Les enfans des Vosges/Tome premier

Frechet (Tome 1p. 9-235).


LES ENFANS DES VOSGES.



Depuis deux ans j’avais été obligé de quitter ma patrie ; mais ne pouvant éloigner de mon cœur une espérance qui lui était trop chère, je restais le plus près de la frontière qu’il m’était possible, comme si j’avais craint en m’éloignant de m’exposer à éloigner mon retour. Une petite maison sur une colline aux environs d’Offenbourg, me servait de retraite, de là je contemplais chaque jour la belle plaine de l’Alsace, et je n’en passais pas un seul sans voir cette France qui pouvait me proscrire, mais non pas m’empêcher de l’aimer.

Enfin Robespierre succomba ; déjà deux mois s’étaient écoulés depuis sa chûte ; l’humanité commençait à soulever le fardeau dont il l’avait trop long-tems accablée ; on ne pouvait pas encore compter sur le bonheur ; mais enfin la vie n’était plus menacée, et vivre en France n’est-ce pas déjà beaucoup ? Je ne m’étais occupé que de ce qui pouvait hâter la fin de mon exil ; cependant Robespierre m’avait proscrit, et ne pouvant encore sans dangers revoir les lieux où je suis né, je voulus au moins respirer l’air d’une des provinces de ce pays dont le nom seul me faisait tressaillir ; et après avoir pris les précautions qu’exigeait la prudence, je résolus d’aller habiter l’Alsace.

Je partis d’Offenbourg, le 30 septembre 1794. Je passai le Rhin à Altenheim ; je trouvai sur la rive opposée un habitant de Colmar, qui étant prévenu par un de nos amis communs, se chargea de me conduire dans cette ville, de me procurer les moyens d’y rester, et même ceux de parcourir tout le département.

Ce n’est pas mon histoire que je veux raconter, aussi je ne parlerai pas de mon séjour dans la seconde ville de l’Alsace ; mais je ne saurais m’empêcher de consacrer ici le bon accueil que je reçus de ses habitans, dont plusieurs n’ignoraient pas ma situation et par conséquent les dangers auxquels pouvait les exposer la bienveillance qu’ils me témoignaient.

Quand on sort de Colmar par la route de Strasbourg, on aperçoit sur la gauche de vastes ruines qui couronnent, une des plus hautes montagnes de toute cette partie des Vosges. J’avais déjà fait plusieurs promenades de ce côté-là ; et bientôt la curiosité me décida à visiter ces antiques restes du château de Koenigsbourg ; c’est ainsi que s’appellent les ruines dont je viens de parler.

J’étais à peine à moitié de la montagne, lorsque je rencontrai un homme déjà avancé en âge, qui s’appuyait sur l’épaule d’un jeune garçon de douze à treize ans, et tenait par la main une jeune fille de dix à onze. L’homme âgé était mis simplement, mais d’une manière qui annonçait une condition un peu relevée ; les deux enfans étaient vêtus comme ceux d’un paysan qui jouit d’une certaine aisance. Le trio marchait lentement, et le chemin qui commençait à devenir pénible, ne me permettait pas d’aller plus vîte qu’eux, ce qui me donnait tout le tems de les observer. Le vieillard parlait à ses petits compagnons avec l’air et le ton que pourrait prendre le plus tendre père ; les enfans paraissaient lui répondre avec sensibilité et respect. Après les avoir suivis quelques momens à une assez courte distance, leur ayant entendu parler de la ruine, et ne pouvant douter, vu le chemin qu’ils prenaient, qu’ils n’eussent comme moi le projet d’y aller, je me décidai à les aborder, et à leur demander la permission de continuer ma promenade avec eux. Le vieillard accepta ma proposition, en s’excusant sur la lenteur que son âge apporterait nécessairement à ma marche. « Vous serez peut-être étonné, ajouta-t-il, de me voir faire cette course pénible, sur-tout si je vous dis que, connaissant ces ruines depuis long-tems, elles ne peuvent plus être pour moi un objet de curiosité ; mais elles en sont un de reconnaissance, et c’est en actions de grâces que je fais presque tous les mois ce fatiguant pélerinage. »

Je continuai de monter en causant avec lui : je regardais ces deux enfans, je le regardais lui-même ; leur ton, leurs gestes à tous trois semblaient annoncer qu’un lien bien cher les unissait ; cependant la nuance que j’appercevais dans leurs vêtemens, et même dans quelques-unes de leurs manières, ne me permettait guères de croire que les enfans fussent nés dans le même état que ce vieillard, qui leur témoignait une tendrese vraiment paternelle. Il pénétra le sujet de mes réflexions. « Vous cherchez à deviner, me dit-il, ce qui m’attache à ces deux enfans ; je vous le dirai ; je voudrais le dire à toute la terre, ajouta-t-il avec le plus grand attendrissement ; mais puisque vous voulez monter jusqu’au château, c’est là où je vous raconterai mon histoire et la leur ; le lieu vous la rendra plus intéressante. » Je le remerciai de sa promesse, et après avoir marché encore une heure peut-être, nous arrivames au haut de la montagne.

Nous trouvames d’abord une ruine d’une étendue considérable. Le vieillard, qui était devenu mon guide me fit entrer dans ces immenses et silencieux débris, qui m’inspirèrent bientôt cette sombre mélancolie que fait toujours naître tout ce qui réveille en nous le sentiment de la destruction. On arrive à cette ruine par une porte qui était jadis la principale entrée du château. Elle conduit dans une petite cour entièrement de bâtimens, et flanquée de quatre tourelles, qui contenaient chacune un escalier ; deux de ces tourelles sont encore conservées ainsi que les escaliers, de manière qu’on peut monter sans danger jusqu’à une assez grande hauteur. Hormi les toits, les bâtimens que l’on trouve à gauche en entrant dans cette cour sont presque dans leur entier. Mon conducteur me fit remarquer une grande salle de plein pied avec la cour ; il me montra une ouverture d’environ cinq à six pouces de diamètre qui perçait la vôute, qui du reste était parfaitement conservée. Nous montames l’escalier qui communique de cette salle à plusieurs appartemens qui sont au-dessus. Le vieillard me conduisit vers cette ouverture que nous avions vue d’en bas, et me recommanda de ne pas l’oublier parce qu’il m’en parlerait dans son histoire. Ensuite il me fit entrer dans une autre chambre, où peu de tems auparavant, on avait construit avec des branches, une espèce de cabane qui était déjà un peu en désordre, mais qui contenant encore quelques meubles grossiers, semblait annoncer qu’elle était abandonnée très-récemment. Le vieillard recommanda encore à ma mémoire cette cabane, ainsi que plusieurs raies noires qui sillonnaient le mur, et ne pouvaient être que des traces de la foudre ; et en général il m’engagea à me bien rappeler tout ce que je verrais jusqu’à l’autre bout de la montagne, cela étant nécessaire pour l’intelligence de ce qu’il allait me raconter.

Nous redescendimes, nous parcourumes rapidement la partie droite de la cour, où tout était absolument en ruine ; nous revinmes auprès de la première salle dont j’ai parlé ; nous trouvames au pied de l’escalier, et en face de la grande porte d’entrée, un passage, qui traversait un des côtés des bâtimens qui entourent cette cour ; nous le suivimes, il nous conduisit dans une autre cour plus grande, qui avait été jadis entourée de hautes murailles, peut-être de quelques bâtimens, et ne l’était plus que de monceaux de pierres : aux deux angles opposés au château, on voyait les restes de deux tours entièrement renversées ; l’éboulement de celle du côté droit ne paraissait pas bien ancien, j’en fis la remarque. Il n’y a pas un an, me répondit le vieillard, que la plus grande partie de cette tour était encore sur pied ; observez seulement l’énormité de ses débris, et mon histoire vous apprendra ce qu’elle cache à vos yeux.

Nous ne nous arrêtames pas davantage, et quand nous eumes franchi l’enceinte de cette cour, j’aperçus à l’autre extrémité de la même montagne, un autre château ruiné, moins étendu que celui d’où nous sortions. « C’est-là surtout, me dit le vieillard, le but de mon voyage, je peux bien dire de mon pélerinage, car je ne saurais y venir sans éprouver des sentimens religieux : venez, et quand vous saurez ce qui m’y amène, vous verrez dans ces ruines un monument que la vertu de ces deux enfans doit rendre à jamais intéressant pour tous les cœurs sensibles. »

Le chemin qu’il nous fallait suivre, absolument sur la crête de la montagne, était fort difficile ; des pierres roulantes, des rochers, des crevasses le rendaient même dangereux ; mais les deux enfans, lestes et accoutumés à gravir, passaient les premiers, nous indiquaient où il fallait poser le pied, quelquefois posaient eux-mêmes ceux du vieillard ; enfin après avoir été assez long-tems à parcourir cette distance, qui était beaucoup plus considérable qu’elle ne le paraissait d’abord à l’œil, nous arrivames auprès d’un fossé sec, taillé dans le roc ; il nous fallut y descendre, pour monter de-là dans la ruine. Deux pans de murailles seulement étaient encore debout. On ne voyait d’ailleurs que des pierres ammoncelées çà et là : des ronces et quelques sapins en couvraient une partie, le reste paraissait avoir été bouleversé tout récemment. Le vieillard me confirma dans cette idée en disant : « Cet amas de ruines que vous voyez-là couvre un souterrain, qui a été ma demeure ; demeure qui semblait faite pour être l’asile des brigands, ou des monstres ennemis des humains, et qui a dû devenir celle d’un honnête homme, pendant ces jours de deuil où les brigands n’avaient plus besoin de se cacher. Venez sur ce tertre d’où l’on découvre l’Alsace et la Souabe, et où l’œil n’est arrêté que par les montagnes qui encadrent un des plus magnifiques tableaux de l’univers ; vous en sentirez mieux la cruelle situation de celui qui peut voir sans cesse une si belle terre, et qui sait qu’il ne peut plus la fouler, sous peine de la vie. » Cette réflexion m’arracha un profond soupir. Je suivis tristement le vieillard. Il me fit asseoir à sa droite ; les deux enfans se mirent à nos pieds ; et nous restames quelque tems en silence. Le vieillard me montrait de la main cette pleine immense, ce Rhin majestueux dont on pouvait suivre le cours pendant plus de vingt lieues. En face de nous les montagnes Noires reposaient nos regards, qui venaient de se fatiguer en se perdant dans un horison sans bornes, à notre droite vers Bâle, et à notre gauche vers Strasbourg. Le vieillard paraissait transporté et plein de l’enthousiasme qu’inspire la vue d’un si beau pays, sur-tout quand il est le nôtre. Il me montrait tout par signe et semblait craindre en parlant d’affaiblir ce qu’il voulait exprimer. Enfin après m’avoir laissé le tems d’admirer cet étonnant point de vue, et m’avoir fait remarquer le contraste de ces riches provinces qui étaient à nos pieds, avec les tristes vallées et les montagnes arides qui étaient derrière nous, il commença ainsi l’histoire qu’il m’avait promise ;

Le village de Kestenholz, le troisième de ceux que vous voyez sur la gauche, en suivant le pied de la montagne, est depuis long-tems ma demeure. Une fortune aisée, des voisins qui me considéraient, quelques amis qui me chérissaient, m’y faisaient jouir d’une existence aussi heureuse qu’il est possible d’en trouver sur la terre. La révolution est venue là comme ailleurs réveiller les passions turbulentes. Je fus signalé bientôt comme ennemi du désordre ; cependant ne voyant pas la possibilité d’une résistance utile, je renfermai ma douleur en moi-même ; et une vie bien obscure et bien insignifiante me dérobait depuis trois ans à la fureur révolutionnaire, lorsque l’entrée des Autrichiens dans notre province ayant achevé d’exaspérer les esprits, il fallut absolument se prononcer ou perdre sa liberté. J’avais bien voulu m’humilier, mais je ne voulais pas m’avilir ; je voulais bien taire mon opinion, mais je ne voulais pas en afficher une qui n’était pas la mienne, et je fus bientôt noté comme très-suspect.

L’été cependant se passa en menaces, et ma liberté ne me fut pas encore ravie ; ce fut à la fin d’octobre, après que les Autrichiens eurent forcé les lignes de Weissembourg, que les incarcérations se multiplièrent ; j’allais enfin être arrêté, lorsque j’en fus prévenu par une personne de ma connaissance, qui, quoique du parti dominant, conservait encore pour moi de l’amitié. Elle me conseillait de fuir à quelque prix que ce fût, et sans perdre un seul instant. Quoique ma vie fût devenue bien peu précieuse à conserver, un mouvement naturel me fit suivre sans hésiter le parti qui m’était indiqué. Me donnant à peine le tems de prendre ce que j’avais d’argent dans ma maison, je la quittai sans savoir où je tournerais mes pas, n’osant pas même me confier à mes domestiques que je craignais de trouver disposés à servir mes ennemis plutôt que leur maître.

Je pensai d’abord à me réfugier dans les montagnes, et à m’y cacher jusqu’à ce que l’orage fût calmé, ou que je pusse trouver les moyens de passer la frontière ; ce que je ne pouvais pas faire sans un guide, ou du moins sans les conseils de quelqu’un plus habitué que moi à courir le pays, et qui connût les chemins les plus détournés, ou qui étaient gardés avec moins de surveillance.

Dix ans avant la révolution, j’avais marié, à un habitant du village d’Orschweiler (celui qui est absolument au pied de cette montagne), une femme qui avait servi long-tems dans ma maison. Quoique cette femme fût morte depuis deux ans, et que depuis plus de six mois son mari m’eût un peu négligé, je ne pouvais pas croire qu’il eût oublié si vîte qu’il me devait tout le bien-être dont il jouissait. Je résolus donc de m’adresser à lui pour savoir comment je pourrais me soustraire aux recherches de mes ennemis. J’étais venu assez souvent dans sa maison, pour en connaître toutes les avenues, et je parvins à y entrer par le jardin sans être vu de personne du village. Il était absent, et je fus reçu par ses deux enfans, qui sont ceux que vous voyez ici. Georges (c’est le nom du garçon) m’apprit que son père était allé à Schelestadt, et ne reviendrait que bien tard, ou peut-être même le lendemain. Je lui dis que mon intention était de l’attendre ; mais un geste d’étonnement que je vis faire à cet enfant attira mon attention, et je lui demandai si ma présence le gênait. Il faut vous dire que, du vivant de leur mère ces deux enfans venaient me voir une fois tous les mois ; ils y avaient manqué depuis quelque tems, mais je l’attribuais aux troubles qui engageaient les gens paisibles à rester chez eux, et pouvaient bien sur-tout effrayer des enfans. Vous, nous gêner ! [1] me répondit Georges presqu’en pleurant ; mais, c’est que… quand mon père reviendra…… Il balbutia encore quelques mots en me prenant les mains, et son cœur semblait fortement oppressé. — Eh quoi ! mon cher Georges, ton père pourrait-il me voir avec peine ? Pour toute réponse il pencha tristement la tête, et je vis que sa sœur Henriette s’essuyait les yeux.

