniers anglais.

Le père et la fille se retrouvaient tous les dimanches. C’était un jour de joie sans mélange, d’heureux instants de causerie, de doux projets d’espoir en une délivrance prochaine.

Il arriva quelques mois après un événement qui fit apprécier d’avantage les bonnes qualités d’Yvonne. Le capitaine Glen, usé par la vie des camps et la maladie, s’éteignit tout doucement entouré des soins de sa famille. Yvonne, fut l’ange de consolation de toutes ces personnes désolées et ne leur devint que plus chère.

Cependant, la jeune fille, en dépit de tous les bons procédés de son entourage, conservait une attitude triste, quoique résignée. C’est qu’Yvonne pensait aux absents et se désolait de ne pouvoir leur donner signe d’existence.

Lewis Glen fréquentait la maison plus que par le passé. Ce jeune homme, taciturne par tempérament, ayant un peu de la morgue britannique, qui avait d’abord montré dans tous ses rapports avec Yvonne des airs de protection et une politesse un peu forcée, changea de manières petit à petit, et devint bientôt prévenant, empressé même, ce qui alarma la jeune fille.

Madame Glen, qui rêvait pour son fils une riche alliance s’en inquiéta également. Les rapports dans la famille devinrent alors plus tendus et cette franche cordialité des premiers jours disparut.

Bien des fois, dans les heures de douce causerie, après les classes d’Ellen, la mère de celle-ci s’était complu à parler à Yvonne de ses projets d’avenir pour son fils, des qualités et des charmes d’une riche héritière de la famille Campbell, dont le chef était un planteur des environs de la ville.

Bien des fois même, et surtout depuis qu’elle constatait le changement de Lewis, madame Glen affectait de lui parler de ces projets de mariage en présence de son fils, qui n’avait jamais protesté. La jeune fille savait même que l’on était sur le point de faire les premières démarches officielles.

Ces confidences rassuraient Yvonne sur la tendance des sentiments de Lewis à son égard, et lui firent bientôt reprendre sa tranquillité.

Un jour Yvonne était allée à la diligence de l’endroit pour accompagner son père envoyé par son patron à New-York afin d’y occuper un emploi supérieur dans une succursale de la maison.

Ce départ attristait la jeune fille qui allait se trouver bien isolée. Quand elle eut vu son père emporté par la lourde voiture, elle se sentit horriblement seule. Elle sortit vite du bureau de la diligence pour cacher ses larmes ; mais dans la rue elle se trouva en face de Lewis.

— Eh bien ! lui dit-il en lui offrant son bras, vous pleurez ? Je m’attendais bien à cela, et j’ai voulu me trouver ici, où les prétextes ne manquent pas pour le public, afin de vous soutenir un peu dans ce chagrin si naturel, et de vous rappeler qu’il vous reste des amis sincères.

— Vous êtes venu ici pour moi ? répondit Yvonne en essuyant ses larmes. Ah ! je suis honteuse de ce moment de faiblesse. C’est de l’ingratitude envers vous qui nous avez comblés, et que je devrais bénir dans la joie au lieu de sentir le petit déchirement d’une séparation qui ne peut durer longtemps. Non, non, je n’ai pas de chagrin ; je suis au contraire bien heureuse, et c’est grâce à vous.

— Pourquoi donc pleurez-vous encore ? lui dit le jeune officier en la conduisant à la voiture qu’il avait amenée pour elle. Voyons, c’est un peu nerveux, n’est-ce pas ? mais cela m’inquiète. Retournons au bureau de la diligence comme si nous cherchions quelqu’un. Je ne veux pas vous quitter dans les larmes. C’est la première fois que je vous vois pleurer depuis que vous êtes ici, et cela me fait beaucoup de mal… Tenez, nous sommes à deux pas du parc ; à huit heures du matin, il n’y a pas de risques que nous y rencontrions personne de connaissance. D’ailleurs avec ce manteau et ce voile, on ne peut savoir qui vous êtes.

Il y avait tant d’amicale sollicitude dans l’offre du jeune homme qu’Yvonne ne songea point à refuser. Qui sait ? pensait-elle, s’il ne désire point me dire là un adieu fraternel au moment d’entrer dans une nouvelle existence. Au fait, cela est permis, cela nous est peut-être dû ; il serait étrange qu’il ne m’en parlât pas, et que je ne fusse pas préparée et disposée à l’entendre.

Lewis fit signe au cocher de le suivre et il conduisit Yvonne à pied en l’entretenant de son père ; mais dans ce court trajet il ne lui parla pas de lui-même. Ce ne fut qu’au moment de prendre place sur un banc dans une allée ombragée qu’il lui dit du ton le plus détaché et en souriant :

— Savez-vous que c’est ce soir que l’on veut me présenter à mademoiselle Campbell ?

Yvonne répondit avec sincérité et résolution :

— Non, je ne savais pas que ce fut aujourd’hui.

— Si je vous parle de cela, reprit-il, c’est parce que je sais que ma mère vous a tenue au courant de ce beau projet. Moi, je ne vous en ai jamais parlé ; cela n’en valait pas la peine.

— Vous avez donc cru que je ne m’intéressais pas à votre bonheur ?

— Mon bonheur ! est-ce qu’il peut être dans les mains d’une inconnue ? Et vous, mon amie, vous qui me connaissez depuis près de quatre ans que vous demeurez avec nous, pouvez-vous me parler ainsi ?

— Alors,… je dirai le bonheur de votre mère, puisqu’il dépend de ce mariage,

— Oh ! ceci est une autre affaire, reprit vivement le jeune homme. Voulez-vous me permettre de vous parler de ma situation ? On songe sérieusement à faire de moi un père de famille et surtout de me faire faire une alliance riche et distinguée. C’est un bonheur dont je n’ai pas autant besoin que l’on croit.

— Je vous crois l’âme trop complète pour ne pas désirer connaître les plus ardentes, les plus saintes affections de la vie.

— Supposez tout ce que vous voudrez à cet égard, reprit Lewis, et reconnaissez dès lors que le choix de la mère de mes enfants est l’affaire la plus importante de ma vie. Eh ! bien, cette chose immense, ce choix sacré, pensez-vous que quelqu’un puisse le faire à ma place ? Admettez-vous que même mon excellente mère puisse s’éveiller un bon matin en disant : « Il y a de par le monde une demoiselle bien née, dont la fortune est considérable, et qui doit être la femme de mon fils, parce que mon mari, mes amis et moi trouvons la chose avantageuse et convenable. Mon fils ne la connaît pas, n’importe ! Elle ne lui plaira peut-être en aucune façon ; il lui déplaira peut-être également : n’importe encore ! Cela fera plaisir à sa famille et à tous les habitués de la maison. Il faudrait que mon fils fut dénaturé s’il ne sacrifiait pas sa répugnance à cette fantaisie. Et si mademoiselle Campbell s’avise de ne pas le trouver parfait, elle ne sera pas digne du nom qu’elle porte !… » Vous voyez bien, mon amie, que tout cela est insensé, et je m’étonne beaucoup si un seul instant vous avez pu le prendre au sérieux.

— Vous m’étonnez beaucoup, reprit Yvonne. Votre mère ne m’a-t-elle pas dit que vous aviez donné votre parole de voir mademoiselle Campbell ?

— Aussi la verrai-je ce soir ; c’est une rencontre arrangée de manière à ce que le hasard paraisse l’amener, et qui m’engage en aucune façon.

— C’est là un faux-fuyant que je n’admets pas dans une conscience comme celle de Lewis Glen ! Vous avez donné votre parole de faire tout en votre pouvoir pour reconnaître le mérite de cette jeune personne et pour lui faire apprécier le vôtre.

— Ah ! je ne demande pas mieux que de faire tout mon possible pour cela ! répondit Lewis avec un triste sourire et en attachant son clair regard sur Yvonne.

— Vous vous êtes donc moqué de votre mère ? reprit celle-ci ; voilà ce dont je ne vous aurais cru jamais capable.

— Non, non, je ne le suis pas, répondit le jeune homme en reprenant son sérieux. N’allez pas me prendre pour un blasé, un être incapable de fougue et de bons sentiments. L’amour fermente en moi comme la sève dans ce grand arbre ; oui, l’amour, c’est-à-dire la foi, la force, le sentiment de mon être immortel dont je dois rendre compte à Dieu et non aux préjugés humains ! Je veux être heureux, moi, et je ne veux être époux qu’à la condition d’aimer avec toutes les forces de mon âme !…

— Ne me dites pas, continua-t-il, sans donner le temps à Yvonne de répondre, que j’ai des devoirs en contradiction avec celui-là. Je ne suis pas un homme faible et flottant. Je ne me paie point de mots consacrés par l’usage, et je ne prétends pas me faire l’esclave et la victime des chimères de l’ambition.

— Eh bien ! en tout ceci, je vous approuve autant que je vous admire, reprit Yvonne, mais il me semble que tout peut et doit s’arranger, relativement à votre mariage, selon les désirs de votre famille et les vôtres. Puisqu’on dit mademoiselle Campbell tout-à-fait digne de vous, pourquoi donc, au moment de vous en assurer, prononcez-vous d’avance que cela n’est ni possible, ni probable ? Voilà, où je ne vous comprends plus du tout, et où je doute que vous ayez des motifs sérieux et respectables à me faire accepter.

Le jeune homme fut sur le point de lui déclarer que l’amour qu’il ressentait pour elle, amour sérieux, pur, profond, en était un suffisant, mais le ton décidé de la jeune fille le fit changer de résolution.

— Eh bien ! vous voyez, reprit-elle, vous ne trouvez rien à une répondre !

— Vous avez raison, dit-il ; je n’avais pas le droit de vous dire que mademoiselle Campbell me serait à coup sûr indifférente. Je le sais, mais vous ne pouvez être juge des raisons sécrètes qui m’en donnent la certitude. Ne parlons plus d’elle. Je tenais à vous convaincre de ma liberté d’esprit et du droit de ma conscience à cet égard. Je ne veux pas qu’une pensée comme celle-ci puisse exister en vous : Lewis Glen doit se marier pour de l’argent, de la considération et du crédit ! Oh ! cela, mon amie, je vous en supplie, ne le croyez jamais. Descendre à ce point dans votre estime serait un châtiment que je n’ai mérité par aucune faute, par aucun tort, ni envers vous, ni envers les miens. Je tiens aussi à ce que vous ne me fassiez, d’autre part, aucun reproche, s’il arrive que je me vois forcé de contrarier ouvertement les désirs de ma mère dans mon établissement. J’ai cru devoir vous dire tout ce qui me justifie d’une prétendue bizarrerie. Voulez-vous bien maintenant m’absoudre d’avance si j’ai tôt ou tard à déclarer à mes parents que je peux leur donner mon sang, ma vie, mon bonheur même, mais pas ma liberté morale et ma vérité intérieure, pas cela ! Oh ! cela, non, c’est à moi, et c’est le seul bien que je me réserve, cela vient de Dieu, et les hommes n’ont pas droit de me l’enlever !

En parlant ainsi, le jeune homme avait posé la main sur son cœur et le pressait avec force. Sa figure, à la fois énergique et charmante, exprimait une foi enthousiaste.

Yvonne, éperdue, eut peur d’avoir compris. Mais il fallait paraître ne pas supposer que Lewis Glen pût songer à elle. Outre les difficultés à surmonter auprès des parents du jeune homme, la jeune fille ne s’appartenait plus et le souvenir d’Urbain était toujours vivace dans son cœur et son esprit.

Elle répondit qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur l’avenir, mais que, quant à elle, elle aimait tant son père, qu’elle lui sacrifierait même son cœur, si elle pouvait, par une immolation sans réserve, prolonger sa vie.

— Prenez garde, ajouta-t-elle avec feu, quelque chose que vous décidiez aujourd’hui ou plus tard, pensez toujours à ceci : c’est que quand nos parents aimés ne sont plus, tout ce que nous aurions pu faire pour leur rendre la vie heureuse et longue se présente devant nous avec une terrible éloquence. Les plus petites négligences prennent alors des proportions énormes, et il ne doit pas y avoir un moment de bonheur et de repos pour quiconque, même en usant de tous ses droits à la liberté, a le souvenir d’une douleur sérieuse infligée à sa mère qui n’est plus.

Le jeune homme serra en silence et convulsivement la main d’Yvonne ; elle lui avait fait beaucoup de mal, elle avait frappé juste.

Elle se leva et il lui offrit son bras jusqu’à la voiture.

— Soyez tranquille, lui dit-il en rompant le silence au moment de la quitter, je ne blesserai jamais ouvertement le cœur de ma mère. Priez pour moi, afin que j’aie, à un jour donné, l’éloquence de la convaincre ! Si je n’y parviens pas… eh bien ! que vous importe ? Ce sera tant pis pour moi.

Et il se dirigea, soucieux, vers la caserne où était cantonné son régiment.

X

Une démarche périlleuse.


La présentation annoncée eût effectivement lieu le soir même.

On comprendra la vive anxiété de madame Glen en attendant la visite quotidienne de son fils. Il arriva assez tard le lendemain matin. Yvonne était au salon occupée à donner ses leçons à Ellen. Lewis passa immédiatement dans les appartements de sa mère.

Après l’avoir baisé au front, avoir pris des nouvelles de sa santé :

— Ma mère, dit-il, êtes-vous maintenant disposée à m’entendre vous parler sérieusement de mon avenir ?

— Causons, mon fils, causons ! s’écria Madame Glen joyeuse. Viens-tu m’apprendre enfin que tu vas me donner une seconde fille à aimer et un jour de grande joie dans mon deuil ?

— Ma mère chérie, dit le jeune homme en s’agenouillant devant sa mère et en prenant ses deux mains dans les siennes, il ne tient qu’à vous que j’aie aussi bientôt mon jour de suprême joie.

— Ah ! bien vrai ? Dis vite !…

— Oui, je parlerai ! c’est le moment que j’attendais, et à ce moment-là je viens vous dire ceci : Ma mère adorée, je puis vous présenter une seconde fille aussi aimable et non moins pure que la première. J’aime avec passion depuis un an, depuis plus d’un an, la créature la plus parfaite. Elle l’a peut-être deviné, mais elle ne le sait pas ; j’ai tant de respect et d’estime pour elle, que je savais bien ne pouvoir jamais, sans votre consentement, obtenir le sien. Voilà d’ailleurs ce qu’elle m’a fait rigidement comprendre dans un entretien où mon secret allait m’échapper malgré moi, et je me suis de nouveau imposé le plus rigoureux silence avec elle jusqu’à ce que je puisse vous ouvrir mon cœur.

Votre sort, et celui d’Ellen est assuré, et convenablement riche moi-même, j’ai le droit de ne pas vouloir augmenter ma fortune et de me marier selon mon cœur.

Pourtant vous avez un sacrifice à faire, et votre amour maternel ne me le refusera pas, puisque tout le bonheur de ma vie en dépend. Cette personne appartient à une famille honorable, vous vous en êtes assurée vous-même en l’admettant dans votre intimité ; mais elle n’appartient pas à une de ces antiques illustrations pour lesquelles vous avez une partialité que je n’entends pas combattre. J’ai dit que vous aviez quelque chose à me sacrifier, le voulez-vous ? m’aimerez-vous à ce point-là ? Oui, ma mère, oui, votre cœur que je sens battre, va céder sans regret et avec son immense bonté maternelle à la prière d’un fils qui vous adore.

— Ah ! mon Dieu ! c’est d’Yvonne que tu me parles ? s’écria madame Glen tremblante. Attends ! attends ! mon fils, le coup est rude, et je ne m’y attendais pas !

— Oh ! ne dites pas cela, reprit Lewis avec feu, si le coup est trop rude, je ne veux pas que vous le receviez ! je renoncerai à tout, je ne me marierai jamais !

— Ne pas te marier !… Eh bien ! cela serait pire encore ! Voyons ! voyons ! laisse moi donc me reconnaître. C’est peut-être plus facile à digérer que cela en a l’air ! Ce n’est pas tant la naissance… Son père descend d’un gentillâtre, il me l’a dit ; c’est un fermier, un coureur des bois, mais je sais que les gentilshommes du Canada ne dédaignent pas les travaux des champs. C’est mince… mais enfin, si c’était tout ! Il y a cette misère qui est venue tomber sur elle ; elle a eu le courage de travailler pour vivre, d’accepter comme son père une espèce de domesticité…

— Grand Dieu ! s’écria le jeune homme, lui feriez-vous une tache de ce qui est le sublime de sa vie ?

— Non, non, pas moi ! reprit vivement sa mère, au contraire ! mais le monde est si…

— Si injuste et si aveugle !

— C’est vrai et j’ai tort de m’en préoccuper. Allons, puisque c’est un mariage d’amour, je n’ai plus qu’une objection à faire. Yvonne a vingt-trois ans…

— Et moi j’en ai trente à présent.

— Ce n’est pas cela. Elle est toute jeune, si son cœur est aussi pur, aussi neuf que le tien ; mais elle a peut-être aimé dans son pays.

— Non. Je sais toute sa vie. Je suis à peu près certain qu’elle n’a jamais aimé réellement.

Madame Glen resta silencieuse quelques instants. Elle repassa dans son esprit la conduite de la jeune fille à l’égard de son fils, ses prévenances, ses longues causeries dans le jardin. Alors une pensée mauvaise passa dans son esprit. Elle vit un calcul de la jeune fille, un rêve d’ambition, et avec la meilleure foi du monde elle la condamna.

— Eh bien ! dit le jeune homme en rompant ce silence inquiétant, me permettez-vous de l’appeler ici de votre part ? Voulez-vous que, pour la première fois, devant vous, à vos pieds, je lui dise que je l’aime ? Voyez, je n’ose pas le lui dire encore à elle seule ! Un regard froid, une parole de défiance me briserait le cœur. Ici, en votre présence, je parlerai, je saurai la convaincre.

— Mon fils, répondit la mère, je suis disposée à vous donner ma parole ! Mais je te demande, ajouta-t-elle, en le pressant dans ses faibles bras, j’exige une seule chose : c’est que tu prennes vingt-quatre heures pour réfléchir à ta situation. Ne secoue pas la tête. Ce que je te demande, c’est bien peu de chose. Vingt-quatre heures sans la voir, sans lui parler de rien, voilà. Moi-même, j’ai besoin d’accepter devant Dieu le parti que je vais prendre, afin que ma figure, mon trouble, mes larmes ne laissent pas deviner à Yvonne que ce sacrifice me coûte un peu…

— Oh ! oui, vous avez raison ! s’écria Lewis. Si elle le devinait, elle ne me laisserait pas lui parler…… À demain donc, ma bonne mère ! Vingt-quatre heures, dites-vous ? C’est bien long !… Je ne dois pas même lui parler en présence d’Ellen, en passant au salon ?

— Eh bien ! fais-moi ce sacrifice à ton tour, de ne pas la revoir, de ne pas lui parler avant demain soir. Il le faut, jure-le moi ?

Le jeune homme jura et tint parole. Il se retira par un passage de service et laissa madame Glen seule, soupçonneuse, cherchant à se prouver à elle-même qu’Yvonne n’avait captivé l’attention de son fils que dans le but de se faire un sort, et cherchant les moyens de déjouer les prétendus calculs de la jeune fille.

XI

Une détermination héroïque.


Après le dîner, Yvonne entra, comme elle en avait l’habitude, dans les appartements de madame Glen pour lui faire la lecture. Elle la trouva d’une pâleur qui l’inquiéta, et quand elle lui en eut demandé la cause, elle reçut une très-froide réponse.

— C’est un peu de fatigue, voilà tout ! dit-elle ; ce ne sera rien. Ayez l’obligeance de me relire le chapitre d’hier.

Pendant que la jeune fille lisait de sa voix fraîche et pure, madame Glen n’écoutait pas. Elle pensait à ce qu’elle allait faire. Elle contenait une profonde indignation contre cette jeune fille, un violent chagrin du coup qu’il lui faudrait porter à son fils, et aux souffrances de la mère se mêlait cependant l’involontaire satisfaction de rompre le projet d’un mariage qui lui déplaisait, tout en nourrissant l’espoir de renouer celui qu’elle appelait de tous ses vœux.

Quand elle eut pris son parti, elle interrompit brusquement la lectrice en lui disant d’un ton glacial :

— C’est assez, mademoiselle, j’ai à vous parler sérieusement. Mon fils a paru éprouver pour vous, dans ces derniers temps, des sentiments que vous n’avez certainement pas encouragés ?

Yvonne devint plus pâle que son interlocutrice, mais forte de sa conscience, elle répondit sans hésitation :

— J’ignore ce que vous dites, madame. Votre fils ne m’a jamais exprimé aucun sentiment dont je pusse m’alarmer sérieusement.

Madame Glen prit cette réponse pour un effronté mensonge. Elle lança un regard de mépris à la jeune fille qui le saisit au passage, puis elle répliqua :

— Je le crois bien ; mais moi, j’aurais fort à me plaindre si vous aviez la prétention…

— La jeune fille l’interrompit avec une violence dont elle ne fut pas maîtresse :

— Je n’ai jamais eu aucune prétention, s’écria-t-elle, et personne au monde n’a le droit de me parler comme si j’étais coupable ou seulement ridicule !…

— Pardon, madame, continua-t-elle en voyant la mère de Lewis presque effrayée de son emportement ; je vous ai coupé la parole, je vous ai répondu d’un ton qui ne convient pas !… Pardonnez-moi, je vous aime, je vous suis dévouée jusqu’à donner mon sang pour vous. Voilà pourquoi un soupçon de vous me fait tant de mal que j’en ai perdu l’esprit… Mais je dois me contenir et je me contiendrai !… Je vois qu’il y a entre nous je ne sais quel malentendu. Daignez vous expliquer… ou m’interroger ; je répondrai avec le calme qu’il me sera possible d’avoir.

— Ma chère Yvonne, dit la vieille femme, adoucie, je ne vous interroge pas, je vous avertis. Mon intention n’est pas de vous trouver coupable, ni de vous contrister par des questions inutiles. Vous étiez maîtresse de vos sentiments et de vos rêves d’ambition…

— Non, madame, je ne l’étais pas.

— Eh bien ! à la bonne heure, il vous a échappé malgré vous ! dit madame Glen avec un retour d’ironique dédain, croyant trouver un naïf aveu dans la réponse de la jeune fille.

— Non ! cent fois non ! reprit celle-ci avec force ; ce n’est pas cela que je voulais dire. Sachant qu’il m’était interdit, par mille devoirs, plus sérieux les uns que les autres, d’en disposer, je ne les ai livrés à personne !

Les dispositions de madame Glen changèrent à son égard. En voyant surtout que les yeux de la jeune fille se remplissaient de larmes brûlantes, elle revint à son amitié pour elle.

— Ma chère petite, lui dit-elle en lui prenant les mains, pardonnez-moi ! Je vous ai fait du mal, je me suis mal expliquée. Admettons même que j’ai eu un moment d’injustice. Au fond, je vous connais mieux que vous ne pensez, et j’apprécie votre conduite. Vous êtes prudente, généreuse et sage. S’il vous est arrivé… d’être plus émue peut-être de certaines poursuites que, pour votre bonheur, vous n’eussiez dû l’être, il n’en est pas moins certain que vous avez toujours été prête, à vous sacrifier dans l’occasion, et que vous seriez encore prête à le faire, n’est-il pas vrai ?

Yvonne, qui ne pouvait comprendre l’allusion et qui n’avait jamais faibli ni dans ses sentiments, ni dans ses souvenirs, trouva que madame Glen n’avait pas le droit de fouiller dans les secrets de son âme.

— Je n’ai rien à sacrifier, dit-elle avec fierté. Si vous avez quelque chose à m’ordonner, madame, dites-le, et ne pensez pas qu’il y ait aucun mérite de ma part à vous obéir.

— Vous voulez dire… et vous dites, ma chère, que vous n’avez jamais partagé les sentiments de mon fils pour vous ?

— Je ne les ai jamais connus.

— Vous ne les avez pas devinés ?

— Non, madame, et je n’y crois pas. Qui a pu vous faire penser le contraire ? Ce n’est pas lui assurément !

— Eh bien ! pardonnez-moi, c’est lui. Vous voyez quelle confiance j’ai en vous ! Je vous dis la vérité, je me livre sans réserve à votre grandeur d’âme. Mon fils vous aime et croit pouvoir être aimé de vous !

M. Lewis s’est étrangement trompé ! répondit Yvonne, blessée d’un aveu qui, présenté ainsi, était presque une offense.

— Ah ! vous dites la vérité, je le vois ! s’écria madame Glen, conservant encore un doute dans son esprit et voulant s’emparer de la jeune fille en flattant son amour-propre. Merci, ma chère enfant ; vous me rendez à la vie. Vous êtes franche, vous êtes trop noble pour me punir de mes soupçons en jouant avec mon repos. Eh-bien ! permettez-moi de dire à Lewis qu’il avait fait un rêve et que ce mariage est impossible, non par ma volonté, mais par la vôtre.

Cette parole imprudente éclaira bien Yvonne ; mais comme elle voulait enlever tout espoir au jeune homme, elle répondit avec sévérité :

— Madame, vous ne devez jamais avoir tort aux yeux de votre fils, je comprends cela, et quant à moi, je n’ai à craindre de sa part aucun reproche en déclinant l’honneur qu’il voulait me faire. Vous lui direz au reste ce que vous croirez devoir lui dire : je ne serai pas là pour vous démentir.

— Quoi ! vous voulez me quitter ? s’écria madame Glen effrayée du résultat qu’elle avait obtenu si soudain, quoiqu’elle l’eût secrètement désiré. Non, non, cela est impossible ! ce serait tout perdre… Mon fils vous aime avec une impétuosité… dont je ne crains pas les suites pour l’avenir si vous m’aidez à les combattre, mais dont je crains la vivacité dans le premier moment.

Tenez ! il vous suivrait peut-être… il est éloquent !… il triompherait de votre résistance, il vous ramènerait, et je serais peut-être forcée de lui dire… ce que je ne veux pas lui dire !

— Vous ne voulez pas lui dire non ! c’est moi qui doit le lui dire ! Eh bien ! je lui écrirai, et ma lettre passera par vos mains.

— Mais sa douleur… sa colère peut-être… y songez-vous ?

— Mais, laissez-moi partir ! répondit Yvonne révoltée à la fin de cet égoïsme. Je ne suis pas venue ici pour souffrir à ce point. Laissez-moi en sortir sans trouble comme sans reproche. Je ne verrai jamais M. Lewis, voilà tout ce que je peux promettre. S’il doit me suivre…

— N’en doutez pas ! Mon Dieu, parlez plus bas ! Si quelqu’un vous entendait !… Et s’il vous suit, que ferez-vous ?

— Je ne m’exposerai pas à être suivie. Veuillez me permettre d’arranger ceci selon ma prudence. Demain matin, je reviendrai prendre congé de vous, madame.

Et la jeune fille se dirigea vers la porte. Madame Glen n’osa pas ajouter un mot pour la retenir. Elle la sentait irritée et blessée. Elle se reprochait d’avoir laissé trop voir qu’elle avait deviné ses prétendus rêves d’ambition. « Elle va se calmer, faire ses plans, se dit-elle, et quand elle reviendra me les soumettre, je lui persuaderai de s’en rapporter aux miens et de rester quelque temps encore. »

Elle reverrait son fils le soir et lui dirait qu’elle avait tâté les dispositions d’Yvonne à son égard et qu’elle l’avait trouvée froide pour lui. Elle éviterait pendant quelques jours une explication décisive, elle gagnerait du temps, et Yvonne achèverait de décourager elle-même le jeune homme avec prudence et douceur.

XII

Un adieu suprême.


Fidèle à sa parole, Lewis ne se présenta pas de la soirée chez sa mère. Yvonne, aussitôt après le thé, demanda la permission de se retirer dans sa chambre, prétextant une forte migraine.

Ellen, qui ressentait pour la jeune fille le véritable attachement d’une sœur, voulut bien la garder quelque temps au salon ; mais sur l’instance d’Yvonne, remarquant du reste l’air accablé de son amie, elle se résigna à veiller seule avec sa mère.

Le lendemain matin, à l’heure du déjeuner, la jeune fille n’avait pas encore paru. Madame Glen envoya un domestique à sa chambre. Celui-ci, tout consterné, vint lui apprendre qu’Yvonne était sortie de bon matin, avec un très-petit paquet, en laissant à la cuisinière deux lettres, l’une à l’adresse de madame Glen et l’autre à celle de son fils,

« Je crois aller au-devant de vos désirs, madame, écrivait la jeune fille, en fuyant cette maison d’où je n’emporte que de tendres souvenirs et les sentiments d’une sincère reconnaissance. Car, je ne veux pas me rappeler vos étranges paroles de tantôt, paroles qui m’ont fait bien du mal.

« J’écris à votre fils suivant vos intentions, et nul doute qu’il vous donnera communication de ma lettre. C’est pour cette raison que je la fais passer par vos mains.

