C. Darveau (p. 108-116).

XIII

Capitaine et lieutenant.


— Embarque ! embarque ! matelots ! Sus à l’Anglais ! avait dit le capitaine d’Iberville en entrant dans l’auberge de la mère Cartahut.

Cette nouvelle avait été reçue par un tonnerre d’applaudissements de la part des marins qui y étaient réunis, tous matelots finis, quoi ! tous vieux de la cale ayant bourlingué un peu partout, des Indes aux Antilles, du golfe du Mexique à la Baie d’Hudson.

Sur un signe de l’hôtesse, d’Iberville était entré, suivi de son compagnon qui n’était autre qu’Urbain Duperret, dans un cabinet réservé situé au fond de la salle.

D’Iberville était un homme dans la quarantaine, au teint cuivré, aux traits durs et énergiquement accentués, au regard clair et froid. Les justes proportions de son corps, qui donnaient à ses gestes une grâce toute virile, décelaient une vigueur remarquable.[1]

Urbain Duperret avait bien changé depuis l’instant où nous l’avons quitté faisant ses adieux à Jean-Marie Kernouët et à sa fille, en partant de Montréal pour rejoindre son vaisseau à Québec. Un cercle de bistre entourait ses yeux et quelques rares cheveux blancs argentaient sa chevelure noire. Un air désespéré, de découragement était répandu sur toute sa physionomie.

— Faisons comme ces braves enfants, dit d’Iberville en frappant sur la table pour appeler l’hôtesse, lestons-nous bien l’estomac avant de quitter ce bon Québec que nous ne reverrons peut-être jamais ; car la campagne sera rude, ne nous le dissimulons pas.

— Urbain ! continua le marin d’une voix douce, en voyant que le jeune homme conservait toujours la même attitude et ne répondait pas, Urbain ! ne veux-tu donc pas me comprendre enfin ? Tu m’as sauvé la vie au péril de la tienne ; tu as été blessé pour moi en tuant les Anglais qui me menaçaient…

— J’ai contracté envers toi une dette de reconnaissance, pourquoi vouloir m’empêcher d’acquitter cette dette ?

— J’ai fait ce que tout autre eût fait à ma place, répondit Urbain avec un sourire triste ; ce que vous eussiez fait pour tout autre, mon capitaine ; car vous êtes brave et généreux Ne parlons plus de cela !

— Le hasard m’a rendu dépositaire d’une partie de tes secrets, alors que blessé en me défendant et couché dans mon cadre, tu délirais, et sous l’empire de la fièvre tu m’as révélé des…

— Je délirais ! interrompit brusquement le jeune homme, ce que j’ai dit ne doit donc avoir aucune signification.

— Peut-être… Mais pourquoi ces serments de vengeance dans ton délire contre un nom que tu portes ?

— Ai-je ainsi parlé ? demanda le jeune homme en relevant la tête ?

— Urbain, rends-moi cette justice que depuis six années que tu sers sous mes ordres, je t’ai toujours traité avec une tendresse égale à celle d’un père ; que je n’ai négligé aucune occasion d’aider à ton avenir. Répondras-tu à ces sentiments par une défiance que rien ne justifie ? Serais-tu ingrat ? Ce n’est pas une vaine curiosité qui me guide : tu souffres et je voudrais connaître la cause de tes chagrins pour y apporter du soulagement.

L’hôtesse entrait en ce moment et déposa sur la table une bouteille et deux verres en attendant le dîner, qui fut servi quelques instants après. Aussitôt qu’elle se fut retirée, le jeune homme passa la main sur son front comme pour en chasser une pensée pénible, puis relevant la tête et regardant d’Iberville bien en face :

— Capitaine, dit-il, vous avez raison, le moment est venu de parler. Aussi bien, j’ai besoin de verser dans un cœur qui m’aime le secret de mes chagrins. Après l’intérêt que vous m’avez montré, ce serait en effet de l’ingratitude de ma part si vous les appreniez d’une autre bouche que la mienne.

Bientôt il me faudra vous quitter sans doute, bientôt je serai forcé de dire adieu à une carrière que j’aime, bientôt même, demain peut-être, il me faudra quitter jusqu’au nom que j’ai su rendre glorieux, car ce nom ne m’appartient pas.

