Les exercices pratiques de mathématiques dans l’enseignement secondaire


LES EXERCICES PRATIQUES DE MATHEMATIQUES DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE


conférence faite le 3 mars 1904 au musée pédagogique[1]


Messieurs et chers collègues,

C’est un exorde bien banal pour une conférence – puisqu’on a donné ce titre à nos modestes causeries – que de dire : Aucune compétence particulière ne me désignait pour traiter ce sujet ; beaucoup d’autres auraient été mieux qualifiés que moi pour le faire. Pourquoi donc vous en êtes-vous chargé ? telle est l’objection bien naturelle qui surgit chez l’auditeur. Je crois qu’il y a quelque intérêt à répondre à cette objection, non que j’aie le mauvais goût de vouloir vous entretenir de questions personnelles, mais parce que les raisons pour lesquelles il m’a semblé que le personnel enseignant de l’École Normale ne pouvait pas rester à l’écart de ces conférences et de ces discussions me paraissent être d’un intérêt général et toucher à des questions actuelles et vitales.

Le trait essentiel de la nouvelle organisation de l’École Normale et de l’agrégation est l’institution du stage scolaire. Dans des conditions dont le détail n’est pas encore réglé, nos élèves, sans interrompre complètement leurs études à l’École, seront mis, pendant quelques mois, sous la direction de maîtres éprouvés de l’enseignement secondaire[2].

Nous allons donc, Messieurs, dans un avenir prochain, collaborer à la formation des nouveaux agrégés ; n’est-il pas nécessaire que nous nous retrouvions de temps en temps pour causer de cette collaboration ; n’est-ce pas à cette condition seulement que l’organisation nouvelle pourra produire tous les bons résultats qu’on est en droit d’en attendre ?

Voilà pourquoi je n’ai pas cru pouvoir répondre par un refus à l’invitation qui m’était adressée par le directeur du Musée pédagogique ; on ne saurait trop multiplier les occasions de montrer quel intérêt on porte, à l’École Normale, à toutes les questions d’enseignement.

Cet intérêt a été contesté ; on a même prétendu, dans certains journaux, que la réforme récente avait pour but de rendre pédagogique une École qui avait cessé de l’être. Ce n’est pas devant vous qu’il est nécessaire de faire justice de ces accusations ; je voudrais cependant, puisqu’aussi bien la réforme de l’École est assez étroitement liée avec l’institution même de ces conférences pour qu’il ne soit pas déplacé d’en parler ici, en dire quelques mots. Je suis très heureux, en effet, d’avoir une occasion de chercher à dissiper quelques inquiétudes qui, je le sais, existent au sujet de cette réforme chez certains d’entre vous.

Bien entendu, je ne parlerai ici que de la Section des Sciences ; c’est à elle seule que se rapporte tout ce que je vais dire. Je penserai même plus spécialement aux Mathématiques, comme il est naturel. À quoi donc se réduisent, pour nous, les réformes dont on a fait tant de bruit, au point que certains ont feint d’y voir la disparition de l’École ?

Je n’ai pas à parler des modifications administratives dans la situation du personnel enseignant : que M. X… ait le titre de maître de conférence à l’École Normale Supérieure ou de chargé de cours à l’Université de Paris, délégué à l’École Normale Supérieure de l’Université de Paris, je pense que son enseignement et ses rapports avec ses élèves n’en seront nullement modifiés.

Quels sont donc les autres changements ? Pour ma part j’en vois deux, pas davantage, d’ailleurs liés l’un à l’autre : l’augmentation du nombre des élèves et l’externat prévu pour certains d’entre eux.

Le nombre des élèves que l’on recevra cette année à l’École n’est pas encore fixé ; d’après les termes du décret, on peut penser qu’il pourrait être voisin de 25 ; nous avons connu, il n’y a pas très longtemps, des promotions de 20 élèves (la Section des Lettres a eu des promotions de 25 élèves) ; l’augmentation ne parait pas de nature à modifier le caractère d’intimité qui est un des plus grands charmes de l’École[3]. On pourrait craindre que l’institution des externes, en créant deux catégories d’élèves, ne détruise l’homogénéité des promotions ; c’est là une question qui a attiré très sérieusement l’attention de l’Administration, et le règlement du régime intérieur (non encore élaboré), relatif aux externes et aux internes, sera certainement conçu de manière à mélanger le plus possible tous les élèves, afin qu’ils ne cessent pas de constituer un ensemble homogène. D’autre part, on peut remarquer, comme l’a fait M. Lanson[4], qu’en réalité, même dans une promotion de 20 élèves, il se constitue plusieurs petits groupes de camarades plus intimement liés entre eux ; ces groupes seront un peu plus nombreux dans le nouveau régime, voilà tout.

L’enseignement de l’École sera-t-il modifié ? Depuis très longtemps, nos élèves suivent de nombreux cours à la Sorbonne ; ils continueront. Quant aux conférences, elles seront toujours dominées par le double souci de la science et de l’enseignement, que l’on ne sépare pas à l’École ; on s’y propose comme idéal de former des savants qui sachent enseigner, et aussi des professeurs qui soient des hommes de science, c’est-à-dire qui connaissent les méthodes de la science.

Il n’a jamais été question de créer à l’École des emplois de professeur de Pédagogie ; mais la pédagogie pratique, la seule qui vaille quelque chose, continuera à être mêlée à l’enseignement de tous les professeurs. Souvent, au milieu d’un cours d’ordre élevé, on trouve à placer une remarque relative à l’enseignement élémentaire et, inversement parfois, dans la critique d’une leçon d’agrégation, on a l’occasion d’ouvrir des horizons sur des parties très éloignées de la science.

La seule éducation pédagogique qui ne pouvait pas être donnée à l’École, pour des raisons évidentes, c’est ce que l’on peut appeler l’éducation expérimentale, c’est-à-dire en présence de vrais élèves, d’une vraie classe. Qu’une telle éducation soit indispensable pour former de bons professeurs, c’est ce qu’il paraît difficile de soutenir ici, car, sans aller bien loin, nous trouverions d’excellents professeurs à qui elle a fait défaut. Mais que cette éducation puisse être utile pour fournir le nombre maximum de meilleurs professeurs, c’est ce qu’il paraît impossible de nier, à moins d’admettre que l’expérience acquise n’est en aucune manière transmissible, ce qui serait la négation de presque tout enseignement.