« Je fais le sacrifice de mes adieux, de mes baisers, à cette chère Ellen. Vous lui donnerez pour prétexte de mon départ précipité le motif que vous jugerez nécessaire et à propos. Mais je ne veux pas quitter cette maison sans vous prier de lui dire que je lui laisse une partie de mon cœur à cette enfant que j’aime comme une sœur.

« Je vais rejoindre mon père qui saura bien me dérober aux poursuites de votre fils, si toutefois vos craintes à cet égard ne sont pas chimériques.

« Et maintenant, adieu ! madame. Daignez croire que dans mes chagrins, pas un seul autre sentiment qu’une reconnaissance sans bornes, n’existe pour vous et votre famille dans mon âme. »

— Eh bien ! c’est à merveille ! se dit madame Glen après un instant de surprise et de crainte. Elle entre dans mes idées et tout est bien ainsi. J’aime mieux ne pas savoir ce qu’elle compte faire. Je ne craindrai pas de la sorte que mon fils m’arrache la vérité.

Lee soir arriva pourtant trop vite à son gré… Ses craintes grossirent en voyant approcher l’heure de la visite de son fils. Elle eut même une pensée de remords, car, ignorant l’état du cœur d’Yvonne, elle se demanda si ses soupçons n’étaient pas injustes. En faisant le malheur de son fils, n’allait-elle pas du même coup briser deux cœurs ? Car madame Glen ne pouvait se dissimuler les mérites réels de la jeune fille à l’attention de Lewis. Elle se demanda si elle devait donner le soir même à son fils la lettre d’Yvonne ? N’était-il pas à redouter qu’elle n’eut eu le temps nécessaire pour mettre entre son fils et elle une distance suffisante ?

Une seconde diligence partait à quatre heures. Elle prit la décision suivante : si son fils se présentait avant le départ, elle lui cacherait la vérité, sous un prétexte ou sous un autre jusqu’au lendemain. Dans le cas contraire, il n’y avait aucun danger à brûler de suite ses vaisseaux.

Lewis ne se présenta qu’à la nuit. Sa mère l’attendait dans ses appartements où il fut immédiatement introduit.

Le jeune homme était calme, quoiqu’un peu pâle.

— Ma mère, dit-il, j’ai bien souffert depuis vingt-quatre heures. Allez-vous mettre enfin un terme à mes tourments ?

Sans répondre, madame Glen lui tendit la lettre d’Yvonne avec un sourire navré.

Disons-le, la patricienne, la femme ambitieuse disparaissait ici en présence de la douleur qu’elle allait causer à son fils.

— N’avez-vous pas parlé, ma mère ? demanda Lewis en prenant la lettre d’un air étonné.

— Oui, mon fils, j’ai dit à Yvonne l’amour pur, l’amour saint que tu ressentais pour elle et voici la réponse qu’elle m’a chargée de te remettre.

Le jeune homme devint plus pâle encore et hésita quelques instants ; puis d’une main fiévreuse, il rompit le cachet. Dès les premières lignes, il porta la main à son cœur d’un geste convulsif. Voici ce que lui écrivait la jeune fille :

« Lewis,

« Ne me maudissez pas, ne me jugez pas avant de m’avoir entendue ; quand ces lignes vous parviendront, j’aurai dit un éternel adieu au toit sous lequel j’ai passé les plus belles années de ma vie. Si j’agis de la sorte, si je pars sans vous voir une dernière fois, il faut donc que je sois guidée par des motifs bien graves, une bien dure nécessité !

« Mon ami, votre mère m’a appris l’honneur que vous me faisiez ; elle m’assure que vous ressentez pour moi un sentiment plus tendre que celui d’un frère pour sa sœur, vous, le plus noble des hommes, vous, un des plus grands cœurs que j’aie connus. Or, mon ami, je dois croire à la réalité de ces sentiments puisque c’est votre mère qui me l’affirme. Il me restait donc un grand devoir à remplir, au risque de tous les déchirements de mon être, et ce devoir, c’est celui de vous fuir. Vous allez me comprendre, écoutez-moi, mon ami :

« Depuis le jour où je vous ai connu, dans les terribles circonstances qui sont toujours présentes à mon esprit, je vous ai toujours trouvé respectueux, empressé et bon. J’attribuais ces attentions à une espèce de témoignage de reconnaissance pour les soins que je donnais à votre mère et à votre sœur, et jamais, croyez-le bien, il ne m’est venu à la pensée qu’elles m’étaient adressées directement. C’est pourquoi je vous ai traité en camarade, avec une tendresse que vous auriez pu attribuer à des calculs de coquetterie ou d’ambition.

« Eh bien ! mon ami, je ne veux pas que vous ayez cette pensée, et voilà pourquoi je m’éloigne sans vous revoir.

« N’allez pas m’accuser de manque de sensibilité, de fougue, de cœur enfin. Car il pourra paraître étrange que je ne ressente pas pour vous, que je ne partage pas vos sentiments pour moi. Mon ami, le cœur ne se donne pas deux fois dans la vie : quand j’ai été enlevée par les sauvages dans mon pays, j’avais donné le mien et échangé des serments. Ces serments existent encore, et quoique je sois destinée peut-être à mourir loin du sol natal, je dois y demeurer fidèle, et rien, entendez-vous, rien au monde ne me fera parjurer.

« Consolez-vous, mon ami, et oubliez-moi. Laissez au temps — ce grand maître des plus fortes douleurs — le soin de vous guérir d’un sentiment qui n’est peut-être pas aussi profond que vous le pensez. Plus tard, quand vous aurez dit adieu à la première jeunesse, quand une compagne digne de vous sera venue embellir votre foyer, ayez quelques fois une rare pensée pour la pauvre exilée. Pour moi, je ne vous oublierai jamais.

Que dis-je ! C’est dans mon cœur que je porterai toujours votre image, image d’un frère chéri… Voyez-vous ! j’ai toujours devant les yeux cet horrible poteau du supplice auquel mon père était attaché… j’entends ces cris affreux d’une bande de démons qui le torturent, les propositions de ce hideux sauvage qui veut me faire partager un sort pire que celui de mon père. Alors vous m’apparaissez comme un ange sauveur !…

« Adieu ! mon ami, encore une fois, adieu ! Soyez noble et généreux, ne cherchez pas à pénétrer le secret de ma retraite. Ne venez pas, par vos recherches, augmenter le chagrin que j’ai de vous quitter pour toujours… Adieu ! mon ami, soyez heureux !…

« Yvonne. »

Le jeune homme lut jusqu’au bout malgré de grosses larmes qui coulaient sur son visage. Puis, à bout de forces, il se jeta aux pieds de sa mère et il sanglota la suppliant de lui rendre Yvonne.

Madame Glen fut réellement effrayée de la douleur de son fils. Elle ne savait réellement plus rien.

Cependant la jeune fille n’avait emporté qu’un très-mince paquet de hardes ; elle devait avoir peu d’argent ; elle ne pouvait pas être loin. La mère de Lewis, dans son chagrin, espéra qu’elle reviendrait un instant du moins et qu’elle réussirait à la garder, ne fut-ce, que le temps de faire entendre raison à son fils.

Mais, comme nous le verrons plus loin, Yvonne ne devait pas revenir.

XIII

Capitaine et lieutenant.


— Embarque ! embarque ! matelots ! Sus à l’Anglais ! avait dit le capitaine d’Iberville en entrant dans l’auberge de la mère Cartahut.

Cette nouvelle avait été reçue par un tonnerre d’applaudissements de la part des marins qui y étaient réunis, tous matelots finis, quoi ! tous vieux de la cale ayant bourlingué un peu partout, des Indes aux Antilles, du golfe du Mexique à la Baie d’Hudson.

Sur un signe de l’hôtesse, d’Iberville était entré, suivi de son compagnon qui n’était autre qu’Urbain Duperret, dans un cabinet réservé situé au fond de la salle.

D’Iberville était un homme dans la quarantaine, au teint cuivré, aux traits durs et énergiquement accentués, au regard clair et froid. Les justes proportions de son corps, qui donnaient à ses gestes une grâce toute virile, décelaient une vigueur remarquable.[14]

Urbain Duperret avait bien changé depuis l’instant où nous l’avons quitté faisant ses adieux à Jean-Marie Kernouët et à sa fille, en partant de Montréal pour rejoindre son vaisseau à Québec. Un cercle de bistre entourait ses yeux et quelques rares cheveux blancs argentaient sa chevelure noire. Un air désespéré, de découragement était répandu sur toute sa physionomie.

— Faisons comme ces braves enfants, dit d’Iberville en frappant sur la table pour appeler l’hôtesse, lestons-nous bien l’estomac avant de quitter ce bon Québec que nous ne reverrons peut-être jamais ; car la campagne sera rude, ne nous le dissimulons pas.

— Urbain ! continua le marin d’une voix douce, en voyant que le jeune homme conservait toujours la même attitude et ne répondait pas, Urbain ! ne veux-tu donc pas me comprendre enfin ? Tu m’as sauvé la vie au péril de la tienne ; tu as été blessé pour moi en tuant les Anglais qui me menaçaient…

— J’ai contracté envers toi une dette de reconnaissance, pourquoi vouloir m’empêcher d’acquitter cette dette ?

— J’ai fait ce que tout autre eût fait à ma place, répondit Urbain avec un sourire triste ; ce que vous eussiez fait pour tout autre, mon capitaine ; car vous êtes brave et généreux Ne parlons plus de cela !

— Le hasard m’a rendu dépositaire d’une partie de tes secrets, alors que blessé en me défendant et couché dans mon cadre, tu délirais, et sous l’empire de la fièvre tu m’as révélé des…

— Je délirais ! interrompit brusquement le jeune homme, ce que j’ai dit ne doit donc avoir aucune signification.

— Peut-être… Mais pourquoi ces serments de vengeance dans ton délire contre un nom que tu portes ?

— Ai-je ainsi parlé ? demanda le jeune homme en relevant la tête ?

— Urbain, rends-moi cette justice que depuis six années que tu sers sous mes ordres, je t’ai toujours traité avec une tendresse égale à celle d’un père ; que je n’ai négligé aucune occasion d’aider à ton avenir. Répondras-tu à ces sentiments par une défiance que rien ne justifie ? Serais-tu ingrat ? Ce n’est pas une vaine curiosité qui me guide : tu souffres et je voudrais connaître la cause de tes chagrins pour y apporter du soulagement.

L’hôtesse entrait en ce moment et déposa sur la table une bouteille et deux verres en attendant le dîner, qui fut servi quelques instants après. Aussitôt qu’elle se fut retirée, le jeune homme passa la main sur son front comme pour en chasser une pensée pénible, puis relevant la tête et regardant d’Iberville bien en face :

— Capitaine, dit-il, vous avez raison, le moment est venu de parler. Aussi bien, j’ai besoin de verser dans un cœur qui m’aime le secret de mes chagrins. Après l’intérêt que vous m’avez montré, ce serait en effet de l’ingratitude de ma part si vous les appreniez d’une autre bouche que la mienne.

Bientôt il me faudra vous quitter sans doute, bientôt je serai forcé de dire adieu à une carrière que j’aime, bientôt même, demain peut-être, il me faudra quitter jusqu’au nom que j’ai su rendre glorieux, car ce nom ne m’appartient pas.

Et comme d’Iberville à ces paroles du jeune homme bondissait sur son siège :

— Écoutez-moi, reprit Urbain. C’est une assez longue histoire que je vais vous conter. Vous me jugerez ensuite.

Et le jeune homme, après s’être recueilli quelques instants, comme pour ramasser tout ce qui lui restait de courage, commença en ces termes :

« Il existe aux environs de Rennes, faisant partie d’immenses domaines, un manoir que l’on nomme le château de la Bouteillerie ou de la Belle-Jardinière.

« Après plusieurs années d’un bonheur sans mélange, la Providence semblait s’être tout-à-coup acharné contre le maître du logis, le marquis Raoul de Duperret-Janson. Dernier d’un des plus beaux noms de France, le marquis avait épousé, encore jeune, une femme digne de lui qui lui avait donné trois beaux enfants, un garçon et deux filles, trinité charmante, joie du foyer, sur qui s’était concentrée toute l’affection des deux époux.

« À peine le fils avait-il atteint sa dix-huitième année, qu’une maladie étrange, inconnue, l’enlevait en quelques heures. Le marquis et sa femme reportèrent sur les deux jeunes têtes qui leur restaient l’amour de leur fils si tôt ravi ; mais, hélas ! l’impitoyable mort, les ailes étendues, planait derechef sur cette somptueuse demeure. Un an après le même mal terrible enlevait la cadette des filles, puis l’année suivante, c’était le tour de la dernière.

« La marquise fut incapable de supporter ces coups successifs du sort, et après avoir traîné une vie misérable et sans but pendant deux années la coupe de la vie se brisa dans sa main.

« Le marquis resta donc seul au monde entre les tombes de tout ce qu’il avait chéri sur la terre.

« La livrée prit le deuil pour longtemps et lui-même jura de ne jamais quitter ses sombres vêtements. Alors ses cheveux blanchirent, ses épaules se voûtèrent, son caractère devint sombre comme son âme, et il ne vit plus personne qu’un vieux domestique de la maison qui le servait dans les appartements les plus sombres et les plus retirés du château. Il ne se permit plus qu’une seule distraction, celle de la chasse, plutôt comme un moyen de s’isoler des vivants, que comme un vrai plaisir.

« Le pauvre désolé appelait la mort, la mort, seul baume capable de fermer la plaie au cœur toujours saignante et vivace ; mais la lugubre coquette se laissait désirer et ne venait pas.

« À quelque distance de la grande avenue du château, en pleine forêt, vivaient alors dans une misérable chaumière construite avec des branchages et de la mousse, trois personnes : le père, la mère et un petit garçon. Le père avait été soldat dans sa jeunesse. Gâté par le séjour des garnisons, de retour au pays, il avait épousé une brave fille qu’il maltraitait et rouait de coups le plus souvent.

« Pierre Labranche — tel était son nom — ayant tout travail en horreur, s’était fait braconnier, utilisant son ancienne adresse de tireur pour nourrir sa famille. La mère, une sainte femme, quoique minée par la fièvre, suite de la misère et des mauvais traitements, trouvait cependant la force d’inculquer à son fils les principes fondamentaux de la morale chrétienne. Quant à celui-ci, beau à ravir dans ses haillons, il annonçait une précoce intelligence que sa mère s’efforçait de tourner vers le bien.

« Dois-je vous dire de suite, capitaine, que j’étais cet enfant-là ?

Après un geste d’assentiment de son auditeur, voyant que celui-ci ne cherchait nullement à l’interrompre, Urbain continua :

« Le braconnier était d’une brutalité extrême, et s’il retournait bredouille de ses courses dans la garenne, il rouait de coups le pauvre enfant, à moins que celui-ci ne cherchât un refuge dans les bois où il passait parfois deux ou trois jours sans reparaître à la maison paternelle.

« Un jour sombre d’automne, le marquis était à la chasse. Il s’agissait de courir sus à une bande de sangliers qui ravageaient depuis quelque temps le canton, et c’est le plus terrible d’entre eux, un vieux solitaire, sorti de sa bauge, qu’il s’agissait d’abattre. Le marquis avait alors soixante-dix ans passés, et malgré son grand âge, il était encore bien assis sur sa selle et avait conservé grand air. De tristes pensées, hôtes ordinaires du logis, étaient venues assaillir son esprit, et inconscient, il laissait flotter les rênes sur le coup de son cheval normand, compagnon journalier de ses chasses.

« Tout-à-coup déboucha d’un fourré voisin un énorme sanglier qui se précipita dans la direction du marquis. Les instincts du preux veneur se réveillèrent. Saisissant son mousquet, pendant à l’arçon de la selle, il ajusta le monstre et fit feu ; mais le cheval effrayé ayant fait un écart, la balle ne fit que lui labourer l’échine, redoublant la rage de l’animal qui, d’un bond prodigieux, se précipita sur la noble bête et lui laboura le poitrail de son boutoir.

« Le cheval hennit de douleur, pirouetta sur ses pieds de derrière et partit à fond de train.

« Combien de temps dura cette course affolée ? Le marquis n’aurait su le dire. Cheval et cavalier débouchèrent enfin dans une clairière, mais alors le danger, en changeant de caractère, devint plus terrible : l’extrémité de cette clairière se terminait par un ravin profond et coupé à pic, et le cheval allait y précipiter son maître.

« Certes, le marquis ne craignait pas la mort qu’il appelait de tous ses vœux ; mais il était aussi fervent chrétien. Il aurait donc cru commettre sur sa personne un détestable suicide et un acte de lâcheté en ne cherchant pas, par tous les moyens possibles, à sauver cette existence sombre, à laquelle pourtant il tenait si peu. Il appuya donc fortement sur la bride en même temps qu’il attaquait le cheval avec la jambe gauche, afin de le forcer à volter de nouveau, mais le rêne se brisa à deux endroits.

« Il se sentit alors perdu, car il aurait été fou de songer à sauter sur la route en vidant les étriers. Le pieux marquis, dans une pensée, recommanda son âme à Dieu, tira de sa poitrine un médaillon renfermant des cheveux de tous les êtres chéris qu’il avait perdus, médaillon qu’il porta à ses lèvres, puis tout bas, bien bas :

— Enfin, mon Dieu ! murmura-t-il.

« Il ferma les yeux et attendit stoïquement la mort. »

XIV

L’enfant d’adoption


« Au moment même où cheval et cavalier débouchaient de la forêt, à quelques pas du sentier, un artiste aurait trouvé un spectacle digne du pinceau le plus délicat. Près d’un gros chêne, ayant un manteau de verdure enlacé au tronc de l’arbre pour alcôve, un enfant d’une huitaine d’années, blonde tête innocente et rose, reposait d’un sommeil profond sur un amas de fougère. Ses petits bras recourbés gracieusement lui servaient d’oreiller. Il avait à ses côtés un trébuchet, son instrument de chasseur, et quelques oiseaux passés dans une ficelle comme les grains d’un chapelet.

« Réveillé en sursaut par le bruit des sabots du cheval frappant le sol rocailleux de la route, l’enfant d’un coup d’œil reconnut le marquis et le danger qui menaçait ses jours.

« Si jeune pourtant, l’enfant n’hésita pas une seconde.

« D’un bond, il était entre l’abîme et le cheval qui allait, en moins de dix élans, disparaître dans le gouffre et y précipiter son cavalier. Aussi rapide que le trait de l’arbalète, il passa près de l’enfant ; mais celui-ci, avec l’agilité du chat sauvage, s’était déjà élancé à sa tête et de ses deux petites mains se tenaient cramponné aux branches du mors. Le cheval, étourdi et étonné par cette agression subite, se cabra et secoua la tête pour se débarrasser de son nouveau fardeau ; mais épuisé par la course qu’il venait de fournir, il manqua à la fois des deux pieds de derrière et s’abattit en heurtant de sa tête la poitrine de son jeune dompteur.

« M. Duperret-Janson était sauvé, mais l’enfant gisait sur le sol évanoui et tout sanglant.

— J’abrège, commandant, ce trop long récit ! fit le jeune officier après un silence de quelques instants.

— Non, en vérité, mon cher Urbain, interrompit d’Iberville, ne me privez d’aucuns détails, je vous en prie ; ce récit m’intéresse plus que je ne saurais dire.

« Quand je repris connaissance, continua Urbain en parlant cette fois-ci à la première personne, j’étais couché dans notre masure sur mon grabat et ma pauvre mère me prodiguait ses soins en pleurant. Sans avoir de blessures graves, l’ébranlement nerveux me retint cependant quelques jours à la maison. Un bon matin, cette bonne mère m’ayant lavé, bouclé mes cheveux blonds, habillé le plus convenablement possible, je partis avec mon père et nous nous dirigeâmes vers le château.

« Voici, en peu de mots, ce qui me valait cette visite inattendue. »

« Rentré dans ses sombres appartements, le soir de l’accident, le marquis s’était plongé dans de profondes réflexions. Il se demanda si la Providence n’avait pas des vues secrètes en jetant ainsi sur son douloureux chemin cet enfant, si cette même Providence ne lui désignait pas ce petit être chétif et maltraité comme devant remplacer le fils qu’il avait perdu et qu’il pleurait encore ? C’est vous dire, mon commandant, que la pensée de m’adopter et de me faire l’héritier de sa fortune et de son nom se présentait déjà à son esprit.

« Tout l’engageait, du reste à nourrir ce projet à mon intention. Le marquis ne se connaissait que quelques collatéraux éloignés, riches eux-mêmes, pour lesquels il ne professait qu’une indifférence marquée, sinon une aversion réelle, ayant eu à se plaindre de leur part, lors de son mariage, de certains procédés peu délicats, et contre lesquels par conséquent il n’avait à craindre d’exercer aucune spoliation. Ces collatéraux ne portaient pas le même nom, et la pensée que celui de Duperret-Janson allait disparaître avec lui et qu’après sa mort, son vieux manoir et ses immenses domaines iraient grossir la fortune de ces parents éloignés et hostiles, avait toujours été une des nombreuses douleurs de sa vie.

« D’ailleurs — faut-il l’avouer — il avait senti naître dans son cœur qu’il croyait mort à toutes nouvelles affections, une vive sympathie pour ce petit paysan dont le sang avait coulé pour lui. Qui sait ! si cet intérêt ne viendrait pas apporter quelques rayons de soleil dans sa vie brisée ?

Voilà ce qui lui fit d’abord demander ma mère pour s’assurer des qualités de l’enfant et lui faire les premières ouvertures. En face de ce brillant avenir, la pauvre femme consentit à déchirer son cœur maternel en se séparant de son fils. Voilà pourquoi nous nous dirigions vers le château, mon père et moi, dont le consentement était indispensable.

« Un valet de chambre nous introduisit auprès du marquis qui nous accueillit d’un geste gracieux et la conversation suivante — conversation qui est restée gravée dans mon esprit comme si c’était d’hier — s’engagea entre le marquis et mon père :

— Eh bien ! maître Pierre, dit le marquis, on sera donc toujours braconnier ? Mes gardes m’ont appris qu’hier encore ils vous avaient surpris sur mes terres en flagrant délit.

— Pour l’amour du bon Dieu, peut-on me calomnier jusqu’à ce point, monsieur le marquis.

— Passe encore pour cette fois, maître Pierre ; mais je vous avertis que ce sera la dernière.

— Je vous jure…

— Assez, maître Pierre ; aussi bien c’est un autre motif qui m’a fait vous appeler par votre femme au château.

— Je vous écoute de mes deux oreilles, monsieur le marquis.

— Bien. Approchez, mon enfant, fit-il en m’invitant du geste et du sourire.

« Confondu, intimidé de me voir dans ce beau salon et en présence de ce personnage imposant, j’obéis à l’intimation cependant, un peu aidé du reste par le regard sévère de mon père.

— Savez-vous, continua le marquis, en me posant la main sur la tête, que votre enfant, maître Pierre, m’a sauvé la vie ?

— Ma femme m’a dit quelque chose comme cela, et je bénis le hasard…

— Dites la Providence, mon ami…

— Vous avez raison, monsieur le marquis, la Providence, c’est sûr et certain…

— L’aimez-vous bien, cet enfant ?

— Oh ! oui, monsieur le marquis, comme la prunelle de mon œil.

— Il est même venu à ma connaissance que vous l’aimez d’une drôle de manière et que vos caresses sont un peu… brutales.

— Est-ce que ma femme se serait plaint ? reprit mon père avec un éclair de colère dans les yeux.

— Non, pas précisément, répondit le marquis, elle vous a même défendu.

— C’était son devoir de dire la vérité.

— Venons au but, dit tout-à-coup le marquis, après un silence de quelques instants. Consentiriez-vous à vous séparer de cet enfant ?

— Dame ! si c’était pour son bien.

— Si un gentilhomme riche, seul sur la terre, se chargeait d’élever cet enfant ; s’il vous offrait de l’adopter pour son fils et de lui transmettre son nom et sa fortune ?

— Ça serait bien beau, monsieur le marquis, si on me l’offrait… mais on ne me l’offre pas.

— Vous vous trompez.

— Comment ! monsieur le marquis ?…

— Oui, moi.

— Ma femme m’avait conté la chose, mais je n’avais pas voulu la croire.

— Ainsi donc, c’est convenu ?

« Mon père se gratta l’oreille, ce qui était chez lui le signe d’une forte préoccupation, puis il reprit :

— D’abord, monsieur le marquis, je l’aime, notre mioche…

— Voici un bon moyen de le lui prouver.

— Oui, sans doute, mais je suis vieux, pauvre, qui le remplacera pour les services qu’il est déjà capable de rendre à la maison, qui m’accompagnera dans mes courses ?

— J’ai bien l’intention de vous dédommager largement de la perte que vous occasionnera son absence.

— Et vous voudriez l’avoir, notre mioche ?…

— À l’instant même.

— Pour toujours ?

— Oui, pour toujours.

— Au moins pourrons-nous le voir quelquefois ?

— Tant que vous voudrez, tous les jours même, si le cœur vous en dit.

— Monsieur le marquis a dit qu’il nous dédommagerait de la grande peine que son absence va causer à sa mère et à moi ?

— Largement. Je vous assure par contrat une rente viagère de douze livres par an réversible sur la tête du dernier survivant.

— Monsieur le marquis ajoutera bien une somme de trois cents livres pour faire rebâtir ma maison ?

— Accordé. Et je me charge de la faire meubler confortablement ; car je ne veux pas que le père couche sur la paille, tandis que le fils reposera ici sur l’édredon.

« L’appétit vient en mangeant » passez-moi le vulgaire proverbe. C’est ainsi que les prétentions de mon père augmentaient à mesure qu’il voyait le marquis plus facile à lui accorder ce qu’il demandait.

— Et notre bienfaiteur, reprit-il, m’autorisera à chasser sur ses terres ? Il me donnera…

— Maître Pierre, interrompit M. Duperret-Janson, je vous avertis que vous allez tuer la poule aux œufs d’or, si vous continuez. Je veux bien vous permettre de chasser sur mes terres, pour votre plaisir, sans chiens d’arrêt, ni courants, bien entendu ; mais ne me demandez plus rien, ou tout est rompu.

— Je me soumets, monsieur le marquis.

— Demain seront signés les titres de votre rente viagère et le contrat par lequel vous vous désistez de tous vos droits sur cet enfant en ma faveur.

« C’est ainsi, continua Urbain en trempant ses lèvres dans un verre de vin, que je fis mon entrée au château de la Belle-Jardinière.

« J’étais d’une intelligence assez précoce et d’un caractère facile. Je m’acclimatai vite à mon nouveau genre de vie et bientôt d’une façon si complète, qu’on aurait dit que j’étais venu au Monde au milieu de ces lambris dorés et que le sang patricien des Duperret-Janson coulait en réalité dans mes veines. Ainsi donc les prévisions et les espérances de mon bienfaiteur se réalisaient, et si ma présence au château ne lui apportait pas encore la joie, il constatait du moins que la vie commençait à renaître dans son cœur.

« Je vous ai dit, ou plutôt vous avez entendu de la bouche même du marquis ses projets à mon égard. Cependant M. Duperret-Janson ne voulait les réaliser que si je m’en montrais réellement digne. Or, il fallait avant tout former le cœur et l’esprit de cet enfant. On me mit donc sous les soins d’un précepteur d’une incontestable valeur, et sous son habile direction, à dix-sept ans accomplis, il annonçait à mon protecteur qu’il n’avait plus rien à m’apprendre. Le marquis s’était chargé de mon éducation de gentilhomme, c’est-à-dire les armes, les belles manières et la chasse.

« C’est à cette époque que je perdis, à quelques mois de distance, mon père et ma mère que j’aimais tendrement, ma sainte mère surtout. Je restai donc bien la véritable propriété de M. Duperret, puisque je ne me connaissais aucun parent au monde.

« Ma vie se passait, douce et tranquille, entre ce bon vieillard et mes livres. Le jour je l’accompagnais à la chasse, et le soir je faisais sa partie d’échecs. Vous l’avouerais-je ? Mon commandant, je ne me rappelle pas ces jours heureux sans un profond attendrissement ; car je l’aimais d’une tendresse infinie, mon protecteur.

Le jeune homme se tut quelques instants, succombant sous le poids de ses souvenirs et d’Iberville respecta son silence. Puis passant la main sur son front, comme pour en chasser les pensées sombres, il reprit :

« Cependant M. Duperret-Janson, pensant qu’un jeune homme a besoin de distractions, ouvrit les portes de son château à la noblesse du voisinage. Ce ne fut chaque jour que fêtes, carrousels, nombreuses réunions, où je faisais assez jolie figure, à la grande joie du marquis. »

XV

Une catastrophe


« Il me faut maintenant tout mon courage pour vous apprendre les faits qui vont suivre, car je touche à l’époque la plus douloureuse de ma vie.

