C. Darveau (p. 176-182).

XX

En chasse.


— Hors le petit foc ! commanda tout à coup une voix sonore ; borde et hisse les huniers !

— En haut, les gabiers ! commanda aussitôt une seconde voix.

Le second maître, Olivier Kernouët, saisit un gros sifflet d’argent accroché à l’une des boutonnières de sa chemise de laine et le porta vivement à ses lèvres : un son modulé retentit.

Toute la bordée du quart s’était précipitée : en un clin d’œil la manœuvre fut exécutée, et le navire, offrant plus de toile à la brise du sud-ouest, s’inclina coquettement en doublant son allure. Son taille-mer fendait une flot d’écume et son sillage décrivait au loin une longue ligne dans laquelle voltigeaient, comme des feuilles sèches dans un tourbillon de vent, des bandes d’alcyons aux ailes noirs et aux ventres blancs.

Le navire courait bon bord, détachant nettement sa voilure blanche sur le fond empourpré du ciel ; pas une voile n’apparaissait à l’horizon. La terre était proche et le Pélican semblait se presser comme un cheval qui rentre et sent l’écurie.

À l’arrière du vaisseau, l’officier de quart se promenait de ce pas régulier du marin qui est contraint de se procurer le plus d’exercice possible dans l’espace le plus resserré. Cet officier était un jeune homme d’une trentaine d’années au plus, au teint hâlé, aux cheveux noirs, à la physionomie fort belle, à l’air résolu et à la démarche dégagée. À ce simple portrait, le lecteur a deviné qu’il s’agit d’Urbain Duperret-Janson, lieutenant en premier du vaisseau.

Le jeune officier se rapprocha du bastingage de tribord, appuya ses deux coudes sur le plat-bord et braqua sa lorgnette dans la direction du nord-est. Il demeura ainsi plusieurs minutes dans une immobilité complète ; puis il se dressa et fit rentrer l’un dans l’autre les tubes de cuivre de l’instrument avec un mouvement d’impatience.

— Rien encore ! murmura-t-il.

Puis se retournant, il cria d’un ton brusque :

— Timonier, la brise fraîchit ; laisse arriver d’un quart !

Le timonier obéit, et le navire, plongeant de l’avant, fila plus rapide sous l’effort de la brise. Le lieutenant avait reprit sa promenade et son regard interrogeait avidement l’horizon à tribord.

Le premier quart du jour était piqué, les tribordais venaient de remplacer les bâbordais à la garde du navire, le timonier avait cédé son poste à un vieux matelot. Le lieutenant en second, le sieur de la Salle, après avoir donné le point à Urbain, qui prenait le quart à son tour, était descendu auprès du commandant.

Le premier quart du jour, à bord d’un vaisseau, celui de quatre heures du matin à huit heures, est le quart du lavage, de l’astiquage, du branle-bas général de propreté. Tout était donc en mouvement sur le pont du Pélican.

C’était un joli navire que le Pélican, du plus fin modèle qui eût jamais occupé les chantiers de construction en France. On devinait au premier coup d’œil, quelle devait être la supériorité de sa marche. Il portait fièrement ses cinquante canons, dont les gueules menaçantes se détachaient en noir sur sa ceinture rouge, et il s’inclinait gracieux pour glisser sur les vagues, bondissant sur la plaine humide comme un jeune cheval sur un champ de course.

Dans l’automne de 1696[1], quatre vaisseaux anglais et une galiote à bombes s’étaient emparés du fort Bourbon, dans la Baie d’Hudson. Deux bâtiments français, commandés, l’un par Sérigny, l’autre par la Motte-Aigron, étaient arrivés au moment où les Anglais se préparaient à l’attaque du fort, mais avaient dû se retirer devant des forces supérieures.

Le sieur La Forêt, qui commandait, essaya de se défendre ; son enseigne, le sieur Jérémie, embusqué avec quarante fusiliers derrières les buissons, fit des déchargés si fréquentes sur les chaloupes qui voulaient aborder, qu’il les contraignit de s’éloigner. Alors, à bord de la galiote, on commença à lancer des bombes ; il en tomba une vingtaine dans le fort où il n’y avait aucun magasin où la poudre pût être en sûreté.

Le commandant français fut forcé de capituler, et obtint qu’on le conduirait avec toute sa garnison sur les terres de France et qu’on permettrait à chacun de retenir ce qui lui appartenait. Après avoir pris possession du fort, les Anglais, avec leur bonne foi ordinaire, oublièrent les articles de la capitulation. Ils dépouillèrent les Français et les conduisirent en Angleterre.[2]

Quatre mois après, les prisonniers furent élargis et débarqués sur les côtes de France, où on les informa qu’on armait à LaRochelle pour reprendre le fort Bourbon. La plupart s’y rendirent pour prendre du service. Sérigny avait le commandement de quatre vaisseaux qu’il devait conduire jusqu’à Plaisance, où il devait les remettre à son frère d’Iberville.