C’est dans l’institution de cette éducation pédagogique pratique que réside la vraie réforme de l’École ; les conférences et discussions du Musée pédagogique peuvent être une excellente préparation à cette tâche nouvelle que nous allons avoir à accomplir ensemble ; voilà pourquoi j’ai beaucoup tenu à y participer, malgré une hésitation bien naturelle à traiter des questions d’enseignement secondaire sans autre expérience personnelle de cet enseignement que celle qui peut résulter des examens auxquels j’ai pris part. À la réflexion, d’ailleurs, cette hésitation ne m’a pas paru justifiée ; la conférence devant être suivie d’une discussion, les exagérations révolutionnaires auxquelles pourrait me conduire le manque d’expérience ne peuvent pas avoir d’inconvénient ; vous saurez, quand il sera nécessaire, me ramener au contact des réalités.

J’entre maintenant dans mon sujet, que nous diviserons, si vous le voulez bien, en deux parties, pour la clarté de la discussion. Nous parlerons d’abord de ce que l’on peut tenter de faire sans rien changer aux programmes ni à l’organisation de l’enseignement, de ce que l’on peut faire dès demain ; nous rechercherons ensuite ce qui pourrait se faire si, au lieu de nous trouver en face de programmes, d’examens, de concours, de budgets déterminés, nous nous trouvions devant une table rase. Il est clair que cette seconde partie devra être surtout regardée comme l’occasion d’échanges de vues et ne pourra guère avoir de sanctions pratiques immédiates.


I


Les exercices pratiques de Mathématiques dans l’enseignement secondaire, tel qu’il est actuellement organisé, consistent à peu près exclusivement : 1° en calculs numériques ; 2° en dessin géométrique (dit aussi dessin graphique).

Les calculs numériques sont fort peu estimés, en général, des élèves de l’enseignement secondaire ; ils sont regardés par presque tous comme une corvée aussi ennuyeuse qu’inutile. Un élève dira très couramment : « J’ai très bien réussi mon problème ; mon raisonnement est juste ; je me suis simplement trompé dans le calcul, à la fin ; mais c’est une simple erreur de virgule ; j’ai trouvé 34 fr. 50 au lieu de 345 francs. En somme, je suis très satisfait ! » On étonnerait beaucoup cet élève en lui demandant s’il serait aussi satisfait si ses parents, après lui avoir promis 345 francs pour s’acheter une bicyclette neuve, lui donnaient seulement 34 fr. 50. Il n’a, en effet, nullement l’idée que l’on puisse songer à établir un rapport quelconque entre les nombres qu’il manie dans ses problèmes et des francs réels, servant vraiment à acheter des choses. Les nombres des problèmes ne sont pas pour de bon ; une erreur de virgule n’y a pas d’importance.

C’est enfoncer une porte ouverte que d’insister sur les inconvénients et les dangers de cet état d’esprit. Mais, s’il est aussi répandu chez les élèves, l’éducation qu’ils reçoivent n’y est-elle pas pour une part ? et ne serait-il pas facile aux professeurs de le modifier, sans beaucoup de peines ni d’efforts, simplement en portant sur ce point toute l’attention qu’il mérite. Il ne s’agit pas là de réformes ni de changements profonds, mais simplement d’un ensemble de petits détails, sur lesquels je vous demande la permission de m’étendre un peu.

Tout d’abord, il paraît nécessaire que, dans la correction des devoirs et des compositions, il soit tenu le plus grand compte des erreurs de calcul dans les applications numériques, même si le raisonnement est juste et l’élève intelligent. Sans doute, il peut être pénible de classer assez loin, pour une faute de calcul, un élève qu’on regarde comme l’un des plus intelligents de la classe ; mais on ne doit pas hésiter à le faire, dans l’intérêt de cet élève même et aussi dans l’intérêt général de la classe. On peut même, sans paradoxe, soutenir que, plus un élève est capable de raisonner juste, plus une faute de calcul doit être regardée comme grave dans son devoir ; car la confiance même qu’il a légitimement dans l’exactitude de ses raisonnements entraînera des inconvénients pratiquement plus graves que si, se méfiant de lui-même, il n’utilisait son résultat pour un but réel qu’après l’avoir vérifié par une autre méthode ou recouru aux lumières d’un conseiller plus habile.

Dans le même ordre d’idées, tant que le Concours général subsistera et aura, par suite, une influence sur le travail de certains élèves et aussi sur l’enseignement de certains professeurs, il sera utile d’y faire jouer un rôle au calcul numérique. Non pas, bien entendu, en instituant pour le calcul un concours séparé, pour lequel certains élèves se prépareraient spécialement ; mais en mêlant les applications numériques aux problèmes de Mathématiques et de Physique et en tenant grand compte de la manière dont elles sont traitées. J’en dirai autant pour les examens divers, et en particulier pour les baccalauréats.

Si j’ai mentionné en premier lieu ces moyens, en quelque sorte extérieurs, de donner plus d’importance aux applications pratiques dans l’esprit des élèves, c’est d’abord parce qu’ils sont les plus faciles à employer et aussi parce que l’ascendant du professeur est assez grand sur la plupart des élèves pour que ceux-ci ne puissent attacher une valeur réelle à des exercices pour lesquels leur professeur paraît avoir quelque mépris. Mais je n’oublie pas que le but final de tout enseignement est de former des hommes libres, capables de juger par eux-mêmes, sans se fier à la parole du maître ; nous devons donc intéresser les élèves aux calculs numériques et leur en montrer l’importance par des arguments qu’ils soient capables d’apprécier. Ces arguments seront, cela va sans dire, presque toujours sous-entendus ; ils ressortiront de l’enseignement sans qu’il soit le plus souvent nécessaire de les formuler explicitement.