« Le jour où j’atteignis ma dix-huitième année, j’étais dans ma chambre un peu avant dix heures quand le valet de chambre du marquis vint me prévenir que j’étais attendu au grand salon. Je m’y rendis aussitôt. Le vieillard vint au-devant de moi avec son bon sourire et me baisa tendrement sur le front. Oh ! je sens encore l’impression de ce baiser du meilleur des hommes !

— Mon enfant, me dit-il, je demande au ciel qu’il fasse descendre ses bénédictions sur ta jeune tête, comme je te bénis moi-même du plus profond de mon cœur.

« Violemment ému, je rendis au vieillard ses caresses et je murmurai :

— Merci, mon bon père, merci de cette tendresse que vous daignez m’accorder. Que Dieu prolonge ma vie, afin de me permettre de vous en consacrer tous les instants.

— Mon enfant, reprit le marquis en m’attirant près de lui sur un divan, assieds-toi et causons.

« Ces allures nouvelles, la solennelle gravité répandue sur le visage du vieillard me fit présumer que l’entretien allait être sérieux.

— Mon cher enfant, continua-t-il, il y a dix ans que tout petit ton père te remettait entre mes mains, il y a donc dix années que je te regarde comme mon propre fils.

« Depuis le jour où tu as franchi le seuil de cette maison, je crois n’avoir rien négligé de ce qui m’a paru devoir assurer ton bonheur. J’ai cherché à développer ton corps en même temps qu’à former ton cœur, à cultiver ton esprit. J’ai été aussi jaloux de te préserver des maladies du corps qu’aux maladies de l’âme qui sont les vices. Me rendras-tu ce témoignage ?

— Oh ! mon bon père, m’écriai-je, je ne trouve pas de paroles assez fortes pour vous exprimer dignement mon éternelle et profonde reconnaissance !…

— Bien, mon enfant. Si tu es content de mes soins, laisse-moi te dire en revanche que tu as comblé tous mes vœux, que tu as dépassé toutes mes espérances et que tu es bien réellement le fils de mes affections. Oui, ta présence a pu seule réaliser ce miracle que je croyais impossible de refermer les plaies de mon âme. En te voyant croître en force et en bonté, j’ai senti un nouveau souffle de vie renaître en mon cœur, un sang plus riche couler dans mes veines. Aussi, tu es ma joie, mon orgueil, et, crois-le — je puis te l’avouer sans t’enorgueillir — il n’est pas un gentilhomme de ce beau royaume de France qui ne serait pas fier de t’appeler son fils.

« Et comme j’ouvrais la bouche pour protester, il me fit signe de ne pas l’interrompre et continua :

— Je t’ai bien jugé, mon enfant, tu es bon, ton cœur est noble et ton âme est remplie de sentiments élevés. Je crois avoir aidé à développer en toi ces brillantes qualités, et cette pensée sera la joie de mes derniers jours… Or, mon enfant, il est temps pour toi de recevoir la récompense de tes vertus. Jusqu’à ce jour, tu n’étais que le fils de mon affection, tu vas devenir de plus mon fils suivant la loi…

— Mon père, que voulez-vous dire ? m’écriai-je.

— Maître Nicolas Raguteau a préparé pour moi un acte d’adoption bien en règle que je vais signer tout à l’heure, sceller de mes armes. J’obtiendrai pour toi du souverain l’autorisation de prendre mon nom, de porter mon titre, et je mourrai ensuite avec la consolation de quitter après moi un marquis de Duperret-Janson digne de continuer la ligne de mes illustres aïeux. Dès que j’aurai reçu la réponse du roi, je te présenterai à mes vassaux et à mes tenanciers comme mon unique enfant et mon seul héritier.

« Cette fortune était inespérée et aurait pu me tourner la tête, je vous avouerai cependant sans fausse modestie qu’un seul sentiment se fit jour dans mon cœur et que je l’exprimai de suite au marquis :

— Mon père, lui dis-je, en couvrant ses mains de baisers, j’accepte ces hautes faveurs, non pour la fortune, mais parce qu’elles me donnent la certitude et le droit maintenant de ne jamais vous quitter.

« À mon accent, le marquis ne se méprit pas sur la vérité de mes paroles. Après m’avoir de nouveau serré sur son cœur :

— Assez, mon enfant, dit-il. Attendons en toute confiance la réponse du roi qui ne m’arrivera guère avant un mois. Maintenant viens déjeuner et nous irons ensuite tirer un chevreuil.

« Une heure après, nous nous enfoncions au galop de nos chevaux sous bois dans la direction d’un rendez-vous de chasse, où nous trouvâmes une dizaine de gentilshommes du voisinage qui avaient été invités par le marquis pour fêter l’anniversaire de ma naissance.

« Je m’aperçus tout-à-coup avec inquiétude que le marquis, la figure très-rouge, portait la main à son front et chancelait sur sa selle. D’un bond j’étais près de lui.

— Seriez-vous indisposé, mon père ? lui dis-je avec émotion.

— Tu es fou, me répondit-il avec un triste sourire.

— Non, mon père, vous souffrez…

— Pas le moins du monde.

— Si, mon père, vous avez l’air extrêmement fatigué et le sang à la tête.

— Merci de ton empressement, mon fils. Je trouve là une nouvelle preuve de ta tendresse. Ce n’est rien. Il est vrai que ce matin, à mon lever, j’avais la tête lourde et qu’au moment de partir j’ai eu même une espèce d’éblouissement ; mais tout cela est maintenant passé.

Et avant même que j’eus le temps de prévenir sa pensée, le marquis avait piqué des deux pieds son cheval et disparaissait au triple galop dans l’épaisseur de la forêt. Je sautai sur le mien et je le suivis, mais je m’aperçus que, mieux monté, il me distançait, et bientôt même je n’entendis plus le bruit de sa course. L’inquiétude me prit réellement et un pressentiment me saisit au cœur.

« Ce fut d’abord un faible murmure que j’entendis dans le sentier que je suivais, puis le bruit d’une course affolée vint jusqu’à moi, et tout-à-coup, au détour d’un sentier, le cheval du marquis, sans cavalier, sans bride, les étriers lui battant les flancs, passa près de moi en hennissant et fut s’abattre quelques pas plus loin.

— Ah ! je le sentais bien, m’écriai-je, qu’il arriverait un malheur !

« Et je me précipitai comme la foudre à travers le bois touffu, laissant aux buissons de la route des lambeaux de mes vêtements, me déchirant les mains et la figure.

« Enfin j’arrivai à un endroit où le sentier débouchait dans une clairière et j’aperçus alors le corps du marquis étendu sur le sol.

« Je poussai un sourd gémissement, je me précipitai sur le corps de mon protecteur que je soulevai comme un enfant ; dans mes bras et j’interrogeai le cœur pour y chercher la vie. Je sentis un faible battement, puis un tressaillement général de tout le corps et un instant après le marquis ouvrit les yeux et me sourit ; puis un nouveau tressaillement et le corps se détendit. J’interrogeai le cœur de nouveau. Hélas ! il ne battait plus : j’étais orphelin !…

« Quelques instants après, quand les chasseurs arrivèrent sur le théâtre de l’accident, ils me trouvèrent évanoui à côté du cadavre de mon bienfaiteur.

XVI

La succession du marquis.


« Quoique muette, ma douleur fut terrible et déchirante, parce qu’elle était vraie. Tant que le marquis fut exposé sur son lit de parade, dans le grand salon, immédiatement au-dessous du trône surmonté de ses armes, je restai anéanti auprès de sa dépouille, refusant la nourriture qu’on m’apportait, insensible, du moins en apparence, aux paroles de consolation qu’on s’empressait de m’adresser.

« Tandis que je m’abîmais ainsi dans ma douleur, Antoine, le vieil intendant de la maison, fort attaché du reste au marquis, qui m’avait toujours considéré comme un intrus au château, mettait le temps à profit pour faire des recherches dans les papiers de famille et faisait la découverte qu’il n’existait pas de testament en ma faveur ou le soustrayait, s’il en existait un réellement. Car je n’ai jamais pu éclaircir mes doutes à cet égard. Le soir même de la mort du marquis, il expédiait un courrier aux collatéraux du défunt et ceux-ci s’empressèrent d’accourir. Ils arrivèrent la veille des funérailles dans la nuit. J’étais étranger à toutes ces allées et venues. Le lendemain, je conduisis moi-même le deuil aux cérémonies religieuses qui furent accomplies avec pompe et solennité dans l’église du village. Et tandis que la foule s’écoulait silencieuse, je restai seul longtemps bien longtemps, à prier sur la tombe de mon bienfaiteur et ami, me rappelant ces paroles terribles de l’Écriture, qu’il m’avait apprises à méditer : — Memento homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris.

« Le soleil était descendu sous l’horizon et la nuit répandait ses ombres sur la terre, quand je me décidai à quitter cette chère dépouille pour rentrer au château.

« En passant près d’une charmille où nous allions causer souvent le soir, le marquis et moi, située à l’entrée du parc par lequel j’étais entré, j’entendis la conversation suivante tenue entre trois personnages dont les voix m’étaient totalement inconnues.

— Va-t-il en faire une figure, disait l’une, quand il apprendra qu’il n’est rien ici.

— Ce sera très-amusant, en vérité ! répondirent à l’unisson deux autres voix.

— Et tous ces hobereaux sans sou ni maille, qui s’empressent autour de ce petit aventurier…

— Nous aurons notre tour, mon cousin, et tout à l’heure encore.

— Ainsi, mon cousin, vous êtes décidé à ouvrir le feu incontinent ?

— Comme vous dites, mon cousin, un feu à mitraille.

— À propos, mon cousin, comment le trouvez-vous le jouvenceau en question ?

— Eh ! eh ! fit une voix.

— Euh ! euh ! articula la seconde.

— C’est absolument mon avis, répliqua une troisième en éclatant de rire.

— Le maraud n’a rien qui me séduise…

— Quelle tournure de vilain !…

— C’est bon pour garder les vaches !…

— Son visage est commun.

— Ses yeux sont rouges.

— Peut-être sont-ils rouges parce qu’il a pleuré ?

— L’hypocrite…

« Les voix s’éloignèrent et je n’entendis pas la fin de la phrase.

« Vous l’avouerai-je ? mon accablement était tel, que ces paroles ne laissèrent aucune trace dans mon esprit, si même elles y entrèrent alors, et ce n’est que plus tard que je me les rappelai.

« Il est en Bretagne un vieil usage qui consiste à convier le soir d’un enterrement dans un grand repas tous les parents et les amis de la famille. Cela s’appelle « Le repas des funérailles. »

« Pour se conformer à cette antique coutume, une immense table avait été dressée dans la grande salle du château. Au moment où j’y pris place, au haut bout, comme m’y obligeait, suivant ma conviction, mon devoir de chef du logis, l’intendant remit à un personnage à la figure de fouine qui m’était inconnu une large enveloppe ouverte. Cet homme, placé à l’autre extrémité de la table, était flanqué de deux autres personnages que je voyais également pour la première fois.

« L’homme à la figure de fouine, après avoir conféré quelques instants avec ses deux acolytes, se levant tout-à-coup, salua à la ronde et s’exprima ainsi :

— Messieurs, moi, Népomucène-Gaston-Balthasar, vicomte de la Bouteillerie, j’ai l’honneur, tant en mon nom qu’en celui de mes deux cousins, très-hauts et très-puissants personnages baron Alban-Calixte-Dieudonné de Landernau et chevalier Antoine-Chrysologue de Vertuchoux, de vous remercier du plus profond de notre cœur reconnaissant d’avoir bien voulu vous asseoir à notre table en notre château de la Belle-Jardinière.

« Inconscient en quelque sorte à tout ce qui se passait autour de moi, je m’éveillai comme d’un rêve à ces étranges paroles dont je n’avais pas tout-à-fait saisi le sens, et m’adressant à l’inconnu qui parlait ainsi de son château, je lui demandai d’une voix mal assurée :

— Monsieur, pardonnez à mon chagrin qui m’a empêché de ne pas saisir exactement le sens de vos paroles. Veuillez, je vous en prie, me les expliquer.

« Le vicomte me regarda d’un air superbe qui aurait été ridicule en toute autre circonstance et me répondit d’un ton dédaigneux :

— Jeune homme, qui êtes-vous d’abord, vous qui osez me parler ?

— Qui je suis ? mais qui êtes-vous vous-même ? insolent ! m’écriai-je sentant déjà la colère bouillonner dans ma tête.

« Un des vieux amis du marquis, le comte de Langeac, qui me portait un réel intérêt, se levant alors :

— Je crois de mon devoir d’apprendre à M. de la Bouteillerie, dit-il en s’adressant à celui-ci, ce qu’il ignore sans doute : c’est que ce jeune homme, comme il l’appelle, est le fils d’affection, le fils d’adoption de feu mon ami le marquis de Duperret-Janson que Dieu a bien voulu appeler en son saint paradis.

« Un murmure d’approbation accueillit le témoignage de ce noble vieillard aux cheveux blancs. Mais le vicomte ne se tint pas pour battu.

— M. le comte de Langeac, reprit-il avec un sourire ironique, commet ici une légère erreur. Monsieur le comte a bien dit fils d’adoption, n’est-ce pas, en parlant de ce jeune homme ?

— Oui, monsieur.

— Eh ! bien ! la bonne foi de monsieur le comte a été surprise, sa religion trompée. Ce jeune homme a peut-être été l’affection de notre cousin défunt, mais son fils d’adoption, jamais.

— Vous mentez ! vous en avez menti ! m’écriai-je.

— Je ne mens jamais ! reprit le vicomte, avec un sang-froid imperturbable.

— Je crois devoir déclarer, dit maître Raguteau, moi, le notaire, le confident du marquis, avoir préparé pour mon noble ami un projet d’acte d’adoption en bonne et dû forme, que l’on trouvera sans doute dans ses papiers.

« Le vicomte tira un papier de sa poche, qu’il déploya avec solennité.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je.

— C’est l’acte dont parle maître Raguteau. Je vais le lire à haute et intelligible voix.

« En effet, il le lut au milieu du silence général, soulignant en quelque sorte chaque phrase.

— Que trouvez-vous d’irrégulier dans cet acte ? reprit maître Raguteau. Le tout est inattaquable.

— Veuilles donc, s’il vous plait, le relire vous-même, maître Raguteau, fit le vicomte en lui passant le papier.

« Mais à peine le notaire y eut-il jeté les yeux, qu’il s’affaissa sur son siège en poussant un faible gémissement.

— Qu’y a-t-il ? firent plusieurs voix.

— Hélas ! il n’est pas signé ! répondît maître Raguteau.

— Pas signé ! m’écriai-je à mon tour.

— Eh ! oui, il ne manque que cette petite formalité, reprit le vicomte en ricanant, il est vrai qu’elle est importante.

« Alors se tournant vers moi, d’un ton sec et dur :

— Maintenant, jeune homme, qu’il est bien constaté que vous n’êtes rien ici qu’un imposteur, que rien ne vous appartient et que mes cousins et moi sommes les seuls et légitimes propriétaires de ces domaines, vous allez nous faire le plaisir de déguerpir de céant et aller chercher gite et protection ailleurs qu’au château de la Belle-Jardinière.

« Un violent murmure d’indignation accueillit ces paroles du vicomte qui vit qu’il avait été trop loin.

« Quant à moi, mon commandant, je compris que j’allais étouffer ou devenir fou si je ne donnais pas sur l’heure libre cours à ma colère, à mon indignation et à ma douleur.

— Attendez ! misérable ! criai-je d’une voix étranglée en me précipitant l’épée haute sur le vicomte qui devint vert de peur, attendez ! infâme ! qui venez m’insulter sous le toit de celui que j’appelais mon père !… le châtiment suivra de près l’injure…

« Heureusement pour le vicomte, dix personnes s’interposèrent entre nous, et le comte de Langeac, pour lequel je professais une amitié respectueuse, réussit à me désarmer et à m’entrainer à l’autre extrémité de la salle.

« Cependant, maître Raguteau, qui avait repris son sang-froid, s’approchant du vicomte qu’entourait un groupe de gentilshommes indignés :

— Monsieur, lui cria-t-il avec sa franchise d’honnête homme, vous venez de commettre une action d’autant plus infâme, que vous n’aviez pour vous ni le droit, ni la justice. Quand vous avancez que ce jeune homme n’a rien ici lui appartenant, vous dites une fausseté. Urbain, monsieur, est légitime propriétaire de tout ce qu’il tient de la munificence et de la libéralité de M. Duperret-Janson dont vous êtes indigne de devenir l’héritier. Je suis là, moi, Nicolas Raguteau, notaire royal, pour en rendre haut témoignage.

— Mais je ne vas pas au contraire, moi, répondit le vicomte de plus en plus effrayé, mes cousins et moi nous consentons à lui laisser emporter tout ce qui a servi à son usage particulier jusqu’à ce jour. Mais qu’il parte à l’instant même.

« Je marchai alors sur le vicomte et je lui crachai au visage les paroles suivantes :

— Si vous croyez me faire une aumône, détrompez-vous, monsieur. Votre prétendue générosité n’est qu’un mensonge auquel vous ne croyez pas vous-même.

« C’est parce que je vous fais peur que vous cédez, alliant ainsi à votre honteuse lâcheté la plus rapace avarice. Ce peu je l’emporte, ô mon noble bienfaiteur, que l’on ose insulter trois jours après sa mort, parce que c’est vous qui me l’avez donné !…… Dans quelles mains infâmes ton héritage va-t-il tomber !… Mais dors tranquille de ton dernier sommeil, toi qui avait mérité le nom de protecteur du pauvre et de l’opprimé, dors du sommeil du juste et prie pour ton malheureux fils ! dors tranquille, tu seras vengé…

— Monsieur le vicomte de Bouteillerie, ajoutai-je, je ne vous dis pas adieu, car nous nous reverrons un jour !…

« Je sortis alors fièrement de la salle et je montai dans mes appartements. J’échangeai l’épée légère que je portais contre une lourde rapière, et je passai deux pistolets portant sur la crosse les armes de mon bienfaiteur dans ma ceinture. Je mis ensuite un peu de linge dans une légère valise, et une somme de trente mille livres en or que j’avais économisée sur la pension que me faisait chaque mois M. Duperret-Janson et un écrin renfermant mes bijoux. Puis je descendis à l’écurie, où je sellai moi-même Phébus, mon cheval favori. Derrière la selle, j’attachai la valise, je traversai avec un sourire triste et de bonnes paroles d’adieu sur les lèvres la haie des serviteurs, qui m’adoraient et qui me voyaient partir avec regret et chagrin, et je franchis seul la porte d’honneur tenant mon cheval par la bride.

« Vous devinez que, tout droit, en sortant du château, je m’acheminai vers le cimetière du village. Le marquis m’avait appris à croire et à aimer les vérités divines de la religion catholique. Là, sur sa tombe, je priai longtemps avec ferveur.

« C’est dans le malheur, mon ami, c’est quand on est près de succomber sous le poids de la douleur que l’on comprend mieux la divinité de ces vérités de la religion. Ah ! c’est surtout en face d’une tombe ouverte, penché sur cette terre humide qui nous sépare à jamais de ceux que nous avons aimés qu’il est consolant de croire à une seconde vie, à l’immatérialité de l’âme, à son immortalité et à la toute puissance de Dieu.

« Que l’on m’amène le matérialiste le plus endurci auprès de ce cercueil que quelques pelletées de terre viennent de séparer du monde, et qu’il ait le triste courage de m’affirmer que celui que je pleure, créature noble, bonne, pure et intelligente, a péri tout entier dans la mort et qu’il n’en reste qu’une vile dépouille que les vers se disputent !

« Ces sentiments, mon ami, je les ressentis dans toute leur plénitude et je m’y abandonnai. Il me sembla que ma prière évoquait la grande âme du marquis, que cette âme se mettait en communication avec la terre et qu’elle m’entourait, capable de saisir les échos de la mienne. Je lui parlai tout bas ; je lui dis comment on avait chassé son fils du toit où il était entré par sa volonté ; je lui demandai de veiller sur ma vie sans but et sans espoir désormais.

« Je sortis ensuite du séjour de la mort plus consolé. Je sautai sur mon cheval qui hennissait d’impatience et je m’élançai sans regarder derrière moi dans la direction de Paris.

— Pardon ! mon commandant, j’aurai fini dans un instant, dit le jeune homme, en remarquant un geste d’impatience de son interlocuteur.

— Vous vous trompez étrangement si vous croyez que je reste indifférent à ce récit, mon enfant, reprit d’Iberville. Je vous le répète : ne me faites grâce d’aucun détail ; réellement vous m’avez empoigné, et de longtemps, je n’ai ressenti une pareille émotion.

— Merci, mon ami, de votre intérêt. Il ne me reste que peu de choses à vous dire d’ailleurs.

« À Paris, continua le jeune homme, je me crus en droit de prendre fièrement le nom de mon bienfaiteur. Fut-ce une faute ? Peut être. Quant à moi, je crus en agissant ainsi remplir la volonté de M. Duperret-Janson. Je le portai sans scrupule, ce nom, et sans que personne vint me le contester ; car les collatéraux, qu’une avarice sordide retenait confinés dans leurs terres, ne l’ont appris que longtemps après, comme vous le verrez tout à l’heure. Je me liai avec des jeunes gens de mon âge qui m’introduisirent dans les premières familles de la ville. Ignorant des choses de la vie, dans un tel milieu, je vis bientôt la fin de mes modestes ressources. Grâce à de hautes influences, j’obtins la faveur d’embarquer sur un vaisseau du roi, et j’eus le bonheur de monter précisément sur celui que vous commandiez.

« Vous connaissez mon amour pour la fille de Jean Marie Kernouët qui fut votre ami. Malgré mes deux années de recherches, je n’ai pu obtenir un seul indice de son sort et je la pleure comme une morte.

« Ma vie est donc brisée et il ne me reste plus qu’à trouver la mort quelque part.

« Mais auparavant, mon ami, j’ai à remplir une promesse, il me faut acquitter un serment terrible. Le temps, la distance, de nouvelles affections me l’avaient presque fait oublier. Le vicomte de la Bouteillerie vient de me le rappeller.

« Des nouvelles de France m’apprennent que les héritiers de M. Duperret-Janson vont me faire un procès pour me forcer à quitter le nom que je porte aujourd’hui… Eh bien ! je le quitterai, ce nom ; mais je compte lui faire de belles funérailles.

— Mon enfant, interrompit d’Iberville, votre pensée est mauvaise, votre projet n’est pas celui d’un chrétien.

— Comment ?

— Un chrétien ne se venge pas, du moins ainsi que vous le voulez,

— Quoi ! ces hommes m’auront humilié, brisé, persécuté, anéanti ; ils m’auront spolié d’une fortune qui m’appartenait réellement puisque telle était la volonté de M. Duperret-Janson ; on veut m’enlever jusqu’au nom que je porte, et je ne me vengerai pas !

— Non, mon enfant : la vengeance n’appartient qu’à Dieu, parce que lui seul a le temps et l’éternité, ces deux choses qui échappent aux hommes.

— Urbain resta sombre et ne répondit pas.

— Croyez-moi, reprit d’Iberville, vous avez un rôle plus noble, une vengeance plus belle à exercer que celle que vous méditez.

Si l’on veut vous forcer à quitter le nom d’un homme dont vous vénérez la mémoire, eh bien ! quittez-le, ce nom. Mais il vous reste une ressource, celle de vous en créer un autre qui sera bien à vous, un qui sera célèbre et qui vous appartiendra, parce qu’il sera le fruit de votre travail ou de votre sang. L’occasion ne vous manquera pas. Vous êtes déjà bon marin, la carrière s’ouvre brillante devant vous, suivez-là.

Ce soir même, je pars pour les parages de la Baie d’Hudson où l’Anglais nous fournira de la belle besogne, croyez m’en. Je vous en promets une large part et mille occasions de vous distinguer.

— Allons, mon ami, continua d’Iberville en se levant, il est quatre heures bientôt, il ne nous reste que le temps d’aller saluer le gouverneur. Venez avec moi.

Quelques instants après, les deux marins quittaient l’auberge de la mère Cartahut, évacuée depuis longtemps déjà par tous les matelots.

XVII

L’influence d’une jeune fille.


Urbain, — auquel nous donnerons jusqu’à nouvel avis le nom de Duperret-Janson — était au pays depuis quelques mois quand il fit la connaissance d’Yvonne Kernouët dans les circonstances que nous allons raconter.

Mal entouré à son arrivée au Canada, le jeune homme fréquentait plus que de raison les mauvais sujets de la ville. Quand nous disons mauvais sujets, que le lecteur n’aille pas prendre l’expression trop à la lettre.

Les mauvais sujets de ce temps-là, dans la capitale de la Nouvelle-France, n’étaient ni des assassins, ni des détrousseurs de grandes routes ; c’était tout simplement des gens aimant un peu trop la noce. Cependant leurs excès n’en étaient pas moins déplorables. C’est ainsi qu’Urbain, après avoir battu le guet, sacrifier au dieu du jeu, était rentré plus d’une fois à son logis, situé quelque part sur la rue St-Anne, dans un état plus que voisin de l’ivresse.

Cette exécrable conduite menaçait de dégénérer en habitude invétérée, Urbain était sur le point de devenir un franc ivrogne et un fier débauché, quand Dieu lui envoya la douce influence d’une jeune fille vertueuse pour le ramener au bien.

Le jeune homme était un matin absorbé par une occupation sérieuse, un travail auquel il donnait toute l’attention dont il était capable.

Il se rasait.

La mousse onctueuse et parfumée du savon se gonflait, sous l’agitation du pinceau, en flocons diaphanes comme ces nuages légers que le soleil éclaire à l’horizon de ses derniers reflets. Le pinceau, bien fourré, semblait se plonger avec bonheur dans ces moëlleuses montagnes d’écume qui montaient et s’affaissaient tour à tour en jetant, sous les reflets irisés de la lumière, des étincelles de toutes couleurs… Vraiment, cela faisait plaisir à voir. Urbain procédait à ce travail avec une lenteur caressante ; il venait de passer sur son menton légèrement ombragé le pinceau chargé de mousse, et il y mettait une visible complaisance à y promener l’onctueux instrument, lorsque les notes perlées d’une voix jeune et fraîche vinrent frapper son oreille.

— Tiens ! se dit-il, il paraît que la mère Sauvageau a une nouvelle pensionnaire.

La mère Sauvageau était une brave femme, veuve d’un soldat mort au champ d’honneur, une bretonne à la tête solide et au cœur d’or, qui exerçait dans la bonne ville de Québec le métier de blanchisseuse. Elle habitait une maison basse, droit en face de la résidence d’Urbain, dont le regard, de sa chambre, pouvait plonger dans le réduit de sa voisine.

Le jeune homme quitta sa place, où il admirait sa figure barbouillée de savon, pour jeter un coup d’œil sur celle de la chanteuse. Par sa fenêtre entr’ouverte, il vit d’abord la mère Sauvageau occupée à repasser du linge, puis, assise près de la table, une jeune fille qui cousait. Il ne put apercevoir que son profil, qui lui parut d’une grande pureté. Ses cheveux négligemment noués sur sa tête, formaient des ondulations capricieuses dont le désordre n’était pas sans charmes. Enfin, son cou, laissé à découvert, était d’une blancheur de neige :


Sous votre belle tête un cou blanc délicat.
Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.


Ce rapide examen suffit probablement à l’imagination du jeune homme, car il se dit avec un sourire de connaisseur :

— Diable ! elle doit être gentille, cette petite ; retirons-nous vite. Je ne gagnerais pas à être vu dans ce costume, même avec ma blanche figure, et la première impression est la plus importante.

Il continua donc à se raser et fit sa toilette avec un soin particulier. Après avoir donné un dernier coup d’œil à sa glace et fait un pli à son jabot qu’il trouvait trop correct, il se pencha à sa fenêtre avec des façons et un bruit qui ne révélaient pas précisément sa crainte d’être vu.

La jeune fille chantait toujours.

Urbain se moucha de façon à être entendu à l’autre bout de la rue.

Peine inutile, la jeune fille ne leva pas même les yeux et chantait toujours.

Urbain se crut obligé alors d’être pris d’une toux bruyante qui fit lever la tête à tous les passants.

Peine inutile encore, la voix continua de chanter.

— Diable ! diable ! se dit le jeune homme, en fait de sourds, les plus forts sont ceux qui ne veulent pas entendre. Mais vous m’entendrez, mademoiselle, vous me verrez, et ce qu’il y a de mieux, vous me regarderez.

Ce soliloque achevé, il soulève légèrement son chapeau, branle un peu la tête et le laisse tomber dans la rue. Il s’empresse de crier au passant de le ramasser ; deux ou trois gamins accourent, les voisins se mettent sur le seuil de leur porte, un chien aboie, puis un second, puis un troisième, et en un moment, Urbain se trouve l’auteur et l’objet d’un tumulte aussi bête que favorable à ses projets.