Expliquez-vous, leur dis-je encore, je ne veux pas vous coûter des larmes. Je n’en obtins que des phrases sans suite, mais à travers lesquelles je compris bien que leur père, très-chaud révolutionnaire, s’était depuis quelque tems expliqué sur mon compte, de manière à laisser croire qu’il ne me ferait pas un bon accueil, et que loin de m’aider à me cacher, ou de favoriser ma fuite, il était probable qu’il se ferait un devoir, peut-être même un plaisir, de me livrer.

Cette funeste découverte m’attéra, et je m’assis en portant la main à mon front, comme un homme qui vient d’être saisi d’un violent désespoir. Ces deux enfans se précipitèrent sur moi, en m’appelant leur maître, leur bon maître, nom qu’ils m’avaient toujours donné, et cherchant à me consoler par leurs caresses. Je n’y fus pas insensible. Vous aimez donc encore votre maître ? leur dis-je en les serrant affectueusement dans mes bras. — Ah ! toujours, toujours.

Entraîné par ma position peut-être, mais aussi par un mouvement de la plus vive sensibilité, j’osai confier mon sort à la discrétion de ces enfans. Il me semblait que je me jetais entre les bras de l’innocence. Ils m’écoutèrent avec la plus grande attention, se regardèrent tristement et restèrent quelque tems sans répondre. Enfin Georges rompit le silence : Oh ! les méchans, s’écria-t-il : hélas ! comment faire ? Je n’ai que douze ans, je ne suis pas en état de vous défendre, mais je marche bien, je peux vous servir de guide ; où voulez-vous que nous allions ? » Je lui demandai s’il connaissait bien la montagne. — Oh oui ! il n’y a pas un coin du Kœnisgburg que je n’aye parcouru. — Rien que le Kœnisgburg ? — Oh ! non, je n’ai jamais été plus loin que la vallée qui est derrière. Mais… ne pourriez-vous pas vous cacher dans le vieux château, en attendant que votre affaire s’arrange, ou que ?…… que sais-je moi ! je voudrais bien vous sauver !

Cette idée de me cacher dans le vieux château, ne me choqua point du tout : j’objectai seulement à Gorges que si j’étais obligé de rester long-tems dans cette solitude, je pourrais bien y mourir de faim. Ne craignez rien, me dit-il, il n’y a pas de jours que je n’aille à la montagne, pour amasser de l’herbe ou des feuilles ; je ne monte pas tous les jours au château, mais si vous y êtes, j’y monterai, et je trouverai bien le moyen de vous porter quelque chose. La candeur avec laquelle il me donna cette assurance me transporta ; et je regardai comme un avis du ciel ce qui sortait de la bouche de cet enfant. Eh bien ! lui dis-je, je me livre à toi, mon cher Georges, sauve ton vieux maître : cette bonne action ne restera pas sans récompense. Mes enfans, mon sort va se trouver entre vos mains, je n’éprouve presque plus d’inquiétude, jugez si j’ai de la confiance en vous ! Il s’établit alors entre nous trois à ce sujet une discussion très-grave, dont la conclusion fut qu’il fallait, sans perdre de tems, gagner la ruine, et que Georges m’y conduirait par un sentier détourné, où sûrement nous ne rencontrerions personne.

Nous partimes ; nous recommandames le secret à Henriette, et la laissames avec une instruction pour excuser l’absence de son frère, si leur père rentrait avant son retour.

Nous fimes notre route bien lentement et bien péniblement ; c’est par ce côté coupé à pic que vous voyez à gauche, que nous arrivames ici ; jugez si ce chemin était facile pour mon âge ! Nous parvinmes enfin à cette même ruine dans laquelle nous sommes maintenant, et Georges était tout joyeux en me montrant l’asile qu’il m’avait choisi : j’avoue que je ne partageai pas sa joie. C’était une espéce de caveau qui avait jusqu’alors échappé au bouleversement de ce vieil édifice. Vous serez en sûreté ici, me dit-il ; j’irai et je viendrai pour faire vos commissions ; je pourrai même aller à Kesteholz, et je vous instruirai de tout ce qui se passera. Avant de vous quitter, ajouta-t-il, il faut que je vous fasse un lit. Effectivement, en moins d’un quart-d’heure, il ramassa des branches, les étendit dans un coin du réduit qu’il me destinait, les couvrit de feuilles qui commençaient à tomber, et me fit un lit qui était aussi bon que je pouvais l’espérer dans le moment. Oh ! laissez-moi faire, disait-il avec empressement, chaque fois que je viendrai, j’apporterai quelque chose, et nous finirons par bien vous arranger. — Dieu me préserve d’en avoir le tems ! me disais-je en moi-même. Hélas ! je ne prévoyais pas le sort qui m’était réservé.

La nuit approchait, il me dit qu’il ne pouvait pas rester davantage, et il me quitta, après m’avoir aidé à faire une porte de branches entrelacées, pour fermer un peu l’entrée de mon logement, et m’avoir laissé de l’eau ainsi que des provisions qu’il avait apportées. Dès que je fus seul, je m’abandonnai aux plus tristes réflexions. La situation où je me trouvais me faisait penser à tous les maux que l’homme se décide à supporter pour conserver ses jours ; s’il pouvait bien apprécier d’avance ce qu’il doit lui en coûter, il trouverait que c’est payer trop cher cette conversation, si souvent illusoire, car est-ce vivre que de souffrir ? et la mort est-elle un mal plus grand que la crainte qu’elle nous cause ? Pour éviter de perdre ma liberté d’une manière dangereuse pour ma vie, je me condamnais à une captivité plus triste, et plus rigoureuse peut-être. Des verroux ne me retenaient pas dans une prison, mais la peur me confinait dans une caverne aussi désagréable que le plus misérable cachot. Mais, me disais-je, je peux changer mon sort quand il me plaira ; et si je veux, j’aurai toujours pour pis-aller celui que j’évite ; cela seul ne prouve-t-il pas la différence qui existe entre eux ? Assis sur ces mêmes pierres où nous sommes maintenant, c’est ainsi que je cherchais à trouver une bonne raison pour justifier le parti que je venais de prendre, et pour m’empêcher, s’il était possible, d’en sentir toute l’horreur.

Le levant commençait à se rembrunir, et m’annonçait l’approche de la nuit ; le vent était froid, et malgré cela je ne pouvais me décider à rentrer dans ma nouvelle demeure. Je me levai cependant, et je m’en rapprochai lentement. Quand je fus auprés de l’ouverture qui lui servait de porte, je m’arrêtai ; je jetai les yeux sur cette superbe plaine ; les clochers, les maisons se dessinaient encore à travers l’obscurité qui était prête à les ensevelir. Je considérai un moment Colmar, cette ville d’où était parti l’arrêt qui m’exilait de ce beau pays. Mes regards se tournèrent involontairement à gauche, et tombèrent bientôt sur Kestenholz ; je revis le toit fortuné que je venais d’abandonner ; je ne pus m’empêcher de penser aux douceurs que j’y goûtais, à la félicité à laquelle peut arriver l’homme en société : et la nature ne lui offre pas même une retraite aussi commode que ce repaire qui me reste, me dis-je tristement, en me précipitant dans cette espèce de cave.

Je bouchai ma porte du mieux qu’il me fut possible, afin d’empêcher l’air d’achever de glacer mon appartement qui était déjà bien froid ; je m’arrangeai sur le lit de feuilles que mon jeune guide et moi avions préparé ; je mis tout en usage pour être le moins mal possible ; mais j’eus beau faire, je ne pouvais m’empêcher de trouver le gîte bien mauvais ; et pour y reposer, il aurait fallu au moins une tranquillité d’esprit qui était incompatible avec la cause qui me forçait à m’y réfugier.

Je pus à peine fermer l’œil, et le jour perçait déjà à travers ma porte transparente, que je n’avais pas encore eu un quart-d’heure de sommeil. Mon premier mouvement fut de me lever ; mais je me demandai bientôt ce que je ferais après cela ; la saison ne rendait pas la promenade agréable ; d’ailleurs je ne pouvais pas aller bien loin, et peut-être même, était-il plus prudent de ne pas me montrer du tout. À la vérité ces lieux étaient peu fréquentés ; cependant ils n’étaient pas assez déserts pour que j’y fusse entièrement à l’abri des rencontres. Je conclus donc qu’il fallait attendre le retour de Georges, pour savoir ce que j’avais à faire. Le crainte qu’il ne pût pas venir, ou me négligeât, vint me tourmenter ; et ajoutant aux tristes réflexions que je faisais sur ma position, je commençais à me repentir de m’être confié, sur la foi d’un enfant, dans un lieu où, ne pouvant savoir qu’imparfaitement ce qui se passerait ailleurs, j’allais être nécessairement plus timide et plus irrésolu pour prendre un parti.

Les heures me paraissaient si longues, que même avant qu’il fût midi, je croyais déjà être au soir ; et je n’eus jamais la patience de rester couché, quoique ce fût la seule manière de me garantir un peu du froid qui, ce jour-là, était assez vif.

Après avoir hésité quelques momens, je me hasardai à sortir : c’est alors que je vis à la hauteur du soleil que la moitié du jour s’était à peine écoulée. Cette remarque me fit penser que le tems que je passerais là ne me paraîtrait pas court. Je m’avançais jusqu’à l’endroit où nous sommes maintenant assis ; j’écoutai, je regardai : la coignée de quelques bûcherons retentissait dans la vallée ; ce bruit sombre troublait seul le silence terrible qui m’environnait, et l’agitation des nuages, qui m’annonçait une pluie prochaine, était le seul mouvement que j’apperçusse dans la nature. La plus sombre mélancolie ne tarda pas à s’emparer de moi, et mon imagination se livra aux plus accablantes pensées. Dix fois je voulus reprendre la route par laquelle j’étais venu, dix fois une certaine pusillanimité, suite ordinaire d’une première démarche timide, et l’irrésolution si naturelle au malheureux qui craint de rencontrer partout un ennemi, me retinrent, et m’ôtèrent la force de me résoudre à quelque chose. La pluie, dont j’étais menacé, me fit cependant bientôt prendre le parti de rentrer dans mon triste gîte.

Georges m’avait dit la veille en me quittant : je reviendrai demain, et je l’attendais avec l’impatience de l’homme qui attend le seul être qui s’intéresse à lui sur la terre. Quand j’entendis la pluie tomber à torrens, je désespérai de le voir ; cependant j’écoutais avec une pénible attention, et au plus léger bruit l’espérance renaissait pour être bientôt détruite. Je fus distrait de cette occupation par une nouvelle contrariété. Je ne tardai pas à m’appercevoir que l’eau entrait avec assez d’abondance dans mon misérable asyle. Déjà mes pieds étaient humides, et il me fut facile de juger, qui si je ne pouvais pas y remédier avant peu, je serais obligé de déloger. Et où aller, grand dieu ! la pluie redoublait ; cette masure, qui me paraissait si affreuse un moment auparavant, sembla me devenir précieuse tout-à-coup, et je ne pensai plus qu’à la disputer à l’ennemi qui voulait m’en chasser.

Je commençai par regarder de tous côtés pour voir d’où venait l’inondation, et j’eus le chagrin de me convaincre qu’elle avait plus d’une source. Le toit de ma maison n’était composé que des pierres et des décombres, qui dans l’éboulement du château avaient formé une voûte sur cette espèce de caveau ; le tems l’avait pour ainsi dire cimentée, et au premier coup-d’œil ce toit paraissait assez bon ; mais ce qui était impénétrable à la lumière ne l’était pas à l’humidité, et je sentais à chaque pas que je faisais, l’eau qui me tombait sur la tête. Ce n’était pas à tout, l’ouverture qui me servait de porte, n’étant fermée qu’avec des branches placées sur un plan incliné, la pluie les perçait aisément, et formait là un véritable ruisseau, dont je ne voyais aucun moyen d’arrêter le cours.

L’examen que je fis était si décourageant que je fus sur le point d’abandonner la place, et de chercher un refuge dans la grande, à l’autre bout de la montagne, où je savais qu’il y avait encore quelques voûtes assez bien conservées ; mais un moment de réflexion me fit sentir les inconvéniens de ce projet ; il y a assez loin d’ici à cette grande ruine, la pluie tombait plus fort que jamais, et avant d’y arriver j’aurais eu le tems d’être percé jusqu’aux os. D’ailleurs Georges pouvait venir, il ne saurait plus où me trouver, et je m’exposais à perdre jusqu’à l’espoir de secours que je ne pouvais attendre que de lui.

Rester et prendre quelques mesures contre l’inondation, me parut encore le parti le plus sage, et je me mis sur-le-champ à y travailler. Empêcher l’eau d’entrer me parut la chose impossible ; mais comme mon plafond ne perçait pas par-tout, je cherchai un endroit où ma tête au moins pût être à l’abri. Le parquet de ma chambre n’était autre chose que de très-grosses pierres, que les éboulemens y avaient jetées, et qui n’étaient pas liées ensemble ; je roulai toutes celles que je pus remuer, vers l’endroit où le toit ne perçait pas, et j’en élevai ainsi le sol le plus qu’il me fut possible, ce qui abaissait un peu la partie opposée et fournissait à l’eau un espace qui me faisait espérer que la pluie cesserait avant que je fusse atteint dans le poste où je venais de m’établir. Cependant elle continuait avec abondance ; ne voyant pas assez clair pour bien juger du progrès que faisaient les eaux, j’étendais souvent la main pour savoir à quelle distance j’étais encore de l’inondation : le résultat de mes remarques étaient effrayant ; car elle faisait de tels progrès qu’il devenait impossible de m’en garantir, si la pluie continuait seulement quelques heures.