Il est inutile d’insister sur l’importance qu’a le choix des énoncés ; le temps n’est plus où l’on donnait des problèmes numériques avec des données tout à fait au hasard, sans s’inquiéter aucunement de la réalité. On a toujours soin, lorsque les données sont concrètes, de les choisir, sinon toujours réelles, du moins possibles. D’ailleurs, les problèmes dans lesquels les données sont des nombres concrets deviennent de plus en plus nombreux ; il est à souhaiter qu’ils le deviennent encore davantage, car une erreur sur un nombre abstrait apparaîtra toujours comme moins importante qu’une erreur sur une grandeur concrète, erreur que l’on peut faire tomber sous le sens. À ce point de vue, il est très utile d’établir le plus de points de contact possible entre les calculs numériques et les autres exercices pratiques de Mathématiques ; nous reviendrons sur cette question tout à l’heure, à propos des diverses formes d’exercices pratiques ; il semble que ce soit là l’un des meilleurs moyens d’intéresser les élèves au calcul numérique, en leur faisant, pour ainsi dire, toucher du doigt les résultats. De même, les calculs numériques sont évidemment le complément nécessaire de nombreuses expériences de Physique et même de certaines expériences de Chimie.

Mais les calculs les plus susceptibles d’intéresser les élèves sont peut-être ceux qui se rapportent à des faits concrets qui leur sont familiers dans la vie journalière ; si l’on demande au possesseur d’une bicyclette combien il lui faut de coups de pédale pour franchir un kilomètre, il y a peu de chances pour qu’il fasse une erreur dans la place de la virgule ; un peu de réflexion l’en préservera. Il est bon d’ailleurs, dans tous les cas où cela est possible, d’habituer l’élève à trouver, par une vision directe des choses et un calcul mental rapide, une valeur très grossièrement approchée de la solution. Dès lors, ayant une idée de ce que l’on appelle parfois l’ordre de grandeur du résultat, il ne sera pas exposé à une erreur de décimales dans le calcul définitif[5].

Pour ce calcul définitif lui-même, il ne paraît pas nécessaire d’exiger une trop grande précision ; il peut même y avoir à cela de grands inconvénients. D’abord la longueur des calculs rebute vite les commençants ; il vaut mieux exiger des calculs plus nombreux et, dans chacun d’eux, moins de décimales. De plus, dans beaucoup de questions, il est tout à fait absurde de calculer trop de décimales, à cause de l’imprécision nécessaire des données et aussi de la nature du résultat. Les élèves comprendront vite ces remarques, si on les leur fait sur des exemples concrets immédiatement accessibles ; c’est par des expériences répétées qu’ils se rendront le mieux compte du nombre de décimales à conserver dans chaque calcul.

Il serait, en effet, tout à fait hors de propos d’exposer à de jeunes élèves une théorie complète et systématique des erreurs. Quand on y regarde de près, on constate qu’une théorie rigoureuse des erreurs doit être fondée sur le théorème dit des accroissements finis, qu’on le mette en évidence ou qu’on le dissimule ; de sorte qu’il faudrait commencer par exposer ce théorème avant de faire faire aucun calcul approché, si l’on voulait être absolument logique. C’est un exemple, entre beaucoup, des conséquences absurdes auxquelles conduit le désir d’une logique trop absolue.

On doit donc initier peu à peu les élèves aux procédés les plus simples de calcul approché, mais d’une manière purement expérimentale ; on leur fera calculer, par exemple, le développement de leur bicyclette en prenant successivement


et on leur fera comparer les divers résultats obtenus avec celui que donne une mesure directe ; on leur fera, de même, rechercher expérimentalement l’erreur introduite dans le résultat par une erreur de mesure de un centimètre dans le diamètre de la roue, par une erreur de un millimètre, etc. Les conclusions s’imposeront d’elles-mêmes.

De plus, il ne paraît y avoir que des avantages à simplifier le plus possible la tâche matérielle de l’élève dans les calculs, par l’emploi de moyens auxiliaires. On l’engagera le plus tôt possible à utiliser les ressources des logarithmes ; on pourra aussi lui apprendre l’usage de la règle à calcul et même, si on peut lui en procurer de pratiques, l’autoriser à se servir de tables de racines carrées et de racines cubiques, de tables de sinus naturels, etc. Il existe, en Allemagne, des recueils de tables numériques variées et simples, à l’usage des élèves de l’enseignement secondaire. Je ne discuterai pas les avantages relatifs de ces divers procédés ; par exemple, on peut préférer l’emploi des logarithmes à quatre décimales à l’emploi de la règle à calcul, ou inversement ; l’essentiel est que la tâche du calculateur soit simplifiée le plus possible, afin qu’arrivant sans beaucoup de peine au résultat, le plaisir d’être arrivé ne soit pas gâté par les ennuis d’une trop longue route.

Je bornerai là les remarques générales que je voulais vous soumettre sur les calculs numériques ; malgré leur simplicité et parfois leur évidence, j’y ai insisté, car c’est là l’exercice pratique mathématique essentiel ; nous le retrouverons, d’ailleurs, mêlé à tous les autres.

À regarder les apparences, le dessin géométrique occupe une place assez importante dans notre enseignement secondaire. Il figure, avec des coefficients très honorables, aux programmes de presque toutes les écoles ; il est enseigné dans de nombreuses classes, et des prix spéciaux lui sont réservés. Alors qu’il dépend du professeur de négliger presque absolument les calculs numériques s’il le juge convenable, nous nous trouvons ici en présence d’exercices pratiques ayant une organisation propre, avec un nombre d’heures bien déterminé par les programmes. Pour ne citer qu’un exemple, en seconde C, nous voyons figurer deux heures de dessin graphique à côté de trois heures de français et de deux heures de langues vivantes ; il semble difficile de se plaindre et de réclamer qu’on augmente encore l’importance relative de cet enseignement. Aussi n’est-ce pas une augmentation du nombre d’heures, mais une meilleure utilisation de ces heures, qui paraît désirable.