Enfin le bienheureux chapeau est rapporté, Urbain s’en coiffe aux yeux de tous ses voisins qui admirent sa toilette. Sûr alors d’être remarqué, il relève la tête avec grâce et tourne son regard vers la fenêtre de la mère Sauvageau…

Les chants avait cessé et la fenêtre était fermée.

— Décidément, je n’ai pas de chance ! soupira le jeune homme avec dépit en fermant lui-même sa fenêtre.

Il s’assit et se mit à réfléchir. Or le résultat de ses réflexions fut qu’il avait deux paires de manchettes à sabots à faire blanchir. Qu’y a-t-il dans ce cas de plus naturel que de donner ces deux paires de manchettes à la blanchisseuse qui demeure en face ?

Au moment où il traversait la rue, il aperçut la mère Sauvageau qui détournait le coin portant un paquet.

— Bon ! se dit-il, voilà la chance qui me revient et je vais pouvoir parler seul à la jeune chanteuse.

Il frappe à la porte, et, presque sans attendre la réponse, il l’ouvre comme s’il entrait chez lui. La jeune fille se retourne, étonnée et mécontente de ce sans-façon.

— Que désirez-vous, monsieur ? lui dit-elle.

Ces simples mots furent dits avec une fermeté froide qui surprit tout d’abord le visiteur. Il s’attendait à trouver un œil provoquant, et il rencontrait le regard tranquille et sévère d’une honnête jeune fille. Il subit involontairement l’ascendant de cette honnêteté. D’ailleurs il avait devant les yeux une femme qui ne ressemblait en rien à celles qu’il avait fréquentées à Paris.

Aucun des traits de la jeune fille n’était remarquable, mais l’expression de leur ensemble était suave et touchante, et faisait bien à l’âme. La simplicité de sa mise, sa propreté, qui avait plus de charme encore que d’élégance, tout, jusqu’à l’ordre qui régnait dans cette modeste chambre, où riait en ce moment un rayon de soleil, s’harmonisait heureusement avec la douce pureté de son visage.

En se trouvant dans cette atmosphère nouvelle pour lui, Urbain se sentit dépaysé. Il comprit alors ce qu’avait de ridicule le motif de sa visite et il fut le plus sot des jeunes gens en présence de la plus simple des jeunes filles.

Après quelques mots insignifiants sur le blanchissage de ses manchettes, il sortit assez piteusement.

Deux semaines après, les amis d’Urbain commençaient à remarquer un changement notable dans ses habitudes. Il ne fréquentait plus le cabaret, ne jouait plus, rentrait chez lui avant minuit, et, chose inouïe parmi eux, se rendait régulièrement à l’église tous les matins.

Tout cela était l’ouvrage de la pensionnaire de la mère Sauvageau qui n’était autre qu’Yvonne Kernouët venant de terminer ses études aux Ursulines de Québec. Son père était alors en course dans les pays de l’ouest pour y faire la traite des pelleteries. Avant son départ, il avait été entendu avec la mère Sauvageau — une payse — qu’elle prendrait la jeune fille sous ses soins à sa sortie du couvent jusqu’à son retour, le père Kernouët ne voulant confier à personne la tâche de ramener Yvonne à la ferme de Lachine.

Ajoutons que la mère Sauvageau n’était pas la première venue pour Kernouët, attendu que les deux familles venaient du même village en Bretagne et étaient, passées au Canada sur le même vaisseau.

Un grand changement s’était opéré dans la conduite d’Urbain, changement dû à l’influence d’Yvonne, disions-nous tout à l’heure. Elle avait consenti à recevoir quelquefois le jeune homme, et le charme et l’innocence s’étaient trouvés plus habiles que les remontrances de la morale et les séductions du vice. Urbain admirait cette noble fierté qui avait déconcerté ses coupables projets. Dans les quelques visites chez sa jolie voisine, au lieu du rôle de triomphateur qu’il s’était fait d’avance, il était réduit à celui d’humble et respectueux soupirant. Pas un mot inconvenant, pus une parole d’amour ne sortait de sa bouche.

La jeune fille avait imposé des conditions rigoureuses s’il voulait fréquenter la maison, conditions fortement appuyées par la mère Sauvageau : n’aller plus au cabaret, que pour les repas, ne plus jouer, et ce qu’il y avait de plus difficile, rompre avec ces jeunes gens qui l’entraînaient à la débauche.

Mais on ne met pas impunément le pied dans la fange ou dans le vice : lorsqu’on l’en retire, il reste des taches que l’on n’efface pas dans un jour. Urbain, comme un cheval échappé, s’abandonnait de temps à autre à ses mauvais penchants, mais toujours en se cachant de cette jeune fille qu’il s’était pris à aimer sincèrement et qu’il redoutait comme sa conscience vivante et outragée.

Yvonne le sut et un jour, après un de ces funestes retours à ses habitudes d’autrefois, il se rendit à la demeure de la jeune fille et frappa à sa porte.

— Je n’y suis pas, répondit la jeune fille, qui voulait le punir.

— C’est donc moi qui y suis, dit Urbain en pressant le loquet et croyant entrer avec son dernier mot. Les portes ne se fermaient pas à la chute dans la bonne ville de Québec ; mais cette fois celle de la mère Sauvageau était cependant fermée à clef.

Urbain trouva la plaisanterie mauvaise. Pourtant cachant sa mauvaise humeur :

— Ouvrez-moi la porte, dit-il en fredonnant, pour l’amour de Dieu !

— Pas même pour l’amour de vous.

— Allons, finissons-en, reprit-il avec humeur.

— Encore une fois, répondit Yvonne, je n’y suis pas pour vous.

À ces mots, une pensée mauvaise, un soupçon injurieux passa dans l’esprit du jeune homme. Reprenant la phrase de la jeune fille, et oubliant toute réserve, il eût le malheur de répondre :

— Vous n’y êtes pas… seule !

Il achevait à peine que la porte s’ouvrait brusquement et qu’Yvonne apparaissait devant lui les joues colorées d’une vive rougeur, l’œil irrité, la lèvre frémissante. D’une main retenant la porte, de l’autre montrant à Urbain d’un geste plein de dignité l’intérieur solitaire et tranquille de l’appartement :

— Entrez, monsieur, lui dit-elle, entrez donc, je ne serai plus seule alors et vous n’aurez pas menti !

Le jeune homme restait sur le seuil, immobile, confus et séduit. Il sentait l’injustice de ses soupçons. Il aurait en ce moment donné tout pour détruire l’impression produite. Mais le coup était porté, il ne pouvait plus qu’essayer de guérir la blessure. Il y employa tout ce qu’il avait de persuasion, tout ce que le repentir, tout ce que son cœur lui inspira de tendresse, de témoignages et de protestations d’attachement.

Il fut si éloquent, que quand il se retira, reconduit par la mère Sauvageau et Yvonne, celle-ci était convaincue.

Rendu sur le seuil de la porte, le jeune homme se retournant :

— Yvonne, dit-il, ne voulez-vous pas compléter m’a conversion ? Allez-vous me laisser exposé de nouveau aux dangers de la vie, quand un seul mot de vous peut me donner le courage nécessaire pour devenir un honnête homme ? Si vous m’aimez, Yvonne, dites-le moi, et je vous jure de me créer un avenir qui sera digne de vous.

— Attendez le retour de mon père, répondit la jeune fille, je vous le dirai alors ce mot qui me sera aussi doux à prononcer qu’à vous de l’entendre !

— Oh ! soyez bénie, reprit le jeune homme, je sens que vous m’avez rendu meilleur !

Quelques jours après, Yvonne partait pour Montréal en compagnie de son père et d’Urbain qui avait reçu l’autorisation de les accompagner.

Après un séjour de trois semaines à Lachine, Urbain retourna à Québec, non sans avoir eu, avant son départ, une longue entrevue avec le père d’Yvonne.

— Revenez-nous un brave marin, lui avait dit celui-ci, car vous partez pour une campagne de deux années, n’est-ce pas ?

— Avec le capitaine d’Iberville.

— Je sais qu’il vous estime et que vous lui avez été chaudement recommandé. Votre avenir est donc entre bonnes mains.

Ceci se passait précisément la veille du massacre de Lachine que nous avons esquissé au commencement de cet humble récit.

On se rappelle les dernières paroles du vieux breton à Urbain en le quittant sur le rivage :

— Faites bien votre devoir, mon enfant, lui avait-il dit, si vous voulez gagner la main de mon Yvonne.

— Oui, faites bien votre devoir, Urbain, avait reprit la jeune fille, mais ne vous exposez pas trop, et veillez sur mon frère. Jusqu’à votre retour, je prierai la Sainte Vierge de vous avoir tous les deux en sa sainte et heureuse garde !

Le jeune homme était parti le cœur plein d’espérance. Mais, hélas ! dans la nuit même une catastrophe inouïe venait le séparer pour toujours peut-être de celle qu’il aimait.

Il faudrait plusieurs volumes pour raconter toutes les démarches, toutes les recherches d’Urbain et d’Olivier Kernouët pour retrouver les traces des captifs.

C’est en vain qu’ils furent de toutes les campagnes contre les Iroquois et les possessions anglaises, impossible de trouver le moindre indice, le renseignement le plus infime.

Le découragement gagna leur cœur et tous deux avaient perdu espoir depuis longtemps quand nous les avons rencontrés dans l’auberge de la mère Cartahut, rendez-vous des matelots finis et même des officiers des vaisseaux ancrés dans le port.

XVIII

D’anciennes connaissances.


Un aventurier, du nom de Henry Hudson, avait exploré en 1609, pour le compte des Hollandais, tout le pays arrosé par la rivière qui porte son nom et sur les bords de laquelle sont bâtis Albany et New-York, la plus grande ville de l’Amérique et certainement l’une des plus commerçantes de l’univers.

Dès 1614, la Hollande y envoya des colons. Quelques années après, les Suédois venaient s’établir dans une contrée plus au sud, aujourd’hui la Pennsylvanie.[15]

Ces deux nations restèrent en paix avec les Anglais jusque vers 1654. Leurs établissements commençant alors à se toucher, les difficultés ne tardèrent pas à naître. Les Anglais qui convoitaient depuis longtemps la Nouvelle-Hollande, trouvèrent un prétexte, en 1664, pour y envoyer des commissaires et des troupes, et ils s’emparèrent de la province sans coup férir, car les colons hollandais tirèrent à peine l’épée pour se défendre. Plus amoureux de leur bien-être que sensibles à l’honneur national, ils acceptèrent volontiers un état de choses qui leur permettait du moins de commercer en paix.

L’Angleterre acquit donc à peu de frais une belle province, qu’elle nomma Nouvelle-York, et en échange de laquelle elle céda à la Hollande la plantation de Surinam dans la Guyane.

C’est ainsi que l’Angleterre devint notre voisine dans la vallée du Saint-Laurent, mauvaise voisine, avec laquelle nos pères eurent à lutter sans cesse jusqu’à la cession, lutte gigantesque, lutte glorieuse dans notre défaite ; car si nous eussions eu à combattre un ennemi seulement double du nôtre, en dépit de l’abandon de la France, nous en serions sortis vainqueur.

La Providence ménageait une destinée plus glorieuse à cette poignée de 60,000 Canadiens qui resta au pays : celle de croître, de prospérer, de prendre une prépondérance qu’il n’est plus possible de nier, au milieu d’un peuple hostile, d’une mère marâtre, tout en conservant sa langue, ses lois, sa religion, ses mœurs et ses coutumes.

Spectacle à nul autre pareil et qui doit nous rendre bien fiers de porter le nom de canadiens-français.

Boston était alors le siège du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre ; mais New-York en était le port le plus important.

Une grande bâtisse en pierre jaune de trois étages occupait alors à New-York un large espace, à peu près à l’endroit où se trouve aujourd’hui la jetée No 42 de la rivière Nord. Tout à côté se voyaient les entrepôts d’une riche compagnie d’armateurs — John Randolph Clark & Co — chez laquelle le père Kernoüet était entré en qualité de factotum, grâce à la haute protection de Lewis Glen.

À quelques pas plus loin, s’étendait une longue file de tavernes plus ou moins bien achalandées, que fréquentaient les nombreux marins du porc. C’est dans une de ces tavernes que nous transporterons le lecteur quelques mois après le départ d’Yvonne d’Albany.

Deux hommes aussi proprement que pauvrement vêtus, sont attablés dans un coin d’une longue salle enfumée, tandis que des matelots bruyants entourent un comptoir recouvert en étain, derrière lequel trône une grosse maritorne dont les poings seraient de force à assommer un bœuf.

Les deux hommes, insensibles au tapage qui règne autour d’eux, sont absorbés dans une conversation qui attire toute leur attention.

— Ainsi, tu espères réussir ? dit un de ces deux hommes en portant à ses lèvres une chope de bière.

— Non sans difficultés, je vous l’assure, père Kernouët. Seulement…

— Seulement ?

— Il nous faut trouver encore cent livres.

— Comment ! cent livres ? mais ne t’ai-je pas remis hier la somme nécessaire ?

— Elle n’est plus suffisante.

— Que me chantes-tu là ? Explique-toi.

— Vous savez que Tom Smüller demandait quatre cents livres pour sa pinasse. Eh bien ! au dernier moment un autre acheteur, paraît-il, a eu vent de la chose et est venu lui offrir cent livres de plus.

— Et sa parole ?

— Ah ! bien, oui, comptez-y, sur la parole de ces gens-là, et vous y perdrez votre temps.

— Mais où les trouver, les cent livres ?

— Nous avons encore la nuit et la journée pour nous pourvoir.

— Oui, mais si nous échouons ? Songe que tout est à recommencer, que M. Villedieu est prévenu, qu’il agira de son côté, qu’il nous est impossible de le prévenir et qu’il peut tout compromettre. La surveillance du port sera augmentée et adieu alors la délivrance. Nous pouvons gémir ici encore bien des années, y laisser nos os peut-être…

— Si nous prenions conseil de mademoiselle Yvonne ? Sans vous faire de peine, père Kernouët, elle a plus d’esprit dans son petit doigt que nous en avons dans nos deux jougeotes.

— Cette chère Yvonne ! reprit Kernouët d’une voix émue… Ah ! Pierre, il faut à tout prix quitter ce maudit pays, car il me la tuerait… Viens, il n’est que dix heures, l’enfant doit travailler en m’attendant.

Les deux hommes quittèrent la salle après avoir payé leur consommation, longèrent pendant quelque temps les quais et se dirigèrent vers une maison de modeste apparence, située dans un endroit isolé, à l’extrémité d’une longue rue fangeuse et noire.

C’est là que demeurait le père Kernouët avec sa fille depuis son arrivée à New-York.

Une faible lueur pénétrant à travers les persiennes apprirent aux visiteurs que la jeune fille n’était pas encore couchée. Kernouët introduisit une clef dans la serrure, ouvrit la porte et s’effaça pour laisser passer son compagnon.

— Est-ce vous, mon père ? fit une voix de l’intérieur.

— Oui, mon enfant ! répondit le vieillard. Apporte-nous de la lumière.

Un instant après, une seconde porte s’ouvrit et la jeune fille parut, tenant une lampe à la hauteur de sa tête.

— Ah ! bonsoir, monsieur Pierre ! dit-elle au compagnon de son père, sans paraître étonnée de sa présence à pareille heure. Enfin, venez-vous nous avertir que l’heure du départ est sonnée ?

— Vous en jugerez tout à l’heure, mademoiselle.

— Avant tout, fit le père Kernouët, sers-nous quelque chose pour nous désaltérer, et nous causerons ensuite.

Tandis que la jeune fille sert les deux hommes, nous allons donner, aussi brièvement que possible, l’explication du dialogue que nous avons entendu tout à l’heure dans l’auberge entre Kernoüet ét son compagnon, et pour cela il nous faut remonter au départ d’Yvonne d’Albany.

Ce n’est pas sans un véritable serrement de cœur que la jeune fille dit adieu pour toujours au toit qui l’avait abritée pendant plus de quatre années.

Jusqu’au jour où la mère de Lewis s’était aperçue des sentiments de son fils pour la jeune fille, celle-ci n’avait rencontré dans la famille Glen qu’un attachement réel et des témoignages d’affection. Ellen était pour Yvonne une jeune sœur auquel elle avait voué un tendre dévouement, et elle s’était plu à entourer sa bienfaitrice d’un soin filial.

Et il fallait à un moment d’avis quitter tout cela : les joies d’une véritable famille, un bien-être auquel elle s’était accoutumée pour courir après l’inconnu, la misère peut-être. Mais en face du devoir, la jeune fille n’avait pas hésité un instant.

En arrivant à New-York, Yvonne n’eût cependant pas de peine à retrouver son père, qui approuva en tous points sa conduite et la conduisit à l’hôtel, en attendant une installation plus sérieuse.

Quelques jours après, Kernouët obtint l’autorisation d’occuper une maison de son patron qu’il meubla du simple nécessaire.

C’est alors que la jeune fille se sentit bien isolée obligée de passer seule avec ses pensées et ses regrets de longues journées, tandis que son père était à l’ouvrage.

Le dimanche seul était un jour comparativement heureux. En compagnie de son père et de Pierre Dumas — un compatriote comme eux prisonnier des Anglais — Yvonne, après la lecture en famille des prières de l’église, allait faire de longues courses dans les campagnes environnantes. Après la veillée, on se séparait avec la promesse de se réunir de nouveau le dimanche suivant.

L’ennui gagnait cependant la jeune fille, dont les belles couleurs de santé disparaissaient, à la grande terreur de Kernouët.

— Mon père, lui dit-elle un jour, votre patron vous tient en haute estime, vous me l’avez dit souvent ?

— Pourquoi cette question ?

— Je vais m’expliquer. Au couvent, mon père, on vantait fort mon talent de brodeuse. Pourquoi ne solliciteriez-vous pas de votre patron une lettre de recommandation qui me permette de me présenter dans quelques familles opulentes de la ville, afin de me procurer de l’ouvrage ?

— Est-ce qu’il te manque quelque chose ? mon enfant. Trouves-tu que je ne subviens pas suffisamment à tes besoins ?

— Amplement, mon père. C’est un tout autre motif qui me guide en vous faisant cette prière. Je ne peux plus vivre de cette vie-là. Seule, inactive tout le jour, je sens l’ennui qui me gagne, et si vous ne venez pas à mon secours en m’accordant la faveur que je vous demande, je ne réponds plus de mon courage.

Le vieillard n’avait rien à refuser à sa fille. Du reste, il comprit la nécessité de lui fournir une distraction quelconque.

Grâce à la recommandation de M. Clark, Yvonne se procura facilement du travail et bientôt il n’y eut pas dans toute la ville une élégante qui ne voulût avoir des broderies confectionnées par la jeune french-woman. Ses profits ajoutés au salaire de son père amenèrent bientôt dans la maison une véritable aisance et le moyen même de faire des économies.

Un soir, Pierre Dumas arriva chez le père Kernouët avec un petit air mystérieux qu’on ne lui connaissait point.

— Votre père est-il ici ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Il repose dans la salle, mais je vais l’éveiller.

— S’il vous plait, car j’ai une communication importante à lui faire.

— Qu’est-ce donc ? mon cher Pierre, dit le vieillard qui entrait en ce moment dans la salle.

— Tenez, monsieur Kernouët, dit Pierre Dumas en tendant un petit morceau de papier qu’il venait de retirer de sa poche.

— D’où vient ce papier ? reprit le vieillard après avoir lu.

— C’est toute une histoire que je vais vous conter, monsieur Kernouët :

« Vous savez que je suis garçon de peine sur le port. Ce soir, vers quatre heures, je passais près de la grande caserne qui sert de prison quand, tout-à-coup, tomba près de moi une petite pierre. Je regardai autour de moi d’où pouvait m’arriver ce horion. Personne dans un rayon éloigné.

« Instinctivement, je levai les yeux et j’aperçus, à une fenêtre du troisième étage, la tête d’un prisonnier qui me faisait des signes que je ne pus comprendre exactement, mais assez cependant pour que mon attention fut attirée sur l’objet qui était tombé à mes pieds. C’est alors que j’aperçus le léger papier que je viens de vous remettre. Quand je relevai les yeux, la tête avait disparu.

« Moi qui ne sais pas lire, vous comprenez avec quelle anxiété j’ai attendu le moment où il me serait permis de venir vous confier cette découverte. C’est un prisonnier français, il n’y a pas de doute, qui est détenu là et…

Lis, interrompit Kernouët en passant le papier à sa fille.

Yvonne prit le papier sur lequel était tracé en rouge, probablement avec du sang, les lignes suivantes qu’elle lut à haute voix :[16]

« Prisonnier à New-York. Enlevé à Pentagouet dans l’échange des prisonniers contre le droit des gens. Faire parvenir nouvelle au gouverneur du Canada. 22 soldats enlevés avec moi retenus à Boston. »

« Villedieu. »

— Oh ! ces Anglais ! toujours nobles, dans leurs procédés ! murmura le père d’Yvonne.

— N’y a-t-il pas moyen de venir en aide à ce malheureux ? demanda la jeune fille.

— Mes amis, reprit Kernouët, il est temps que je vous fasse part d’un projet que je muris depuis longtemps. Comme toi, Yvonne, comme toi, Pierre, je suis las de cette vie dans un pays dont je hais les habitants. Comme vous, il me faut en sortir, où je ne réponds plus de moi. Si je suis bien traité par mon patron, croyez-vous que je n’aie pas souvent à subir les insultes, les avanies d’une valetaille que je méprise et que j’aurais châtiée déjà si la crainte de te laisser seule, Yvonne, ne m’eût arrêté.

— Mon père ! dit la jeune fille en entourant de ses bras le cou du vieillard.

— Mes enfants, reprit-il en se dégageant de cette douce étreinte, il faut en finir avec cette vie-là, il faut en finir à tout prix. Si j’ai hésité si longtemps à prendre les mesures nécessaires, c’est la pensée seule de faire partager à Yvonne de nombreux dangers qui m’a retenu.

— Oh ! la mauvaise pensée ! Me croyez-vous lâche ? mon père, dit la jeune fille.

— Non, mon enfant, non, tu as fait tes preuves sous ce rapport et je n’ai jamais douté de ton courage. Du reste, mieux vaut la mort…

— Que de pourrir ici ! fit Pierre Dumas.

— Voici donc le projet que je veux vous soumettre, continua le vieillard : nous procurer une embarcation assez solide pour tenir la mer, et par un bon vent, une nuit noire, nous embarquer et quitter notre prison pour toujours. Pierre connaît les côtes et je ne suis pas un novice en fait de navigation. En longeant ces côtes, nous parviendrons à gagner quelque port du Canada où nous serons recueillis par un navire français.

Je ne me dissimule pas les dangers d’une telle navigation, les chances précaires du succès ; mais tout plutôt que de demeurer plus longtemps ici… Qu’en dites-vous, mes enfants ?

— J’en suis, père Kernouët. Seulement…

— Eh bien ! quoi ?

— Où la prendrons-nous, cette embarcation ? Nous faudra-t-il nous en emparer et brûler la politesse à son propriétaire ?…

— Non, certes. Grâce à Dieu, j’ai fait des épargnes depuis quelque temps, et, à l’heure qu’il est je puis disposer d’une somme de quatre cents livres, et il m’en reste pour les dépenses du voyage.

— Dame ! vous m’en direz tant.

— Est-ce compris ? Acceptez-vous mon projet ?

— De grand cœur.

— Mais, mon père, fit Yvonne, partirons-nous en laissant ce pauvre officier français derrière nous ?

— C’est bien mon intention de faire tout au monde pour le sauver, d’autant plus qu’il nous sera indispensable pour la manœuvre du bateau. C’est vers quatre heures, dis-tu ? Pierre, ? que tu as vu le prisonnier ?

— Qui, père Kernouët…

— Eh bien ! le prisonnier, M. Yilledieu, aura tout probablement raisonné ainsi : ou ma communication va tomber entre des mains amies, ou elle sera recueillie par des ennemis. Dans ce dernier cas, je m’en apercevrai au redoublement de surveillance qui s’exercera autour de moi : dans le premier cas, et s’il vient à la pensée de la personne qui a ramassé mon billet de venir à mon secours, cette personne se présentera de nouveau à la même heure sous ma fenêtre.

— C’est évident ! dirent ensemble Yvonne et Pierre.

— Donc, reprit le vieillard, tu te rendras demain à quatre heures sous la fenêtre du prisonnier. Tu dois être assez habile pour lui lancer un objet que nous allons te confier et qui contiendra les instructions nécessaires. Écris, Yvonne, le plus menu possible.

La jeune fille prit un morceau de papier, trempa sa plume dans l’encrier et écrivit d’une jolie petite écriture le billet suivant que son père lui dicta :

« Des compatriotes, prisonniers comme vous, mais libres dans la ville, s’intéressent à votre sort. Ce fil de soie vous servira à monter jusqu’à vous les objets que nous vous ferons passer ce soir. Vous avez trois jours pour scier les barreaux de votre fenêtre. Ce soir, à la nuit, laissez pendre le fil. »

— Maintenant, continua le vieillard, introduis ce billet dans un de ces pelotons de soie que je vois-là, dans ta corbeille à ouvrage, Yvonne, et passe le tout à Pierre. Compris, n’est-ce pas ?

— Parfaitement ! répondit celui-ci.

— Mes occupations m’empêchent de quitter dans le jour les entrepôts de mon patron, reprit Kernouët. Du reste, ce serait peut-être éveiller des soupçons. C’est donc toi, Pierre, qui achètera la barque dont nous avons besoin. Sera-ce difficile à trouver ?

— Pas impossible, du moins.

— Quand seras-tu prêt ?

— Je vous le dirai demain soir, après mon expédition à la caserne.

— Demain midi, tu passeras au magasin ; je te remettrai l’argent nécessaire et les outils pour M. Villedieu.

Quelques instants après, Pierre quitta la maison du père Kernouët. Yvonne pria longtemps, ce soir-là, et s’endormit le cœur plein d’espoir.

XIX

L’évasion


À midi, le lendemain, Pierre fut exact au rendez-vous. Il apprit au père Kernouët qu’il avait réussi dans ses démarches au-delà de ses espérances.

Un caboteur hollandais, moyennant la somme de quatre cents livres, avait consenti à se défaire d’une mauvaise pinasse[17] qui en valait à peu près la moitié. Il s’engageait en outre à la pourvoir d’une nouvelle cabine et de quelques instruments de marine.

À l’égard de M. Villedieu, les choses se passèrent ainsi que l’avait présumé le père Kernouët.

Pierre dut s’y prendre à plusieurs reprises pour lancer la balle dans la cellule du prisonnier, mais il y arriva toutefois sans que ses faits et gestes fussent remarqués des rares personnes qui fréquentaient le quai, large de quelques pieds à peine en cet endroit. Il n’existait heureusement de sentinelles que du côté de l’entrée principale de la prison, ce qui facilitait encore l’évasion.

Le même soir M. Villedieu, au moyen de son fil de soie, ayant reçu les outils nécessaires pour scier les barreaux de sa fenêtre, se mit immédiatement au travail, et le lendemain de nouvelles instructions lui apprirent que le départ était fixé à deux jours plus tard, dans la nuit, de se tenir prêt à lancer le fil au premier signal, deux coups de sifflet à un court intervalle l’un de l’autre.

Mais la veille du départ, au moment où Pierre se présentait pour prendre possession de la pinasse Tom Smüller, le propriétaire du bateau, alléché par la facilité en affaire de Pierre Dumas qui n’avait pas eu l’adresse de se faire prier un peu avant de donner quatre cents livres d’un mauvais bachot, Tom Smüller, disions-nous, retira sa parole sous le prétexte qu’on lui offrait cent livres de plus.

Où se les procurer, ces cent livres ? Comment faire face à cette nouvelle difficulté ? Telles étaient les questions que se posaient avec terreur le père Kernouët et Pierre Dumas.

C’est dans cette alternative qu’ils se décidèrent à prendre l’avis d’Yvonne, que l’on savait de bon conseil et de grande ressource.

En voyant l’air soucieux de son père, la jeune fille, inquiète, demanda :

— Qu’est-il donc survenu ?

— Il y a, mon enfant, que le propriétaire du bateau ne veut plus le céder pour quatre cents livres.

— Comment cela ?

— Il demande maintenant cinq cents livres.

— Mais il n’y a pas à hésiter, il me semble, il faut les lui donner.

— Tu en parles bien à ton aise. C’est à peine s’il me reste cinquante livres pour parer aux éventualités du voyage et….

— Attendez un instant ! interrompit la jeune fille en passant dans un autre appartement.

Elle reparut au bout de quelques minutes avec un coffret qu’elle plaça sur la table.

— Qu’est-ce que cela ? dit le vieillard étonné.

— Mes épargnes de jeune fille ! répondit Yvonne en souriant.

— Mais…

— Prenez, reprit Yvonne, prenez, il y a là cent cinquante livres que je destinais aux besoins les plus urgents si nous abordons sur une terre française. Mais l’important, c’est de partir d’abord…

— Je le disais bien, fit Pierre avec enthousiasme, que mademoiselle Yvonne a plus d’esprit et de ressources dans son petit doigt qu’il y en a dans nos deux têtes.