J’étendais sans cesse la main, et chaque fois il me semblait que l’eau s’approchait de moi ; enfin je commençais à perdre toute espérance, lorsque dans mon dépit, je me décidai à attirer encore à moi tout ce qui se trouvait à ma portée, pour faire une espèce de digue qui pût m’empêcher, au moins pendant quelques momens, d’être submergé. Je saisis entr’autres les branches qui formaient le dessous du lit que Georges m’avait fait la veille : mais quel fut mon étonnement, lorsqu’après les avoir arrachées, j’entendis tout d’un coup un bruit semblable à celui d’un torrent qui s’engouffre. Je suspendis bien vite mon travail pour écouter : le bruit continua, et je ne fus pas long-tems à en appercevoir l’effet ; en un instant il ne se trouva plus qu’un courant que renouvelait l’eau qui tombait à travers la voûte, ou celle qui entrait par la porte. Il me fut aisé de voir que la veille en plaçant mon lit, nous avions bouché avec des branches et des feuilles le conduit qui servait à écouler les eaux, sans doute dans le fossé qui devait être plus bas, et que j’avais été assez heureux pour désobstruer ce canal.

Je fus soulagé d’une cruelle inquiétude ; mais je n’étais pas dans une position à n’en plus avoir, et celle qui succéda ne fut pas moins terrible. Je pensai que la pluie dégrade ordinairement les vieux édifices, et que c’est toujours dans les tems pluvieux qu’on les voit s’écrouler. Cette réflexion fut sur le point de me mettre en fuite, et ce ne fut pas sans peine que je résistai à l’effroi que me causait le moindre grain de sable que je croyais entendre tomber avec l’eau qui distillait de la voûte.

Cependant je me sentais très-fatigué du travail que j’avais fait pour me sauver du déluge ; je n’avais pas dormi et presque pas mangé depuis vingt-quatre heures ; j’étais si faible que l’inquiétude ne put pas m’empêcher de me coucher le moins mal qu’il me fut possible, et de m’endormir bientôt. Mon réveil fut causé par un bruit de pierres qui me semblaient rouler les unes sur les autres. Après les idées qui avaient précédé mon sommeil, ce bruit n’était rien moins que tranquillisant ; aussi mon premier mouvement fut-il de me lever et de m’élancer vers la porte. Mais je ne tardai pas à être rassuré par la présence de Georges qui se présenta à moi, au moment où je voulais sortir. C’était lui qui en grimpant le long du fossé avait fait rouler les pierres que j’avais entendues.

Il était aussi chargé que mouillé. Il posa à terre un grand panier, en regardant avec étonnement le nouvel arrangement que j’avais été obligé de faire. Comment, lui dis-je, as-tu pu te décider à venir par le tems qu’il fait. Eh bien donc ! me répondit-il, vous seriez mort de faim si je n’étais pas venu. — Mon ami, il est impossible que je reste ici plus long-tems. — Eh, mon dieu ! où voudriez-vous aller ? Si vous saviez… — Quoi donc ? — On est déjà venu chez nous pour savoir si vous n’y étiez pas, et puis, et puis… (il poussa en profond soupir.) — Quoi encore ? (le pauvre enfant se mit à pleurer.) Ils me veulent donc bien du mal ? — Ils disent que s’ils vous trouvent, ils vous feront mourir. — Mais, crois-tu donc que je sois bien en sûreté ici ? — Oh ! oui ; de tout l’hiver il n’y viendra sûrement personne. On vient quelquefois à la grande ruine, mais ici presque jamais. — On te verra, cela donnera des soupçons. — Ne craignez rien ; je connais tant de petits chemins détournés. — Mais aujourd’hui qu’il fait si mauvais tems, on trouvera peut-être extraordinaire de ne pas te voir à la maison. — Quand j’ai vu la pluie, j’ai égaré exprès un de nos chevaux ; mon père m’a bien grondé et m’a dit de ne pas rentrer que je ne l’eusse trouvé ; d’après cela je puis être dehors tant que je voudrai ; et quand je retournerai, je sais bien où le prendre. — Excellent enfant ! et si ton père allait te maltraiter : il n’est pas bon ton père ! — Ah ! je n’en sais rien. Mais nous nous amusons là à causer, et vous devez avoir faim ; prenez dans mon panier.

Je regardai ce qu’il y avait dans ce panier et je trouvai du pain, du fromage, des fruits ; une petite hache pour couper du bois, un briquet, de l’amadoue et des allumettes. À cette marque d’attention et de prévoyance je regardai Georges, avec un peu d’étonnement. Est-ce que je n’ai pas dû penser, me dit-il avec un petit air de satisfaction, que vous auriez froid, d’ailleurs il fait si humide ici, et il est bien facile d’y faire du feu. — Mon cher Georges, lui répondis-je, ton courageux attachement me charme au point qu’il me fait éprouver quelque consolation ; mais cela peut-il durer, sans te causer des désagrémens qui nuiront à ton bonheur, sans que tu puisses rien faire pour le mien. — Ne vous inquiétez donc pas. Nous n’avons plus de mère malheureusement ; notre servante est la maîtresse de la maison ; mais c’est une bonne fille, qui me laisse prendre tout ce que je veux sans s’informer de ce que j’en fais, et mon père ne peut pas s’en apercevoir. Si nous avons trois ou quatre jours de beau tems, je veux vous apporter de quoi faire un bon lit. — Mais, mon cher Georges, tu veux donc sérieusement que je reste long-tems ici. — Eh ! mon dieu, mon dieu, je ne veux rien ; mais pensez donc qu’on veut vous tuer !

Je tombai dans une profonde rêverie, que Georges n’osait pas interrompre ; et nous restames assez long-tems sans rien dire. Enfin, je ne sais s’il se trompa, il crut voir une larme tomber de mes yeux ; il me le dit en me saisissant la main avec la plus grande sensibilité, et en ajoutant tout ce que son petit génie pouvait lui suggérer de consolant pour moi. Non, sans doute, l’orateur le plus éloquent ne m’aurait pas persuadé qu’il m’était possible de supporter ma situation, tandis que cet enfant, par ses discours simples et sa naïve sensibilité, semblait en dissiper l’horreur ; il parvint à me faire croire qu’aidé de ses soins je pourrais long-tems soutenir cette triste et pénible existence.

Le jour baissait considérablement, je l’engageai à me quitter ; ce qu’il fit, après m’avoir fait promettre de ne pas m’abandonner au désespoir, et sur-tout de manger ce qu’il m’avait apporté : il m’assura qu’il reviendrait encore le lendemain.

Je ne le laissai pas partir sans lui demander des nouvelles de sa sœur ; il me dit qu’elle se portait bien, et il me rassura sur la crainte que je lui témoignai qu’elle ne manquât de discrétion. Quelle caution pour la discrétion d’une jeune fille de dix ans, que la parole d’un garçon de douze ? Mais cet enfant de douze ans, m’inspirait une confiance d’autant plus forte que, soit un peu par nécessité peut-être, soit aussi par sentiment, je ne la raisonnais plus.

Quand je fus seul, je tins la parole que j’avais donnée, et je mangeai d’assez bon appétit. Après cela, pour chasser autant qu’il m’était possible toute fâcheuse réflexion, je cherchai à m’occuper, et je songeai tout de bon à m’établir. Cette résolution fit une heureuse diversion à mes chagrins, et c’est à cette habitude que je pris peu-à-peu de travailler à améliorer ma position que j’ai dû par la suite de pouvoir la supporter.

Je mesurai des yeux et de la pensée le local que j’occupais, je combinai les moyens que j’avais en ma puissance, et cet examen ne m’offrit pas d’abord d’agréables résultats. Ma hache et mon briquet étaient ce que je possédais de plus précieux ; il me suggérèrent l’idée que si je pouvais me procurer du feu, je serais beaucoup plus à mon aise. Je calculai comment je pourrais en faire il ne pleuvait plus ; mais tout était mouillé autour de moi ; et en allumer avec du bois humide, c’était le moyen sûr de m’enfumer à ne pas y tenir. La nuit approchait ; cependant on y voyait encore ; je résolus de sortir, et d’essayer à en allumer dehors.

Je parcourus la ruine d’un pas incertain et en regardant beaucoup autour de moi ; je n’y trouvais pas un seul morceau de bois coupé ; il y avait quelques sapins de médiocre grosseur qu’il m’était facile d’abattre avec ma hache ; mais la pensée que je ferais du bruit, qui retentirait peut-être assez loin, me retint, et je fus sur le point de renoncer à mon projet. J’allais rentrer tristement lorsque je passai auprès de quelques sapins si petits qu’il me parut possible de les casser, ce qui pouvait se faire sans causer le moindre bruit. J’essayai, mais je ne pus réussir qu’à les plier et à les tordre ; contrarié par leur résistance, échauffé par les efforts inutiles que je faisais, j’oubliai bientôt la crainte d’être entendu ; je pris ma hache et parvins aisément à les couper.

Ne vous étonnez pas si j’entre dans des détails qui vous paraîtront peut-être bien minutieux. Ma sphère s’était retrécie ; la nécessité força heureusement mon imagination à se mettre au niveau de ma nouvelle existence, et vous devez trouver naturel, que je vous présente des choses très-simples comme des événemens, puisqu’elles en ont été pour moi.

Si j’avais été inquiet sur le bruit que je pouvais faire en coupant du bois, quand il fut abattu, une autre inquiétude vint me tourmenter. Je pensai que si je faisais du feu sur cette montagne, il serait aperçu de tous les villages voisins, et j’éprouvai la même incertitude qu’auparavant. Après un moment de réflexion, il me parut cependant qu’il était possible de le faire de manière à n’être pas vu ; et je choisis pour cela l’angle de cette tour carrée, dont vous voyez que deux côtés sont encore debout, et alors ils étaient bien plus élevés. Cet endroit offrait de plus l’avantage d’avoir été assez garanti de la pluie pour être beaucoup moins mouillé que tout le reste.

Je demeurais plus d’un quart-d’heure peut-être, à préparer un foyer, à élever autour un rempart de pierres pour masquer la flamme du côté où les murs ne devaient pas la cacher ; je cassai ou coupai mon bois en petits morceaux, je l’arrangeai bien l’un sur l’autre en l’entremêlant d’un peu de papier ; enfin je pris, autant de soins et de précautions qu’une Vestale en aurait mis à rallumer le feu sacré.

Quand tout fut prêt, je battis le briquet, et je parvins aisément à mettre le feu à mon bûcher. Je ne saurais dire le plaisir que j’éprouvai lorsque je vis le succès de mon entreprise. Je n’en jouis pas long-tems. Il faisait un vent assez fort, dont j’étais garanti par les pans de muraille, qui semblaient en être ébranlés ; déjà quelques petites pierres, que ce vent avait fait tomber très-près de moi, avait attiré mon attention ; mais me trouvant trop heureux de pouvoir me réchauffer, je ne pouvais pas me décider à quitter la place. J’entendis le vent redoubler, un très-gros moëllon m’effleura le bras et roula à mes pieds ; il fut suivi de plusieurs autres et d’une poussière qui pensa m’aveugler. Je commençai à m’inquièter, et je me levai pour mieux voir d’où venait le danger. Il faisait déjà trop sombre pour qu’il me fût possible d’apercevoir le haut de la muraille ; d’ailleurs, quand je voulus lever les yeux, le gravier qui tombait en grande quantité, me força bien vîte à les rebaisser ; un bruit sourd semblable à celui d’un grand ébranlement acheva de m’effrayer, et je courus promptement me jeter dans ma cellule, croyant y être plus en sûreté.

J’y étais à peine rentré qu’une étendue considérable de cette muraille près de laquelle j’avais allumé mon feu, s’écroula avec fracas épouventable. La chûte se faisant d’une assez grande élévation, les débris allèrent rouler loin du pied de la tour ; je les entendis retentir sur ma voûte, et ma porte en fut tellement écrasée, que j’avais lieu de croire qu’elle était entièrement bouchée.

Après cette terrible catastrophe le bruit retentit encore quelques minutes autour de moi, mais sourdement, ce qui me fit conjecturer que j’étais tout-à-fait enterré.

Dès que tout me parut tranquille, inquiet sur les suites de cet événement et impatient de savoir ce qu’il en était, j’allai bien vîte visiter ma porte ; autant que j’en pus juger dans l’obscurité où je me trouvais, elle était en pièces ; j’en ramassai plusieurs morceaux qui avaient été entraînés dans l’intérieur de ma chambre, par une assez grande quantité de pierres qui y avaient aussi pénétré. Je continuai de tâter avec mes mains, mais sans aucun succès : jugez des tristes pensées qui en furent la suite !

Je regagnai la place où je m’étais arrangé pendant la journée, et tâchant de prendre mon parti, je me couchai, j’essayai même de dormir ; j’y parvins avec bien de la peine, et je crois que ce ne fut que pour quelques heures au plus. Quand je me réveillai, j’étais toujours dans la plus profonde obscurité, ce qui me sembla d’un bien triste augure. Je me flattai pourtant que la nuit durait encore ; je voulus même me rendormir, mais il me fut impossible d’y parvenir. À chaque minute je regardais du côté de la porte, espérant encore qu’aussitôt que le jour paraîtrait, quelques rayons de lumière viendraient m’apprendre que je n’étais pas absolument enterré.

Si j’en jugeais par le calcul que faisait mon impatience, j’aurais passé plusieurs jours et plusieurs nuits dans cette attente. Souvent je croyais apercevoir quelque clarté ; je me levais, je m’approchais du point d’où elle paraissait venir, et je ne voyais plus rien : je retournais tristement à ma place, prêt à chaque fois de perdre patience et de me livrer au désespoir.

Enfin, je vis une partie de mon appartement s’éclaircir peu à peu ; mais ce n’était pas du côté où j’attendais la lumière ; le jour pénétrait par une petite fenêtre, que je n’avais pas remarquée la veille. Je m’avançai vers cette fenêtre, qui n’était autre chose qu’une ouverture de huit, à dix pouces de haut, sur quatre ou cinq de largeur, et qui perçait à travers un mur d’une épaisseur assez considérable. Elle donnait sur le fossé, dans un endroit où le bord opposé est si bas que la vue s’étendait jusques sur la campagne.

L’aurore venait de paraître et le tems était fort beau. Quand je fus bien convaincu qu’il faisait jour, je retournai vers ma porte, pour l’examiner encore autant que le peu de clarté qui pénétrait jusques-là pouvait me le permettre ; mais cet examen ne fit que confirmer mes craintes, et sembla ne me laisser aucune ressource. Je restai plus d’une demi-heure à regarder inutilement, et après avoir essayé en vain avec mes mains et avec un morceau de bois, de faire une ouverture à travers cet encombrement, éprouvant une résistance bien au-dessus de mes forces, je perdis toute espérance, et je m’abandonnai à un entier découragement.

