C. Darveau (p. 34-43).

III

La Torture


La grande confédération iroquoise, dont le nom propre était Agonnonsiouni, c’est-à-dire ; faiseurs de cabanes, habitait le sud des grands lacs, et notamment, le sud du lac Érié. Ces tribus, éminemment guerrières, appartenaient à la famille des Hurons dont ils devinrent les plus implacables ennemis.

La légende indienne explique de la manière suivante l’origine de cette guerre entre les sauvages Iroquois et les Algonquins, les Hurons dont la fidélité à la France ne se démentit jamais :

« Une année, il arriva qu’un parti d’Algonquins, peu adroits ou peu exercés à la chasse, y réussit mal. Des Iroquois, qui les suivaient, demandèrent la permission d’essayer s’ils seraient plus heureux. Cette complaisance, qu’on avait eue quelques fois, leur fut refusée.

« Une dureté si déplacée les aigrit. Ils partirent à la dérobée pendant la nuit, et revinrent avec une chasse très-abondante. La confusion des Algonquins fut extrême. Pour en effacer jusqu’au souvenir, ils attendirent que les chasseurs Iroquois fussent endormis et leur cassèrent à tous la tête. Cet assassinat fit grand bruit. La nation offensée demanda justice. Elle lui fut refusée avec hauteur. On ne lui laissa pas même l’espérance de la plus légère satisfaction.

« Les Iroquois, outrés de ce mépris, jurèrent de périr ou de se venger ; mais, n’étant pas assez forts pour tenir tête à leurs superbes offenseurs, ils allèrent au loin s’essayer et s’aguerrir contre des nations moins redoutables. Quand ils eurent appris à venir en renards, à attaquer en lions, à fuir en oiseaux, alors ils ne craignirent plus de se mesurer avec les Algonquins. Ils firent la guerre à ce peuple avec une férocité proportionnée à leur ressentiment. »[1]

Enflés par des succès inouïs, ils s’appelèrent orgueilleusement Ongue-honwe, c’est-à-dire, hommes supérieurs aux autres hommes, et devinrent la terreur du nord de l’Amérique.

C’est dans de telles mains qu’étaient tombés le père Kernouët et sa fille.

Nous ne redirons pas les mauvais traitements, les fatigues, les souffrances de toutes sortes que les pauvres captifs eurent à endurer pendant qu’on les conduisait à la bourgade des Agniers.

Blessé pendant le massacre, Tête d’Aigle, avait laissé le gros de ses guerriers en campagne pour veiller lui-même sur ses prisonniers.

Nous retrouvons Yvonne et son père confinés dans une cabane d’écorce de bouleau à quelque distance du wigwam de Tête d’Aigle. La jeune fille prodigue ses soins au vieillard qu’une fièvre brûlante dévore.

— Hélas ! ma pauvre enfant, murmure le père Kernouët, tu t’épuises en soins inutiles. Ne vaudrait-il pas mieux m’abandonner à mon triste sort ?

— Parlez-vous bien en chrétien, mon père ? réplique la jeune fille. Que deviendrais-je si le bon Dieu vous enlevait à ma tendresse ?

— Quelle horrible position que la nôtre ! Et dire que depuis trois mois que nous sommes ici, pas le moindre espoir de délivrance !

— Qui sait ? mon père, il ne faut pas encore désespérer. C’est déjà beaucoup qu’on nous ait épargnés.

— Eh oui ! grâce à cette fatale passion que le chef de ces mécréants nourrit pour toi dans son sein. Mais cette passion surtout m’effraie…

— Vous savez, mon père, que la mort ne me fait pas peur. Du reste, cet amour de Tête d’Aigle est notre meilleure sauvegarde. Depuis cette scène où je l’ai menacé de me tuer avec ce poignard que j’ai su dérober à ses recherches, s’il osait porter la main sur moi, il n’a plus parlé de son amour.

— Ce n’est qu’une trêve, mon Yvonne. Ces enfants des bois, que ne guide aucun sentiment de morale, vivant aux caprices du sort, ne renoncent pas ainsi à leurs projets.