— Remercions Dieu ! mes enfants, dit le père Kernouët en joignant les mains. Ah ! je commence à croire que le ciel est pour nous et que nous réussirons.

— Comment ! si nous réussirons ! cria Pierre. Je le crois bien, que nous réussirons, puisqu’il nous donne un de ses anges pour nous guider !…

— Trêve ! ami Pierre ! trêve ! fit Yvonne en souriant.

— Maintenant, mes enfants, reprit Kernouët, arrêtons nos derniers préparatifs.

Demain, je suis malade, et si mon patron envoie aux nouvelles, on me trouvera au lit. Après demain, on ne s’inquiétera en aucune façon de mon absence, ce qui nous donne au moins vingt-quatre heures avant d’éveiller les soupçons. Nous serons alors sinon hors de danger, du moins à une distance assez considérable pour qu’on ne s’avise pas de nous donner la chasse.

Pierre, tu passeras demain matin aux entrepôts pour prévenir mon patron de ma prétendue maladie, et tu iras ensuite prendre possession de la pinasse et y transporter le reste des provisions. Quel prétexte as-tu donné pour justifier cette acquisition ?

— Que je voulais faire le cabotage entre New-York et Albany.

— Parfait. Vers dix heures du soir, rendez-vous ici… Où se trouvera la pinasse ?

— Mouillée à une lieue de la ville pour ne pas éveiller les soupçons. Je mettrai un fanal rouge à la proue. Une légère embarcation sera attachée immédiatement sous la fenêtre de M. Villedieu. En moins de trente minutes, nous pourrons atteindre la pinasse.

— Bien. Maintenant, séparons-nous.

Pierre quitta la maison, la lumière s’éteignit ; mais Kernouët et sa fille, on le comprendra facilement, ne purent trouver le sommeil cette nuit-là.

Il plut le lendemain toute la journée, et vers le soir s’éleva un assez fort vent de l’ouest, ce qui ne pouvait qu’aider au projet de nos fugitifs.

Vers quatre heures de l’après-midi, Pierre, en revenant de mouiller la pinasse à l’endroit convenu passa en chaloupe sous la fenêtre de M. Villedieu. Il aperçut la figure anxieuse de celui-ci qui lui fit comprendre par signes que ses préparatifs étaient faits. Pierre montra la barque et porta ses mains au-dessus de sa tête, les doigts écartés. M. Villedieu par un mouvement de la tête de bas en haut fit entendre qu’il avait compris.

Bien avant dix heures, Dumas était au rendez-vous. Il trouva la jeune fille un peu pâle, un peu nerveuse, mais dans des dispositions nullement de nature à faire redouter quelque faiblesse au moment suprême.

Yvonne avait mis un juste-au-corps très-serré à la taille, une jupe très-courte et avait emprisonné ses jambes dans des guêtres en toile imperméable et coiffé sa tête d’une espèce de toque en velours noir.

Elle était gentille à croquer dans cette toilette hétéroclite.

Le père Kernouët avait revêtu son grand costume de coureur des bois : blouse ou tunique de chasse en peau de daim, guêtres et mocassins de même matière, bonnet de fourrure, baudriers se croisant sur sa poitrine, à l’un desquels pend le sac de balles, à l’autre la corne à poudre. Sa ceinture supporte deux pistolets et un long couteau de chasse. Un fusil est déposé dans un coin de la salle auprès de deux énormes porte-manteaux qui renferment toute la fortune de la famille Kernouët.

Pierre est en costume complet de marin du port : caban de toile goudronnée, large chapeau de la même étoffe. Il est armé comme son compagnon.

— As-tu l’échelle ? dit celui-ci en s’adressant à Pierre.

— Et une bonne, encore, fabriquée par moi avec du bon merlin.

— Eh bien ! il est temps, partons. Va d’abord inspecter les environs et constater qu’il n’y a rien d’insolite.

Pierre revint après une absence d’une dizaine de minutes.

— Pas un chat, dit-il, il fait noir comme dans un four.

— N’aurons-nous pas de la difficulté à nous guider ?

— N’ayez nulle crainte ; je suis capable de vous conduire à bon port.

Yvonne jeta sur ses épaules un long manteau et éteignit la lumière. Pierre prit les porte-manteaux et passa le premier suivi par Yvonne, puis le père Kernouët ferma la porte à clef qu’il mit dans sa poche et les trois fugitifs se dirigèrent vers le port.

— Comment nous orienter pour trouver exactement la fenêtre de M. Villedieu ? dit à voix basse le père Kernouët.

— Ne vous inquiétez pas ! répondit Pierre.

La silhouette de la sombre prison apparut bientôt.

Les fugitifs longèrent l’extrémité nord de la bâtisse pour atteindre le quai.

— Marchez tous les deux à mes côtés, le long de la muraille, dit Pierre à ses compagnons.

Kernouët et Yvonne se rangèrent sur la même ligne. Pierre fit glisser un long bâton dont il avait eu le soin de se munir, le long de la paroi du quai.

Tout à coup il se pencha, saisit une amarre, tira à lui et la silhouette d’une légère barque se dessina bientôt. Le son strident d’un sifflet se fit entendre dans l’obscurité, puis après un intervalle de quelques instants, le même son se répéta.

Pierre alors marcha tout droit à la muraille qu’il tâta pendant quelque temps.

— Apportez-moi le paquet qui est à vos pieds, dit-il au père Kernouët.

Celui-ci s’empressa d’obéir.

— Développez, c’est l’échelle ! reprit-il.

Il attacha solidement l’extrémité de celle-ci avec le fil de soie, et par une légère pression avertit M. Villedieu qu’il pouvait tirer à lui.

Quelques instants après, Pierre lança un énergique juron.

— Qu’y a-t-il ? demanda le père Kernouët avec inquiétude…

— Il y a, malédiction ! que le fil s’est rompu…

— Qu’allons nous faire ?

— Attendre ! peut-être reste-t-il encore assez de soie pour recommencer l’opération.

Effectivement, Pierre entendit peu après le son d’un morceau de fer battant la muraille.

— Ah ! cette fois, dit-il à voix basse, il a eu le bon esprit de doubler le fil et d’attacher au bout la lime que vous lui avez envoyée.

L’échelle se déroula dans toute sa longueur et monta sans accident. Les trois fugitifs attendirent environ une dizaine de minutes dans une anxiété qu’il serait difficile de décrire. Pierre sentant s’agiter l’échelle la fixa de ses deux mains et bientôt il distingua une masse noire qui se dessinait le long du mur.

Un instant après, M. Villedieu touchait le sol.

— Comment jamais acquitter ma dette de reconnaissance ? murmura-t-il.

— En ne soufflant pas mot que nous soyons en sûreté, répliqua Pierre.

Le père Kernouët descendit le premier dans la barque et reçut Yvonne dans ses bras, puis vint M. Villedieu, ensuite Pierre.

Poussée par quatre bras vigoureux, la légère embarcation fila bientôt sur l’eau comme une flèche, se dirigeant vers une lumière rouge qui brillait dans la nuit à l’entrée de la baie.

Moins d’une heure après, par un bon vent, la pinasse tournait son arrière à la ville et s’élançait vers la mer.

XX

En chasse.


— Hors le petit foc ! commanda tout à coup une voix sonore ; borde et hisse les huniers !

— En haut, les gabiers ! commanda aussitôt une seconde voix.

Le second maître, Olivier Kernouët, saisit un gros sifflet d’argent accroché à l’une des boutonnières de sa chemise de laine et le porta vivement à ses lèvres : un son modulé retentit.

Toute la bordée du quart s’était précipitée : en un clin d’œil la manœuvre fut exécutée, et le navire, offrant plus de toile à la brise du sud-ouest, s’inclina coquettement en doublant son allure. Son taille-mer fendait une flot d’écume et son sillage décrivait au loin une longue ligne dans laquelle voltigeaient, comme des feuilles sèches dans un tourbillon de vent, des bandes d’alcyons aux ailes noirs et aux ventres blancs.

Le navire courait bon bord, détachant nettement sa voilure blanche sur le fond empourpré du ciel ; pas une voile n’apparaissait à l’horizon. La terre était proche et le Pélican semblait se presser comme un cheval qui rentre et sent l’écurie.

À l’arrière du vaisseau, l’officier de quart se promenait de ce pas régulier du marin qui est contraint de se procurer le plus d’exercice possible dans l’espace le plus resserré. Cet officier était un jeune homme d’une trentaine d’années au plus, au teint hâlé, aux cheveux noirs, à la physionomie fort belle, à l’air résolu et à la démarche dégagée. À ce simple portrait, le lecteur a deviné qu’il s’agit d’Urbain Duperret-Janson, lieutenant en premier du vaisseau.

Le jeune officier se rapprocha du bastingage de tribord, appuya ses deux coudes sur le plat-bord et braqua sa lorgnette dans la direction du nord-est. Il demeura ainsi plusieurs minutes dans une immobilité complète ; puis il se dressa et fit rentrer l’un dans l’autre les tubes de cuivre de l’instrument avec un mouvement d’impatience.

— Rien encore ! murmura-t-il.

Puis se retournant, il cria d’un ton brusque :

— Timonier, la brise fraîchit ; laisse arriver d’un quart !

Le timonier obéit, et le navire, plongeant de l’avant, fila plus rapide sous l’effort de la brise. Le lieutenant avait reprit sa promenade et son regard interrogeait avidement l’horizon à tribord.

Le premier quart du jour était piqué, les tribordais venaient de remplacer les bâbordais à la garde du navire, le timonier avait cédé son poste à un vieux matelot. Le lieutenant en second, le sieur de la Salle, après avoir donné le point à Urbain, qui prenait le quart à son tour, était descendu auprès du commandant.

Le premier quart du jour, à bord d’un vaisseau, celui de quatre heures du matin à huit heures, est le quart du lavage, de l’astiquage, du branle-bas général de propreté. Tout était donc en mouvement sur le pont du Pélican.

C’était un joli navire que le Pélican, du plus fin modèle qui eût jamais occupé les chantiers de construction en France. On devinait au premier coup d’œil, quelle devait être la supériorité de sa marche. Il portait fièrement ses cinquante canons, dont les gueules menaçantes se détachaient en noir sur sa ceinture rouge, et il s’inclinait gracieux pour glisser sur les vagues, bondissant sur la plaine humide comme un jeune cheval sur un champ de course.

Dans l’automne de 1696[18], quatre vaisseaux anglais et une galiote à bombes s’étaient emparés du fort Bourbon, dans la Baie d’Hudson. Deux bâtiments français, commandés, l’un par Sérigny, l’autre par la Motte-Aigron, étaient arrivés au moment où les Anglais se préparaient à l’attaque du fort, mais avaient dû se retirer devant des forces supérieures.

Le sieur La Forêt, qui commandait, essaya de se défendre ; son enseigne, le sieur Jérémie, embusqué avec quarante fusiliers derrières les buissons, fit des déchargés si fréquentes sur les chaloupes qui voulaient aborder, qu’il les contraignit de s’éloigner. Alors, à bord de la galiote, on commença à lancer des bombes ; il en tomba une vingtaine dans le fort où il n’y avait aucun magasin où la poudre pût être en sûreté.

Le commandant français fut forcé de capituler, et obtint qu’on le conduirait avec toute sa garnison sur les terres de France et qu’on permettrait à chacun de retenir ce qui lui appartenait. Après avoir pris possession du fort, les Anglais, avec leur bonne foi ordinaire, oublièrent les articles de la capitulation. Ils dépouillèrent les Français et les conduisirent en Angleterre.[19]

Quatre mois après, les prisonniers furent élargis et débarqués sur les côtes de France, où on les informa qu’on armait à LaRochelle pour reprendre le fort Bourbon. La plupart s’y rendirent pour prendre du service. Sérigny avait le commandement de quatre vaisseaux qu’il devait conduire jusqu’à Plaisance, où il devait les remettre à son frère d’Iberville.

Cette escadre arriva à Terre-neuve le dix-huit mai 1697.

Par les instructions qui furent remises à d’Iberville, celui-ci avait ordre de visiter la rivière St-Jean, dans l’Acadie, pour s’assurer de l’état du fort de Naxoat.[20] Il devait ensuite se rendre à la Baie d’Hudson pour reprendre le fort Bourbon et châtier les Anglais.

Comme il était trop tard pour entreprendre ces deux expéditions, il renonça à la première, après avoir consulté M. de Brouillan.

La résolution fut prise d’aller directement au fort Bourbon. L’escadre, composée de quatre navires et d’un brigantin, fit voile le huit de juillet.

D’Iberville s’embarqua sur le Pélican, de cinquante canons, comme nous l’avons dit plus haut, comptant tout au plus cent cinquante hommes d’équipage. Mais il est juste d’ajouter que ces cinquante hommes, presque tous Canadiens, sous un commandant tel que d’Iberville, en valaient bien cinq cents.

Les trois autres vaisseaux étaient : Le Palmier de quarante canons, commandé par de Sérigny ; le Profond, commandé par le sieur Dugué ; le West, sous les ordres de Chartrier.

Le 28 du même mois, d’Iberville arriva à l’entrée du détroit de la Baie d’Hudson. Le 3 août, les navires français l’avaient passé ; mais ils se trouvèrent alors serrés par les glaces et contraints de s’attacher avec des grappins aux plus grandes.

Le cinquième jour, le brigantin fut écrasé entre un de ces écueils et le Palmier, que montait M. de Sérigny. On n’eut que le temps de sauver l’équipage, mais le bâtiment fut perdu.

Dugué, à bord du Profond, poussé par les courants vers la côte du nord, rencontra trois navires anglais, contre lesquels il se battit pendant trois heures.

Après avoir été retenu dans le nord par les glaces plus de trois semaines, le Pélican se trouva dégagé. Il mit alors le cap sur le fort Bourbon sans savoir ce qu’étaient devenus les autres vaisseaux. Le quatre septembre, il en était presqu’en vue.

C’est ce jour-là précisément, un peu après quatre heures du matin, que nous avons posé le pied à bord du Pélican au commencement de ce chapitre.

Le quart venait d’être pris et la route maintenue. Tous les hommes qui n’étaient pas alors de service s’étaient groupés à l’avant, entre le mat de misaine et le beaupré, les uns nonchalamment couchés au pied du mat, les autres appuyés sur le cabestan, chiquant, crachant, fumant avec la béatitude de croyants à Mahomet rêvant au ciel des houris.

Cacatoès, à cheval sur l’extrémité du beaupré, une énorme fluxion de la joue droite causée par sa chique, le bonnet sur les yeux, interrogeait l’horizon.

Avez-vous remarqué le grand rôle que joue le bonnet chez le matelot ? Voyez-le : il vient de débarquer de retour d’une longue course, les poches bien lestées, bien décidé à faire bombance et à se dédommager des misères et des souffrances d’une longue navigation tant qu’il lui restera un rouge liard. Il est sur le quai, le nez au vent, les mains dans les poches de son large pantalon, la figure réjouie et… le bonnet bien campé sur le derrière de l’occiput. Hélas ! si vous le rencontrez deux jours après. La soute aux écus est vide tant il a mis d’entrain à l’assécher ; il erre comme une âme en peine, sombre, les yeux fixées en terre dans l’espoir d’y rencontrer des billets de banque, le bonnet enfoncé sur le nez…

Cacatoès était soumis à la loi commune. Le bonnet était-il absolument posé sur le derrière de la tête, mais là si en arrière qu’on le vit choir en plus d’une circonstance ? — La brise adonne, disait les matelots, le maître sera indulgent, on pourra s’en donner dans le grand genre de ne rien faire et se prélasser sur les enfléchures.

Mais au contraire, le bonnet était-il bien enfoncé sur les yeux qu’à peine le vieux maître pouvait y voir ? Alerte ! il fallait filer proprement son écoute et gouverner droit.

Ainsi donc, bonnet en haut : joie et gaieté, bon temps pour tout le monde. Bonnet en bas : chacun devenait triste et soucieux sans trop savoir pourquoi.

Ce matin tout l’équipage était soucieux et triste, et le bonnet de Cacatoès partant plus enfoncé que d’habitude, si enfoncé même qu’on apercevait sa mèche du sommet de la tête, espèce de hure dont il était très-fier.

— Terre ! cria tout-à-coup une voix tombant du haut du grand mat.

— Vive la France ! crièrent les matelots en se précipitant vers les bastingages pour interroger l’horizon.

XXI.

Terre et voiles


Les marins d’Iberville étaient presque tous canadiens, et jamais équipage ne jouit avec meilleur droit d’une réputation de bravoure poussée jusqu’à la témérité.

— Voile ! cria une seconde voix partant celle-ci du mat de misaine.

Urbain emboucha son porte-voix.

— Où ? demanda-t-il,

— Par l’avant à nous, à notre bossoir de bâbord, répondit la voix,

— Peux-tu distinguer sa course ?

— Tout droit sur nous.

L’officier sauta sur le banc de quart et braqua sa lunette dans la direction indiquée.

— Voile !

Tel est le troisième cri qui retentit à ses oreilles avant même qu’il eût orienté son instrument.

— OÙ ? demanda-t-il encore cette fois.

— À tribord, sous le vent.

— Quelle est sa direction ?

— Peux pas dire, il est debout.

— Voile ! cria une quatrième voix venant cette fois du beaupré.

— Tonnerre d’un nom ! fit Urbain en frappant du pied, c’est donc une flotte que nous avons devant nous ?

Puis embouchant de nouveau son porte-voix.

— Où ! demanda-t-il.

— Tout droit à notre avant.

— Comment gouverne-t-il ?

— Sur nous.

— Renand ! dit Urbain en s’adressant à un jeune officier qui passait en ce moment devant lui, descend prévenir le commandant de ce qui arrive.

Le jeune homme se dirigea précipitamment vers l’arrière du vaisseau et disparut par l’écoutille.

Toutes les longues-vues du bord, tous les regards, anxieux, étaient dirigés vers les vaisseaux en vue dont la silhouette grossissait de minute en minute.

Était-ce des amis ? Était-ce les trois vaisseaux de l’escadre dont on était sans nouvelles ? Était-ce au contraire des ennemis ? Allait-on être salué par des cris d’allégresse ? Faudrait-il au contraire se frayer un chemin à coup de boulets pour atteindre ce fort Bourbon qu’on voulait rendre à la France ?

Un silence profond régnait à bord du Pélican, silence troublé seulement par les vagues venant se briser sur la carène du vaisseau et le sifflement du vent dans les cordages de la mature.

Pas un de ces fiers marins ne se dissimulait le critique de la position si l’on se trouvait en présence de navires ennemis. En effet, impossible ici, comme en pleine mer, de prendre la chasse et de tourner le dos à l’ennemi. Il fallait soutenir le choc de trois vaisseaux, dont le plus petit, à en juger par l’apparence, était certainement de la force du Pélican.

Ici c’était donc le combat désespéré, le combat à outrance, sans espoir de succès ; une lutte infructueuse, le bâtiment pris ou coulé bas, l’équipage massacré ou fait prisonnier, c’est-à-dire la captivité, les souffrances, les insultes à la place des réceptions, des honneurs, des sourires des femmes, de la bombance du matelot victorieux dans les cabarets.

Telles étaient les tristes réflexions de l’équipage, quand une tête apparut à l’écoutille de l’arrière et un homme sauta lestement sur le pont.

C’était d’Iberville, alors dans sa trente-septième année, quoiqu’il en parut un peu plus de quarante.

Sa longue-vue à la main, il se pencha sur les bastingages. Tous les regards se reportèrent aussitôt sur lui. Après un examen de quelques instants, il se redressa sans rien dire et se dirigea vers l’officier de quart.

Celui-ci saluant son supérieur :

— Quels sont vos ordres, commandant ? dit-il. Dois-je changer la course ?

— Ce n’est pas la peine, mon cher Urbain, répondit d’Iberville de sa voix la plus calme. Le vent souffle du bon côté, profitons-en.

— Faites larguer la brigantine et les ris des huniers, M. de la Salles, ajouta-t-il en s’adressant au lieutenant en second qui arrivait en moment sur le pont.

En un moment l’équipage exécuta la manœuvre et le navire augmenta de vitesse.

D’Iberville, toujours à l’arrière, appuyé sur les bastingages de bâbord ; promena d’abord sa lorgnette sur les côtes, puis il en dirigea ensuite les rayons vers les trois voiles en vue, dont la première grossissait de seconde en seconde.

Après quelques minutes d’examen, le commandant se redressa et en se retournant aperçut un homme devant lui : maître Cacatoès, la manœuvre exécutée, ne pouvant plus maîtriser son impatience, s’était approché de son chef.

Il était là, tout confus de sa hardiesse, se dandinant sur ses jambes pour suivre les ondulations du vaisseau, son bonnet à la main.

D’Iberville fixa sur le vieux maître son regard clair et perçant.

— Qu’y a-t-il, vieux ? demanda-t-il.

— Rien, mon commandant, seulement…

— Enfin, voyons, parle.

— C’est à propos de ces navires, mon commandant.

— Eh ! bien, qu’en penses-tu, de ces navires ?

— Dame, mon commandant, je pense… je pense… qu’ils sont deux de trop et que…

— Tonnerre d’un nom ! je te demande si tu penses que ce sont des amis ou des ennemis ?

— Ah ! pour ça, commandant, fit Cacatoès en portant la main à sa gorge pour arrêter sa chique, qu’il était en train d’avaler, tant son émotion était extrême de se voir interroger par son chef en présence de tout l’équipage, pour ça c’est pas difficile à dire. Voyez ce gabarit, cette mature et la manière dont ils vous torchent de la toile : c’est des bâtiments de ligne, c’est des goddem[21]

— Le jurerais-tu ? reprit en souriant d’Iberville.

— En grand, mon commandant, aussi vrai que le nœud aime la garcette et que…

La fin de sa phrase lui resta dans le gosier : d’Iberville, au comble de la colère, venait de briser sa longue-vue sur le tillac et se promenait d’un pas saccadé en proférant d’énergiques jurons. Puis s’arrêtant tout-à-coup et montrant l’horizon :

— Voyez, les enfants, dit-il d’une voix de stentor en s’adressant à l’équipage, autant de voiles, autant d’ennemis qui nous barrent le passage. La route nous est coupée !…

Tous étaient mornes et silencieux, se rendant compte de la gravité de la situation.

Le commandant qui avait repris sa promenade saccadée, entendant un sourd murmure parmi l’équipage, s’arrêta de nouveau et promenant un regard autour de lui :

— Aurait-on peur de l’Anglais parce qu’on est un contre trois ? Les marins d’Iberville auraient-ils appris à compter le nombre de leurs ennemis ? La route est bloquée ! eh ! bien, c’est pas malin, nous couperons la ligne, voilà tout. Parce que la surprise m’a fait monter la colère au front, est-ce à dire que tout est désespéré ? Enfants, le boulet qui doit couler le Pélican n’est pas encore fondu ! Courage, enfants, nous en avons vu bien d’autres… De la toile au vent, Urbain, encore de la toile, toujours… que la mature craque, mais que nous brûlions la politesse à ces canailles qui ne nous ont pas encore amarinés… Serre au plus près, timonier… En haut ! mes vieux gabiers !…… Vive la France !

— Vive la France ! Vive d’Iberville ! s’écria l’équipage électrisé par ces chaudes paroles en se précipitant pour exécuter la manœuvre.

En un clin d’œil, le Pélican fut couvert de toile et prit une vitesse vertigineuse. Couché sur le flanc de bâbord, à chaque tangage il disparaissait sous la vague, complètement submergé. Il fallait un commandant comme d’Iberville et un équipage comme le sien pour risquer une telle manœuvre ; car un coup de vent pouvait faire engager le navire, et un navire engagé, c’est-à-dire couché sur le flanc, ne se relève pas, en d’autres termes, il est perdu.

Cependant les navires anglais grossissaient toujours de minute en minute à l’horizon. Nu tête, les cheveux aux vents, se tenant d’une main aux haubans, promenant de l’autre sa lorgnette sur la mer, d’Iberville les observait avec la plus grande attention, le premier surtout.

— Urbain, cria tout-à-coup le commandant au jeune officier qui était monté sur les barres de perroquet, avons-nous la bonne course ?

— Oui, commandant.

— Allons-nous bien droit à la rencontre du premier ?

— Oui, commandant.

— Est-il assez près pour le distinguer ?

— Oui, commandant, à chaque tangage, je vois son bois.

— Bien. Quelle sorte de vaisseau est-ce ?

— À sa grosseur, je présume que c’est une frégate. Ça me paraît du reste le plus gros des trois.

— Allons, tant mieux.

Puis enfonçant les tuyaux de sa lunette, d’Iberville qui était monté sur les enfléchures sauta sur le pont.

— Enfants, dit-il à ses matelots qui observaient chacun de ses mouvements, vous aurez une lutte digne de vous et les marins d’Iberville vont prouver une fois de plus ce dont ils sont capables. Ça m’ennuyait de me présenter devant le fort Bourbon sans avoir tiré un coup de canon. Eh bien ! nous sommes servis et messieurs les goddem viennent nous fournir ce qui nous manquait. Nous allons leur exprimer tout à l’heure notre reconnaissance par la bouche de nos canons… La Salle, faites passer les manœuvres de combat ! Bosse partout ! En haut, vous autres ! Tiens bon, timonier !… Encore de la toile, Urbain !… Là ! bravo, enfants ! Vive la France !…

— Vive la France ! répéta l’équipage.

— Apprête le pavillon ! on l’assurera d’une bordée dans le flanc de l’ennemi en arborant ses couleurs.

Après le dernier ordre d’Iberville se dirigea vers l’arrière du vaisseau et disparut par la petite écoutille.

La confiance était revenue parmi l’équipage sous la chaude et vibrante parole du commandant. C’est que d’Iberville, cet homme sans peur et sans reproche, ce canadien dont le lustre rejaillit sur notre race — Où est sa statue, à celui-là ? — n’avait jamais connu que le sentier fleuri de la gloire, le succès saturé et que la confiance qu’il inspirait était sans bornes. En face de toute la flotte anglaise, ces hommes, soucieux tout à l’heure, électrisés depuis par l’éloquence de leur chef, n’eussent pas hésité à s’élancer à l’ennemi avec confiance.

— Mais, ô misère ! il était un homme à bord qui, en dépit de l’enthousiasme général, était demeuré sombre et renfrogné. Cet homme, c’était Cacatoès.

— Cré nom de nom d’un nom ! grommelait-il entre ses dents, tout en veillant avec soin à la manœuvre, et dire qu’ils sont trois… et que s’ils étaient tant seulement deux, on se pomoyerait grand largue pas plus tard que demain avec les sauvagesses sur le plancher des vaches du…

— Maître ! dit en ce moment une voix timide.

— Quoi ! répliqua celui-ci en se retournant avec colère.

— Maître, c’est le commandant qui vous demande.

— Où est-il, le commandant ?

— Dans son carré.

Cacatoès lança un long jet de salive noirâtre dans la mer, assujettit sa chique à bâbord, s’essuya la bouche avec la manche de sa vareuse et se dirigea vers la petite écoutille.

Le navire, ayant viré de bord, courait vers la mer avec une vitesse effrayante. Les côtes de la Baie d’Hudson se dessinaient de plus en plus. Quant aux navires signalés, tous tendaient à se ranger à bâbord.

— Sont-ils bêtes, ces chiens d’Anglais ! fit un matelot du mat de misaine. Ils s’en vont tous du même bord : si on était mal élevé, on pourrait leur brûler la politesse.

— Le commandant sait bien ce qu’il fait ! répliqua sentencieusement un camarade.

Urbain se promenait sur la passerelle, surveillant toujours la marche de l’ennemi. S’arrêtant tout-à-coup il murmura avec un triste sourire :

— Allons ! s’il faut mourir ici, ce sera au moins de belles funérailles, et j’aurai la consolation de périr en combattant sous un chef tel que d’Iberville que j’aime d’une tendre affection…

…Mourir ! Yvonne aussi est morte sans doute ? C’est un ange au ciel qui prie pour que j’aille le rejoindre !

…Oh ! je mourrai tranquille et heureux, et personne ici-bas ne me pleurera !…

XXII.

La dernière chance d’Iberville.


En arrivant à la porte du carré du commandant, Cacatoès lança un hum ! sonore, afin de signaler sa présence, puis il frappa discrètement. Ne recevant aucune invitation, il poussa le bouton de la porte, l’entr’ouvrit et passa la tête dans l’entre-baillement.

D’Iberville était à demi-couché sur une immense carte marine piquée en différents endroits de nombreuses épingles. Debout, à quelque distance Urbain, silencieux, suivait l’étude de son chef.

La porte, en se refermant, attira l’attention du commandant qui releva la tête.

— Avance ici ! vieux ! dit-il au matelot.

Cacatoès obéit sans dire un mot et resta planté devant son chef, le bonnet à la main, dans une posture respectueuse.