J’allai m’asseoir sur mon misérable lit, et là, les bras croisés sur la poitrine, me livrant à mille réflexions cruelles, l’avenir qui m’était réservé se présenta à moi sous les plus affreuses couleurs. Georges devait bien venir dans la journée, mais comment un faible enfant pourrait-il remuer tout seul les décombres qui paraissaient entassés, sur ma demeure ; et s’il fallait qu’il se fît aider, n’était-ce pas me découvrir et peut-être me livrer à mes ennemis ?

Je passai ainsi toute la matinée à ne trouver que des motifs de désolation. Je revenais souvent vers cet endroit fatal que je nommais ma porte, j’essayai encore d’ébranler quelques pierres, mais tout était si bien comprimé par un poids qui devait être énorme, qu’après de vains efforts je fus obligé de renoncer à toutes tentatives.

Naturellement courageux, et nourri des principes de la vraie philosophie, après avoir payé à la nature, le tribut d’effroi, qu’elle arrache toujours dans un grand danger, je me résignai assez patiemment, et je pris le parti d’attendre ce que la Providence ordonnerait de moi. Il était probable que, faute d’un secours suffisant, une semblable position me préparait une fin misérable et prochaine ; ce fut l’idée sur laquelle je m’arrêtai le plus ; mais la carrière qui me restait à parcourir, devait, selon toute apparence être si peu agréable, qu’en faisant très-peu d’efforts sur moi-même j’envisageai sans effroi le terme de mes jours.

La raison avait entièrement pris le dessus, je crus entendre du bruit autour de moi. Le desir de la conservation ne s’éteint jamais ; et, malgré ma résignation ce fut avec une attention bien soutenue que je prêtai l’oreille à des cris douloureux, qui tout-à-coup percèrent à travers la voûte. J’écoutais presque sans respirer, et je ne tardai pas à reconnaître le son de voix de Georges. Quoique son arrivée ne pût me donner qu’une espérance bien vague, je ne puis dissimuler que j’éprouvai une grande satisfaction.

Je remarquai qu’en approchant de ma petite fenêtre, je l’entendais très-distinctement ; après cette découverte j’enfonçai ma tête le plus possible dans l’ouverture, je me mis à l’appeler de toutes mes forces. Il ne tarda pas à me répondre ; en peu d’instans il fut dans le fossé ; en grimpant sur quelques pierres il se trouva à la hauteur de la fenêtre, et quand je vis paraître sa figure encore toute inondée de larmes, je ne puis dire ce que j’éprouvai.

C’est donc bien vous, s’écria-t-il ; et vous n’êtes pas mort : mon dieu, mon dieu, quel accident ! — Mon cher Georges, je suis enterré. — Oh ! absolument ; dix pieds peut-être ; tout est tombé sur vous ; mon dieu, mon dieu, comment faire ?

Cette confirmation de ce que j’avais soupçonné, n’était pas consolante, et nous nous regardames un moment sans rien dire. Ne perdons pas courage, reprit-il, je m’en vais travailler ; et si je ne peux pas vous sortir de là en un jour, ce sera en deux, en trois, en quatre, enfin nous en viendrons à bout.

Il continua à me chercher des motifs d’espérance : Si je pouvais toujours être ici, me disait-il, je ne vous quitterais pas ; je travaillerais, puis nous causerions ; mais on me chercherait, et on finirait par me trouver, et vous aussi par conséquent. Je ne pourrai guère venir que deux ou trois heures par jour, et pas tous les jours encore : amener quelqu’un pour m’aider ce serait trop hasardeux ; prenez donc patience. Dites-moi ce qui pourrait vous mettre à votre aise, je tâcherai de vous le procurer.

Les sentimens généreux que me témoignait cet enfant et son excessif attachement, firent disparaître toute l’horreur de ma situation. Je n’éprouvai plus que la douceur d’inspirer un si tendre intérêt ; et je me mis à faire avec lui des calculs sur mon avenir, comme si tout-à-coup il m’était devenu précieux.

Après avoir tenu notre petit conseil, je lui donnai de l’argent, en lui recommandant d’en faire usage avec prudence, pour ne pas attirer sur lui l’attention de ceux qui lui verraient faire des emplettes.

Il avait apporté des provisions qu’il me fit passer par la fenêtre, puis il commença son travail. À chaque instant il venait m’en rendre compte, et tantôt il espérait ; tantôt il désespérait de réussir, enfin après un essai de deux heures, il vint me dire qu’il était arrêté par des pierres qu’il lui était impossible de remuer.

Mais, ajouta-t-il, j’amenerai Henriette, et nous verrons. — Henriette, pauvre enfant ! quelle force à ajouter à la tienne ! vos bras sont si loin de pouvoir répondre à votre bonne volonté, que je pourrai bien rester ici toute ma vie, si je n’en suis tiré que par vous ! Cette réflexion affligea Georges, comme si je lui avais reproché son impuissance, et il se mit à pleurer amèrement. Je ne pus le consoler qu’en lui témoignant quelque espérance et un peu plus de confiance dans ce qu’il pouvait faire.

Il était tems qu’il partît, et après m’avoir dit un adieu où se peignait tout son regret de me laisser malheureux, il me quitta ; je restai seul, livré à mes réflexions, qui ne pouvaient pas être bien agréables ; et bientôt la nuit vint encore rembrunir mes idées.

Pour me distraire, je pris mon briquet, et j’allumai un morceau de papier. Cette lumière m’occupait, me consolait, pour ainsi dire ; je la voyais s’éteindre avec regret : au premier morceau de papier j’en fis succéder un second, puis un troisième, puis beaucoup d’autres ; mais je n’en possédais que le peu qui se trouvait par hasard dans mes poches, je voyais qu’il ne fallait que quelques minutes pour épuiser ma provision ; j’y suppléai d’abord avec les feuilles qui formaient mon lit, puis avec quelques-unes des branches qui étaient dessous ; je parvins ainsi à faire véritablement du feu, et comme je ne mettais du bois que peu-à-peu, je n’avais qu’une flamme claire et qui jetait trop peu de fumée pour m’incommoder. Assis sur une pierre, je restai deux ou trois heures au moins dans cette occupation, et le tems se passait. J’aurais peut-être continué toute la nuit si les matières combustibles ne m’avaient pas manqué ; mais je m’aperçus enfin, avec quelque regret, que, sans y faire attention, j’avais consumé tout mon lit, et que si je voulais dormir, je serais obligé de me coucher absolument par terre, n’ayant que des pierres pour oreiller. Cependant je n’avais presque pas fermé l’œil des deux nuits précédentes ; le besoin l’emporta sur le mal-aise, mon feu s’étant éteint tout-à-fait, je cherchai l’endroit le moins pierreux de mon appartement, je m’y établis le mieux que je pus, et quand je me réveillai il faisait grand jour.

J’avais dormi long-tems, mais c’était le sommeil de la nécessité, et tous mes membres étaient tellement brisés par la dureté de mon lit, que je pouvais à peine me remuer. Cette disposition du corps influa sur mon esprit, et me fit sentir plus douloureusement toute l’horreur de ma situation.

Sans avoir été toujours asservi aux formes religieuses, j’avais cependant pour la religion dans laquelle j’avais été élevé, un fond de respect et d’attachement qui m’avait souvent défendu des écarts d’une ardente imagination, et sur-tout l’idée d’un rémunérateur ne m’avait jamais abandonné. Je m’adressai à lui ; et par une fervente prière je lui demandai la force de supporter patiemment mon malheur. Je ne sais s’il daigna abaisser ses regards jusqu’à moi, mais en lui offrant mes maux en sacrifice, il me semblait qu’ils me devenaient précieux ; et quand j’eus cessé de prier, je me trouvai une résignation qui, de mes tourmens, ôtait déja celui de l’impatience.

Georges vint d’assez bonne heure. Il pliait sous le poids de ce qu’il m’apportait ; il y avait une grande partie des choses que je lui avais demandées : de la toile avec laquelle je comptais m’arranger un lit ; une pelle, une pioche pour déboucher ma porte s’il était possible, et aussi pour niveler un peu mon appartement, bien d’autres objets que je ne détaillerai pas ; mais ce qui me fit sur-tout beaucoup de plaisir, ce fut une provision de chandelles, chose qui me paraissait bien précieuse dans une demeure aussi sombre que la mienne, et enfin un livre que je devais absolument à l’attention de Georges, car je ne lui en avais pas parlé. Je reçus tout cela avec plus d’intérêt peut-être que je n’aurais reçu les trésors de l’Inde dans mes jours de prospérité.

Je suis parti avant le jour, me dit Georges, pour être plus sûr de ne rencontrer personne ; je m’en retourne bien vîte, mais je reviendrai ce soir pour travailler. — Non, répliquai-je, vivement, non, mon enfant, je t’en prie, ne reviens pas ; deux voyages semblables dans un jour, ce serait trop pour tes forces[2]. Il insista, et il fallut le lui défendre bien sévèrement, au nom de mon propre intérêt, pour le faire renoncer au projet de revenir. Tu me serai plus utile maintenant, lui dis-je, en restant une demi-heure encore, et en me ramassant quelques branches et quelques feuilles pour pouvoir me coucher cette nuit, car j’ai brûlé mon lit. Ce fut un ordre pour lui, et en peu de tems il m’apporta une grande quantité de petites branches de sapin et même une assez bonne provision de feuilles d’érable et de bouleau, les seules que l’on pût trouver à une certaine distance. Après cela je le congédiai, en lui faisant promettre de ne revenir que le lendemain.

Je me trouvai moins malheureux, entouré de beaucoup d’objets qui pouvaient contribuer à mon bien-être ; et la possibilité de m’arranger un peu dans ma prison m’empêcha de penser autant à l’impossibilité d’en sortir.

La première chose dont je m’occupai fut de me faire un lit ; Georges m’avait apporté tout ce qu’il me fallait pour couper et coudre ma toile ; quoique je n’eusse jamais manié l’aiguille, la nécessité fit de mois un assez bon ouvrier ; et en peu de tems je fis une paillasse et un chevet, auxquels il ne manquait que d’être remplis : j’employai à cela, les petites branches et les feuilles que Georges avait ramassées ; il n’y avait pas de quoi faire une bien bonne couche, mais c’était de l’édredon près des pierres qui la veille m’avaient servi d’oreiller. Enchanté de mon travail je crus devoir pour cette fois le borner là, et chercher à en jouir sur-le-champ. En conséquence, après avoir fait un léger repas, je me couchai et ne tardai pas à m’endormir.

Je ne sais pas à quelle heure je me réveillai, mais il faisait nuit, et ne me sentant plus de disposition au sommeil, je cherchai mon briquet pour avoir de la lumière, jouissance nouvelle pour ma position. Je voulus savoir quel était ce livre que Georges m’avait apporté, je l’ouvris ; c’était un livre allemand que je ne connaissais pas, et qui était intitulé : Manuel de l’hermite.

Il commençait ainsi :

« Vieillard malheureux, qui ne porte plus dans le monde que les dégoûts qui suivent toujours une longue et triste expérience, c’est pour toi que j’écris ! Si une compagne, à qui tu fus redevable de quelques beaux jours dans ta jeunesse, ne te retient pas par des liens indissolubles, si des enfans ne réclament pas tes soins, et sur-tout si tu sens la paix dans ta conscience, viens goûter le bonheur qui t’attend dans la retraite, et dans la contemplation de l’éternité. Le plus heureux de tous les vieillards est l’ermite religieux, etc. »

Je ne pouvais rien trouver qui eût plus de rapport à ma position, aussi je méditai le reste de la nuit sur ce peu de mots que je venais de lire ; il me semblait y puiser des motifs de consolation, et je m’appesantissais avec un certain intérêt sur l’idée que renfermait cette sentence.

La tête appuyée sur une de mes mains, tenant toujours le livre dans l’autre, je restai plongé dans les plus profondes réflexions. Trouver le bonheur dans l’abandon du monde entier, dans l’oubli de tout ce qui peut nous y faire tenir ; oui sans doute, celui qui peut s’élever de bonne foi à ce détachement des choses humaines doit goûter un charme d’autant plus grand que l’effort a pu être pénible ; ce ne sont plus des jours, des années qu’il compte, il marche déjà dans l’éternité, pour lui ce mot Éternité n’est plus terrible. Pour tout autre c’est le néant, ou… Qui peut envisager la mort sans inquiétude ou même sans effroi ?

Je levai les yeux malgré moi, comme si j’avais voulu interroger le ciel ; je les rebaissai bientôt, comme si une voix secrète m’avait crié : Il te suffit d’interroger ton cœur.

Une lumière vacillante et peu vive se réfléchissait sur des murs brunis par le tems, ou sur des pierres éparses çà et là sur une terre noire et humide ; tout offrait à mes regards l’image de la destruction, des siècles semblaient peser sur moi, et l’idée d’un immense avenir pouvait seule tirer mon âme de son affaissement. Vous l’avez sans doute éprouvé quelquefois, c’est au milieu des tombeaux et des ruines qu’on sent mieux le besoin de l’immortalité.

Je passai le reste de la nuit dans cette disposition ; j’étais trop fortement occupé pour qu’elle me parût longue. Croyant sans doute que l’obscurité ajouterait encore à la mélancolie et à la profondeur de mes pensées, je n’attendis pas le jour pour éteindre la lumière, et j’éprouvai que les rêves les plus sombres ne rendent pas toujours malheureux.

L’aurore me causa presque des regrets ; j’allai regarder par ma petite fenêtre ; je revis avec indifférence, cette terre dont je m’étais pour ainsi dire détaché pendant quelques heures ; et pour la revoir avec moins d’envie encore, il me suffisait de penser à ceux qui semblaient disposer de ses destinées.

Pour reposer mon esprit, qui venait de prendre un vol presque au-dessus de ses forces, je lui donnai une direction moins élevée, et je me remis à m’occuper des moyens d’améliorer ma demeure, en attendant que je pusse trouver d’en sortir. Je ne l’avais pas encore examinée dans toutes ses dimensions : sept à huit pieds carrés sur une hauteur très-inégale, et qui n’excédait guère quatre pieds dans certains endroits, voilà l’espace qui me restait dans l’univers.

L’idée de niveler le sol de mon appartement fut la première à laquelle je m’arrêtai, et je me mis à l’ouvrage sans perdre de tems. Rouler une pierre, en boucher un trou, piocher en un coin, en combler un autre, le ciel vous préserve d’une semblable jouissance, mais pour moi, c’en était une, j’étais occupé, et l’idée d’un peu moins de mal-aise était liée sans cesse à ce que je faisais.