— Je l’attends de pied ferme et je saurai me défendre.

Comme pour justifier les appréhensions du vieillard, une jeune femme de la tribu pénétra en ce moment dans la cabane et s’adressant à Yvonne :

— Le grand chef dit-elle, m’envoie prévenir la jeune fille pâle qu’il veut lui parler. Veut-elle me suivre ?

— Dites au chef, répondit Yvonne, que je l’attends à la porte du wigwam de mon père.

La jeune indienne se retira suivie d’Yvonne qui s’assit sur un tronc d’arbre isolé de manière à éviter une surprise.

Quelques instants après, Tête d’Aigle était devant elle.

— Que me veut le grand chef ? dit la jeune fille d’un air triste.

— Le cœur du chef est sombre comme un tombeau ! répondit le sauvage. Depuis bien des lunes son wigwam est désert, quoique plus d’une jeune femme de sa tribu fût fière d’y entrer.

— Pourquoi le jeune chef n’en choisit-il pas une qui fera son bonheur ?

— Rien n’est comparable à la Fleur du Lac, reprit Tête d’Aigle, et le chef sera triste tant qu’elle ne viendra pas faire l’ornement de son wigwam.

Sa patience est à bout cependant, ajouta-t-il en voyant un geste de répulsion échappé à Yvonne ; les jeunes gens s’impatientent et murmurent contre le chef, qui n’a pas encore attaché au poteau de torture le prisonnier à tête grise.

— Chef ! s’écria Yvonne, vous êtes vaillant, bien des chevelures ornent la porte de votre cabane, irez-vous ternir votre gloire en massacrant un pauvre vieillard qui ne peut se défendre ? Torturez-moi, mais épargnez mon père !

— Si la Fleur du Lac n’est pas ce soir la femme du chef, demain matin son père sera attaché au poteau de torture.

Et Tête d’Aigle, après avoir prononcé ces paroles d’un ton menaçant, s’éloigna, laissant la jeune fille frémissante et attérée.

Est-il possible de redire les angoisses d’Yvonne pendant cette affreuse nuit ! Pauvre victime innocente, allait-elle s’immoler ainsi par dévouement filial ? Mille morts plutôt qu’une vie d’opprobre et de crime !

À l’aurore, la jeune fille, vaincue par la fatigue et les émotions, s’était endormie près de la porte de la tente.

Tout à coup elle fut éveillée par des clameurs qui n’avaient rien d’humain. Elle sortit affolée et aperçut son père attaché à un arbre dépouillé de son écorce pour servir de poteau de supplice. Elle voulut s’élancer, mais deux robustes femmes se précipitèrent sur elle, et, après l’avoir bâillonnée, la ramenèrent dans la tente.

Cependant on se hâtait de faire les apprêts du supplice.

Les femmes taillèrent de minces éclats de frêne pour être introduits sous les ongles, d’autres préparèrent de la moëlle de sureau pour faire des mèches, tandis que les plus jeunes allaient dans la forêt chercher des morceaux de bois vert destinés à brûler à petit feu le condamné.

La danse du scalpe commença bientôt après.

Une foule de guerriers, parés et le visage noirci, tournaient deux par deux autour du poteau en lançant leur cri de guerre.

Ils avaient à la main, ornés de plumes noires et de drap, rouge, des casses-têtes et des fusils dont ils posaient, en dansant, la crosse à terre.

Ces hommes formaient un vaste demi-cercle autour du poteau ; en face d’eux et complétant le cercle, les femmes dansaient.

Cette danse continua assez longtemps avec des hurlements atroces, capables de rendre fou de terreur un homme moins brave que le père Kernouët connaissant les épouvantables tortures qui l’attendaient.

Enfin Tête d’Aigle, qui conduisait les horribles danseurs, toucha légèrement le condamné. À ce signal, le tumulte cessa comme par enchantement, les rangs se rompirent, chacun saisit ses armes.

Le supplice allait commencer.

Mais avant de donner le signal des tortures Tête d’Aigle donna un ordre à un guerrier, et quelques instants après, Yvonne était amenée au pied du poteau.