— Vieux ! lui dit d’Iberville, depuis combien de temps naviguons-nous ensemble ?

— Dame ! mon commandant, c’est pas à dire, il y a bien des années que nous bourlinguons ensemble, puisque c’est moi qui vous ai appris à distinguer un mat de misaine d’un mat d’artimon.

— Oui, vieux, il y a vingt-trois années — j’avais quatorze ans — et il y a vingt-trois années que j’ai appris à te connaître, car nous nous sommes peu quittés. Eh bien ! je te tiens pour un matelot fini, dont les conseils ne sont pas à dédaigner dans les circonstances, extraordinaires.

Par bonheur Cacatoès avait eu la précaution d’ôter sa chique avant d’entrer ; car, certainement, il l’eût avalée, tant l’émotion le gagna…

Il allongea le corps, qui prit l’apparence d’un cordage noir étiré, roula ses petits yeux et porta la main à son gosier, témoignage non équivoque du contentement que la confiance du commandant lui causait.

Si Cacatoès était loquace avec ses camarades, dans ses moments de bonne humeur, alors que le bonnet de laine gouvernait bien, en face de ses supérieurs il était d’une timidité excessive et ne trouvait guère autre chose, pour exprimer sa pensée, qu’une longue série de jurons sonores.

Hélas ! faut-il le constater en passant ? Les descendants de tous les Cacatoès du pays n’ont pas rompu avec la tradition et les terriens, sous ce rapport, ne leur en cèdent pas d’avantage.

Hâtons-nous d’ajouter cependant, qu’en cette circonstance, par respect pour son chef, Cacatoès se contenta d’exhumer du fond de son gosier un hum ! à faire trembler les vitres du grillage,

— Tu comprends, vieux, reprit d’Iberville, et vous aussi, Urbain, qu’il était de mon devoir tout à l’heure, devant l’équipage, de parler comme je l’ai fait. Mais ici, mes amis, il faut tenir un autre langage et ne pas se dissimuler l’horrible vérité… Je croîs le navire perdu !… C’est un conseil de guerre que nous tenons. Que pensez-vous qu’il faille tenter pour le sauver ?

— Que toutes les mille barbasses !… s’il y en avait que deux !… murmura Cacatoès.

— La situation est simple, continua d’Iberville. Pas de secours possibles de terre puisque le fort Bourbon est occupé par les Anglais. Au large, trois navires de haut-bord qui nous barrent la route et qui nous empêchent de prendre chasse. Contre au-delà peut-être de deux cents canons et de mille à douze cents hommes d’équipage, je n’ai à opposer que les cinquante canons du Pélican et mes cent cinquante Canadiens.

— Si encore, il y en avait seulement un de moins… murmura de nouveau Cacatoès.

— Une seule chance nous restait pour éviter un combat ridiculement inégal, reprit le commandant : celle d’appuyer sur tribord et de mettre bravement le cap sur le fort Bourbon ; mais celle-ci vraisemblablement nous échappe aussi, car il doit y avoir là d’autres vaisseaux anglais. Donc, le Pélican est pris entre deux feux.

— Cré mille millions de carcasses !… et dire qu’ils sont trois !…

— Donc, poursuivit d’Iberville, avec un calme superbe en telle occurrence, le navire peut-il lutter ?

Ses deux interlocuteurs gardèrent un silence solennel, que troublait seul les vagues en courroux se brisant sur la carène du vaisseau et le sifflement du vent dans les cordages.

— Le navire peut-il lutter ? reprit le commandant. Voyons, parlez sans crainte, mes amis, je vous y invite, je vous le commande au besoin… Vous, d’abord, Urbain, qui représentez l’état-major ; toi, Cacatoès, réponds au nom de l’équipage. Vous connaissez la situation, que reste-t-il à faire ?

— Mon commandant, dit l’officier ainsi interpellé, je vais vous dire, puisque vous me l’ordonnez, ma pensée toute entière : dans mon âme et conscience, je crois que le navire n’a aucune chance de salut.

— Quoi ? s’écria le vieux matelot, oubliant tout respect et saisissant le poignet du jeune officier, le Pélican se laissera amariner sans lutter ? Il baissera son pavillon devant l’Anglais comme un failli chien… Oh ! mon commandant !…

D’Iberville bondit sur le vieux matelot qu’il saisit à la gorge.

— Que chantes-tu là, vieux caïman de malheur ? dit-il, le Pélican amener son pavillon quand c’est d’Iberville qui le commande !

— Je dis… je dis… grommela Cacatoès, que si on ne lutte pas…

— Pas lutter ! poursuivit d’Iberville, quand il y a Anglais en avant ! Anglais derrière ! Il s’agit de vendre sa peau le plus cher possible, voilà tout. Réponds, Cacatoès. Je sais que tu as plus d’un tour dans ton sac : le Pélican a-t-il une seule chance d’échapper au désastre ? Réponds sans ambage.

— Dame ! mon commandant, il est sûr et certain que si j’en connaissais tant seulement la queue d’une…

— Ainsi tu n’en connais pas ?

— Non, mon commandant.

— Ainsi, le Pélican est bien perdu ? Il sera pris ou coulé par l’Anglais ?

Urbain et Cacatoès baissèrent la tête sans répondre.

— C’est bien, mes amis, reprit d’Iberville ; c’est tout ce que je voulais savoir. Je suis libre d’agir maintenant et j’agirai, soyez en sûrs, de manière à sauver l’honneur du pavillon et le mien… Pas un mot de la scène qui vient de se passer… Si mes braves matelots doivent succomber ici, je veux qu’en mourant pour la France et le roi, ils croient laisser après eux la victoire. Si l’un de vous en échappe, je veux aussi — c’est un désir bien légitime, n’est-ce pas, ô mon Dieu ? — qu’il explique ma conduite et qu’il soit le gardien de ma mémoire contre laquelle il ne puisse planer l’ombre d’un soupçon.

Nous ferons tous notre devoir, mes amis. Je vous remercie de m’avoir compris. L’heure est solennelle, je devrais dire mortelle… En face d’un imminent danger d’où peut-être personne ne sortira, à l’heure des grands désastres, il est une coutume suivie par le maître du bord qui écrit un document signé par tous ses officiers, constatant les dangers de la situation, l’imminence de la perte du navire. Ce testament suprême, roulé par la vague, se trouve quelques jours jeté sur la plage… On apprend alors comment sont morts des braves que le devoir ne vit point pâlir… Je l’ai écrit, ce document qui a déjà reçu la signature de votre collègue, Urbain. Nous le confierons à la mer, tandis que nous remettrons notre sort à Dieu.

D’Iberville lut alors, au milieu d’un silence qui empruntait quelque chose de lugubre, le document suivant :

« Aujourd’hui, ce cinquième jour de septembre, dans l’année de Notre-Seigneur mil six cent quatre-vingt-dix-sept, à bord du vaisseau du roi le Pélican, moi, capitaine du navire, je rédige cette note afin que le roi et nos parents, amis, apprennent un jour, si nous devons succomber dans le combat que nous allons livrer dans un instant, quels événements se sont passés.

« À peine entrés dans la Baie d’Hudson, trois vaisseaux de ligne, comprenant une force considérable, nous barre le passage au nord et nous laissent pris entre deux feux. La mort, une mort presque certaine nous attend. Nous allons accepter le combat ! »

Après avoir hésité quelques instants, le commandant reprit :

« Nous ferons notre devoir en Français, en Canadiens.

« Priez pour les morts ! Nous nous confions à la Providence, sans croire qu’il soit humainement possible de n’être point écrasés par le nombre : dix contre un ! »

« (Signé) Pierre Lemoyne d’Iberville,
« Capitaine du Pélican. »


Sur un signe, Urbain et Cacatoès s’approchèrent de la table et apposèrent leur signature.

Toujours au milieu du silence, d’Iberville enferma cette pièce dans une bouteille, la boucha et la cacheta à ses armes, ouvrit un hublot et la lança dans la mer.

— Maintenant, remontez sur le pont, fit-il en s’adressant au jeune officier, veillez aux manœuvres et observez la marche de l’ennemi, je vous rejoindrai tout à l’heure.

— Attendez, reprit-il comme Urbain allait mettre la main sur le bouton de la porte. Donnez-moi la main, mon ami, et comme il peut arriver que l’un de nous soit tué pendant l’action, laissez-moi vous dire que vous êtes un brave et digne marin et que… je vous aime comme mon fils !

Et d’Iberville qui ne prodiguait pas les éloges et les caresses saisit la main du jeune homme et l’attira sûr son cœur. Presque honteux d’avoir laissé soupçonner la sensibilité de ce cœur, il le repoussa brusquement et lui dit ce seul mot : — Allez !…

— Nous mourrons tous dignes de vous, commandant ! fit le jeune officier en saluant son chef, et il s’élança sur le pont.

D’Iberville resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur la porte. Il y avait une larme sous ces paupières basanées par la mer et noircies par la poudre. Puis semblant secouer les pensées sombres qui envahissaient son cerveau, il poussa un soupir et murmura :

— Pauvre enfant ! ce sera mourir bien jeune !… Bah ! après tout ce sera une belle mort, la fin d’un vrai loup de mer, d’un brave !

En se retournant, il aperçut notre ami Catatoès assez embarrassé de sa contenance, se dandinant sur ses jambes pour suivre le tangage du vaisseau qui augmentait de minute en minute.

Le vieux maître n’était pas resté insensible à une scène aussi attendrissante et ses écubiers, comme il aurait dit dans son pittoresque langage, c’est-à-dire ses yeux, embarquaient larmes sur larmes.

D’Iberville l’observa quelques instants en silence, puis s’approchant tout près et le regardant dans les yeux

— Tu pleures, toi, vieux caïman ? dit-il au matelot,

— C’est pas vrai, mon commandant… c’est-à-dire, pardon, excuse… c’est… Ah cré mille millions de n’importe quoi !… s’ils n’étaient que deux…

Et le vieux contre-maître lança un furieux coup de poing sur son bonnet qui prit les formes les plus fantastiques.

— Tu l’aimes donc ton lieutenant ? reprit d’Iberville.

— Comme le nœud aime la garcette, mon commandant.

— Eh bien ! tu vas me jurer que si je suis tué, tu veilleras sur ce jeune homme.

— Oui, mon commandant.

— Et que, moi tué… Bah ! continua-t-il, à quoi bon ! Prisonnier des Anglais… la captivité, les souffrances de toutes sortes en perspective… mieux vaut boire ensemble à la grande tasse.

— Cré nom de nom d’un nom ! maudits anglais de malheur ! et dire qu’ils sont trois……

— Écoute, vieux ! dit tout-à-coup d’Iberville en s’arrêtant. Tout à l’heure, devant Urbain, je n’ai pas lu en entier le document que je viens de jeter à la mer. Voici la partie que je lui ai cachée. Et prenant son livre de bord, il lut les lignes suivantes :

« Je ne veux pas qu’un vaisseau placé sous mes ordres tombe au pouvoir des Anglais ; c’est pourquoi je suis résolu, au dernier moment, de me faire sauter avec tout mon équipage. Au commencement de l’action, je place Cacatoès, un vieux brave, dans la sainte-barbe, chargé de mettre le feu aux poudres. »

Un éclair d’orgueil passa dans les petits yeux du matelot. Les gladiateurs romains saluant César avant d’entrer dans l’arène s’écriaient : « Morituri te salutant ! » Cacatoès se contenta de dire, paroles sublimes dans sa bouche dans un tel moment :

— Merci bien, mon commandant !….

— Viens, ajouta d’Iberville.

Ouvrant alors la porte de la cabine qui lui servait de chambre à coucher, il y pénétra suivi du matelot, enleva deux planches du tillac et montrant l’ouverture :

— C’est par là, dit-il, que je puis descendre à la soute aux poudres. Tu vas t’asseoir sur ce coffre, et dès que tu entendras les premiers coups de canon, tu allumeras ta pipe. M’as-tu bien suivi ?

— Oui, mon commandant.

— Bien. Dès que les canons auront fini de parler, tu secoueras les cendres chaudes de ta pipe au-dessus de cette ouverture. As-tu compris ?

— Mon commandant…

— Tu vas me jurer d’accomplir fidèlement mes ordres et…

— Ah ! mon commandant…

— Comment ! tu as peur ? dit d’Iberville stupéfait en face de l’hésitation du vieux maître.

— Peur !… Ah ! mon commandant ! Peur ! moi ? Un autre que vous aurait déjà avalé sa gaffe…

Et Cacatoès, dans son indignation, porta la main à sa gorge pour rétablir la circulation un moment interrompue.

— Alors pourquoi hésites-tu ? Pourquoi ces réticences ?

— Mon commandant, vous voulez que je m’affale sur cette boîte, que je reste là comme un lascar, tandis que les camarades se drosseront le tempérament et se donneront le dernier coup de torchon ? Impossible, mon commandant, je faillirais à mon serment. Après, je dis pas.

— Si tu es tué ?

— Dame ! c’est pas l’embarras… ils sont trois.

— Voyons, jures-tu ?

— Après ou vers la fin du bal, oui, mon commandant ; mais avant, non, je peux pas.

D’Iberville vit bien qu’il ne vaincrait pas la résistance du vieux maître.,

— Au moins me jures-tu, dit-il, que le moment arrivé, tu n’hésiteras plus et que…

— As pas peur ! mon commandant, les goddem la danseront avec nous s’ils viennent à l’abordage, c’est juré…

D’Iberville prit la main du maître qu’il serra fortement.

— Bien, vieux ! dit-il, bien, très-bien et merci.

— Y a pas de quoi, mon commandant.

— À ton poste, maintenant, et motus pour tout le monde, même à Urbain, tu comprends ?

— Oui, mon commandant.

D’Iberville ouvrit la porte et s’élança sur le pont, suivi de Cacatoès.

— Et dire, grommelait celui-ci, qu’ils sont trois et…

Le reste de la phrase se perdit dans une longue kyrielle des jurons les plus sonores que le vieux maître put trouver dans son immense répertoire. En passant près du mousse Fanfan, celui-là même qu’il avait la coutume de caresser d’une si drôle de façon :

— Veux-tu du tabac, petit ? dit-il à l’enfant en lui présentant sa blague ouverte.

Le mousse resta bouche béante en face du sourire bienveillant du vieux maître qui portait son bonnet plus relevé que jamais :

— La brise adonne ! murmura l’enfant. Mais faut-y que maître Cacatoès croit qu’on va se bûcher pour qu’il soit si aimable que ça !

XXIII.

Le combat.


La surprise des Anglais, — qui, le voyant seul contre trois se flattaient de l’enlever facilement — la surprise des Anglais, disions-nous, fut grande quand ils s’aperçurent que d’Iberville allait les attaquer.

On se rappellera, en effet, que le capitaine du Pélican n’avait que cinquante canons et à peine cent cinquante hommes en état de combattre.

Les navires auxquels il allait faire face étaient le Hampshire, portant cinquante-six canons, le Hudson Bay, de trente-deux et le Derring, de trente-six.[22] Cinquante canons pour répondre à cent vingt-quatre !…

Quand d’Iberville monta sur son banc de quart, tout était en activité sur le pont. Les marins montaient de la cale des amas de grenades et les amoncelaient à des postes divers.

À côté des canons de bronze se rangeaient les canonniers et leurs servants.

Les piques, les haches, les sabres étaient distribués. On partageait les mousquets et les cartouches.

Le gaillard d’arrière et celui d’avant se couvraient de combattants attendant avec impatience le signal de l’attaque.

Ce n’était pas seulement sur le pont que devait se passer l’action meurtrière : les hunes et les vergues se changeaient en citadelles. Les marins gagnaient avec des cris de joie ces postes aériens.

Cacatoès, toujours aimable, que c’était à se demander, suivant l’expression populaire, s’il ne sentait pas sa mort, Cacatoès à son poste, près du grand mat, multipliait les conseils aux trois jeunes mousses du bord à l’éducation desquels il s’était dévoué.

— Mes petits, leur disait-il, vous n’avez pas aujourd’hui de besogne bien difficile. À chacun suivant son âge et son expérience. Mille barbasses ! vous avez lancé des boules de neige et fait faire des ricochets dans l’eau en tirant des cailloux, pas vrai ?

— Oui, maître ! répondirent les trois mousses.

— Et même que je vise crânement bien, sans me vanter ! ajouta Fanfan.

— Nous verrons cela, mon garçon. Vous resterez tous les trois dans cet amas de grenades, c’est la consigne. Les canons feront un bruit d’enfer ; les boulets et la mitraille pleuveront autour de vous, ce n’est rien ! Et puisque c’est votre première campagne et que la peur peut essayer de vous attraper, mes agneaux ! attrapez-là, vous autres et dites-vous : le plus que ça peut faire, c’est de trancher l’écoute, comme qui dirait cracher sa langue !…

Restez-là, car un poste, c’est sacré ! Et le temps que durera la bataille, vous lancerez des grenades sur l’Anglais que Dieu confonde. Avez-vous compris ?

— Oui, maître.

— Et vous jurez d’obéir ?

— Nous le jurons, maître.

— Si vous tenez votre parole, foi de matelot, vous passerez novices… Tout de même, mes petits ! faites un vœu à la Bonne Ste-Anne de Beaupré qui vaut bien Notre-Dame-d’Auray… l’affaire sera chaude.[23]

Le Pélican continuait fièrement sa course. Mais la quantité de toile déployée constituait même un danger pour ce navire. Ce danger cependant était moindre que celui d’être complètement cerné. En effet, la marche des vaisseaux, quoique généralement supérieure, demeurait inégale. Les uns marchaient plus vite, les autres marchaient avec plus de lenteur.

Cependant, ceux qui étaient distancés faisaient force de voiles, obéissant au commandement du chef de la flottille, mais leurs tentatives ne devaient point être couronnées d’un égal succès.

Cette différence dans la marche fut bientôt constatée par d’Iberville dont une lueur d’espoir envahit le cœur.

En distançant ses ennemis, peut-être pouvait-il les combattre tour à tour.

Si grande était sa bravoure, si complète sa confiance dans les marins qui l’entouraient, qu’il garda le sang-froid nécessaire pour la lutte et communiqua à tous sa fermeté et sa résolution.

— Mon vieux caïman, dit le capitaine à Cacatoès qui se trouvait auprès de lui, il faut lestement enlever la victoire sur le premier qui cherche à nous barrer la route. Il faut que ce navire n’ait pas le temps de se reconnaître au milieu de l’ouragan de fer qui va pleuvoir autour de lui.

Si le Pélican était un vaisseau de haut-bord, nous tenterions les chances d’un combat naval en règle et les canons se parleraient de sabord à sabord. Mais nos navires de course, frêles de coque et chargés d’une artillerie légère, doivent éviter les canonnades qui endommagent les vaisseaux et les coulent souvent à pic. Nous en répondons au roi.

Évoluons donc avec une rapidité vertigineuse ; emparons-nous, s’il est possible, de ce navire du diable ; mais quand il devrait périr et disparaître à jamais, hâtons-nous de terminer l’affaire, la vie de tous dépend de notre promptitude, de même que le salut du Pélican.

Cours dans la batterie, donne l’ordre de pointer à couler bas et reviens prendre ton poste : nous allons virer dans un instant !

— Soyz tranquille, mon commandant !

D’Iberville était le plus habile manœuvrier de son temps, avons-nous dit. Ce titre ne lui a jamais été contesté.

Avec son habilité ordinaire, il avait su conserver le vent. Il crut le moment favorable pour en profiter.

Il arriva tout court sur les deux premiers navires, le Hampshire, qui se trouvait le plus rapproché, et le Hudson Bay, et leur envoya plusieurs bordées de fort près pour les désemparer.

Puis embouchant son porte-voix :

— Pare à virer ! cria-t-il.

Les matelots se précipitèrent aux manœuvres, avec une précision, un ensemble, qu’on les aurait crus à bord d’un vaisseau-école dans le port de Brest.

— Envoie à virer ! retentit de nouveau au milieu du sifflement du vent dans les cordages, la voix d’Iberville.

Le vaisseau vint dans le vent avec la docilité d’un cheval de cirque, fit son abattée et prit sa course à la poursuite du Hampshire qu’il rangea sous le vent.

— Pointez à couler bas ! jusqu’à la gueule ! feu !

Ce commandement avait à peine retenti, qu’un nuage de fumée enveloppa le Pélican, tandis que la membrure du vaisseau était secouée dans toutes ses parties.

Aussitôt que le vent eût dissipé la fumée, l’équipage aperçut le navire anglais qui plongeait de l’avant, puis de l’arrière, puis tournait sur lui-même comme un chien qui court après sa queue, puis plus rien qu’une immense clameur qui s’éteignit bientôt dans les flots.

La mer venait de se refermer pour toujours sur le Hampshire englouti avec tout son équipage.

Le coup avait été si prompt, que les marins du Pélican restèrent mornes et sombres. Pas une seule acclamation, pas un cri de victoire !

C’est que, eût-on donné la mort toute sa vie, on ne voit pas stoïquement disparaître ainsi son semblable sans que de terribles réflexions se présentent au cœur et à l’esprit.

— Pare à virer !

Ce commandement vint sortir l’équipage de sa torpeur, et quand le navire eût repris sa course, alors les cris de joie retentirent parce que l’espoir était entré de nouveau dans les cœurs.

Derechef d’Iberville courait à l’ennemi et voulait en finir de suite avec l’Hudson Bay avant que le Derring put le rejoindre.

Le commandant s’approcha d’Urbain qui n’avait pas quitté d’un instant son poste de combat.

— N’est-ce pas fantasmagorique qu’un désastre comme celui-là ! dit-il au jeune officier. Je n’aurais jamais espéré un tel résultat. Eh bien ! mon cher Urbain, nous en rappellerons, et si le troisième navire nous donne seulement une heure de répit, je crois pouvoir assurer que nous nous présenterons dans la baie avec une ou deux prises à la remorque.

— Certes, mon commandant, répondit le jeune homme, l’officier qui a la charge de ce vaisseau ne me paraît pas bien fort, et s’il conserve la même allure, nous avons bien deux heures à nous.

— Dieu le veuille ! fit d’Iberville,

— C’est cause à la bonne Ste-Anne ! dirait Fanfan à ses camarades toujours au pied du grand mat. Aussi je lui promets un cierge long comme Cacatoès.

Le Pélican marchait avec rapidité. D’Iberville avait l’intention de renouveler à l’adresse de l’Hudson Bay la manœuvre qui avait détruit le Hampshire.

Toutes mesures de précaution cependant avaient été prises pour un abordage, s’il était impossible de l’éviter.

Du fond de la cale, on avait monté les grappins d’abordage liés à leurs chaînes de fer.

Lorsqu’il se fut assuré que rien ne manquait de ce que la prudence ordonnait, d’Iberville fit forcer encore la marche du navire qui, favorisé par le vent, devait s’abattre comme un vautour sur sa proie.

La manœuvre échoua cependant. Instruit par la terrible expérience du Hampshire, le commandant du vaisseau anglais loffa au moment où le Pélican se mettait en position pour lancer sa bordée, pour arriver ensuite et rendre l’abordage inévitable.

Avec ses cinq cents hommes d’équipage, le commandant de l’Hudson Bay se croyait bien sûr d’avoir raison facilement des cent cinquante hommes de d’Iberville.

Brusquement, avec un bruit sourd, suivi d’un craquement de toute leur membrure, les deux vaisseaux se heurtèrent. Les marins du Pélican poussèrent un formidable hourra.

Au même instant, et comme si une avalanche de fer tombait du ciel, les grappins d’abordage s’abattaient sur le vaisseau anglais.

Les deux navires, désormais accouplés, allaient devenir le théâtre d’une lutte sanglante et mortelle.

D’Iberville, suivi d’Urbain, s’élança le premier sur le pont de l’ennemi :

— À moi, les enfants ! cria-t-il d’une voix de stentor.

Les matelots se précipitèrent à sa suite.

Ce fut vraiment une grande et mémorable lutte. Un combat de Titans défendant leur drapeau contre un ennemi non sans valeur. Les gueules des mousquets crachaient la mort dans les masses compactes ; les haches d’abordage, maniées par les hardis marins canadiens, faisaient de larges trouées, crevant les poitrines, fendant les crânes, abattant bras et jambes…

Le sang ruissèle sur le pont, les pieds glissent dans des flaques rouges. Chaque blessure devient mortelle ; le pont s’accumule de blessés trop faibles pour se relever, de mourants que les combattants piétinent sans pitié. Les grenades lancées par les mousses éclatent sous les pieds des lutteurs. Canadiens et Anglais sont atteints à la fois.

Au-dessus des piques éclate sans interruption une mousqueterie formidable.

Cependant d’Iberville, qui combattait au premier rang, sur la dunette de l’ennemi, ne tarda pas à se trouver enveloppé. Ses pistolets n’avaient plus de balles et le temps manquait pour les recharger.

Il saisit une hache d’abordage et la fit tournoyer autour de sa tête avec une habileté et une furie qui, durant quelques minutes, le sauvèrent. À sa bravoure, le capitaine du vaisseau anglais devina que ce devait être le commandant si redouté. À la tête de vingt hommes, il s’élança à sa rencontre et ne put l’atteindre protégé qu’il était par le tournoiement fulgurant de son arme.

Cependant, il allait lui devenir impossible de lutter contre tant d’adversaires, quand un homme s’élança à ses côtés.

Celui-là n’avait à la main qu’une barre de fer, mais si lourde que des marins ordinaires l’auraient à peine soulevée. Maniée par Cacatoès, dont la force des muscles était proverbiale, ou le sait, elle semblait légère comme une baguette ; mais l’ennemi s’aperçut bientôt qu’elle fendait les crânes comme une massue, et brisait d’un seul coup les membres. Les sabres s’ébréchaient à son choc. Elle roulait avec une rapidité folle, remplaçant à elle seule un groupe de défenseurs.

D’instant en instant, Cacatoès soufflait un hon ! et un ou plusieurs hommes tombaient. Il y eut bientôt une véritable hécatombe autour de lui.

Repoussé par cette attaque furieuse, l’équipage anglais s’était massé sur le gaillard d’arrière. Dégagés un instant, d’Iberville et Cacatoès, suivis de quelques matelots, allaient recommencer, quand le cri suivant, lancé par une voix de stentor, retentit au-dessus du bruit de la lutte :

— Ventre à terre !…

Les Canadiens reconnurent la voix d’Urbain et obéirent au commandement.

Aussitôt se fit entendre une forte détonation à laquelle répondit un immense cri de douleur et de rage à l’arrière du vaisseau.

Urbain, aidé de Kernouët et de quelques matelots, avait réussi à tourner un canon placé sur le gaillard d’avant, qui, chargé à mitraille jusqu’à la gueule, venait de semer la mort dans les rangs anglais et mettre fin au combat.

XXIV.

Joie suprême.


D’Iberville repassa sur son vaisseau et laissa le lieutenant de la Salle à bord de l’Hudson Bay pour l’amariner.

Il s’occupa lui-même de faire radouber son navire, ce qui ne prit que quelques heures.

Aussitôt que les avaries eurent été réparées et les voies d’eau bouchées, il se mit à la poursuite du Derring, qui n’était qu’à trois lieues au large, et qui n’échappa qu’à la faveur de la nuit.

Retournant vers l’Hudson Bay, d’Iberville mouilla près de l’endroit où le Hampshire avait sombré avec tout son équipage.

Il n’en paraissait plus rien. On n’avait pu sauver un seul homme d’équipage.

Ces trois navires étaient précisément ceux contre lesquels Dugué s’était défendu si bravement au milieu des glaces et qui avaient été forcés de le quitter.

Le lendemain matin, on vit un canot se détacher de l’Hudson Bay et se diriger vers le Pélican, Un matelot se présenta à la passerelle porteur d’un pli pour le commandant qui était alors dans son carré en compagnie d’Urbain.

— Fanfan ! cria la sentinelle au jeune mousse qui flânait sur un paquet de cordage au pied du mat d’artimon.

— Présent ! s’empressa de répondre l’enfant en accourant.

— Va prévenir le commandant, reprit la sentinelle, qu’un messager de l’Hudson Bay vient d’arriver en canot et remets lui cette dépêche.

En deux bonds l’enfant fut au carré et frappa à la porte.

— Entrez ! fit la voix d’Iberville.

Le mousse se glissa par la porte entre-baillée, et le bonnet à la main, attendit dans la position du soldat au port d’armes.

— Qu’est-ce ? fit le marin qui était à demi couché sur une espèce de divan.

— Mon commandant, répondit l’enfant rouge d’émotion, c’est une dépêche qui arrive, comme ça, du vaisseau anglais.

— Une dépêche ? reprit d’Iberville en se levant étonné. Qu’est-ce que cela veut dire ?… Donne, mon enfant

Le mousse lui passa le papier, mais à peine y eût-il jeté les yeux qu’il bondit et lança une bruyante exclamation.

— Où est le messager ? demanda-t-il.