Un premier défaut, je dirai même un vice capital de l’organisation actuelle, c’est la séparation souvent absolue entre l’enseignement du dessin géométrique et l’enseignement de la Géométrie. Cette séparation est, d’ailleurs, d’autant plus grande, en général, que l’établissement d’instruction est plus important ; à ce point de vue, les grands lycées de Paris sont très inférieurs à la plupart des modestes collèges, où l’on est souvent obligé de confier au professeur de Mathématiques l’enseignement du dessin géométrique. Il y a ainsi tout au moins union personnelle entre ces deux royaumes ; mais, si cette union personnelle est préférable à la séparation complète, elle est cependant insuffisante quand elle n’est pas en même temps union réelle. L’enseignement de la Géométrie et celui du dessin géométrique ne doivent pas constituer deux enseignements distincts, pas plus que le cours de Physique et les manipulations.

Si je me permets d’insister sur les inconvénients du système actuel, c’est que j’ai eu l’occasion de voir de près, tout récemment, les conséquences absurdes auxquelles il conduit. Je pourrais citer une classe de Mathématiques élémentaires où les élèves ont dû faire, pour leur professeur de dessin géométrique, des constructions de coniques, de tangentes aux coniques, etc., plusieurs mois avant que l’on ait pu parler des coniques dans le cours de Géométrie ; ces constructions étaient faites d’après les explications données par le professeur de dessin, explications purement graphiques, sans aucune justification théorique. On voudrait croire que cet exemple est isolé ; mais il est une trop naturelle conséquence de l’organisation actuelle pour qu’on puisse l’espérer.

Faut-il bouleverser complètement cette organisation ? Ce n’est, sans doute, pas possible ; ajoutons que cela ne paraît pas désirable. Tous les professeurs de Mathématiques n’ont pas le goût, ni même peut-être la compétence, d’enseigner ce qu’on peut appeler la partie technique du dessin géométrique ; il n’y a pas d’inconvénients, surtout dans les classes élevées, à confier cet enseignement, soit à un spécialiste, soit à celui des professeurs de Mathématiques du lycée qui s’y intéresse le plus. Seulement on devrait admettre, comme un principe essentiel, que la haute direction de cet enseignement appartient, pour chaque classe, au professeur qui enseigne la Géométrie dans cette classe ; de même que, dans tout enseignement de Physique ou de Chimie où le professeur ne dirige pas lui-même les manipulations, c’est d’après ses instructions qu’on doit les organiser ; il paraîtrait absurde de les confier à un préparateur qui ferait faire des expériences d’électricité pendant que les élèves suivraient un cours d’optique. C’est cependant ce qui se fait en Géométrie.

Une question liée à la précédente est celle de la sanction à donner aux exercices pratiques. Dans le système actuel, ils sont jugés presque exclusivement au point de vue de la pureté et de la régularité du trait ; comme conséquence assez naturelle, il y a un prix spécial de dessin graphique, tout à fait indépendant du prix de Géométrie. Pour des raisons déjà dites à propos des calculs numériques, ce système n’est pas bon ; on aperçoit, d’ailleurs, plusieurs moyens de le modifier ; indiquons-en quelques-uns, sans avoir la prétention de soumettre tous les élèves, quel que soit leur âge et le but qu’ils poursuivent, à un régime uniforme.

On peut cependant énoncer un principe général, sur lequel, je pense, nous tomberons d’accord : on doit tenir très grand compte, dans l’appréciation du dessin géométrique, de ce que l’on peut appeler son exécution technique ; il y aurait, à négliger ce point, de graves inconvénients, sur lesquels il est inutile d’insister. Mais cette exécution technique comporte deux qualités ; d’une part, l’aspect extérieur du dessin, pour celui qui y voit simplement des lignes qui s’entrecroisent ; d’autre part, l’exactitude et la précision des constructions. Ces deux qualités sont, d’ailleurs, très étroitement liées l’une à l’autre ; c’est par le soin apporté au tracé des lignes qu’on arrive à la précision, et, inversement, si le dessin n’est pas précis, si trois lignes qui devraient concourir ne concourent pas exactement, son aspect extérieur en souffre. Certains correcteurs paraissent avoir une tendance regrettable à ne pas tenir compte du défaut de précision, lorsque l’aspect extérieur n’en souffre pas ; il semble qu’il y ait là une interversion fâcheuse ; les soins matériels d’exécution n’ont pas d’intérêt en eux-mêmes ; ils ne sont pas une fin en soi ; s’ils sont indispensables, c’est uniquement parce qu’ils sont la condition nécessaire de la précision des constructions ; c’est à cette précision que l’on doit tenir par dessus tout.

Ce point acquis, on peut concevoir, comme je l’ai dit tout à l’heure, bien des moyens de mêler plus intimement, dans les compositions et l’obtention des prix, le dessin géométrique à la Géométrie. On pourrait incorporer dans chaque composition de géométrie une construction graphique à exécuter avec soin, et tenir sérieusement compte de cette partie de la composition dans son appréciation totale. On pourrait aussi noter chaque dessin géométrique à un triple point de vue : aspect extérieur, précision et exactitude des constructions employées, ces notes étant combinées suivant une loi à déterminer. Mais je n’insiste pas sur ces détails d’exécution, ne tenant nullement aux solutions particulières que j’indique, pourvu que la barrière qui sépare le dessin géométrique de la Géométrie disparaisse le plus vite possible.

C’est surtout dans l’enseignement des éléments de la Géométrie que le dessin peut rendre de grands services. On devine sans peine que je ne demande pas qu’on ajoute quelques heures de dessin graphique aux programmes des classes de la sixième à la troisième. Mais, dans les heures consacrées à la Géométrie, on peut apprendre aux élèves à se servir d’un compas, d’une équerre, d’un tire-ligne, et, comme devoirs de Mathématiques, leur donner de temps en temps des dessins géométriques, de même que, comme devoirs de Géographie, on leur donne des cartes. Les exercices pratiques pourraient être très utilement mêlés de calculs numériques ; le théorème de Pythagore, les polygones réguliers, etc., fournissent de nombreux exemples dans lesquels on peut exiger de l’élève la construction géométrique d’une longueur, en même temps que son calcul numérique, les deux procédés se vérifiant l’un par l’autre. Les théorèmes sur les aires et les volumes seront, cela va sans dire, l’occasion d’une revision du système métrique. De même que pour le calcul numérique, on utilisera les moyens auxiliaires, tels que l’emploi du papier quadrillé, de nature à simplifier la tâche de l’élève.