Le chef lui enleva son bâillon et lui montrant son père :

— Que la Fleur du Lac dise un mot, fit-il, et les liens qui retiennent son père vont se rompre.

— Je te le défends ! s’écria le vieillard d’une voix tonnante, et si tu me désobéis, Yvonne, toi, l’enfant de mon cœur, toi, mon idole. ! je te maudis !…

— Que va répondre la Fleur du Lac ? reprit Tête d’Aigle avec le plus grand sang-froid.

La jeune fille voulut s’élancer vers son père ; mais brisée par tant d’émotions, elle jeta un cri qui fit tressaillir même ses bourreaux et elle s’affaissa sur le sol en proie à une crise nerveuse.

Cependant, sur un signe du chef, les principaux guerriers de la tribu se rangèrent devant le poteau, leurs armes à la main, tandis que les femmes, surtout les plus vieilles, se ruaient sur le condamné en l’injuriant, le poussant, lui tirant les cheveux et le battant, sans que non-seulement il opposât la moindre résistance, mais encore sans qu’il cherchât à se soustraire aux mauvais traitements dont on l’accablait.

Alors l’exercice du couteau commença. Chaque guerrier saisit son couteau à scalper par la pointe, avec le pouce et l’index de la main droite, et le lança à la victime de façon à ne lui faire que de légères blessures.

Les sauvages, dans leurs supplices, tâchaient que la torture se continuât le plus longtemps possible ; ils ne donnaient le dernier coup à leur ennemi que quand ils lui avaient arraché la vie peu à peu et pour ainsi dire par lambeaux.

Les guerriers lancèrent leurs couteaux avec une si merveilleuse adresse, que tous effleurèrent le pauvre vieillard, sans lui faire autre chose que des égratignures.

Cependant son sang coulait, mais le vieux breton n’avait pas fermé les yeux, et, absorbé en lui-même, il priait avec ferveur pour son Yvonne adorée.

Les guerriers auxquels son corps servait de cible s’échauffaient peu à peu. La curiosité, l’envie de montrer leur adresse avait pris dans leur esprit la place de la pitié qu’ils avaient d’abord ressentie pour ce vieillard, si brave en face de la mort. Ils applaudissaient, avec de grands cris et des éclats de rire, aux prouesses des plus adroits.

En un mot, comme cela arrive toujours, aussi bien chez les peuples civilisés que parmi les barbares, le sang les grisait, leur amour-propre était en jeu ; chacun cherchait à surpasser celui qui l’avait précédé, toute autre considération était oubliée.

Quand tous eurent lancé leurs couteaux, un petit nombre des plus adroits tireurs de la tribu s’arma de fusils.

Cette fois, il fallait avoir un œil bien sûr, car une balle mal dirigée suffisait pour terminer le supplice et ravir aux assistants l’attrayant spectacle dont ils se promettaient tant de plaisir.

À chaque coup de feu, la pauvre victime épuisée, repliée sur elle-même, ne donnait signe de vie que par un frémissement nerveux qui agitait tout son corps.

— Les guerriers Iroquois ne sont pas des chacals, dit Tête d’Aigle, qui sentait malgré lui s’amollir son cœur de bronze devant tant de courage, qu’on en finisse !

Quelques murmures se firent entendre parmi les femmes et les enfants qui étaient les plus acharnés au supplice de prisonnier.

On fit donc grâce au malheureux des esquilles de bois enfoncées sous les ongles, des mèches enroulées autour des doigts, et l’on prépara le bûcher sur lequel il devait être brûlé.

Mais au moment où l’on allait y mettre le feu, un guerrier s’approcha de Tête d’Aigle. Après avoir échangé quelques mots avec le chef, celui-ci donna l’ordre de suspendre le supplice.

Une heure s’écoula dans un morne silence, et tout à coup, aux murmures d’un grand nombre de guerriers, le vieillard fut détaché du poteau et ramené dans sa tente.

  1. Raynal — Charleboix : journal historique d’un voyage en Amérique. — Colden.