— Sur le pont, mon commandant.

— Amène-le ici. Ou plutôt non, j’y vais moi-même. Attendez-moi ici ! reprit-il en s’adressant à Urbain fort intrigué, mais dont le respect tenait sur les lèvres les questions indiscrètes.

D’Iberville monta sur le pont, échangea quelques mots avec le messager et le suivit dans son canot qui fit force de rames vers l’Hudson Bay.

Le commandant fut absent à peu près une heure et revint avec une physionomie si joyeuse, que la figure vent de bout de Cacatoès ce matin-là, en fut éclairée.

À peine le commandant eût-il mis le pied sur son vaisseau, qu’il demanda Urbain.

— Il n’est pas sorti de votre carré, mon commandant ! lui répondit un matelot de tribord.

D’Iberville y descendit et trouva effectivement le jeune homme qui, encore mal remis des fatigues du combat de la veille, s’était endormi en l’attendant. Mais le bruit de la porte, en se refermant l’éveilla.

Le jeune homme se leva vivement et prit aussitôt la position réglementaire du subalterne devant son supérieur.

D’Iberville avait l’air rayonnant et heureux. Il s’assit sur le divan et prenant la main du jeune officier qu’il attira près de lui :

— Urbain ! lui dit-il, sauriez-vous vous montrer aussi fort dans la joie que vous l’avez été dans la douleur ?

— Que voulez-vous dire ? mon commandant, répondit le jeune homme étonné.

— Je veux dire qu’il va se présenter pour vous une joie si grande, si incroyable, si inattendue surtout, que vous m’accuseriez de vouloir me jouer de vos sentiments si je n’avais à vous en fournir la preuve évidente, palpable.

— Je ne comprends pas. Il n’y aurait pour moi qu’une joie aussi grande, un bonheur aussi parfait : retrouver ceux que j’ai perdus… Mais Yvonne est morte, son père est mort aussi… et moi je ne puis aller les rejoindre parce que les balles ne veulent pas m’atteindre.

— Et si je vous donnais de leurs nouvelles ? Si je vous fournissais la preuve qu’ils sont vivants, qu’ils vous seront rendus ?…

— Je dirais que Dieu a fait un miracle et je bénirais son saint nom…

— Lisez la dépêche que m’envoyait tantôt M. de la Salle.

Le jeune homme prit le papier et lut à demi voix les lignes suivantes :

« À bord de l’Hudson Bay, mon commandant, se trouve M. Villedieu, qui s’est évadé de la prison de New-York, comme il vient de me le raconter, grâce à la bravoure et au dévouement de deux compatriotes, Pierre Dumas et Jean Kernouët, qui sont également à bord, ce dernier avec sa fille. Jean Kernouët prétend connaître mon collègue, le lieutenant Duperret-Janson, et demande à être transporté sur votre vaisseau. J’attends vos ordres. »

De La Salle


Urbain resta quelques instants stupéfié, inerte, puis il fit mine de s’élancer vers la porte ; mais le bras de fer d’Iberville le retint cloué sur son siège. Il ne fit aucune résistance, devint pâle, puis le sang afflua à ses joues, et il s’affaissa en sanglotant sur l’épaule de son chef.

D’Iberville, qui avait vu le jeune homme impassible en face du canon ennemi vomissant la mort, insensible à toutes les souffrances physiques, aux privations de toutes sortes, fut ému de voir cette rude nature brisée par une émotion trop forte.

Il respecta ce moment de défaillance du jeune homme, qu’il serra sur sa large poitrine avec la sollicitude d’une mère qui prodigue à son enfant les consolations.

Urbain, honteux de sa faiblesse, montra enfin son visage couvert de douces larmes.

— Pardon, mon commandant, dit-il, pardon de cette défaillance, mais ça été plus fort que moi…

— Me croyez-vous capable, mon enfant, de vous faire un crime de me montrer que vous avez un cœur ?

— Ah ! laissez-moi courir…

— Inutile. Les ordres sont donnés et dans quelques instants vos chers exilés seront ici.

— Mais m’expliquerez-vous…

— Vous comprendrez ma surprise, interrompit d’Iberville en faisant de la tête un signe d’assentiment, en recevant la note de M. de la Salle. De suite, je me fis conduire à bord de l’Hudson Bay. M. Kernouët et sa fille demandaient à me suivre, mais je n’ai pas voulu le leur permettre avant de vous avoir prévenu, et préparé leur fils, ce pauvre Olivier.

— Comment va-t-il ce pauvre Olivier.

— Sa blessure, sans être mortelle, est cependant assez grave.

— Et Yvonne !

— Votre fiancée a besoin de grands ménagements, continua d’Iberville, sa santé est compromise…

— Que dites-vous ?

— Oh ! ne vous alarmez point ! De la fatigue, de l’épuisement, voilà tout, résultat inévitable de privations, d’une vie qui n’est pas beaucoup faite pour une jeune fille, il faut l’avouer.

— Mais comment M. Kernouët et sa fille pouvaient-ils se trouver ?…

— Mon cher Urbain, votre fiancée s’est réservée le plaisir de vous faire elle-même le récit de ses aventures.

Montons sur le pont, nos visiteurs ne doivent pas être éloignés d’arriver. C’est bien le moins, n’est-ce pas ? que vous soyez à la passerelle pour recevoir votre fiancée.

Effectivement, les deux hommes en arrivant sur le gaillard d’arrière, aperçurent un canot monté par plusieurs personnes qui se dirigeait vers le Pélican et qui y aborda quelques minutes après.

Urbain se précipita vers l’escalier pour recevoir la jeune fille qu’il aida à monter sur le pont.

Au moment où le joli couple passait au pied du grand mât, Cacatoès était-là et resta pétrifié d’admiration. Il demeura ainsi jusqu’à ce que les deux amants eurent disparu par l’écoutille.

Alors repoussant par son geste habituel son bonnet bien en arrière, puis se donnant un grand coup de poing dans le creux de l’estomac :

— Que je sois croché au bout de la grande vergue si ce n’est pas là un amour du bon Dieu en chair et en os ! murmura le vieux maître. Quelle belle petite corvette bien gréée, astiquée et suivée dans le grand largue ! N’y a pas à la Havane, à la Jamaïque et au Canada, depuis Santiago de la Véga, jusqu’au pays des Iroquois une négresse ou une sauvagesse pour lui être comparée, que je dis, et pourtant qu’il y en a des soignées, que j’en ai souvenance ! Tonnerre de Brest. Il me paraît que le plomb de sonde de son cœur rapporte fier fond d’amourette pour mon lieutenant, à ce que dit Kernouët, mon matelot, qui va peut-être avaler sa gaffe !… Brave petite fille ! Oui, s’il y a du danger, que Cacatoès est là, et que si un terrien essaye de lui en conter que je le croche, que je l’élingue en grand et que je lui fais tour mort et demi-clef sur le pertuis au légume qu’il en crachera sa langue !…

Et Cacatoès serra les poings avec une énergie telle, que ses os en craquèrent.[24]

XXV.

Le naufrage.


L’équipage du Pélican eût double ration ce soir-là en l’honneur des nouveaux venus. Tandis que notre ami Cacatoès, mis en verve par un petit doigt d’eau-de-vie, bonnet bien planté sur l’extrémité de l’occiput, fait les délices des babordais et des tribordais couchés sur le gaillard d’avant, Yvonne raconte à son fiancé ses aventures depuis qu’elle l’a quitté.

Il serait inutile pour nous d’essayer un seul instant de donner une pâle idée du bonheur qui fait battre le cœur des deux jeunes gens.

C’est par des alternatives de joie, d’orgueil, de crainte, d’indignation que passe Urbain à mesure que la jeune fille déroule devant ses yeux les malheurs, les souffrances et les quelques jours de tranquillité qu’elle a connus depuis son enlèvement par les sauvages.

— Et vous n’avez pas hésité à vous embarquer sur ce mauvais bateau ? On vous avait donc caché le danger d’une pareille tentative !

— Je le connaissais, mon ami, mais la mort mille fois plutôt que de vivre plus longtemps dans cet affreux pays !…

— Puis, ajouta-t-elle après quelques instants de silence en baissant les yeux, n’était-ce pas la seule chance qui s’offrait de vous retrouver ?…

— Chère Yvonne ! répliqua Urbain attendri, comment vous rendre assez heureuse pour payer ce mot-là ? Mais continuez votre récit.

— Le lendemain de notre départ reprit la jeune fille, nous avions complètement perdu de vue la terre de New-York.

« Pendant quinze jours, nous naviguâmes ainsi, tantôt longeant les côtes quand nous les supposions inhabitées, tantôt au large, de crainte d’attirer l’attention sur nous, quand nous étions dans le voisinage des régions habitées.

« Nous commencions cependant à ressentir un vague sentiment d’inquiétude. D’abord nos vivres se consommaient avec une rapidité alarmante, et c’est à peine si, en diminuant la ration de moitié, il nous en restait pour une quinzaine encore. Nous avions bien une boussole, mais l’absence des cartes nécessaires nous empêchait de déterminer d’une manière précise l’endroit où nous nous trouvions.

« D’après les calculs de M. Villedieu et d’après aussi la distance parcourue, nous aurions dû avoir atteint déjà un port ami. Il n’est pas besoin de vous assurer néanmoins que ces appréhensions m’étaient cachées autant que possible.

« Un soir en doublant une pointe, nous aperçûmes la silhouette d’un gros village dans le lointain. Je crus que nous arrivions au port, c’est-à-dire dans la Nouvelle-France. Mais M. Villedieu, qui a navigué dans tous ces parages, vint bientôt nous enlever nos illusions.

« Il fallut donc s’éloigner du rivage et prendre la haute mer. Le vent soufflait alors avec assez de violence ; mais vers minuit il tourna à la véritable tempête.

« Que vous dirais-je ? Au jour, notre frêle pinasse dansait sur d’immenses vagues qui se perdaient à l’horizon. Pendant cinq jours, nous fûmes ainsi ballottés, secoués et c’est un miracle que nous n’ayons pas été engloutis dans l’abîme.

« Enfin, dans la journée du sixième jour, Pierre nous signala une voile à l’horizon et nous lui fîmes des signaux de détresse.

— Si c’était un vaisseau français ! m’écriai-je avec joie.

— Ne vous réjouissez pas trop vite, mademoiselle, me répondit M. Villedieu, à l’apparence, je juge que c’est plutôt un anglais.

— Alors, c’est la captivité sans retour…

— Peut-être, si le vaisseau va aux colonies anglaises ; mais s’il vogue vers l’Angleterre, nous avons plus de chance de retourner bientôt au pays.

« Bref, mon cher Urbain, continua la jeune fille, une chaloupe se détachant du navire vint nous recueillir non sans difficultés, et quelques heures après, nous recevions à bord de l’Hudson Bay les soins les plus empressés de la part des hommes de l’équipage.

« Nous n’avions fait que changer de prison. Nous apprîmes que le vaisseau sur lequel nous avions été recueillis se dirigeait vers ces parages, et j’étais bien loin alors d’espérer que je vous y retrouverais avec la délivrance. »

Un matelot vint en ce moment prévenir le jeune homme que le commandant le demandait sur le pont.

— Qu’est-ce ? fit-il avec une contrariété qu’il ne put dissimuler.

— Il y a, mon lieutenant, que le navire chasse sur ses ancres.

— J’y cours ! reprit Urbain.

Puis s’adressant à la jeune fille :

— Couchez-vous, Yvonne, dit-il, là, dans cet appartement que le commandant a mis à votre disposition. Ne vous inquiétez point si vous entendez du tapage sur le pont et rappellez-vous bien qu’ici, entourée de tous ceux qui vous aiment, il n’y a plus de danger possible… Je vais vous envoyer votre père.

La jeune fille lui sourit et se dirigea vers l’appartement, tandis qu’il s’élançait sur le pont.

La nuit s’était annoncée orageuse, aussi le Pélican et l’Hudson Bay avaient jugé prudent de quitter les environs de la rade, qui ne sont pas sûrs, pour aller se mouiller au large.

Cette précaution fut inutile cependant : le vent prit avec une violence extrême, les câbles des ancres se rompirent, et quoique put faire d’Iberville pour se soutenir, les deux bâtiments furent jetés à la côte et s’échouèrent à l’entrée de la rivière Sainte-Thérèse.

Le lendemain matin, les équipages se sauvèrent à terre et emportèrent ce qui était nécessaire pour l’attaque du fort Bourbon.[25]

Les vivres manquaient et on n’en pouvait obtenir que par la prise du fort. Sur ces entrefaites, arrivèrent les trois autres vaisseaux français. Ils avaient enduré la tempête au large et avaient pu résister à sa violence sans éprouver de dommages considérables.

Cette jonction procurait des vivres à d’Iberville en même temps qu’elle lui offrait un surcroît de forces plus que suffisant pour la prise du fort.

Le dix septembre, il fit mettre à terre des mortiers, des bombes, et fit dresser des batteries. À peine eût-il commencé à canonner le fort, que le commandant, le sieur Henry Baily, qui probablement n’attendait que cela, fit battre la chamade et offrit de se rendre aux conditions suivantes, qui furent acceptées par d’Iberville : que les officiers et les soldats conserveraient leurs effets, qu’ils sortiraient avec les honneurs de la guerre et qu’ils seraient renvoyés en Angleterre.

D’Iberville prit possession de sa conquête et, après avoir tout réglé, s’embarqua pour l’Europe sur le Profond.

Il laissa le commandement au sieur de Sérigny qui attendait qu’on eût réparé les avaries de son navire, le Palmier.

L’année suivante, Sérigny, à son tour, repassa en France, après avoir remis le commandement du fort au sieur de Martigny.

Le fort Bourbon resta à la France jusqu’à la conclusion de la paix d’Utrecht qui cédait Terreneuve, la Baie d’Hudson et l’Acadie à l’Angleterre.

Cependant, se rendre à Québec de la baie d’Hudson n’était pas alors chose facile, surtout pour une femme, à moins qu’on ne fit le trajet à bord d’un vaisseau. Or, d’Iberville avait reçu instruction aussitôt après la prise du fort Bourbon de se rendre en France.

Comme nous venons de le dire, le navigateur canadien mit son pavillon sur le Profond et y transporta l’équipage du Pélican. Après conseil, il fut arrêté que le père Kernouët, Yvonne et Pierre Dumas prendrait passage à bord du Profond, quitte à revenir au Canada par le premier vaisseau qui partirait de France.

XXVI.

À St. Malo, beau port de mer !


Il était alors quatre heures du soir.

Depuis le lever de l’aurore, la ville de St. Malo s’abandonnait à une joyeuse effervescence, car on avait signalé, la veille, l’arrivée d’un vaisseau.

Les habitants comptaient les heures qui devaient s’écouler avant que les officiers et les matelots de ce navire pussent descendre à terre ; et l’anxiété était d’autant plus grande, la curiosité d’autant plus excitée que c’était le Profond, commandé par d’Iberville, comptant plus d’un malouin dans l’équipage, qui arrivait d’une croisière glorieuse.

Parents, amis, négociants, fonctionnaires, teneurs de tavernes, hôtesses de mariniers se posaient des questions multiplies.

Contenait-il de grandes richesses, ce navire ? Quel mouvement la vente de cette cargaison prise sur l’ennemi jetterait dans les négociations commerciales ? Bien sûr, il venait en droite ligne de la mer des Indes ; alors il contenait dans ses flancs des épices rares, des matières précieuses ! Avec quelle joie les parents, les amis accepteraient un souvenir de cette campagne glorieuse ! Vive Dieu ! quels braves ! quels habiles marins que les nôtres !

La joie éclatait sur tous les visages, une joie franche, vraiment fraternelle.

Parmi ceux qui se pressaient sur les quais se trouvaient aussi des femmes anxieuses, des mères tremblantes. Le mari, le fils revenait-il ? Les dangers des batailles sont terribles et la mer bien cruelle ! Sans doute ces âmes tendues avaient promis bien des cierges à la Vierge ; mais Dieu les avait-il exaucées ? Les enfants s’agitaient dans leurs bras et couraient en avant.

De tous côtés, on voyait arriver le curieux.

Les violons se faisaient déjà entendre dans les guinguettes. Allait-on s’en donner aussitôt que le matelot serait débarqué !

De la porte de chaque cabaret s’ouvrant sur le quai venaient par bouffée des odeurs de cuisine grasse. Les filles, les bras nus jusqu’au coude, préparaient le couvert et riaient à l’avance de la gaieté des convives attendus.

Ah ! c’est qu’elles connaissaient les habitudes des marins et savaient qu’une fois à terre, les vieux de la cale éprouvent l’impétueux besoin de courir des bordées d’un autre genre.

Les airs du pays sonnaient comme des fanfares de guerre et à l’angle des rues les enfants dansaient, les chapeaux des jeunes filles se pavoisaient de rubans. Pas une fête à St. Malo n’égalait celle du retour d’un vaisseau vainqueur.

Le Profond cependant s’approchait majestueusement de la jetée. À bord la joie n’était pas moins grande.

Tout l’équipage était en liesse. Encore une fois, allait-on s’en donner dans le grand genre ! L’argent ne tenait pas au fond des poches, tous les doigts brûlaient de le jeter à tort et à travers en ripailles, en bal et en cadeaux. La course durait depuis près de deux années, ne fallait-il pas un dédommagement à ces braves ! Aussi comme ils le rêvaient complet et fastueux !

Quelques-uns, à bord, donnaient le ton et parmi ceux-là se faisait remarquer le vieux maître Cacatoès, toujours à cheval sur le beaupré dans les circonstances solennelles. Oh ! comme le bonnet gouverne dans les bonnes eaux, cette fois ! Comme la joue droite est bien enflée par l’énorme chique qui y a élu domicile depuis le matin !

D’Iberville est sur son banc de quart, entouré de ses officiers, à l’exception d’Urbain qui est assis près d’Yvonne et de son père sur la dunette !

Bientôt les amarres sont lancées et commence le débarquement. Ce sont d’abord les officiers de l’état-major et les passagers qui traversent la passerelle allant du navire au quai, aux acclamations de la multitude. Un moment après, c’est un groupe de matelots anglais qui paraît à son tour, la tête basse et la contenance humiliée.

Mais les vrais braves sont incapables d’une cruauté inutile. Nul ne songea à lancer une insulte à ceux qui, après s’être battus, avaient dû céder à l’entraînante valeur des marins d’Iberville.

Puis vinrent ceux-ci, Cacatoès en tête.

Ce fut alors dans cette foule composée d’éléments divers une exubérance de vie, un paroxysme de joie impossible à rendre. Ivresse de mères retrouvant sains et saufs les fils pour lesquels elles avaient prié ; bruyant bonheur des sœurs et des frères s’accrochant au bras du marin et lui faisant promettre de conter ses aventures à la veillée ; tendresse timide des fiancées en revoyant celui qui devait les conduire à l’autel ; félicité fière des jeunes femmes poussant les petits dans les bras du père, et lui persuadant qu’il devait prendre le chemin de la nichée au lieu de suivre les amis au cabaret.

Oh ! la bonne et franche joie populaire !

La foule battait des mains en voyant ces vainqueurs bons enfants ; l’entrain de leur allure leur créait des amis nouveaux.

Toute la nuit, dans la bonne ville de St. Malo, on entendit heurter des gobelets, remplir et vider des brocs ; toute la nuit les vrais caïmans, les bons vieux de la cale chantèrent, ou plutôt hurlèrent à plein gosier des chansons de circonstance. On en parla longtemps de l’arrivée du Profond et de la gaieté de ses marins.

Après avoir installé Yvonne et son père dans une des meilleures hôtelleries de la ville, Urbain était retourné au vaisseau.

Le lendemain matin, avant l’heure de rejoindre sa fiancée, le jeune homme accompagna d’Iberville au bureau de l’amirauté.

Quand Urbain se présenta à l’hôtellerie, Yvonne fut frappée de son air mystérieux et préoccupé.

— Vous est-il arrivé quelque chose de fâcheux, mon ami ? lui demanda-t-elle.

— Je ne saurais le dire, répondit-il. Dans tous les cas, jugez-en par vous-même :

Ce matin, en compagnie du commandant, je me présentai au bureau de l’amirauté. Aussitôt que mon nom — le nom que l’on veut me forcer à quitter, vous ne l’ignorez pas — eût été prononcé :

— « N’arrivez-vous pas de la Nouvelle-France ? me demanda un commis.

— « J’y étais du moins il y a un an ! lui répondis-je assez étonné.

— « Ce n’est pas une vaine curiosité qui me guide en vous faisant cette question, continua-t-il, en voici le motif. Parmi les dépêches qui nous sont arrivées par le dernier courrier de Paris se trouve une lettre adressée à M. Urbain Duperret-Janson, lieutenant de vaisseau, Québec, en la Nouvelle-France, lettre qui nous a été chaudement recommandée et…

— « Donnez ! fit-je en l’interrompant. C’est à moi que cette lettre est destinée.

Le commis fouilla pendant quelques instants dans de nombreux casiers poudreux, puis il finit par mettre la main sur un pli qu’il me remit et dont je brisai immédiatement le cachet.

L’écriture m’était inconnue, quoiqu’il me rappelât cependant avoir vu ces longs paraphes quelque part. Je courus aussitôt à la signature et l’éclair se fit dans mes souvenirs : c’était le notaire de mon bienfaiteur, le tabellion de la Belle-Jardinière qui m’écrivait…

« Aussitôt la réception de la présente, me disait-il, en quelqu’endroit que vous vous trouviez, quittez tout, affrétez même un navire pour vous transporter, s’il le faut, mais coûte que coûte, accourez au château de la Belle-Jardinière, il y va pour vous de votre avenir, du nom que vous portez. »

Si l’écriture de maître Raguteau n’était une garantie de l’authenticité de cette lettre, je croirais à une mauvaise plaisanterie des amis que j’ai quittés à Paris ! Mais malgré qu’il me soit impossible de m’expliquer ce qui m’arrive, le doute n’est pas permis. Que dois-je faire ? »

— Mais, mon ami, reprit la jeune fille, il n’y a pas d’alternative : il faut partir… le plus vite possible… ce soir même, si c’est nécessaire.

— Mais vous ?

— Vous savez que nous partons aussi dans quelques jours pour un village près de LaRochelle où nous avons des parents… en attendant que nous puissions passer de nouveau au Canada.

— Yvonne ! fît Urbain en prenant la main de la jeune fille, c’est peut-être au-devant de la fortune que je vais courir… une fortune colossale, inespérée ; mais quoiqu’il arrive, riche ou pauvre, rappelez-vous toujours, dites-vous bien que votre fiancé n’a qu’une parole et qu’il n’aime que vous !…

— Je vous crois mon ami ! répondit simplement la jeune fille.

— Partez, allez trouver ces parents dont vous venez de me parler. Attendez-y les événements et mon retour avant de prendre une décision. Surtout ne doutez pas de moi. Dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, j’irai vous y rejoindre.

Le même soir Urbain prenait la route de Rennes pour se rendre au château de la Belle-Jardinière, situé à quelques lieues de la ville, où nous le précéderons de quelques heures.

XXVII.

Tout est bien qui finit bien.


Les héritiers du marquis Duperret-Janson s’étaient amicalement partagés ses dépouilles : au vicomte de la Bouteillerie était échu le château avec ses domaines ; le baron de Landernau, qui était un élégant de l’époque, avait eu le splendide hôtel de Paris et nous ne savons plus combien de mille livres de rentes ; quant au chevalier de Vertuchoux, plus modeste, il s’était contenté de deux magnifiques fermes d’un rapport considérable et de deux cent mille livres, une fois comptées.

Ces trois intéressants personnages, nous croyons l’avoir déjà dit, étaient restés célibataires, autant par misanthropie que par avarice. Le cœur sec, sans noblesse dans les sentiments, tous trois se connaissaient et savaient s’apprécier à leur juste valeur. C’est donc sans regret qu’ils se séparèrent, comptant bien chacun ne faire aucune démarche pour se rapprocher.

Le vicomte s’installa donc à la Belle-Jardinière, ne garda que les domestiques indispensables et parmi ceux-ci le vieil intendant du marquis.

Il vécut alors comme un ours, ne fréquentant personne, passant ses journées à la chasse et ses soirées enfermé dans son cabinet.

Le château, si bruyant du temps d’Urbain, prit un air sombre, ennuyé, triste et maussade comme son nouveau maître.

Il y avait deux ans que le vicomte menait cette vie isolée, quand un exprès de son cousin de Vertuchoux vint lui apprendre la mort du baron de Landernau, assassiné dans son hôtel à Paris. Le chevalier de Vertuchoux se rendit même quelque temps après à la Belle-Jardinière afin de régler le partage des biens du baron, mort sans autres héritiers que ses deux cousins.

L’intéressant chevalier de Vertuchoux était bien changé depuis que nous l’avons vu au repas des funérailles du marquis. Comme un grand nombre d’avares, s’il était rapace et pingre pour son prochain, s’agissait-il de sa personne, le chevalier ne se refusait aucune des jouissances de la vie.

Court au physique, possédant des tendances à l’embonpoint, il était passé à l’état de petite boule de graisse, aux allures apoplectiques, bien différent en cela de son cousin, le vicomte de la Bouteillerie, qui semblait, après ces deux années, plus sec, plus parcheminé que jamais.

L’accueil au château ne fut pas bien tendre pour M. de Vertuchoux qui ne sembla en aucune façon s’en apercevoir.

Dès le même soir de l’arrivée du chevalier, les deux cousins s’enfermèrent immédiatement après souper, pour causer de leurs affaires.

Que se passa-t-il dans cette soirée entre les deux parents ? On ne le sut jamais clairement. Des domestiques en passant auprès du cabinet entendirent des éclats de voix irritées, quelques jurons, une dispute assez vive, mais ce fut tout.

Vers onze heures, le vieil intendant en éteignant les lumières de l’antichambre entendit tout-à-coup un grand cri, le cri d’une personne qu’on égorge, partant du cabinet de son maître, et un instant après, la porte s’ouvrit et celui-ci parut l’air effaré, appelant au secours.

L’intendant se précipita dans la chambre suivi d’un domestique. Un spectacle affreux s’offrit à leurs regards : le chevalier de Vertuchoux se roulait sur le tapis la face violacée, les habits en désordre, la cravate arrachée.

Ils le relevèrent, le placèrent sur un lit et on envoya chercher le médecin du village. Mais quand celui-ci arriva, le chevalier avait cessé de vivre. Au dire du médecin appelé, le malade venait de succomber à une attaque d’apoplexie foudroyante.

Le vicomte fît de grandes obsèques à son cousin duquel il allait hériter. Il eut même l’impudence de faire placer sa dépouille dans le caveau de la famille Duperret-Janson à côté de celle du marquis. Mais les paysans qui détestaient autant les nouveaux maîtres du château qu’ils avaient adoré les anciens, profanèrent la sépulture du chevalier : dans la nuit, le cercueil fut enlevé du caveau et enterré dans un coin du cimetière. L’on fit savoir en même temps au vicomte que l’on recommencerait autant de fois qu’il ferait réintégrer le corps de son cousin auprès du dernier des Duperret-Janson.

Tous ces événements successifs ne manquèrent pas de faire une vive impression sur l’esprit du vicomte. Il devint encore plus sombre et plus taciturne, ne se montrant nulle part ailleurs que dans ses bois, les jours de chasse, bientôt même on ne l’y vit plus, et voici pourquoi.

Depuis quelques semaines, il ressentait dans toute sa personne un malaise étrange, comme une espèce de lourdeur qui lui faisait un manteau de plomb. Puis ce fut ensuite des démangeaisons qui lui causèrent les plus cruelles insomnies. Enfin apparurent sur ses jambes, ses bras et sa figure, des pustules qui s’agrandirent petit à petit et ne formèrent bientôt qu’une seule plaie.

Les hommes de l’art y perdaient leur latin.

Alors sous le poids de la souffrance, le vicomte de la Bouteillerie, qui n’avait jamais été qu’un être inutile à la société, nuisible, souvent même dangereux, le vicomte de la Bouteillerie, le spoliateur d’Urbain, rentra en lui-même et se repentit.

Cela ne vint pas tout d’un coup, il est vrai, mais il commença d’abord à penser à ses jeunes années, aux leçons d’une mère chrétienne qui lui avait appris à combattre, à aimer et à servir son Dieu ; puis lui vint la pensée de le prier, ce Dieu que l’on n’implore jamais en vain.

Dans ses longues nuits de souffrances et d’insomnie, il se demanda bien souvent ce qu’il était advenu de cet enfant qu’il avait cruellement chassé du toit qui lui appartenait de par la volonté de son propriétaire ? Cet enfant que le marquis avait fait bon et vertueux, jeté ainsi aux dangers de l’inconnu, cette âme candide fourvoyée peut-être pour toujours et par sa faute !

À qui iraient-ils, après sa mort, ces biens qu’il avait volés ?