Et comme d’Iberville à ces paroles du jeune homme bondissait sur son siège :

— Écoutez-moi, reprit Urbain. C’est une assez longue histoire que je vais vous conter. Vous me jugerez ensuite.

Et le jeune homme, après s’être recueilli quelques instants, comme pour ramasser tout ce qui lui restait de courage, commença en ces termes :

« Il existe aux environs de Rennes, faisant partie d’immenses domaines, un manoir que l’on nomme le château de la Bouteillerie ou de la Belle-Jardinière.

« Après plusieurs années d’un bonheur sans mélange, la Providence semblait s’être tout-à-coup acharné contre le maître du logis, le marquis Raoul de Duperret-Janson. Dernier d’un des plus beaux noms de France, le marquis avait épousé, encore jeune, une femme digne de lui qui lui avait donné trois beaux enfants, un garçon et deux filles, trinité charmante, joie du foyer, sur qui s’était concentrée toute l’affection des deux époux.

« À peine le fils avait-il atteint sa dix-huitième année, qu’une maladie étrange, inconnue, l’enlevait en quelques heures. Le marquis et sa femme reportèrent sur les deux jeunes têtes qui leur restaient l’amour de leur fils si tôt ravi ; mais, hélas ! l’impitoyable mort, les ailes étendues, planait derechef sur cette somptueuse demeure. Un an après le même mal terrible enlevait la cadette des filles, puis l’année suivante, c’était le tour de la dernière.

« La marquise fut incapable de supporter ces coups successifs du sort, et après avoir traîné une vie misérable et sans but pendant deux années la coupe de la vie se brisa dans sa main.

« Le marquis resta donc seul au monde entre les tombes de tout ce qu’il avait chéri sur la terre.

« La livrée prit le deuil pour longtemps et lui-même jura de ne jamais quitter ses sombres vêtements. Alors ses cheveux blanchirent, ses épaules se voûtèrent, son caractère devint sombre comme son âme, et il ne vit plus personne qu’un vieux domestique de la maison qui le servait dans les appartements les plus sombres et les plus retirés du château. Il ne se permit plus qu’une seule distraction, celle de la chasse, plutôt comme un moyen de s’isoler des vivants, que comme un vrai plaisir.

« Le pauvre désolé appelait la mort, la mort, seul baume capable de fermer la plaie au cœur toujours saignante et vivace ; mais la lugubre coquette se laissait désirer et ne venait pas.

« À quelque distance de la grande avenue du château, en pleine forêt, vivaient alors dans une misérable chaumière construite avec des branchages et de la mousse, trois personnes : le père, la mère et un petit garçon. Le père avait été soldat dans sa jeunesse. Gâté par le séjour des garnisons, de retour au pays, il avait épousé une brave fille qu’il maltraitait et rouait de coups le plus souvent.

« Pierre Labranche — tel était son nom — ayant tout travail en horreur, s’était fait braconnier, utilisant son ancienne adresse de tireur pour nourrir sa famille. La mère, une sainte femme, quoique minée par la fièvre, suite de la misère et des mauvais traitements, trouvait cependant la force d’inculquer à son fils les principes fondamentaux de la morale chrétienne. Quant à celui-ci, beau à ravir dans ses haillons, il annonçait une précoce intelligence que sa mère s’efforçait de tourner vers le bien.

« Dois-je vous dire de suite, capitaine, que j’étais cet enfant-là ?

Après un geste d’assentiment de son auditeur, voyant que celui-ci ne cherchait nullement à l’interrompre, Urbain continua :

« Le braconnier était d’une brutalité extrême, et s’il retournait bredouille de ses courses dans la garenne, il rouait de coups le pauvre enfant, à moins que celui-ci ne cherchât un refuge dans les bois où il passait parfois deux ou trois jours sans reparaître à la maison paternelle.

« Un jour sombre d’automne, le marquis était à la chasse. Il s’agissait de courir sus à une bande de sangliers qui ravageaient depuis quelque temps le canton, et c’est le plus terrible d’entre eux, un vieux solitaire, sorti de sa bauge, qu’il s’agissait d’abattre. Le marquis avait alors soixante-dix ans passés, et malgré son grand âge, il était encore bien assis sur sa selle et avait conservé grand air. De tristes pensées, hôtes ordinaires du logis, étaient venues assaillir son esprit, et inconscient, il laissait flotter les rênes sur le coup de son cheval normand, compagnon journalier de ses chasses.