Plus tard, quand il saura résoudre des triangles, il prendra l’habitude d’accompagner chaque résolution de triangles d’une construction graphique qui lui permettra de contrôler approximativement le résultat de ses calculs et d’éviter, par suite, certaines erreurs absolument grossières, qui ne sont malheureusement pas rares.

Cet emploi systématique de constructions graphiques dans l’enseignement de la Géométrie élémentaire aurait, d’ailleurs, bien d’autres avantages ; il permettrait de transformer, en la simplifiant beaucoup, l’exposition des éléments de la Géométrie. Par exemple, la plupart des élèves comprennent très difficilement ce que signifient au juste les théorèmes sur les cas d’égalité des triangles. On leur dit que, pour que deux triangles soient égaux, il suffit que l’on sache que leurs côtés sont égaux ; et on leur dit aussi que deux triangles égaux ont tous leurs éléments égaux. Il y a là une petite subtilité très rarement comprise, je l’ai bien des fois constaté aux examens du baccalauréat. Si on leur disait ce que nous savons tous : ce théorème signifie qu’avec trois côtés donnés, on ne peut pas construire deux triangles différents, on serait, je crois, bien mieux compris, car le cas d’égalité aurait une base concrète : les constructions faites par l’élève. Bien des questions de Géométrie appelleraient des remarques analogues.

Mais ce serait m’écarter de mon sujet que d’insister sur ces questions, qui exigeraient une étude longue et approfondie ; je me contente de vous rappeler les remarques que nous faisait ici M. Henri Poincaré sur le pantographe et sur l’utilité qu’il peut avoir pour faire comprendre les notions d’homothétie et de similitude.

En résumé, nos conclusions sont les suivantes, en ce qui concerne le dessin géométrique : établir une union intime entre cet enseignement et celui de la Géométrie ; ne pas le séparer non plus des calculs numériques.

En dehors du calcul numérique et du dessin géométrique, nous ne trouvons actuellement presque rien en fait d’exercices pratiques de Mathématiques ; en tout cas, rien de systématiquement organisé. Réservant pour l’instant la question d’une organisation générale et systématique, on peut signaler bien des moyens qui pourraient être employés pour introduire plus de vie et de sens du réel dans notre enseignement mathématique ; il y a des essais à faire, pas tous en même temps au même endroit, mais ici ou là, suivant les circonstances, les dispositions des élèves, les ressources locales, les goûts du professeur.

Par exemple, on peut demander à chaque élève d’apporter dans sa poche un mètre en ruban ; lui faire mesurer les deux côtés d’un rectangle (du tableau noir, d’une table, etc.), et lui faire calculer la diagonale, puis vérifier le résultat. On peut, de même, faire calculer expérimentalement le rapport de la circonférence au diamètre, le volume d’un vase de forme simple, etc. On habituera aussi les élèves à évaluer les longueurs et les angles à vue d’œil. Tous ces exercices contribueront à donner la notion plus exacte de l’importance qu’il faut attacher aux dernières décimales dans un calcul numérique, et à montrer combien il est absurde de rechercher dans le résultat une exactitude dépassant celle des données expérimentales.

Dans des classes plus élevées, il sera souvent possible de faire faire aux élèves de vraies opérations d’arpentage sur le terrain, avec des appareils simples, et le plus possible de vérifications par des calculs numériques.

Dans l’enseignement de la Cosmographie, il y aura, bien entendu, avantage à montrer le plus possible le ciel aux élèves en leur apprenant à le voir. Même à l’œil nu, on peut faire bien des observations ; dans certains cas, on trouvera l’occasion de se servir d’une montre à secondes ; parfois, on disposera d’une petite lunette. Il vaudra toujours mieux faire des observations simples et nombreuses que des observations précises, mais rares. L’évaluation approchée des angles à vue d’œil pourra leur être utile ; ils devront savoir quel est le diamètre apparent du Soleil et de la Lune, etc.

L’organisation de ces exercices pratiques d’arpentage et de Cosmographie se heurtera quelquefois à des difficultés administratives. Il faut du beau temps pour l’arpentage, du soleil dans certains cas pour la Cosmographie, une nuit étoilée dans une autre occasion, etc. Or, les nuages n’ont pas des mœurs très administratives ; ils ne se prêteront pas toujours à l’horaire des classes, dont la belle ordonnance fait l’orgueil de l’antichambre de M. le Proviseur. Il pourra être utile de déplacer une classe de latin pour observer une éclipse, ou de retarder l’heure du coucher pour voir une occultation d’étoile par la Lune. Tout cela sera très simple, avec de la bonne volonté, si la conviction s’affirme partout que ce sont là des choses sérieuses et non des amusements.

En Mécanique aussi, on peut faire bien des choses sans ressources spéciales : il est aisé de montrer aux élèves les transmissions de mouvement sur une bicyclette à chaîne, parfois aussi sur une acatène ; une vis, un écrou, voire un vulgaire tire-bouchon se trouvent partout. Certains tire-bouchons perfectionnés donnent d’excellents exemples de transmissions de mouvements. Si un élève s’intéresse à la photographie et possède un appareil, on pourra d’abord déterminer cinématiquement la durée du temps de pose dans des conditions déterminées et s’en servir ensuite pour mesurer des vitesses ; même si l’on n’obtient ainsi que des résultats très grossiers, du moment que la méthode aura été comprise, on n’aura pas perdu le temps consacré à ces expériences. Signalons aussi la possibilité de visiter des ateliers, des usines, etc. Je me borne à ces quelques exemples, qu’on pourrait évidemment multiplier ; en résumé, on doit rechercher toutes les occasions de faire mesurer à nos élèves des grandeurs concrètes : longueurs, temps, angles, vitesses, etc., de manière qu’ils appliquent le calcul à des réalités et se rendent compte par eux-mêmes que les Mathématiques ne sont pas une pure abstraction.