Cette escadre arriva à Terre-neuve le dix-huit mai 1697.

Par les instructions qui furent remises à d’Iberville, celui-ci avait ordre de visiter la rivière St-Jean, dans l’Acadie, pour s’assurer de l’état du fort de Naxoat.[3] Il devait ensuite se rendre à la Baie d’Hudson pour reprendre le fort Bourbon et châtier les Anglais.

Comme il était trop tard pour entreprendre ces deux expéditions, il renonça à la première, après avoir consulté M. de Brouillan.

La résolution fut prise d’aller directement au fort Bourbon. L’escadre, composée de quatre navires et d’un brigantin, fit voile le huit de juillet.

D’Iberville s’embarqua sur le Pélican, de cinquante canons, comme nous l’avons dit plus haut, comptant tout au plus cent cinquante hommes d’équipage. Mais il est juste d’ajouter que ces cinquante hommes, presque tous Canadiens, sous un commandant tel que d’Iberville, en valaient bien cinq cents.

Les trois autres vaisseaux étaient : Le Palmier de quarante canons, commandé par de Sérigny ; le Profond, commandé par le sieur Dugué ; le West, sous les ordres de Chartrier.

Le 28 du même mois, d’Iberville arriva à l’entrée du détroit de la Baie d’Hudson. Le 3 août, les navires français l’avaient passé ; mais ils se trouvèrent alors serrés par les glaces et contraints de s’attacher avec des grappins aux plus grandes.

Le cinquième jour, le brigantin fut écrasé entre un de ces écueils et le Palmier, que montait M. de Sérigny. On n’eut que le temps de sauver l’équipage, mais le bâtiment fut perdu.

Dugué, à bord du Profond, poussé par les courants vers la côte du nord, rencontra trois navires anglais, contre lesquels il se battit pendant trois heures.

Après avoir été retenu dans le nord par les glaces plus de trois semaines, le Pélican se trouva dégagé. Il mit alors le cap sur le fort Bourbon sans savoir ce qu’étaient devenus les autres vaisseaux. Le quatre septembre, il en était presqu’en vue.

C’est ce jour-là précisément, un peu après quatre heures du matin, que nous avons posé le pied à bord du Pélican au commencement de ce chapitre.

Le quart venait d’être pris et la route maintenue. Tous les hommes qui n’étaient pas alors de service s’étaient groupés à l’avant, entre le mat de misaine et le beaupré, les uns nonchalamment couchés au pied du mat, les autres appuyés sur le cabestan, chiquant, crachant, fumant avec la béatitude de croyants à Mahomet rêvant au ciel des houris.

Cacatoès, à cheval sur l’extrémité du beaupré, une énorme fluxion de la joue droite causée par sa chique, le bonnet sur les yeux, interrogeait l’horizon.

Avez-vous remarqué le grand rôle que joue le bonnet chez le matelot ? Voyez-le : il vient de débarquer de retour d’une longue course, les poches bien lestées, bien décidé à faire bombance et à se dédommager des misères et des souffrances d’une longue navigation tant qu’il lui restera un rouge liard. Il est sur le quai, le nez au vent, les mains dans les poches de son large pantalon, la figure réjouie et… le bonnet bien campé sur le derrière de l’occiput. Hélas ! si vous le rencontrez deux jours après. La soute aux écus est vide tant il a mis d’entrain à l’assécher ; il erre comme une âme en peine, sombre, les yeux fixées en terre dans l’espoir d’y rencontrer des billets de banque, le bonnet enfoncé sur le nez…

Cacatoès était soumis à la loi commune. Le bonnet était-il absolument posé sur le derrière de la tête, mais là si en arrière qu’on le vit choir en plus d’une circonstance ? — La brise adonne, disait les matelots, le maître sera indulgent, on pourra s’en donner dans le grand genre de ne rien faire et se prélasser sur les enfléchures.

Mais au contraire, le bonnet était-il bien enfoncé sur les yeux qu’à peine le vieux maître pouvait y voir ? Alerte ! il fallait filer proprement son écoute et gouverner droit.

Ainsi donc, bonnet en haut : joie et gaieté, bon temps pour tout le monde. Bonnet en bas : chacun devenait triste et soucieux sans trop savoir pourquoi.

Ce matin tout l’équipage était soucieux et triste, et le bonnet de Cacatoès partant plus enfoncé que d’habitude, si enfoncé même qu’on apercevait sa mèche du sommet de la tête, espèce de hure dont il était très-fier.

— Terre ! cria tout-à-coup une voix tombant du haut du grand mat.

— Vive la France ! crièrent les matelots en se précipitant vers les bastingages pour interroger l’horizon.

  1. Ferland.
  2. Jérémie — Relation de la Baie d’Hudson.
  3. Ce fort était situé presque vis-à-vis Frédéricton, dans le Nouveau-Brunswick.