« Tout-à-coup déboucha d’un fourré voisin un énorme sanglier qui se précipita dans la direction du marquis. Les instincts du preux veneur se réveillèrent. Saisissant son mousquet, pendant à l’arçon de la selle, il ajusta le monstre et fit feu ; mais le cheval effrayé ayant fait un écart, la balle ne fit que lui labourer l’échine, redoublant la rage de l’animal qui, d’un bond prodigieux, se précipita sur la noble bête et lui laboura le poitrail de son boutoir.

« Le cheval hennit de douleur, pirouetta sur ses pieds de derrière et partit à fond de train.

« Combien de temps dura cette course affolée ? Le marquis n’aurait su le dire. Cheval et cavalier débouchèrent enfin dans une clairière, mais alors le danger, en changeant de caractère, devint plus terrible : l’extrémité de cette clairière se terminait par un ravin profond et coupé à pic, et le cheval allait y précipiter son maître.

« Certes, le marquis ne craignait pas la mort qu’il appelait de tous ses vœux ; mais il était aussi fervent chrétien. Il aurait donc cru commettre sur sa personne un détestable suicide et un acte de lâcheté en ne cherchant pas, par tous les moyens possibles, à sauver cette existence sombre, à laquelle pourtant il tenait si peu. Il appuya donc fortement sur la bride en même temps qu’il attaquait le cheval avec la jambe gauche, afin de le forcer à volter de nouveau, mais le rêne se brisa à deux endroits.

« Il se sentit alors perdu, car il aurait été fou de songer à sauter sur la route en vidant les étriers. Le pieux marquis, dans une pensée, recommanda son âme à Dieu, tira de sa poitrine un médaillon renfermant des cheveux de tous les êtres chéris qu’il avait perdus, médaillon qu’il porta à ses lèvres, puis tout bas, bien bas :

— Enfin, mon Dieu ! murmura-t-il.

« Il ferma les yeux et attendit stoïquement la mort. »

  1. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en donnant quelques notes sur d’Iberville que nous devons à la courtoisie de notre érudit écrivain, M. J. M. LeMoine, auquel nous nous faisons un devoir de témoigner ici notre entière reconnaissance.

    Si ces mêmes lecteurs étaient avides de plus amples détails sur le grand marin canadien, nous les renvoyons aux Maple Leaves, publiées en 1873 par M. LeMoine, et à l’opuscule de M. Joseph Marmette, publié en 1878, intitulé : Les Machabés de la Nouvelle-France, deux ouvrages qui font honneur à la littérature canadienne.

    Pierre LeMoine ou LeMoyne — le nom s’écrit des deux manières, d’après les meilleures autorités — naquit à Montréal en 1662. À quatorze ans, il était déjà sur la mer faisant ses premières armes.

    Des glaces de la Baie d’Hudson aux rives brûlantes du Mexique on le voit constamment navigateur infatigable et invincible, et en l’appelant « Le Cid Canadien » M. LeMoine n’a pas plus exagéré le titre que Pierre Margry n’a lui-même forcé la note en le nommant « Le Jean Bart Canadien. »

    De fait, il a toujours été considéré comme le plus grand manœuvrier, le plus grand homme de mer de son temps.

    Il pénétra le premier dans le Mississipi par son embouchure et la Nouvelle-Orléans.

    En 1693, il avait épousé à Québec mademoiselle Marie-Térèse de Lacombe-Pocatière, fille d’un ancien capitaine du régiment de Carignan.

    Son fils ainé, Louis-Pierre naquit à bord d’un vaisseau de d’Iberville en course, sur le grand banc de Terreneuve.

    La veuve d’Iberville passa en France et épousa en seconde noce le comte de Béthune.

    Les auteurs français nous représentent d’Iberville comme une espèce de corsaire. « Je pense, dit M. LeMoine, qu’il en avait la hardiesse et le laisser-aller, sans être trop sanguinaire. »

    (Note de l’auteur).