En parlant de l’inondation que j’éprouvais le second jour de ma retraite dans la ruine, j’ai parlé d’un conduit souterrain par lequel l’eau s’était écoulée ; j’en trouvai bientôt l’ouverture ; mais il me parut avoir sa direction vers le fossé, comme je l’avais soupçonné. En sondant avec ma pioche, en examinant attentivement, je reconnus que c’était plutôt une crevasse faite par le tems à quelque voûte, qu’un conduit pratiqué exprès. Cette découverte excita ma curiosité, et je me décidai sur-le-champ à creuser pour savoir où cette ouverture pouvait aboutir. Je commençais déjà à y travailler, lorsque je fus interrompu par l’arrivée de Georges, qui cette fois n’était pas seul.

Je ne peux pas le voir, lui disait une voix grêle et doucement plaintive, je ne suis pas assez grande et je ne peux pas me tenir comme toi au mur. Ces paroles attirèrent mon attention : j’accourus vers ma lucarne, et j’apperçus une petite main qui se cramponait au bord extérieur ; j’allongeai le bras le plus qu’il me fut possible, et je parvins à la saisir, en disant : c’est donc toi, Henriette ; j’avais bien reconnu sa voix. De son côté, son frère lui aidait à s’élever, et je vis bientôt paraître sa gentille figure, toute rouge de fatigue, d’intérêt et de sa curiosité.

Elle me regardait et ne disait rien ; elle semblait contente de me voir, mais en même tems stupéfaite de ma situation. Bonjour, ma chère Henriette, lui dis-je. Elle hésita, balbutia : Mon maître, mon bon maître ! et pendant long-tems ne put pas me dire autre chose.

Georges, tout en soutenant sa sœur, était parvenu aussi à la hauteur de la fenêtre, et se faisait voir derrière elle. Je ne saurais dire le plaisir que j’avais à considérer ce groupe intéressant : je m’appercevais bien qu’Henriette ne se soutenait là qu’avec beaucoup de peine, et je ne pouvais pas me décider à lui dire de redescendre. Elle y fut bientôt obligée. Georges me dit qu’elle avait désiré venir me voir, mais qu’il avait été bien aise aussi de l’amener pour pouvoir m’apporter plus de provisions, et pour lui aider à remuer les décombres qui bouchaient ma porte. À cette phrase je ne pus m’empêcher de sourire. Elle est plus forte que vous ne pensez, ajouta-t-il, si vous voyez tout ce qui est dans sa hotte (Pour me le montrer il la souleva jusqu’à la hauteur de la fenêtre). Je ne suis pas venu non plus les mains vides, et il se mit à me tendre chaque chose l’une après l’autre ; pendant ce tems-là, il me racontait tous leurs stratagêmes pour éviter les remarques des curieux ; et je vis, avec admiration, que dans tout ce qu’ils faisaient pour moi, ils mettaient autant d’intelligence que de dévouement.

Dès que Georges prenait dans la hotte d’Henriette, elle l’interrompait pour me crier : C’est moi, c’est moi ! J’étais surpris de la quantité d’effets et de provisions qu’ils m’avaient apportés. Il y avait entre autres une très-bonne couverture et un oreiller. Je leur demandai comment ils avaient pu se les procurer. C’est moi, me cria encore Henriette. Oui, c’est elle, ajouta son frère ; c’était vous qui les aviez donnés à notre pauvre mère ; notre père les a depuis donnés à Henriette ; vous en avez besoin, n’est-il pas juste qu’elle vous les rende. Oh ! oui, répondit Henriette, bien juste ! cela vous mettra plus à votre aise, et mois je puis bien m’en passer.

J’étais émerveillé de la générosité simple et active de ces deux enfans. Encore Georges me disait-il : Si nous étions plus forts, nous ferions davantage. — Ah ! ne t’excuse pas ; mon ami, lui répondis-je, vous avez déjà fait plus que vous ne deviez. — Si vous pouviez être bien ici, ajouta-t-il avec un air de gaîté, que nous serions contens ! Il m’échappa un geste négatif ; Georges parut affligé de ce signe d’incrédulité. Dites-moi, reprit-il tristement, dites-moi donc ce qu’il faut faire. — Je l’assurai que j’étais déjà bien. — Vous voudriez pouvoir sortir n’est-ce pas ? car c’est bien ennuyeux d’être comme çà renfermé. Eh bien ! nous allons travailler, donnez-nous la pelle et la pioche. — Pauvres enfants, ne fatiguez pas vos bras inutilement, vous ne pourriez pas en venir à bout. — Essayons toujours. — Non, non, si quelqu’un venait à vous surprendre, il chercherait à savoir ce que vous faites-là, et je serais bientôt découvert. Cette réflexion parut frapper Georges. Mais si je venais travailler la nuit, me dit-il vivement ; ce n’est pas impossible. Touché de plus en plus de l’excès de son zèle, je lui montrais les inconvéniens de projet, et lui défendis sérieusement d’y penser. Et vous resterez toujours là, me criait Henriette, toujours, toujours ! c’est pourtant bien triste d’être là tout seul ; mais à mesure que nous grandirons, nous pourrons bien mieux vous apporter ce qu’il vous faudra : n’est-ce pas Georges ? Elle fit beaucoup d’autres réflexions dignes de son âge, mais toujours pleines d’une vraie sensibilité.

Je me demandais à moi-même, comment ces enfans, sous les yeux d’un père livré à toutes les fureurs révolutionnaires, pouvaient conserver ces sentimens d’humilité, et sur-tout de reconnaissance ; et cependant bien loin de parler avec haîne ou mépris de ce père, dont ils étaient obligés de se cacher pour faire une bonne action, le peu qu’ils m’en avaient dit annonçait au moins un grand respect pour l’autorité paternelle : c’est ce qui me paraissait le comble de la perfection, et les rendait encore plus intéressans à mes yeux.

J’avais bien de la peine à m’en séparer : je voulais qu’Henriette me montrât de tems en tems sa jolie mine ; je faisais causer Georges : je crois que si j’avais pu toujours les garder auprès de moi, je me serais aisément consolé d’étre privé de la société du reste des hommes.

Après qu’ils m’eurent fait une provision de bois, chose qui m’était extrêmement précieuse, il me fallut pourtant les congédier. Henriette m’assura bien qu’elle reviendrait le plus souvent qu’elle pourrait ; mais c’était un long voyage pour elle. Avant de partir, elle me tendit ses petites mains que je serrai dans les miennes, et me dit : adieu, mon bon maître, avec ce ton dont l’innocence seule peut embellir la sensibilité.

Je regardai par ma fenêtre tant que je pus les voir, mais je les eus bientôt perdus de vue. Je restai quelques momens à penser à eux sans pouvoir quitter la place où j’étais ; après cela je passai en revue ce qu’ils m’avaient apporté. Je me trouvai véritablement dans une espèce d’aisance : d’abord j’avais de quoi me faire un lit très-passable et sur-tout fort chaud. Je mis bien une bonne demi-heure à l’arranger ; je voulus en jouir sur-le-champ ; je renonçai pour ce jour là au travail que j’avais commencé, et après avoir échauffé mon appartement en y faisant du feu, après avoir fait un repas que l’espoir de reposer plus à mon aise sembla rendre meilleur, je me couchai. Quand je fus dans mon lit, j’éprouvai un bien-être dont je ne pus m’empécher d’être étonné ; mais j’avais couché la veille sans couverture, la tête mal appuyée, et tout-à-fait par terre les jours précédens : après un mal extrême, un moindre mal paraît toujours un bien. Je passai une bonne nuit, et dans le meilleur lit possible ; j’avais rarement aussi long-tems dormi.

À mon réveil je repris ce livre dont le début convenait tant à ma situation. Chaque page contenait une maxime, ou un sujet de méditation, et souvent l’une renfermait l’autre ; je tombai justement sur ce passage : Quand les dégoûts que l’âge amène te rendront plus lourd encore le fardeau de la vie, travaille et prie, les heures voleront sur ta tête.

Docile à ce conseil, je pris la résolution de commencer toutes mes journées pour la lecture de quelques pages de ce livre, d’y ajouter une prière, puis de me créer des occupations qui pussent remplir le reste de mon tems ; sentant bien tout le danger de l’oisiveté dans une position telle que la mienne. Je voulus mettre dès ce jour même ce plan de vie à exécution. Après avoir adressé mes vœux à la divinité, je repris mon travail de la veille, et cherchai à élargir cette ouverture qui me semblait devoir communiquer à quelque souterrain. Je ne fus pas long-tems à m’assurer qu’elle perçait véritablement à travers une voûte, mais que cette voûte était d’une êpaisseur considérable. Cette remarque ne me découragea pas ; au bout de deux heures j’avais déjà fait une assez grande excavation, et je voyais avec satisfaction le progrès de mon ouvrage, lorsqu’un coup donné à faux fit démancher ma pioche, elle tomba dans le trou que j’avais déjà fait, et je la vis s’engloutir avec autant de regret, que, dans un autre tems, la perte d’un trésor aurait pu m’en causer.

Je me précipitai pour tâcher de la rattraper, mais elle avait disparu ; je me couchai sur le trou, j’y enfonçai le bras le plus qu’il me fut possible, tous mes efforts furent vains ; un bruit sourd que j’avais entendu me donnait lieu de croire qu’elle était tombée dans un endroit très-profond, et qu’il était inutile de songer à la retrouver. Je me relevai tristement, et je restai quelques minutes confondu de cet événement ; il semblait qu’il me ravît les plus consolantes espérances. Ne voulant pas m’en fier à un seul de mes sens, j’allumai une chandelle, me flattant que mes yeux me serviraient mieux que mes mains. Je me penchais déjà sur le trou lorsque le bruit de plusieurs voix attira mon attention. Je n’attendais pas Georges encore, d’ailleurs c’étaient des voix d’hommes faits, qui toutes m’étaient inconnues. Jugez quelle fut mon inquiétude, lorsque je distinguai ces mots : Ici, ici, voilà une fenêtre. Pour mieux écouter j’avais posé à terre l’espèce de flambeau que je m’étais fait, et un peu effrayé, je me jetai dans un coin sans penser à l’éteindre.

Un cri mêlé de surprise et d’effroi, me prouva qu’on regardait déjà par la lucarne, et qu’on voyait ma lumière, qui ne pouvait manquer de paraître un objet très-extraordinaire dans le lieu où elle se trouvait. Je reconnus alors mon imprudence, qui allait peut-être me faire découvrir ; mais il était déjà trop tard pour y remédier, et la crainte d’être aperçu moi-même me retenait dans la place où je m’étais retiré, sans que j’osasse faire le moindre mouvement ; j’osais à peine respirer. J’écoutais en revanche avec la plus grande attention le colloque qui s’était établi entre trois ou quatre personnes qui semblaient se disputer la place, pour voir la chose incroyable que l’une d’elles leur avait annoncée.

— Mais il y a donc quelqu’un qui habite là ? — Mais il y a donc quelque porte pour entrer là ? — Cette lumière ne peut pas s’être allumée toute seule ! — J’ai fait encore tout-à-l’heure le tour de la ruine, d’ailleurs je la connais depuis long-tems, il n’y avait d’entrée pour aller dans ce caveau, que celle qui a été bouchée par le dernier éboulement, comme je viens de vous le faire remarquer. — C’est bien singulier ! — C’est très-singulier. — C’est donc le diable qui l’a allumée ? — Je n’y conçois rien. — Ni moi. — Ni moi non plus. — Ni moi. — Ni moi.

Voilà à-peu-près les premiers mots que mes curieux se dirent ; je reconnus à leur prononciation, et à quelques-unes de leurs expressions que c’étaient des paysans : un d’entr’eux cependant paraissait s’exprimer mieux que les autres. Ils continuèrent de s’entretenir vivement ; au mouvement que j’entendais, je pouvais juger qu’ils regardaient tour-à-tour ; et ces messieurs, qui n’étaient pas tous des esprits forts, firent bientôt des réflexions qui me prouvèrent, qu’au moins quelques-uns d’entr’eux étaient bien tentés de croire que le diable était pour quelque chose dans cet évènement. Par un effet assez naturel, quand je soupçonnai qu’ils avaient peur, leur voisinage m’en causa beaucoup moins ; l’idée d’effrayer des gens qui devaient m’effrayer moi-même me faisait sourire, et me causait une certaine satisfaction. Je fus même sur le point de me montrer, bien sûr qu’en voyant tout-à-coup un vieillard dans un costume bisarre et fort en désordre, ce serait tout de bon qu’ils croiraient voir le diable.

Cette pensée, que je trouvai d’abord plaisante, ne m’occupa qu’un instant, et ce fut bientôt sous un point de vue plus sérieux que j’envisageai l’avantage de me faire connaître. Je pensai à ma situation désespérée, je me persuadai un moment qu’en me découvrant à ces inconnus, ce serait me procurer le moyen de terminer mon horrible captivité, et que cette rencontre extraordinaire leur inspirerait peut-être assez d’intérêt pour qu’ils en missent à me sauver.

Je délibérais sur ce sujet lorsque mon irrésolution fut tout-à-coup fixée par une phrase de celui qui se servait de meilleurs termes que ses compagnons, et qui, plus hardi qu’eux, leur dit, pour réfuter leurs conjectures extravagantes et pusillanimes : je gage que c’est quelque aristocrate qui s’est caché là dedans, il faut tâcher de le déterrer, mais ce sera pour le mieux enterrer encore. Jugez si cette réflexion m’encouragea à suivre le projet de me livrer à leur générosité !

À l’agitation que je remarquai parmi eux, et au ton dont ils se parlaient, leur curiosité me parut extrême ; ils allaient et venaient, sans abandonner cependant tous à-la-fois ma fenêtre ; ils firent tour-à-tour les recherches les plus exactes pour trouver un chemin qui pût les conduire jusqu’à cette lumière merveilleuse ; je les entendis revenir l’un après l’autre, se raconter le peu de succès de leurs recherches, et conclure qu’il n’y avait pas moyen d’y pénétrer ; enfin après beaucoup de conjectures et de raisonnemens, ils prirent la terrible résolution de savoir à quel prix que ce fût d’où pouvait venir l’espèce de phénomène qui causait leur surprise. Il est trop tard aujourd’hui, dit l’un d’eux, mais revenons demain avec des pioches, des piques, nous pourrons aisément percer cette muraille ; si c’est le diable il pourra nous tuer, mais, si, comme je le soupçonne, il y a de l’aristocrate là-dessous ce sera nous qui aurons le plaisir de tuer.