L’avarice, l’égoïsme l’avait rendu méchant. Il avait semé l’injustice et la cruauté sur sa route, tandis qu’il aurait pu faire des heureux en se créant son propre bonheur…

Et il allait mourir, seul, haï, méprisé, maudit peut-être !…

Les regrets en même temps que le repentir entrèrent donc dans son cœur.

Un matin qu’il avait passé une nuit dans des souffrances atroces, il fit appeler le prêtre avec lequel il passa la plus grande partie du jour, et le soir ce fut le tour de maître Raguteau. C’est après cette entrevue que partit la lettre qu’Urbain reçut à son arrivée.

Un grand mois s’était écoulé depuis le départ du courrier et personne n’avait encore donné signe de vie.

Ce soir-là, le vicomte de la Bouteillerie allait au plus mal. Le curé du village — un vénérable vieillard aux cheveux blancs — était assis à son chevet. Plus loin, près d’une fenêtre, maître Raguteau écrivait sur un guéridon.

— Dieu n’a pas daigné m’exaucer, disait le malade avec effort ; il a voulu, pour me faire expier mes péchés, me refuser cette suprême consolation de le revoir avant de mourir et de recevoir le pardon de sa bouche.

— Il ne faut jamais désespérer de la bonté divine, répondit le vieillard, et s’il vous refuse cette consolation, dites-vous bien que c’est pour vous donner au ciel une couronne plus belle, et bénissez sa sainte volonté. Du reste, ce jeune homme peut arriver d’un moment à l’autre.

— Que Dieu me donne ce bonheur avant de mourir !

— Dans tous les cas, reprit le vieux curé, n’avez-vous pas tout réparé ? N’allez-vous pas rendre à cet enfant, par l’acte authentique que rédige en ce moment notre ami Raguteau, les biens qui devaient lui appartenir ?

Tout à coup, on entendit au dehors le galop d’un cheval qui arrivait à toute bride et le son de la cloche qui annonçait un visiteur. Bientôt après parut dans l’encadrement de la porte l’intendant qui fit signe au prêtre. Celui-ci se rendit auprès du vieillard, tandis que maître Raguteau quittait la fenêtre pour s’approcher du malade.

— Eh bien ! fit le curé.

— Monsieur le vicomte mourra tranquille, car monsieur Urbain vient d’arriver ! dit le vieillard.

— Dieu soit loué !

— Dois-je l’introduire sur le champ ?

— Laissez-nous le temps de préparer le malade afin de lui éviter une trop forte émotion. Quand il sera temps de nous l’amener, nous vous préviendrons.

L’intendant se retira et le prêtre revint se placer au chevet du vicomte.

C’était effectivement Urbain qui venait d’arriver au château.

Avant de se rendre à la Belle-Jardinière, le jeune homme s’était arrêté quelques heures au château du comte de Langeac, situé dans le voisinage. Le comte avait toujours montré une grande affection au fils adoptif du marquis Duperret-Janson qui le lui rendait bien.

En raison de son caractère sauvage, c’est à peine si le nouveau propriétaire de la Belle-Jardinière avait échangé une ou deux visites avec ses voisins depuis cinq ou six ans. Le comte de Langeac ne put donc fournir aucun renseignement au jeune homme.

— Tout ce que je puis vous assurer, dit-il en serrant la main d’Urbain au moment où celui-ci remontait en selle, c’est que le vicomte de la Bouteillerie est au plus mal.

— Vraiment ! fit le jeune homme, et sait-on le caractère de cette maladie ?

— Les médecins n’y comprennent rien.

— Vous ne savez même pas si c’est lui qui m’appelle ?

— Je l’ignore, mais j’ai raison cependant de le croire, attendu qu’il connaît mon affection pour vous, puisque c’est moi qui ai pris votre défense contre lui quand il vous a si fort maltraité lors de votre départ. Or, mon cher enfant, je suis moi-même appelé auprès du vicomte. Cette invitation doit vouloir dire quelque chose.

— Si c’est pour insulter de nouveau à mon malheur ou à la mémoire du marquis, reprit le jeune homme d’un air farouche, qu’il ne tente pas Dieu, car…

— Je ne crois pas que ce soit son intention, interrompit le comte de Langeac. Ne brusquez rien cependant et attendez mon arrivée demain matin.

Le jeune cavalier piqua son cheval qui partit comme l’éclair et franchit une heure après la cour d’honneur de la Belle-Jardinière.

Nous n’essayerons pas d’analyser les sentiments qui envahirent le cœur du jeune homme en revoyant après une absence de dix années le manoir où il avait été si heureux.

Pas un sentiment d’envie cependant ne se présenta à son esprit, mais il sentit un serrement de cœur à la pensée qu’il ne retrouverait plus pour le recevoir celui qu’il avait appelé dix ans son père, celui auquel il avait voué et conservé depuis un sentiment profond de reconnaissance et de tendresse filiale.

Pierre l’attendait au bas du perron et lui tint l’étrier, tandis qu’un valet accouru au son de la cloche s’emparait du cheval.

Les rapports du jeune homme avec l’intendant, on se le rappelle, n’avaient jamais été bien tendres. Celui-ci attendit qu’Urbain lui adressa le premier la parole, ce qu’il fît.

— Savez-vous si c’est d’après les ordres du vicomte que maître Raguteau m’a écrit ? dit-il.

— Oui, monsieur Urbain, répondit l’intendant, et depuis un mois que le courrier est parti, monsieur le vicomte prie le ciel que vous arriviez avant sa mort.

— Il prie donc maintenant, votre maître ? reprît le jeune homme avec ironie.

— Oh ! monsieur ! fit le vieillard avec douleur, si vous saviez ce qui se passe ici, si vous aviez vu monsieur le vicomte, vous n’auriez pas prononcé ces paroles ! Tout est bien changé, allez !

Le jeune homme regretta d’avoir trop montré qu’il se souvenait. Aussi reprit-il avec plus de douceur ;

— Et vous, Pierre, vous ne me paraissez pas heureux ? Vous avez vieilli !…

— Ah ! monsieur, le bon temps est parti avec monsieur le marquis et vous… mais pardon ! dois-je vous conduire à votre ancienne chambre ? Faut-il vous faire servir quelque chose…

— Merci, j’ai mangé chez le comte de Langeac. Conduisez-moi à mon appartement.

L’intendant prit une lumière et précéda le jeune homme.

Son appartement était absolument dans le même état que quand il l’avait quitté dix années auparavant. C’était à croire qu’il en était sorti du matin.

— Qui a donné ordre de ne rien déranger ici ? demanda-t-il.

— C’est moi, monsieur Urbain, répondit l’intendant ; j’espérais toujours que vous reviendriez…

— Mais n’est-ce pas vous qui avez aidé à m’en chasser ?

— C’est vrai malheureusement, monsieur Urbain, mais je n’avais jamais cru que les cousins du marquis se montreraient si cruels à votre égard.

Tout ce que je voulais, c’est que le château ne passât pas à ce que je considérais dans des mains étrangères. Les héritiers m’avaient juré sur l’honneur du reste qu’ils vous feraient la part d’un cadet de famille.

— Allons ! reprit le jeune homme, brisons-là et pas de regrets, de récriminations inutiles. Quand verrai-je le vicomte ? Il faut que je sache ce qu’il veut de moi.

— Je vais m’en informer ! répondit le vieillard en saluant.

Urbain, resté seul, se mit à inventorier l’appartement avec une joie d’enfant, un plaisir qu’il ne chercha pas à dissimuler. Tout ce luxe dont le marquis s’était plu à l’entourer et dont il avait été privé depuis longtemps, il le retrouvait comme on retrouve un vieil ami.

Un instant après, l’intendant vint le prévenir que le vicomte l’attendait.

— Le malade est d’une faiblesse extrême, dit-il, par pitié ! quelque soit votre ressentiment, ménagez lui les émotions, si vous ne voulez pas le voir mourir sous vos yeux.

— Soyez tranquille ! répondit le jeune homme.

Quand il arriva dans la chambre du vicomte, celui-ci était à demi-couché sur une chaise longue, soutenu pat le curé et le notaire.

À l’aspect de cette tête livide dont les chairs entraient déjà en putréfaction, en face de ce corps étique rongé par la souffrance, la haine se fondit dans le cœur d’Urbain et le pardon y entra.

C’est avec un éclair de joie dans le regard que le vicomte fit signe au jeune homme d’approcher. Celui-ci obéit. Alors le moribond regarda longtemps, bien longtemps ce mâle et beau visage sur lequel l’habitude du danger et les soucis avaient imprimé un caractère de gravité.

Tout à coup l’œil du vieillard s’attendrit, une larme perla à sa paupière et il murmura entre deux hoquets :

— Mon enfant !… pardonnez-moi !…

Urbain s’agenouilla près du malade et des sanglots plein la voix, répondit :

— Oh ! comme mon père bien-aimé vous a pardonné !… je vous pardonne ! Mourez en paix !…

Maître Raguteau releva le jeune homme et voulut l’emmener afin de ne pas prolonger ces émotions qui pouvaient être fatales au vicomte ; mais celui-ci fit signe à Urbain qu’il avait à lui parler.

— Mon enfant ! dit-il, merci d’être venu m’apporter la paix à mon dernier moment. J’ai appris que vous étiez toujours digne, plus digne même, des hautes faveurs que vous ménageait votre protecteur bien-aimé… Réparation est faite à la volonté de celui qui n’est plus. Seulement, une dernière faveur pour un vieillard qui va mourir : attendez mon dernier soupir pour prendre possession du château dont vous êtes dès maintenant le propriétaire par des actes bien authentiques.

À présent, laissez-moi tout à Dieu… priez-le… aussi… pour ceux qui n’ont pas eu… comme moi… le bonheur de se réconcilier avec lui… avant de mourir… Adieu !…

Le lendemain matin, le comte de Langeac arriva de bonne heure à la Belle-Jardinières et fut reçu par Urbain.

Dans le cours de la matinée, il s’enferma avec le malade qui fit demander peu après le curé et le notaire.

La conférence dura une grosse heure, et quand le comte de Langeac sortit de l’appartement, il avait les yeux humides et portait à la main un large pli cacheté de cire noire.

Le vicomte perdit tout-à-fait connaissance dans l’après-midi et vers le soir, il s’éteignit tout doucement.

Ses funérailles eurent lieu trois jours après, sans pompe, sans éclat, comme il l’avait demandé avant sa mort.

Tous les anciens commensaux du marquis Duperret-Janson, accourus à la nouvelle du retour d’Urbain, y assistaient.

Au repas des funérailles, avant de se mettre à table, les domestiques du château furent réunis dans le salon d’honneur par les ordres du comte de Langeac. Alors celui-ci, prenant la main d’Urbain, l’y conduisit, suivi de tous les gentilshommes du voisinage. S’adressant au personnel du vieux manoir formé en demi-cercle :

— Mes amis, dit-il, voici votre nouveau maître qui sera tendre et bon pour vous comme le fut le marquis Duperret-Janson. En attendant qu’il obtienne l’autorisation d’en prendre le nom, criez avec moi : Vive monsieur Urbain.

— Vive monsieur Urbain ! crièrent d’une seule voix tous les domestiques.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

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Transportons-nous six mois après. Le soleil a disparu au couchant et ne laisse plus qu’une lueur rose pâle qui vient se jouer dans les arbres verts du parc de la Belle-Jardinière.

De nombreuses banderoles, partant de l’extrémité des girouettes des tourelles, viennent se joindre en une espèce de dais au-dessus de la porte d’honneur du vieux manoir, illuminé déjà des caves jusqu’au grenier.

Çà et là, dans les arbres de l’allée qui conduit à la grille de la cour, sont accrochées des lanternes aux différentes couleurs, tandis qu’une centaine de jeunes filles portant des brassées de fleurs forment une haie de chaque côté de la route.

À la porte de la grille, et dans toute l’avenue, grouille une masse de paysans endimanchés, hommes, femmes et enfants qui chuchotent, caquettent et interrogent à chaque instant la route poudreuse qui va à la ville.

Dans le château, une nuée de serviteurs vont et viennent, affairés, empressés, sous le commandement du vieux Pierre qui semble rajeuni de dix ans.

Un cavalier tout en sueur vient d’arriver au perron parmi un groupe de gentilhommes et les questions s’entrecroisent, le nouvel arrivant ne sachant à qui répondre :

— Où les avez-vous quittés ?

— Est-elle jolie ?

— A-t-il une suite ?

— Vient-il seul ?

Toute cette belle démonstration a été préparée par les soins de M. de Langeac, aidé du vieil intendant, en l’honneur du mariage du nouveau châtelain dont on attend l’arrivée, avec sa jeune femme, de minute en minute.

Et de fait, Urbain a épousé sans bruit, sans éclat à La Rochelle, Yvonne, la fille de l’humble père Kernouët.

Cependant la foule s’agite et va se précipiter sur la route, car on vient d’apercevoir à l’horizon un nuage de poussière soulevé par le lourd carosse qui amène les nouveaux mariés.

Bientôt la voiture a passé les premiers arbres de l’avenue : tout le monde admire le joli visage de la châtelaine qui salue avec une grâce charmante.

Tout à coup, au moment où la grille se referme sur le carosse, une pluie de fleurs couvre les nouveaux venus, tandis que retentit dans l’air l’acclamation suivante poussée par deux cents voix :

— Vive monsieur le marquis !

Urbain est devenu pâle et regarde autour de lui, et c’est avec colère qu’il interpelle le vieux Pierre au moment où celui-ci se présente pour ouvrir la portière :

— Quelle est cette mauvaise plaisanterie ? demande-t-il d’un air sévère.

— C’est moi qui vais vous répondre, mon cher Urbain, fit le comte de Langeac en présentant galamment sa main à Yvonne pour l’aider à descendre, mais seulement quand vous aurez présenté vos amis à madame. Rendons-nous au grand salon.

Yvonne, modeste et gracieuse, gagna de suite le cœur des invités par quelques bonnes paroles sans prétention, comme elle avait dès le premier abord charmé tous les yeux par sa beauté.

— Mais enfin, allez-vous m’expliquer le motif de cette acclamation pour le moins intempestive ?… demandait quelques instants après Urbain au comte de Langeac.

— Chez nos pères, on chargeait la beauté de remettre le prix du courage et de la valeur, interrompit le comte avec une galanterie un peu surannée… madame, veuillez prendre communication de ce pli ! continua-t-il en présentant un large parchemin à la jeune femme.

Yvonne déplia ce parchemin aux armes royales, mais dès les premières lignes :

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en portant la main à son cœur, une ordonnance royale qui…

— Une ordonnance royale ? interrompit Urbain.

— Et oui, reprit le comte avec un petit rire discret de satisfaction, une ordonnance royale qui vous autorise à porter le nom, le titre et les armes du feu marquis Duperret-Janson.

Le jeune homme leva les yeux au ciel, tandis que deux larmes de reconnaissance coulaient sur ses joues bronzées.

Au dehors on entendait des salves de mousqueterie et de nouvelles acclamations de : « Vive monsieur le Marquis ! » puis un instant après : « Longue vie à madame la marquise !… »

Le comte de Langeac respecta quelques instants le silence du jeune homme, puis reprenant la parole :

— Mon cher marquis, dit-il en lui donnant cette fois son titre, je vous dois un mot d’explication.

Vous connaissez quelles étaient les intentions de votre bienfaiteur à votre égard. Non-seulement il vous destinait sa fortune, mais il voulait encore vous laisser son nom, son titre, ses armes et il avait écrit dans ce but une lettre au roi qu’on trouva dans ses papiers après sa mort.

Le vicomte de la Bouteillerie a voulu faire une réparation complète et respecter toute la volonté dernière de feu le marquis. C’est moi qu’il chargea, le jour même de sa mort, de transmettre au roi, non-seulement la lettre dont je viens de vous parler, mais il me fit promettre de me rendre moi-même à Versailles pour plaider votre cause auprès de sa majesté.

J’ai réussi dans mon ambassade, mais je dois vous avouer qu’en ceci, j’ai été furieusement aidé par quelqu’un.

— Qui donc ? fit Urbain.

— Le commandant d’Iberville qui m’a chargé, avant son départ pour une nouvelle campagne, de vous transmettre, ainsi qu’à madame la marquise, ses souhaits de bonheur.

« Dites-lui, a-t-il ajouté, que je comprends fort bien qu’il prenne sa retraite dans les circonstances où il se trouve placé, que j’irai le voir, si la guerre m’en donne le loisir, à mon prochain voyage en France. Qu’il pense à son ancien chef qui le regrette, et que sa jeune femme prie le ciel pour la Nouvelle-France, qui ne la verra plus, et également pour moi !…

— Oh ! oui, mon ami, dit Yvonne à son mari, dès demain nous irons brûler un cierge devant la Vierge afin qu’il nous revienne bientôt sain et sauf.

La prière de la jeune femme ne devait pas être exaucée. En effet, comme nous l’avons dit précédemment, d’Iberville mourut des fièvres deux ans après, le 9 juillet 1706, à bord de son vaisseau, le Juste en rade de la Havane.


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  1. La correspondance officielle de Paris, vol. 1, p. 134, donne ainsi la répartition de la population de la colonie à cette époque :
    Québec
    555
    Beaupré
    678
    Beauport
    172
    Île d’Orléans
    471
    St. Jean, St. François, St. Michel
    156
    Sillery
    217
    Notre-Dame-des-Anges, rivière St. Charles
    118
    Côte de Lauzon
    6
    Montréal
    584
    Trois-Rivières
    461

    3,461

  2. Garneau, Histoire du Canada.
  3. Les orateurs des cinq cantons terminaient invariablement leurs discours par l’expression suivante : Iro qui signifie : J’ai dit. Pour exprimer la joie ou la douleur, ils se servaient du mot : quois ! De là vient le nom générique d’Iroquois qui désignait les cinq cantons. (Note de l’auteur.)
  4. Raynal — Charleboix : journal historique d’un voyage en Amérique. — Colden.
  5. History of the United States, chap. xix.
  6. Sir Edmond Andros, gouverneur des colonies anglaises.
  7. Ce personnage est historique comme tous ceux qui prennent place dans ce récit.
  8. D’Iberville avait sept frères. Sa famille était originaire de Normandie. « Ces huit frères, que l’on peut appeler huit héros, dit M. Léon Guérin, avaient nom : LeMoyne d’Iberville, LeMoyne de Sainte-Hélène, LeMoyne de Maricourt, LeMoyne de Longueil, LeMoyne de Sérigny, LeMoyne de Châteauguay, et les deux LeMoyne de Bienville. Le premier fut l’un des plus grands marins à la fois et l’un des plus habiles navigateurs que la France ait jamais eus. »
  9. Schenactady, que les Français appelaient Collaer, du nom de son fondateur, un marchand hollandais.
  10. Cet épisode peut paraître invraisemblable ; il est cependant de la plus grande exactitude historique.
  11. Tous ces renseignements sont empruntés aux relations du temps.
  12. D’après le Dr E. B. O’Callaghan, Noxoat et Pentagouet se trouvaient situés sur la rivière Nashwauk, vis-à-vis Frédericton, dans le Nouveau-Brunswick.
  13. Petit vaisseau à un pout mâté en fourche.
  14. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en donnant quelques notes sur d’Iberville que nous devons à la courtoisie de notre érudit écrivain, M. J. M. LeMoine, auquel nous nous faisons un devoir de témoigner ici notre entière reconnaissance.

    Si ces mêmes lecteurs étaient avides de plus amples détails sur le grand marin canadien, nous les renvoyons aux Maple Leaves, publiées en 1873 par M. LeMoine, et à l’opuscule de M. Joseph Marmette, publié en 1878, intitulé : Les Machabés de la Nouvelle-France, deux ouvrages qui font honneur à la littérature canadienne.

    Pierre LeMoine ou LeMoyne — le nom s’écrit des deux manières, d’après les meilleures autorités — naquit à Montréal en 1662. À quatorze ans, il était déjà sur la mer faisant ses premières armes.

    Des glaces de la Baie d’Hudson aux rives brûlantes du Mexique on le voit constamment navigateur infatigable et invincible, et en l’appelant « Le Cid Canadien » M. LeMoine n’a pas plus exagéré le titre que Pierre Margry n’a lui-même forcé la note en le nommant « Le Jean Bart Canadien. »

    De fait, il a toujours été considéré comme le plus grand manœuvrier, le plus grand homme de mer de son temps.

    Il pénétra le premier dans le Mississipi par son embouchure et la Nouvelle-Orléans.

    En 1693, il avait épousé à Québec mademoiselle Marie-Térèse de Lacombe-Pocatière, fille d’un ancien capitaine du régiment de Carignan.

    Son fils ainé, Louis-Pierre naquit à bord d’un vaisseau de d’Iberville en course, sur le grand banc de Terreneuve.

    La veuve d’Iberville passa en France et épousa en seconde noce le comte de Béthune.

    Les auteurs français nous représentent d’Iberville comme une espèce de corsaire. « Je pense, dit M. LeMoine, qu’il en avait la hardiesse et le laisser-aller, sans être trop sanguinaire. »

    (Note de l’auteur).

  15. Garneau
  16. Après la prise du fort Pemquid, d’Iberville conduisit à Pentagouet une partie de la garnison qu’il confia à la garde de Villedieu et envoya une dépêche à Boston pour traiter de l’échange des prisonniers. Voici en quels termes l’abbé Ferland raconte la négociation :

    « Une frégate fut envoyée de Boston pour traiter de l’échange des prisonniers laissés à Pentagouet. Mais, comme le commandant anglais se trouva le plus fort, il ne contenta point de réclamer ses compatriotes, il arrêta Villedieu, chargé de négocier avec lui, et vingt-deux soldats, laissés pour protéger le poste.

    « L’officier français fut conduit à Boston, et jeté dans une prison, où il eut beaucoup à souffrir ; il y était gardé si étroitement, qu’il ne pouvait communiquer avec personne du dehors.

    Cependant, malgré toutes les précautions de ses géoliers, il trouva le moyen d’informer de son emprisonnement le gouverneur du Canada par quelques lignes tracées avec son sang sur un petit morceau de papier. »

  17. Sorte de bateau plat dont on se servait pour transporter de lourdes charges, allant à voiles et à rames.
  18. Ferland.
  19. Jérémie — Relation de la Baie d’Hudson.
  20. Ce fort était situé presque vis-à-vis Frédéricton, dans le Nouveau-Brunswick.
  21. Des habits rouges ou des goddem, : c’est ainsi que nos pères désignaient les anglais, et ces expressions ont même été conservées dans certaines campagnes pas loin de Québec.
  22. Est-il besoin de rappeler au lecteur que tous les détails consignés dans ce livre sont de la plus grande exactitude historique.
  23. La Bonne Ste Anne de Beaupré, dont le pèlerinage est si célèbre aujourd’hui, était déjà en honneur à cette époque parmi les Habitants de la colonie.

    Nous lisons en effet dans le « Petit Manuel du Pèlerin, » publié par l’abbé D. Gosselin en 1879, les lignes suivantes :

    « La Bonne Ste Anne fut si prodigue de ses faveurs pendant les années qui suivirent la fondation de l’église, en 1660, que la vénérable Mère de l’Incarnation, dans une lettre à son fils, du 30 septembre 1665, lui parle des grandes merveilles opérées par cette sainte, dans une église située à sept lieues de Québec, dans un bourg appelé le Petit Cap. »

    « En 1668, M. Morel, missionnaire chargé de la desserte de cette paroisse, fit un recueil des guérisons qui s’y étaient opérées, et que monseigneur de Laval déclara après examen, être conformes à la vérité. Il terminait son jugement en confessant que rien ne l’avait plus aidé dans sa charge que la dévotion des habitants du pays à la Bonne Ste Anne. »

    Ce document se trouve dans les archives du Séminaire de Québec et une copie, par les soins de M. l’abbé A. Gauvreau, a été déposée au sanctuaire de la grande Thaumaturge.

    (Note de l’auteur.)

  24. D’Iberville avait pris part déjà à une première expédition par terre dans la Baie d’Hudson en 1685. Nous en empruntons le récit à une remarquable relation de voyage intitulée « En route pour la Baie d’Hudson, » que vient de publier M. l’abbé Proulx, missionnaire dans le vicariat apostolique de Pontiac.

    « Il fallait, pour réussir, des hommes accoutumés à de longues marches, habiles à conduire les canots, capables d’endurer les froids les plus piquants, habitués à faire la petite guerre. La compagnie obtint du gouverneur, M. Denonville, un corps de 70 canadiens, et leur donna pour chefs quatre de leurs compatriotes, officiers braves, également brisés aux voyages de terre et de mer : c’étaient le sieur Lenoir et les trois frères Lemoyne, les sieurs d’Iberville, de Ste-Hélène et Maricourt. On leur adjoignit trente soldats, commandés par MM. Duchesnil et Catalogne. Cette petite armée avait pour chef le chevalier de Troyes, et pour aumonier le R. P. Sylvie.

    « Ce parti d’hommes partirent de Montréal à la fin de mars et montèrent la rivière des Outaouais jusqu’à Mattawan où ils attendirent la débâcle en se construisant des cahots. À la première naviga-tion, ils s’enfoncèrent dans le pays, franchirent une multitude de rivières. D’Iberville faillit périr en traversant l’une d’elles. « Il fallait être canadien, remarque à ce sujet M. de la Potherie, pour supporter les incommodités d’une si longue traversée. »

    …Un sauvage informa les canadiens de la situation du fort Monsini et ils partirent pour aller le surprendre le 18 juin au soir. À la tombée de la nuit, les sieurs d’Iberville, de Sainte-Hélène allèrent à la découverte de si près, qu’ils sondèrent les canons et constatèrent qu’ils n’étaient pas chargés. On décida d’attaquer de tous côtés à la fois. Le sieur de Catalogne avec les soldats français, la hache à la main, devait ouvrir une brèche dans la palissade ; le chevalier de Troyes et le sieur de Maricourt, conduisant un parti de canadiens, battraient du bélier la porte principale ; les sieurs d’Iberville et de Sainte-Hélène monteraient à l’escalade. En deux coups, le bélier défonça la porte et le chevalier de Troyes se jeta dans la place, fit faire feu dans toutes les embrasures et les meurtrières du blockhaus. Les Anglais demandèrent quartier et on le leur accorda. L’action avait duré deux heures.

    « Après quelques jours de repos, la petite troupe partit pour aller prendre le fort Rupert, distant sur la droite d’environ une quarantaine de lieues ; un certain nombre de soldats montait un petit bâtiment qu’on avait trouvé en rade dans le fort Monsini et qu’on avait réparé pour transporter deux petits canons. Arrêtés par le vent sur une pointe, celle d’Anna Bay, je suppose, d’où l’on fait une traversée de six lieues pour éviter un contour de près de cent milles, ils aperçurent au large un vaisseau au milieu des glaces.

    « Le 27 juin, ils purent traverser cette Baie, naviguant entre ces énormes glaçons et gardant à vue le vaisseau qui alla mouiller devant le port, à une portée de fusil.

    Le soir, quand on supposa que les Anglais s’étaient retirés dans les chambres du fort ou dans la cale du vaisseau, des éclaireurs canadiens allèrent à la découverte à travers les taillis épais des bois. À leur retour, sur le rapport qu’ils firent, d’Iberville s’offrit pour enlever le navire. Il partit avec deux canots d’écorce, montés de sept braves chacun ; leurs armes gisaient au fond des frêles embarcations, ils plongeaient leurs avirons à l’eau sans bruit, les commandements se donnaient tout bas.

    « Les Canadiens se précipitèrent dans les cabines. Le capitaine d’un navire qui avait fait naufrage sur ces côtes l’automne précédent, réveillé en sursaut, saisit d’Iberville au collet ; mais le Canadien était d’une force et d’une prestesse peu communes, il lui asséna un coup de sabre sur la tête et l’étendit raide mort. Un matelot fut aussi tué et les autres se rendirent à discrétion au nombre desquels se trouva le gouverneur-général de la Baie d’Hudson.

    « Aussitôt le signal de l’attaque fut donné contre le fort qui fut enlevé après quelque résistance….........................

    « On amena à terre le général Briguer, dont l’orgueil froissé ne pouvait supporter l’idée d’avoir été pris comme une souris dans une souricière. On le turlupina un peu, il y avait de quoi : un bâtiment de mer fait prisonnier par deux canots d’écorce !

    — Rendez-moi, disait-il, mon vaisseau avec mes quatorze hommes, et je défie tout ce qu’il y a de Français ici.

    — Vous feriez mieux, lui dit-on, de radouber le brick, qui a été abandonné dans le port, de passer avec votre monde en Angleterre.

    « Des ouvriers anglais se mirent de suite à ce travail.

    D’Iberville amarina sa prise et fit voile à son bord pour le fort Monsoni et le 10 août reprit la route de Montréal, après s’être emparé du fort St-Anne où la petite armée fit un butin de cinquante mille écus de pelleteries, et arriva à destination en Octobre. La campagne avait duré huit mois.

  25. Ferland