II


Mais pour amener, non seulement les élèves, mais aussi les professeurs, mais surtout l’esprit public à une notion plus exacte de ce que sont les Mathématiques et du rôle qu’elles jouent réellement dans la vie moderne, il sera nécessaire de faire plus et de créer de vrais laboratoires de Mathématiques. Je crois que cette question est très importante et doit être étudiée tout à fait sérieusement ; nous pourrions, si vous le voulez bien, commencer ensemble cette étude, tout en nous attendant à ce qu’elle n’ait guère de sanctions pratiques immédiates. Nous savons, en effet, combien l’Administration manque d’argent pour des besoins encore plus urgents, combien les laboratoires de Physique et de Chimie sont pauvres ; il y a là des nécessités devant lesquelles nous sommes prêts à nous incliner avec patience – pendant quelque temps du moins.

Durant cette période d’attente, nous pourrons peut-être, grâce à des initiatives privées ou des circonstances locales exceptionnellement favorables, tenter quelques essais d’organisation de laboratoires de Mathématiques, essais précieux par les enseignements que nous en retirerons. Il est, en effet, nécessaire d’arriver, non pas à multiplier les points de contact entre les Mathématiques et la vie moderne (ces points de contact sont innombrables et se multiplient chaque jour d’eux-mêmes), mais à mettre ces points de contact en évidence pour tous ; c’est le seul moyen d’empêcher que les Mathématiques soient un jour supprimées comme inutiles par voie d’économie budgétaire ; cette économie coûterait vite très cher à la nation qui la ferait ; mais, pendant quelques dizaines d’années, les choses continueraient à marcher tout de même, par routine, et il serait ensuite très long et très difficile de regagner le terrain perdu.

Quelle conception pouvons-nous donc avoir d’un laboratoire de Mathématiques ? Tout d’abord, il ne doit pas coûter cher ; les appareils coûteux et encombrants n’y sont pas à leur place. Sans doute, si l’on peut, sans aucun frais, montrer à des élèves un théodolite de précision ou une lunette astronomique d’observatoire, il n’y a pas d’inconvénient à le faire. Mais il ne faut pas s’exagérer le profit qu’ils en retireront ; il leur sera autrement utile d’avoir entre les mains des appareils plus simples, dont ils puissent se servir seuls, sans crainte de les abîmer.

De même, les modèles de Géométrie plus ou moins compliqués, comme on en vend surtout en Allemagne, comme on en voit au Conservatoire des Arts-et-Métiers, ne doivent pas être détruits quand on les possède, car ils peuvent rendre quelques services ; mais des modèles simples, construits par les élèves eux-mêmes, avec du bois, du carton, du fil, de la ficelle, etc., les instruiront bien davantage. Toutes ces constructions doivent être d’ailleurs l’occasion de calculs numériques, très simples, avec très peu de décimales, mais dont l’erreur finale ne dépasse pas les erreurs de mesure.

On a déjà deviné quel pourrait être, à mon sens, l’idéal du laboratoire de Mathématiques : ce serait, par exemple, un atelier de menuiserie ; le préparateur serait un ouvrier menuisier qui, dans les petits établissements, viendrait seulement quelques heures par semaine, tandis que, dans les grands lycées, il serait présent presque constamment. Sous la haute direction du professeur de Mathématiques, et suivant ses instructions, les élèves, aidés et conseillés par l’ouvrier préparateur, travailleraient par petits groupes à la confection de modèles et d’appareils simples. Si l’on possédait un tour, ils pourraient construire des surfaces de révolution ; avec des poulies et des ficelles, ils feraient les expériences de Mécanique que nous décrivait M. Henri Poincaré, vérifieraient d’une manière concrète le parallélogramme des forces, etc. Il y aurait dans un coin une balance d’épicier ; de l’eau et quelques récipients permettraient, par exemple, de faire faire aux élèves, sur des données concrètes, les problèmes classiques sur les bassins que l’on remplit à l’aide d’un robinet et que l’on vide en même temps à l’aide d’un autre robinet, etc.

Mais je ne peux pas ici tracer le programme complet de ce qui pourrait se faire ; je préfère chercher à répondre à quelques objections que peut soulever le principe même de l’institution des laboratoires de Mathématiques.

Il y a tout d’abord une question de rivalité professionnelle, si l’on peut dire, entre les Mathématiques et la Physique, sur laquelle je voudrais m’expliquer en toute liberté. Les physiciens ne vont-ils pas trouver que nous empiétons sur leur domaine ? ne sont-ils pas les seuls à avoir le droit de se servir d’une balance ou de posséder une machine d’Atwood ? devrons-nous engager avec eux une lutte rappelant les interminables procès entre corporations dont nous parlent les historiens des siècles passés ?

Il peut paraître superflu de soulever ces questions, auxquelles la réponse est trop évidente ; j’ai cependant entendu parler de discussions analogues qui se sont élevées entre les professeurs d’une même Faculté des Sciences (il ne s’agit pas de celle de Paris) ; je vois aussi, dans les programmes même, des traces de cette tendance aux luttes corporatives. Les éléments de la Mécanique sont enseignés deux fois aux élèves des sections C et D ; d’abord, en seconde, par le professeur de Physique ; ensuite, en première, par le professeur de Mathématiques. Chacun d’eux peut ignorer l’existence de son collègue ; aucun accord n’est prévu entre eux. Et j’entends d’ici un dialogue entre deux intransigeants des deux partis : « Je suis bien obligé d’enseigner la Mécanique vraie à mes élèves, dit le physicien ; pour mon collègue de Mathématiques, elle n’est qu’un prétexte à développer des formules algébriques et à enseigner la théorie géométrique des vecteurs. – Il faut bien que je revienne sur l’enseignement de Mécanique donné par mon collègue de Physique, répond le mathématicien ; il n’a aucun souci de la rigueur des raisonnements et se borne, d’ailleurs, aux quelques notions qui lui sont indispensables ».

Heureusement les intransigeants sont rares ; en fait, il y a de plus en plus accord entre mathématiciens et physiciens pour enseigner de la même manière les mêmes choses ; il est à souhaiter que cet accord devienne encore plus grand. Il serait désirable que les élèves sachent que le frottement existe, comprennent pourquoi on peut placer une échelle contre un mur vertical, etc.