Je n’entendis pas sans effroi prononcer cette terrible sentence, qui fut suivie d’une longue discussion, pour savoir comment on s’y prendrait pour l’exécuter. La conclusion fut que l’endroit même où était ma lucarne, serait le plus facile à démolir, et qu’en venant tous quatre avec de bons outils, ce serait l’affaire de quelques heures. À demain donc, se dirent-ils, comme s’ils m’avaient adressé cette sorte d’adieu.

Bientôt ils s’éloignèrent ; mais ce ne fut qu’après avoir long-tems écouté s’ils ne revenaient pas, que j’osai faire quelques mouvemens. Le silence n’étant plus troublé, je m’avançai vers la fenêtre ; je regardai le plus loin que je pus, et ne voyant rien, n’entendant rien, rassuré pour le moment, je me mis à réfléchir sur ce qui m’était annoncé pour le lendemain. Nulle apparence d’éviter le sort qui me menaçait ne se présenta d’abord à mon esprit. Depuis la perte de ma pioche, il ne me restait aucun outil propre à percer une muraille de quatre ou de cinq pieds d’épaisseur. Je me rapprochai de cette ouverture que j’avais voulu élargir, et poussé par ma situation désespérée, je résolus de faire une nouvelle tentative, quoique tous mes moyens pour y travailler se bornassent à une pelle de bois et au manche de cette pioche que je regrettais plus que jamais. Je ne perdis pas un moment pour me mettre à l’ouvrage, il me sembla retrouver mes forces de vingt ans, et avec mes mauvais outils, je parvins en moins d’une heure à augmenter l’ouverture de près d’un pied de diamètre.

Je fus obligé cependant de me reposer, mais mon imagination ne demeura pas tranquille. Je pensai au parti que je pourrais tirer de ce que je faisais, et ce que j’avais d’abord envisagé comme une ressource, me parut alors de la plus grande inutilité pour mon salut.

La supposition la plus naturelle que je pouvais faire, était qu’une cave se trouvait au-dessous de moi ; en parvenant à en percer la voûte, il me restait encore à y descendre, ce qui ne serait pas sans danger, n’ayant rien pour me faire une échelle ; cet obstacle même vaincu, pouvais-je espérer que cette cave m’offrirait une issue pour m’échapper ? si je n’en trouvais pas, ceux qui pénétreraient dans mon caveau ne tarderaient pas y pénétrer aussi dans ma nouvelle retraite, et je ne ferais que retarder de quelques momens ma perte. D’un autre côté, en me jetant au hasard dans un gouffre inconnu, n’était-ce pas m’exposer à m’enterrer tout-à-fait moi-même ?

Ces réflexions ralentirent beaucoup mon ardeur : cependant comme je n’avais pas le choix des moyens, ne voulant pas m’abandonner au désespoir, je repris mon travail dès que je fus un peu reposé. Je ne le quittai plus que par momens, et seulement lorsque la fatigue m’y forçait. Je fus arrêté long-tems par la rencontre d’une énorme pierre que je soupçonnai être la clef de la voûte. Je désespérai d’abord de détacher cette masse qui m’offrait une résistance bien au-dessus de mes forces ; mais après m’y être pris de toutes les manières pendant plus d’une heure, je parvins à l’ébranler, et il me paraissait qu’avec un peu d’efforts je pourrais la faire tomber, lorsque la plus violente inquiétude vint me saisir. Je crus sentir un tremblement général sous mes pieds, et je me persuadai que la chûte de cette pierre, allait entraîner celle de toute la voûte ; que j’allais rouler avec les décombres, et en être immanquablement écrasé. Cette idée me retint, je suspendis tout-à-fait mon travail, et harassé de lassitude, j’allai me jeter sur mon lit, où malgré les plus affligeantes réflexions, je ne tardai pas à m’assoupir.

J’avais travaillé une bonne partie de la nuit, il était tard quand je m’abandonnai à ce léger sommeil, et quand je me réveillai, il faisait jour ; ma première pensée fut que mes ennemis allaient bientôt revenir ; elle me glaça d’effroi, et me fit oublier le danger que j’avais cru apercevoir dans mon entreprise de la veille : je me remis à l’ouvrage avec plus d’ardeur que jamais ; mais cette grosse pierre que j’avais cru tellement ébranlée, qu’il ne fallait plus que la pousser, pour ainsi dire, pour la détacher tout-à-fait, fut loin de céder à mes premiers coups. Il y avait plus d’un quart-d’heure que je faisais des efforts presque infructueux, lorsque j’entendis parler si près de ma fenêtre, que j’eus à peine le tems de me jeter dans un coin pour n’être pas aperçu.

Nous y voilà, disait-on ; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir sur le miracle d’hier… on ne voit rien aujourd’hui ; travaillons toujours, ce sera bientôt fait.

Je compris par la suite de leur conversation, qu’ils étaient loin d’être d’accord sur le but de leurs entreprises ; mais tous me parurent également poussés par un grande curiosité. Ne voyant plus aucun moyen de leur échapper, je fus sur le point de me montrer pour terminer plus vîte cette aventure. Après un peu d’irrésolution, j’allai me décider à le faire, lorsque celui, qui la veille avait témoigné tant de desir de trouver là un aristocrate (et il n’aurait pas manqué de me prendre pour tel) répété ce qu’il avait déjà dit, en paraissant craindre seulement, que celui qui pouvait être caché dans cette ruine, n’eût eu le tems et les moyens de s’échapper. C’en fut assez pour me retenir encore, et un sentiment bien naturel me fit résoudre à attendre au moins la dernière extrêmité, pour éprouver le sort qui semblait m’être réservé.

Ils ne tardèrent pas davantage à exécuter leur dessein, et les coups qu’ils frappèrent sur la muraille retentirent bientôt d’une manière qui ne pouvait pas m’être bien agréable.

Cela va bien, très-bien, se disaient-ils, entre eux. Je ne perdais rien de mille réflexions qu’ils ajoutaient sur la facilité qu’ils trouvaient dans leur travail ; et le bruit que les pierres, qui roulaient du mur dans le fossé, faisaient en tombant, m’annonçait que ces réflexions n’étaient que trop fondées.

Il m’échappa malgré moi une exclamation, qui parvint jusqu’aux oreilles des travailleurs, mais non pas d’une manière bien distincte. On a crié, dit l’un d’eux. — Non, dit un autre, c’est mon pied qui a glissé contre une pierre. — Je suis sûr, dit un troisième, d’avoir entendu, comme un cri plaintif. — Je crois aussi l’avoir entendu, dit le quatrième, qui était celui qui me semblait diriger les autres. Si c’est ce que je pense, ajouta-t-il, il ne se plaindra pas long-tems. Malgré ce ton hardi, ce petit évenement fit cesser pour un moment leur travail ; et ils se mirent à se disputer sur ce qu’ils avaient ou n’avaient pas entendu, sur ce que c’était ou pouvait être ; la discussion fut assez vive, et me prouva qu’ils n’étaient pas tous revenus des idées surnaturelles que la vue de ma lumière leur avait fait naître.

Ils causèrent fort long-tems sans travailler, et j’entendis avec une certaine satisfaction une dispute s’établir entre eux : il me semblait que ce retard était pour moi un grand bonheur. Leur colloque finit cependant, et ils se remirent à l’ouvrage. Chaque coup qu’ils donnaient me paraissait prêt à percer tout-à-fait la muraille, et je m’attendais à tout instant à la voir s’ouvrir, pour leur faire un passage. Mais tout-à-coup ils s’arrêtèrent. Cela ne va plus bien, dit l’un d’eux, voilà de la pierre de taille, et sans pince nous n’en viendront pas à bout. Je me penchai pour mieux entendre. Et nous n’en avons point, dit un autre. Je vous avais dit aussi d’en apporter, reprit celui qui paraissait toujours leur donner le ton ; nous voilà arrêtés tout court. Les coups cessèrent et ils semblèrent renoncer, au moins pour le moment, à leur travail. En gagnant du tems je croyais tout gagner ; cela me laissait au moins cette espérance vague qui s’alimente de tout, et console peut-être plus que celle dont l’objet est déterminé. Je respirais plus aisément ; ce que je venais d’entendre avait pour ainsi dire soulevé le poids qui m’accablait ; mais mon angoisse recommença bientôt. Ne perdons pas courage si vîte, s’écria un des paysans, travaillons, travaillons ; cela n’est pas si solide que vous le croyez. Tous les autres applaudirent à cette invitation, et l’effet ne tarda pas à s’ensuivre.

À l’acharnement qu’ils y mettaient, je vis qu’ils ne renonceraient plus à leur entreprise qu’ils ne l’eussent mise à fin, à moins qu’ils ne rencontrassent des obstacles sur lesquels je ne comptais pas. Ne pouvant plus m’arrêter à aucune idée d’espérance, j’en pris peut-être mieux mon parti. Mon lit était près de moi, je me jetai dessus, et cessai de m’occuper autant d’un malheur que je ne croyais plus pouvoir éviter.

Cependant plusieurs heures s’écoulèrent, et l’intérieur de la muraille était encore intact. Quelquefois les travailleurs s’impatientaient de ce que leur ouvrage n’avançait pas ; mais ils continuaient toujours. Soit que je me fusse assoupi, que je me fusse absorbé dans un rêve profond, je restais longtems à n’entendre qu’un bruit confus, et qui cessa tout-à-coup. Ce silence me fit revenir à moi, et attira mon attention ; j’écoutai, tout était calme. Je me levai, je regardai par la fenêtre, je ne vis personne, et je ne doutai plus que l’entreprise ne fût au moins suspendue.

La partie extérieure des bords de ma fenêtre me paraissait endommagée, mais plus de trois pieds d’epaisseur de la muraille, étaient encore dans leur état ordinaire. Cette remarque me fit conclure, que mes curieux auraient bien pu être rebutés par une tentative si peu fructueuse, et que j’étais peut-être délivré tout-à-fait de leur poursuite.

J’éprouvai un moment ce que les habitans d’une ville assiégée éprouvent lorsque l’ennemi s’en éloigne. Cependant si j’avais à redouter un danger de moins, je n’en aurais pas acquis la moindre liberté de plus, et je regrettai, pour ainsi dire, que les inconnus n’eussent pas pu faire au mur une brèche plus profonde, parce que cela m’aurait donné l’espérance de l’achever de mon côté, et de m’en faire une porte pour sortir de ma prison.

En regardant avec plus d’attention par ma fenêtre, j’aperçus dans le fossé tous les outils qui avaient servi à faire la brèche ; cette vue renouvela toutes mes inquiétudes ; il me semblait y trouver le pronostic d’une nouvelle attaque ; je pensai que la première n’avait été suspendue, que faute de moyens suffisans pour réussir, et seulement jusqu’à ce qu’on s’en fût procurés. Cette réflexion me ramena à l’idée de continuer autant que je le pouvais la fouille que j’avais commencée. J’y employai tout ce qui était en ma puissance ; ma pelle, quelques morceaux de bois, mes mains, tout fut mis en usage ; mais tout cela était bien peu de chose, pour faire, dans une voûte de trois ou quatre pieds d’épaisseur, une ouverture assez grande pour pouvoir y passer.

Je restai fort longtems à ce travail, la nuit même ne l’interrompit pas, tant j’avais à cœur de l’achever. Je faisais des progrès lents, qui cependant me donnaient l’espérance de réussir, lorsque je fus arrêté subitement par une voix qui me cria : Êtes-vous là ?

Je n’entendis pas bien d’abord, et je ne pus me défendre d’un mouvement d’effroi. On répéta encore la même chose ; on y ajouta mon nom, et alors je reconnus Georges. — C’est toi, lui dis-je, à l’heure qu’il est ? — Je suis bien venu aussi de jour, mais il n’y avait pas moyen de vous approcher. J’ai été obligé de retourner au village, et je suis reparti dès que tout le monde a été couché.

Je causai avec lui sur ce qui venait de se passer ; il me nomma les quatre paysans, et me dit que celui qui m’avait paru diriger les autres, était un maître d’école assez nouvellement établi à Orschweiler, très-révolutionnaire et fort méchant. Il me confirma dans la crainte que j’avais de les revoir le lendemain. Il les avait épiés à leur retour, et leur avait entendu dire, qu’ils ne renonçaient point à leur projet, mais que cela était beaucoup plus difficile qu’ils n’avaient pensé, et qu’il leur fallait de nouveaux outils.

Nous tinmes conseil sur ce qu’il y avait à faire dans une si triste conjoncture, et ne trouvames aucun moyen pour me sauver. Je ne pouvais fonder d’espérance que sur l’issue souterraine, encore elle ne me promettait rien de certain ; néanmoins, je portai toutes mes vues sur ce côté-là, et me souvenant des pioches que j’avais apperçues dans le fossé, je dis à Georges de me les tendre, parce qu’elles pouvaient m’être très-utiles ; c’était d’ailleurs, en me donnant des armes, en ôter à mes ennemis. Il les trouva aisément. Je lui parlai de la découverte que j’avais faite, et là-dessus nous bâtimes ensemble un véritable château en Espagne. Georges croyait déjà me voir libre, et ne s’occupait que de ce qu’il faudrait faire après ; et ses réflexions amenèrent la triste pensée, qu’il me serait aussi dangereux de faire usage de cette liberté, qu’il était difficile de me la procurer.

Malgré tout ce que je pus dire à Georges, il resta toute la nuit à causer avec moi, ce qui m’empêcha de reprendre mon travail, et me fit perdre un tems précieux. Quand je vis le jour, j’en fus presque effrayé.

Laisse-moi, lui dis-je, ils vont venir, et je ne suis pas plus avancé qu’hier. Je m’en vais travailler vîte, mais, peut-être est-il déjà trop tard. Il partit, et je me mis à l’ouvrage, avec les outils que je venais d’acquérir. Je commençais à peine que j’entendis Georges qui revenait. Tout est perdu, me cria-t-il, avec un accent douloureux, les voilà qui viennent. Que faire ? que devenir ? Ils auront bientôt achevé de percer le mur, il y a déjà un si grand trou ; il est fendu du haut en bas, on dirait qu’il va tomber. — Eh, bien ! mon ami, il faut se résigner et s’abandonner à la Providence. Sauve-toi bien vîte ; tu ne peux pas me sauver, et tu ne ferais que t’attirer des persécutions inutiles. Le bon Georges eut bien de la peine à m’obéir ; il me tendit la main avec l’air du découragement, et comme si c’eût été pour la dernière foi. Le cœur navré de cette séparation, je m’étais éloigné pour le forcer à me quitter, et aussi pour ne pas le voir partir. Il hésita encore longtems ; enfin voyant que je m’obstinais à ne plus lui répondre, il me dit adieu, en fondant en larmes, et de ce ton dont se prononce le dernier adieu.

Je desirais bien sincèrement qu’il s’en allât, pour qu’il pût éviter la rencontre de ces gens féroces, qui lui auraient sûrement fait payer cher les soins qu’il me rendait ; malgré cela, lorsqu’un moment après je revins vers la fenêtre, je fus tout consterné en ne l’y trouvant plus. L’adieu qu’il venait de me dire, retentissait encore autour de moi, et me semblait l’avertissement d’une fin prochaine.

J’avais laissé passer le tems où j’aurais pu au moins chercher à me frayer une route par ce souterrain qui paraissait être au-dessous de moi. Je devais croire que pour cette fois, les quatre paysans, que Georges m’avait peint à-peu-près comme des scélérats, arrivaient munis de tout ce qui leur avait manqué la veille, et qu’ils auraient bientôt mis fin à leur entreprise. Ces réflexions, toutes désespérantes qu’elles étaient, ne me découragèrent pas tout-à-fait, et je me persuadai que je pourrais encore leur échapper.

Je les entendais déjà s’approcher ; mais heureusement ils s’arrêtèrent à quelque distance, et surpris aussi de ne plus retrouver les outils qu’ils avaient laissés la veille, ils s’occupèrent quelque tems à les chercher sans regarder à ma lucarne. J’en profitai, pour essayer de finir ce que j’avais commencé.

Malgré l’insistance des moyens dont je m’étais servi la veille, j’avais cependant fait un assez grand progrès ; et en quelques coups de pioche, je détachai la grosse pierre qui m’avait arrêté le premier jour ; dans sa chûte elle entraîna une grande quantité de celles qui l’entouraient, ce qui fit une ouverture beaucoup plus grande qu’il ne fallait pour me servir de passage.

Le bruit sourd de cet éboulement fut entendu du dehors et je n’eus que le tems de me jeter de côté pour n’être pas vu des paysans, qui accoururent bien vîte à la fenêtre. Ils ne purent rien distinguer, et se perdraient en conjectures : ce bruit leur rappelait la lumière qu’ils avaient vue, le cri qu’ils avaient entendu, et les ramena encore à ne savoir que penser de cette mystérieuse ruine.

Ils regardaient toujours, et je n’osais pas remuer : cependant je mourais d’envie de voir le parti que je pourrais tirer de la route qui venait de s’ouvrir devant moi. Impatienté de l’attente où ils me tenaient, je me couchai par terre, et m’avançai en rampant jusques vers le trou. Je ne pouvais pas douter qu’il ne donnât dans un souterrain où il régnait une trop grande obscurité, pour que je pusse juger de sa profondeur. J’y jetai une pierre, qui me parut assez longtems à tomber, et j’estimai que la distance était au moins de plusieurs toises. J’avais de la peine à me résoudre à la franchir, surtout ne pouvant savoir ce qui m’attendait dans ce gouffre ; et je pensai que ma découverte ne me serait d’aucune utilité. On commençait cependant à renouveler l’attaque contre la muraille déjà fort entamée. J’entendais les pierres rouler, le travail me paraissait poussé avec une ardeur peu faite pour me rassurer, et j’étais dans la cruelle alternative, ou d’attendre que ces scélérats missent fin à mes jours, comme ils l’avaient promis, ou de m’exposer à les terminer moi-même, en me précipitant dans le souterrain. J’inclinais malgré moi vers ce dernier parti, et chaque coup porté contre le mur semblait m’y pousser davantage. Je calculais les moyens de diminuer le danger, mais la crainte d’être vu me gênait tellement, que je n’osais pas mettre à exécution tout ce que j’imaginais.

J’étais encore incertain, lorsque je vis que la muraille se fendait, et que sans doute elle ne tarderait pas à être entièrement ouverte. Ce fut assez pour me décider ; je ne réfléchis plus sur ce qui pouvait m’arriver ; j’agissais avec une sorte de rage ; je pris successivement tous mes meubles, mes outils ; je les précipitai avant moi, je jetai mon lit le dernier, espérant sans doute que si je tombais dessus, je me ferais moins de mal ; et après voir hésité encore, je me coulai dans le trou, en me cramponant de mon mieux avec mes mains. Je restai bien quelques secondes ainsi suspendu, incertain et presque tenté de remonter ; enfin le poids de mon corps m’entraîna au moins autant que ma volonté, et je me laissai tomber presque malgré moi. La chûte ne fut cependant pas aussi dangereuse que je l’avais craint, j’en fus quitte pour un étourdissement, qui ne fut pas même bien long ; quand je revins tout-à-fait à moi, je me relevai et ne sentis aucune douleur ; mais quand je voulus marcher, tous les effets de mon ménage, pêle-mêle avec des décombres, me firent trébucher à chaque pas, et je me laissai retomber, presque découragé par le peu d’apparence de tirer un bon parti de ce que je venais de faire.

Le peu de clarté que donnait l’ouverture de la voûte, ne me permettait pas de rien distinguer. Heureusement pour moi en tâtonnant, ma main tomba justement sur ma provision de chandelles que j’avais jetée comme le reste ; j’avais sur moi mon briquet qui m’était trop précieux pour jamais l’abandonner, la possibilité d’avoir de la lumière me rendit l’espérance ; et sans perdre un moment j’en allumai. Je pus alors reconnaître les lieux où je me trouvais. C’était une cave assez grande et fort humide ; ce qui me fit penser qui si j’étais forcé d’y demeurer, je n’y serais pas fort agréablement ; mais en poussant plus loin mes recherches, je ne tardai pas à rencontrer une porte, je crois qu’il m’échappa un cri de joie. Elle me conduisit à un escalier de plusieurs marches, un peu dégradé ; quand je l’eus descendu je fus arrêté par un amas d’eau assez considérable. En l’examinant je jugeai que ce devait être les restes d’une ancienne citerne, qui était encore remplie par les eaux qui filtraient à travers les ruines. Elle avait moins d’étendue que l’espèce de cave où elle était, et l’on pouvait en faire le tour. C’est ce que je fis ; j’arrivai bientôt à une autre porte qui communiquait à un souterrain très-vaste dont la voûte était assez élevée, et qui me parut plus sain que les deux pièces par où je venais de passer. Je le parcourus. Les restes d’une cheminée, qui se trouvait dans le fond, semblaient indiquer que ce n’était pas une cave, et que cet appartement avait été jadis habité. La voûte, les murs étaient en grande partie taillés dans le roc, et par conséquent bien conservés : il n’y manquait qu’une fenêtre pour en faire une chambre très-habitable.

La découverte de ce souterrain me fit d’abord éprouver une grande satisfaction, mais elle fut bientôt troublée par l’idée que j’allais y être poursuivi ; et l’inquiétude me fit retourner sur mes pas pour tâcher de savoir jusqu’où étaient parvenus les quatre paysans.

Je revins dans la première cave où j’étais d’abord descendu ; je prêtai l’oreille avec la plus grande attention ; le travail continuait toujours. Après avoir écouté quelque tems sans pouvoir juger du progrès de l’ouvrage, pour me distraire, je résolus de transporter les ustensiles de mon ménage, que j’avais jetés avant de descendre, comme je l’ai déjà dit. En quatre ou cinq voyages, je portai tout dans le grand souterrain ; cette pièce me paraissait si saine et si commode auprès de celle que j’habitais auparavant, que si j’avais pu l’occuper tranquillement, et avec l’assurance d’obtenir de Georges les mêmes secours que dans l’autre, j’aurais trouvé ma situation très-supportable.

Mais j’entendais toujours un bruit sourd qui semblait me présager ma perte prochaine. Je retournais de tems en tems à la première cave, quelquefois je distinguais la voix des travailleurs et j’en concluais qu’ils touchaient au terme de leur entreprise. Je passai ainsi fort longtems à aller et venir, à chercher si je ne pourrais pas trouver quelque issue pour m’échapper. Enfin, las d’une peine inutile, je me jetai sur mon lit que j’avais aussi apporté dans le grand souterrain[3]. Affaissé par tant de fatigues et d’inquiétudes, je m’endormis, mais ce ne fut que pour faire des rêves affreux. Tantôt je me voyais découvert et entouré d’assassins qui se disputaient à qui inventerait un supplice plus cruel pour terminer mes jours ; tantôt ces vieilles ruines sous lesquelles j’étais enseveli, achevaient de s’écrouler, et je me sentais écraser sous leurs décombres. Quelquefois c’était l’abandon et l’impossibilité de sortir de ma prison qui me réduisait à mourir de faim. Souvent des fantômes hideux se présentaient devant moi ; il me semblait voir les ombres de tous ceux qui avaient habité cet antique château me poursuivre, et me demander ce que je venais faire dans cette triste demeure, qui depuis tant de siècles était abandonnée au silence et à l’obscurité. Je me réveillai plusieurs fois couvert d’une sueur froide ; je me rendormais, et les mêmes visions revenaient encore. Enfin plus fatigué de ce sommeil agité que je n’aurais pu l’être d’une pénible insomnie, je me levai, et je me promenai quelques tems pour me remettre. Le bruit des travailleurs parvenait toujours jusqu’à moi, je crus même les mieux distinguer qu’auparavant, et j’en conclus, qu’ils étaient parvenus à faire une ouverture à la muraille. J’allais jusques dans la citerne ; des pierres roulaient déjà sur l’escalier de la cave, ce qui confirma mes conjectures, et me fit penser que bientôt sans doute je serais dans les mains de mes bourreaux. Je retournai m’asseoir sur mon lit, je pris ce livre dont j’ai déjà parlé, et je me mis à lire les sentences les plus convenables à ma situation ; mon âme devint plus calme, et l’effroi de la nature céda peu-à-peu à l’effort de la raison. Mon esprit s’exalta, et les passages qui parlaient de la mort étaient ceux sur lesquels je m’arrêtais avec le plus de complaisance.

La dernière page du livre ne contenait qu’un seul mot, et c’était le nom de Dieu. Eh ! quel commentaire peut-on se permettre sur ce nom qui dit plus que nous ne pouvons comprendre ? La méditation qu’il inspire est toute en sentiment ; la réflexion ne saurait l’atteindre ; on éprouve que c’est à l’âme qu’il appartient, il est au-dessus de l’esprit. Je le lus, je le prononçai, j’aurais voulu en vain dire plus ; il échappait à mon entendement, mais une intelligence surnaturelle semblait venir à mon secours. Je ne pensais plus, c’était quelque chose de supérieur à la pensée, le mot même avait disparu ; je ne le lisais plus, je ne le prononçais plus, je ne le savais plus, pour ainsi dire ; il était devenu trop faible pour ce qu’il n’avait fait que m’indiquer. Rien, rien de ce qui est à notre portée ne pourrait exprimer ce qui se passait en moi ! Je demeurai fort longtems dans cette espèce d’extâse, et certainement je n’étais plus ni malheureux ni effrayé.

Dans cette disposition, et plein je peux m’exprimer ainsi, d’une douce résignation, je redescendis dans ma conscience, et je fis un examen fidèle du tems que j’avais passé sur la terre. Je trouvai souvent plus de volonté que de force dans la plupart de mes actions, mais presque toujours la volonté de faire le bien ; et quand je tournai mes regards vers l’éternel avenir, je crus voir avec satisfaction, que le tableau du passé n’y réfléchissait rien qui pût m’en rendre l’aspect effrayant.

Je me livrais avec la plus grande consolation à ces méditations profondes, lorsque j’en fus distrait par des cris auxquels succéda promptement un bruit épouvantable. Je sentis la terre trembler sous mes pieds, et je crus que toute la ruine allait s’écrouler sur moi. Le bruit était venu de la citerne, j’y courus vîte avec de la lumière, mais tout était déjà calme. J’allai jusqu’à l’escalier qui communiquait à la cave, je le trouvai rempli de pierres, et dès la première marche il me fut impossible d’aller plus loin. La cause de cet événement était facile à deviner, et était clair que les paysans en démolissant une partie du mur, avaient tellement ébranlé la vieille tour qui renfermait ma cellule, qu’elle s’était écroulée, en sorte que la cellule, la cave, tout était bouleversé, entièrement comblé.

Ma première réflexion fut que j’allais être à l’abri de la recherche qu’on avait voulu faire, mais la seconde fut que mon supplice ne faisait que changer, pour se prolonger sans doute ; car il était probable que j’allais mourir de faim. Cette inquiétude me frappa peut-être davantage que celle d’être massacré par des assassins. Je rentrai dans le grand souterrain, je m’y promenai à pas précipités. Je n’avais pas songé à défendre ma vie contre ceux qui la menaçaient, mais le danger n’étant plus le même, je ne m’arrêtais plus aux mêmes idées. Je me mis à chercher autour du souterrain comme si j’eusse déjà conçu l’espérance de me sauver. N’y découvrant rien de satisfaisant, j’allai dans la citerne. Je visitai de nouveau l’escalier, mes recherches furent longtems inutiles. J’allais rentrer dans le souterrain, lorsque j’apperçus, vers le côté qui était sous le milieu de la ruine, quelque chose d’extraordinaire sur le mur. J’élevai ma lumière, et je crus distinguer une figure humaine. J’approchai ; c’était une espèce de cariatide assez informe. À peu de distance il y en avait une autre semblable ; mais tout était si couvert d’une matière grisâtre qu’on reconnaissait à peine la forme qu’avaient ces statues. L’intervalle qui était entre elles ne me parut pas tout-à-fait de la même couleur que le reste du mur, ce qui me le fit examiner avec plus d’attention. Il me sembla que c’était une porte ; je n’osai d’abord en croire mes yeux ; mais une recherche plus exacte dissipa bientôt mes doutes. La satisfaction que devait me causer cette découverte n’était cependant pas sans mêlange ; car en m’assurant que c’était vraiment une porte, je remarquai aussi qu’elle était de fer, et très-bien barricadée ; malgré cette fâcheuse remarque, je n’en allai pas moins bien vîte chercher des outils, les difficultés que je prévoyais n’étant pas faites pour me décourager dans une entreprise qui me rendait l’espérance. Elle fut augmentée par le peu de résistance que j’éprouvai ; la rouille avait fait d’avance les trois quarts de l’ouvrage, et tout céda à mes premiers coups. La porte et la barre qui la fermait furent si promptement détachées de la muraille, que j’eus à peine le tems d’éviter d’être écrasé par leur chûte.