Si la création de laboratoires en partie communs, se prêtant des appareils, utilisant même, dans un petit établissement, les mêmes outils, pouvait avoir pour résultat de rapprocher les physiciens et les mathématiciens, ce serait déjà une raison suffisante pour les créer. Je crois que les physiciens s’accorderont assez généralement pour céder aux mathématiciens l’enseignement des éléments de la Mécanique, mais à une condition évidente : c’est que ces éléments seront enseignés d’une manière expérimentale et non pas purement abstraite. Les étiquettes ont, d’ailleurs, peu d’importance et si, dans tel établissement, le laboratoire de Mathématiques n’est qu’un coin du laboratoire de Physique ; si c’est le professeur de Physique qui y dirige les exercices pratiques de Mécanique et même de Géométrie, de Cosmographie et d’Arpentage, nous n’y verrons aucun inconvénient. Les organisations les plus souples sont les meilleures et l’on ne saurait trop multiplier les occasions de mettre en évidence l’unité de la science. Évidemment, il est inévitable qu’il se produise parfois des difficultés personnelles, des heurts, des rivalités ; il peut s’en produire partout où se trouve plus d’un être humain ; nous ne prétendons pas réformer la nature humaine. Mais, avec la bonne volonté qui existe dans notre corps enseignant, bonne volonté à laquelle tous rendent hommage, avec la largeur d’esprit et la hauteur d’idées qui y règnent, on peut être convaincu que ces difficultés seront très rares, aussi peu nombreuses que celles qui pourraient surgir actuellement entre plusieurs professeurs de Physique usant d’un même laboratoire.

Une objection plus grave en apparence est la suivante : N’allez-vous pas, me dira-t-on, transformer nos lycées et collèges en autant d’Écoles primaires supérieures ou d’Écoles d’Arts et Métiers. L’enseignement secondaire doit-il faire double emploi avec l’enseignement primaire supérieur ?

Tout d’abord, je ne ferai aucune difficulté pour reconnaître que, sur plusieurs points, l’enseignement secondaire ne pourrait que gagner de ressembler davantage à l’enseignement primaire. On constate trop souvent aux examens du baccalauréat, et même aux examens d’entrée aux grandes Écoles, des ignorances scandaleuses, notamment sur le système métrique, qui ne seraient pas tolérées au moindre examen primaire.

L’enseignement primaire forme d’excellents esprits, et le jour où une législation plus démocratique leur ouvrirait toutes grandes les portes de l’enseignement supérieur, ils y feraient une concurrence redoutable aux élèves de l’enseignement secondaire. Mais je n’ai pas à traiter ici des rapports entre nos trois ordres d’enseignement, ni de la conception plus libérale qu’il faudrait se faire de leurs relations mutuelles. Je me place en face des faits actuels et je précise la question : Il existe en France un enseignement secondaire qui, malgré certaines imperfections, a incontestablement une grande valeur éducative ; ne risque-t-on pas de diminuer cette valeur éducative en y rendant plus pratique et moins théorique l’enseignement des Mathématiques ? Avant de répondre à cette question, je voudrais dissiper un malentendu possible : j’ai parlé de ce que, à mon sens, il y avait à faire au point de vue des exercices pratiques de Mathématiques, mais je n’ai pas dit qu’il fallait supprimer l’enseignement théorique des Mathématiques ; je pense, au contraire, qu’on peut le conserver tel qu’il existe (à peu de chose près) ; mais cet enseignement théorique ne sera que mieux compris s’il est accompagné d’exercices pratiques, tels que nous avons essayé de les définir.

S’agit-il donc d’une augmentation du nombre d’heures consacrées aux Mathématiques ? Nullement ; on gagnera largement le temps consacré aux exercices pratiques, car les élèves comprendront plus vite la théorie. Tout au plus, si l’on se décide à créer un véritable enseignement du travail manuel, faudra-t-il y consacrer quelques heures supplémentaires ; mais ce ne seront pas des heures de travail pour le cerveau ; le maniement de la lime ou du rabot pourrait remplacer certains exercices de gymnastique.

Cela étant bien entendu, il semble que la valeur éducative de l’enseignement mathématique ne pourra qu’être augmentée si la théorie y est, le plus souvent possible, mêlée à la pratique. L’élève comprendra qu’il est sans doute excellent de bien raisonner, mais qu’un raisonnement juste ne conduit à des résultats exacts que si le point de départ est lui-même exact ; qu’il faut, par suite, ne pas croire aveuglément à tout raisonnement, à toute démonstration d’apparence scientifique, mais se dire toujours que la conclusion n’a de valeur qu’autant que les données ont été scrupuleusement vérifiées par l’expérience. C’est la meilleure éducation que nous pouvons souhaiter donner à nos élèves. Quand ils auront bien compris à la fois la puissance indéfinie du raisonnement abstrait et son incapacité absolue à créer de toutes pièces une vérité pratique, ils seront mieux armés pour la vie.

Cette orientation nouvelle de l’enseignement des Mathématiques dans nos lycées et collèges, dont nous venons d’esquisser les grandes lignes, exercerait la plus heureuse influence sur les idées philosophiques de la classe instruite, idées qui dirigent en réalité l’évolution du pays. On va trouver peut-être que j’exagère vraiment trop l’importance de mon sujet et qu’il est absolument disproportionné de vouloir faire dépendre la vie d’une nation d’un calcul numérique ou d’un dessin au trait. Je voudrais ne pas donner lieu au reproche d’exagération ; cependant, s’il est vrai que c’est le rayonnement de la pensée grecque qui a assuré la prédominance de notre race sur le Globe et si, aux débuts de ce développement de la Grèce, une influence prédominante a été exercée par les philosophes géomètres, depuis Thalès de Milet jusqu’à Platon, on pensera sans doute qu’on ne saurait exagérer l’importance de la valeur des Mathématiques dans l’éducation de l’humanité[6].

Mais, si les Grecs ont été nos premiers éducateurs, si nous leur devons une reconnaissance éternelle pour avoir, les premiers, proclamé les droits de la raison humaine et compris que le monde n’est pas gouverné par les Dieux ni par le hasard, nous savons aussi qu’ils ne se sont pas toujours exactement rendu compte des limites imposées à la raison par l’expérience, au possible par le réel. Dans le premier essor de son affranchissement, la raison a cru pouvoir, à elle seule, construire a priori le Monde, et de là sont nés les systèmes idéalistes où des esprits supérieurs, depuis Platon jusqu’à Hegel, ont montré à quelles aberrations peut aboutir l’intelligence humaine lorsqu’elle veut planer au-dessus et en dehors des réalités[7].

On reproche, d’ailleurs, souvent aux mathématiciens ces tendances idéalistes ; c’est une opinion très courante (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit toujours justifiée) que les ingénieurs trop forts en Mathématiques s’absorbent dans la théorie aux dépens de la pratique ; d’autre part, il y a certainement, parmi les mathématiciens, une plus grande proportion de mystiques que parmi les naturalistes, par exemple.

Ne doit-on pas chercher la cause de tous ces faits dans la séparation trop grande entre la théorie et la pratique ; le mathématicien qui s’absorbe dans son rêve est un peu dans la situation de l’élève pour qui les francs des problèmes ne sont pas des francs réels, servant à acheter des objets ; il vit dans un monde à part, construction de son esprit, en ayant le sentiment que ce monde n’a souvent aucun rapport avec le monde réel.

Il se produit alors le plus souvent l’une des deux éventualités suivantes : ou bien le mathématicien construit a priori un monde réel, adéquat à son monde d’idées ; il aboutit alors à un système métaphysique ne reposant sur rien ; ou bien il établit une démarcation absolue entre sa vie théorique et sa vie pratique, et sa science ne lui sert de rien pour comprendre le monde ; il accepte, sans presque y réfléchir, les croyances du milieu dans lequel il vit.

Nous venons de parler des mathématiciens ; l’éducation mathématique actuellement donnée dans les lycées a certainement une influence analogue sur les esprits qui ne poussent pas leurs études scientifiques plus loin que le baccalauréat : ou bien cette éducation mathématique ne réagit pas sur l’idée qu’ils se font du monde (et c’est sans doute le cas le plus fréquent), ou bien elle a une influence que nous serons d’accord, je pense, pour regarder comme fâcheuse : elle leur donne une tendance à trancher les questions par des raisonnements a priori, composés le plus souvent de mots vides de sens ou tout au moins mal définis : telle la fameuse preuve dite ontologique de l’existence de Dieu.

Au contraire, une éducation mathématique à la fois théorique et pratique, comme nous avons cherché à la concevoir, peut exercer la plus heureuse influence sur la formation de l’esprit. Nous pouvons espérer ainsi former des hommes ayant foi dans la raison, et sachant qu’il ne faut pas chercher à biaiser en face d’un raisonnement juste : on n’a qu’à s’incliner. Ils auront aperçu, sur des exemples multiples, le déterminisme des phénomènes naturels et seront préparés à comprendre la notion de loi physique. Mais, en même temps, ils se défieront de tout raisonnement en l’air, sans bases dans le réel, portant sur des mots mal définis, de tout calcul effectué sur des nombres abstraits dont la signification concrète n’est pas précisée ; ils chercheront toujours à voir l’objet tangible derrière le symbole.

En un mot, nous contribuerons à former des hommes libres, dont la raison ne s’incline que devant le fait ; nous ferons tout au moins tous nos efforts pour nous rapprocher le plus possible de cet idéal.

Émile Borelxxxxx
Maître de Conférencexxx
à l’école normal supérieure.x


  1. Cette conférence faisait partie d’une série de conférences, suivies de discussions, sur l’enseignement des Sciences mathématiques et des Sciences physiques, organisées par M. Ch. V. Langlois, directeur du Musée pédagogique, sous le patronage de M. le Vice-Recteur de l’Académie de Paris. La discussion de cette conférence a eu lieu le 24 mars, sous la présidence de M. Jules Tannery ; dans cette discussion, certains professeurs de l’enseignement secondaire, tout en approuvant les réformes suggérées dans la conférence, ont exprimé la crainte que leur réalisation ne rencontrât des difficultés de la part de l’Administration, ou ne parût pas suffisamment conforme à la lettre des programmes. M. Jules Tannery a alors fait observer que, comme il avait été souvent répété dans les précédentes discussions, la lettre des programmes ne devait pas être regardée comme rigoureusement imposée à tous les professeurs, et que ceux-ci pouvaient librement les interpréter et notamment modifier l’ordre des matières. Ceci est, par exemple, nécessaire, comme l’a fait remarquer M. André Durand, si l’on veut faire faire aux élèves les constructions du premier Livre de la Géométrie avant d’avoir terminé le second.
  2. Rapport du Ministre de l’Instruction publique au Président de la République. Journal officiel du 10 novembre 1903.
  3. Le chiffre des élèves à admettre pour la Section des Sciences vient d’être fixé à 20 pour 1904.
  4. Revue de Paris, décembre 1903.
  5. À ce sujet, M. Jules Tannery me raconte que Bertin prétendait ne se préoccuper jamais des règles pour placer la virgule ; il la mettait à l’œil d’après la signification du résultat. Il ne semble pas que la règle de Bertin puisse être recommandée sans danger à tout le monde ; elle conduirait peut-être cependant, dans l’ensemble, à moins d’erreurs. Mais ce qu’il faut faire, c’est l’employer concurremment avec les règles ordinaires.
  6. Voir le très intéressant livre de M. Gaston Milhaud : Les philosophes géomètres de la Grèce. Platon et ses prédécesseurs. Paris, Alcan, 1900.
  7. Puisque j’ai été amené à parler des Grecs, je demande la permission d’ouvrir une parenthèse. Depuis qu’il existe des Français, il n’est guère arrivé qu’un français ait appris le grec sans avoir appris d’abord le latin ; on sait pour quelles raisons historiques. Est-il nécessaire qu’il en soit toujours ainsi ; et ne pourrait-on examiner sérieusement, sans arrière-pensée traditionnelle, s’il ne serait pas possible de regarder ces deux langues mortes comme équivalentes, dans notre enseignement, comme le sont l’anglais et l’allemand. En d’autres termes, ne pourrait-il pas y avoir des sections grec-sciences ou grec-langues vivantes ?