Je suivis, sans hésiter la route qui venait de s’ouvrir devant moi ; néanmoins, je n’avançai que lentement et en m’arrêtant à chaque objet qui me paraissait extraordinaire. Après avoir traversé une épaisse muraille, je me trouvai dans une pièce d’une immense étendue. Je la parcourus avec soin : huit tombeaux surmontés, pour la plupart, de quelques statues, étaient symétriquement rangés tout autour. Dans le milieu on voyait les restes d’un autel ; et j’en conclus que c’était la sépulture des anciens seigneurs de Koenigsburg. Sur chaque tombeau il y avait aussi des inscriptions, mais le tems les avait tellement dégradées, qu’elles étaient toutes illisibles.

Jusques-là je ne trouvais rien qui pût contribuer à me rendre la liberté, mais en passant derrière l’autel, je vis que le mur était ouvert, et que ces catacombes[4] avaient une autre issue que celle par laquelle j’y étais parvenu ; j’en conçus de plus en plus l’espoir que je n’étais pas enterré pour jamais.

J’entrai dans une espèce de corridor entièrement taillé dans le roc. Après avoir marché pendant quelques minutes, j’arrivai dans un carrefour, où le corridor se divisait en plusieurs branches. Je fus quelque tems indécis ; enfin je me résolus à prendre le chemin qui se trouvait le plus directement devant moi. Je trouvai bientôt le passage entièrement fermé par les décombres d’un éboulement qui devait être ancien. Après m’être convaincu que je ne pouvais aller plus loin, je retournai sur mes pas, espérant que je serais plus heureux en suivant les autres routes que j’avais aperçues ; mais ma lumière, qui brûlait déjà difficilement à cause de la rareté de l’air, s’éteignit tout-à-coup, et je me trouvai dans les plus épaisses ténèbres. Je fus affligé de cet événement, mais je ne perdis pas cependant courage ; j’étais bien persuadé, que je pourrais retourner dans le grand souterrain, où je trouverais mon briquet, et ce qu’il fallait pour ravoir de la lumière ; et je promettais de recommencer mes recherches, en prenant plus de précautions. J’allais sans accident jusqu’au carrefour, et là, je calculai de mon mieux pour ne pas me tromper sur la route qui devait me conduire au souterrain. Après avoir hésité un peu, croyant avoir trouvé le bon chemin, je suivis avec la plus grande sécurité. Je me souvenais d’avoir monté en venant, aussi ne fus-je pas étonné de sentir que le terrain allait en pente ; mais elle devint bientôt si rapide, que je commençai à penser que je m’étais trompé ; cette idée rallentit un peu ma marche. Et pourtant dans mon incertitude, je ne crus pas devoir retourner encore en arrière. J’avançais pas à pas ; malgré toutes mes précautions, une pierre qui roula sous mes pieds, me fit chanceler ; par un mouvement naturel. Mes mains que j’appuiais contre le mur se portèrent en avant ; me trouvant sans appui ; la rencontre d’une seconde pierre me fit faire une chûte qui fut si violente que je crus tomber dans un abîme. Je restai sur le coup, et je fus vraisemblablement quelques minutes sans connaissance. Quand je revins à moi, je sentis les plus vives douleurs, et je fus tellement étourdi que j’avais de la peine à me souvenir de ce qui venait de m’arriver. Je fus bientôt tiré de cet état par un bruit semblable à celui de quelqu’un qui ronfle, ce qui ne pouvait manquer de me surprendre beaucoup ; ce bruit était interrompu de tems en tems par quelque sons plaintifs et de profonds soupirs.

L’étourdissement que j’éprouvais toujours, ne me permettait pas de me remuer, et je restai plus d’un quart-d’heure à la même place, d’où j’entendais toujours la même chose. Je m’épuisais en conjectures, sans pouvoir m’arrêter à aucune idée qui me parût raisonnable. Enfin, avec un peu d’effort, je parvins à me lever ; je me traînai vers le côté d’où venait le bruit ; mais je fus tout de suite arrêté par un mur, ou plutôt par un amas de décombres que je pris pour un mur. En tâtonnant je fis rouler quelques pierres qui retentirent sourdement. Sur-le-champ, il se fit un grand mouvement, qui se prolongea quelques secondes, en s’éloignant ; puis je n’entendis plus rien du tout. J’essayai d’avancer, mais les inégalités que je trouvais dans mon chemin me prouvèrent que j’étais véritablement égaré ; j’avais trop peu de tems à perdre si je voulais travailler à me sauver, pour ne pas me décider bien vîte à retourner sur mes pas. J’aurais cependant voulu connaître la cause. des plaintes et des soupirs que j’avais entendus. Je m’arrêtai un moment, j’écoutai, sans rien entendre ; alors je me décidai à retourner sur mes pas ; je fus bientôt revenu à l’endroit où j’étais tombé ; mais quand je voulus aller plus avant, je trouvai qu’il me fallait remonter ce que j’avais descendu si vîte, et que j’avais fait un saut au moins de trois ou quatre pieds. Ma faiblesse était si grande que je désespérai d’abord surmonter cet obstacle. Après de grands efforts, et m’y être repris à plusieurs fois, j’étais sur le point de réussir, lorsque je me sentis tout-à-coup frapper sur l’épaule ; il me sembla qu’on y posait un pied. La même chose passa sur ma tête, et soit douleur, soit effroi, peut-être ces deux sentimens ensemble, je roulai de nouveau jusqu’en bas, où je restai sans connaissance.

Je ne revins à moi que pour éprouver mille maux ensemble. Ma première réflexion fut que j’étais perdu sans ressources. Le plus entier découragement s’empara de moi ; je me rappelai la résignation avec laquelle j’avais attendu la mort quelques heures auparavant : je fus surpris, et presque humilié de ne plus avoir la même fermeté. Mourir de la main de ses semblables serait-il donc moins affreux que de n’en avoir aucun pour témoin de ses derniers momens ? L’abandon où je me trouvais ; le silence, l’obscurité qui régnaient autour de moi, la faiblesse extrême que j’éprouvais, et qui ne me permettait pas de faire le moindre mouvement, tout semblait me dire que, même avant d’expirer, j’étais déjà dans mon tombeau.

Je fus longtems à me repaître de cette idée, mais enfin la nature faisant un effort, je me soulevai et je pris quelques provisions que j’avais dans mes poches. Entièrement occupé de ce qui s’était passé autour de moi depuis deux jours, j’avais souffert une longue diète qui était sans doute une des principales causes de ma faiblesse ; aussi dès que j’eus mangé, je fus en état de me lever tout-à-fait. Le souvenir des plaintes et des soupirs que j’avais entendus m’occupa quelques instans. Ces tristes lieux étaient-ils donc habités ? À moins que ce ne fût par des brigands ou par un infortuné comme moi, je n’en voyais guère la probabilité. Ce qui m’avait renversé m’avait bien paru un être vivant, mais le mouvement avait été trop léger et trop rapide pour que ce pût être un homme ; j’en conclus que je me trouvais dans le voisinage, peut-être même au milieu du repaire de quelque animal sauvage. Non, non, dis-je, depuis bien des siècles, aucun humain n’a pénétré jusqu’ici, et je n’ai de secours à espérer de personne. Cette réflexion sembla me pousser à chercher en moi-même quelque ressource. Je ne pouvais en trouver qu’en tâchant d’abord de regagner le grand souterrain. Je rassemblai donc ce que j’avais échoué. J’étais tout meurtri, et je ne faisais pas un mouvement sans ressentir de violentes douleurs ; poussé par le désespoir je surmontai tout.

Après avoir repris haleine plusieurs fois, j’arrivai au carrefour ; je le reconnus aisément ; je courais encore le danger de m’égarer ; aussi j’hésitai longtems avant de suivre le premier chemin que je trouvai à gauche, et qui d’après mon calcul devait être celui par lequel j’étais venu. Après y être entré, je fus sur le point de retourner ; à chaque pas c’était une nouvelle incertitude. Aucun obstacle ne m’arrêtait cependant, et après avoir marché assez longtems je commençai à me rassurer. J’avais toujours une main appuyée sur le mur, je sentis tout-à-coup qu’il tournait à angle droit, j’étendis l’autre main, je fis quelques pas, et je ne rencontrai rien. Je conjecturai que j’étais arrivé dans les catacombes ; en m’avançant un peu, je touchai bientôt l’autel dont j’ai parlé, et que je reconnus aisément à sa forme. Il ne s’agissait plus que de regagner cette porte que j’avais enfoncée. Je restai plusieurs minutes à errer et à me heurter successivement contre les tombeaux : enfin j’arrivai à cette porte desirée, et je me crus sauvé, tant le malheur auquel on se voit prés d’échapper empêche de penser à celui qui peut en être la suite.

Dès-lors je connaissais parfaitement mon chemin, et je fus bientôt dans le souterrain ; je trouvai mon lit sans peine ; tous mes ustensiles de ménage l’entouraient, et je pus avoir promptement de la lumière. Ce fut la première chose qui m’occupa. J’en avais moins besoin sans doute que de repos ; mais c’était pour moi le soleil après un affreux orage ; en dissipant les ténèbres, il semblait que je m’allégeais d’un poids qui m’avait longtems accablé.

Je ne pouvais pas jouir longtems d’une sorte de bonheur qui n’était qu’une nuance moins forte d’un malheur affreux ; la satisfaction d’avoir échappé à un danger devait céder bientôt à l’idée de celui qui me menaçait encore ; le passé s’effaça ; je ne vis plus ce repaire où j’avais cru mourir, je ne vis plus que ma misère présente et le funeste avenir qui m’était préparé. Une pensée bien triste, mais plus douce vint pourtant se mêler à ces pensées déchirantes ; le souvenir de Georges et d’Henriette se présenta à moi ; il me fit éprouver un sentiment pénible, mais qui n’était pas sans quelques charmes, des larmes coulèrent de mes yeux. Hélas ! me disais-je, ces généreux enfans errent peut-être autour de ces ruines, en déplorant le sort de leur vieil ami, et en cherchant en vain à lui porter des secours. La reconnaissance leur fait un devoir de s’affliger des maux qu’éprouve le bienfaiteur de leur mère. Qui leur a donc appris à pratiquer cette vertu ? ils n’ont jamais eu cependant d’autres leçons de morale que celles que cette mère leur a données. Mais elle leur a dit ce que lui avaient enseigné ses vieux parens, ce que ceux-ci tenaient des leurs ; qu’un Dieu juste punissait les ingrats, qu’il récompensait les cœurs reconnaissans ; et cette leçon simple et précise est restée gravée dans leurs cœurs par les deux sentimens qui seuls peuvent diriger constamment les hommes : la crainte et l’espérance.

Ces réflexions sur ces deux enfans, en me ramenant à l’idée que je connaissais encore sur la terre deux êtres bons, sensibles, deux êtres bienveillans pour moi, semblèrent fortifier le desir de prolonger mon existence, et je pensai sérieusement à recommencer la course qui m’avait si mal réussi ; mais pour cette fois je voulus prendre toutes les précautions qui étaient en ma puissance.

Comme si je m’étais préparé à un long voyage, je me munis d’abord de tout ce qui me restait de provisions de bouche. Je me souvenais trop de l’accident qui m’avait privé de lumière, pour ne pas chercher à trouver un moyen de le prévenir. Il me restait encore plusieurs chandelles, je les liai ensemble le mieux que je pus le faire, espérant que ce faisceau aurait les avantages d’une torche, et pourrait supporter la rareté de l’air ; mais pour mieux parer encore à tout danger, je pris aussi mon briquet, et alors je crus pouvoir braver les ténèbres des plus obscurs souterrains. Après avoir bien regardé si je trouvais quelque chose qui pût m’être utile, je pris ma hache d’une main, ma torche allumée de l’autre, et je partis, en mettant à ce que j’allais entreprendre, l’importance qu’il est bien pardonnable de mettre, à ce qui doit nous sauver ou nous perdre.

Je ne pus m’empêcher de m’arrêter dans les catacombes, quoique l’aspect des tombeaux ne dût pas me paraître d’un bon augure. Ils étaient placés de manière qu’on pouvait passer entre eux et la muraille ; je tournai autour de chacun, comme si j’avais cru qu’ils me cachaient quelqu’issue secrète. Celui qui était le plus près de l’autel, n’avait jamais été fini, ni occupé selon les apparences ; du moins il n’était pas recouvert. Je le considérai avec un receuillement religieux. Il me semblait que ce tombeau m’attendait, et que cette place n’était restée vide que pour moi. Je trouvais quelque chose de consolant à penser que dans l’abandon où je me trouvais, la Providence avait pour ainsi dire elle-même préparé ma sépulture, et je jurai, que si je devais périr dans ce souterrain, ce serait dans ce sépulcre que je viendrais rendre mon dernier soupir.

Après avoir pris cette sorte d’engagement, je continuai mon chemin. Lorsque je fus entré dans le corridor, et que j’y eus marché quelque tems, je vis avec plaisir que ma lumière n’éprouvait presque point d’altération, ce qui me fit espérer que cette fois elle ne s’étendrait pas. J’arrivai au carrefour dont j’ai déjà parlé ; des trois routes qui s’offraient à moi, j’en avais déjà parcouru deux avec un trop malheureux succès, pour ne pas essayer au moins la troisième ; et je n’hésitai pas à la suivre.

Je marchai assez longtems sans trouver autre chose, que des pierres qui s’étaient détachées du roc, et quelques éboulemens de terre, mais qui ne bouchaient pas le passage. Le chemin commençait à paraître bien long, lorsque je m’apperçus que je montais beaucoup ; bientôt je rencontrai des restes d’un escalier : les marches étaient toutes renversées, et plus j’avançais, plus je les trouvais ruinées. Après en avoir franchi avec bien de la peine quelques-unes, je fus arrêté par des décombres qui dans cet endroit les couvraient presque en entier. Je ne me rebutai pas, dans l’espérance que cet escalier communiquait à quelque partie extérieure des ruines. Je dérangeai les pierres pour passer, mais lorsque j’en ôtais une, souvent j’en faisais retomber deux ; je demeurais quelquefois dix minutes pour monter une marche, mais j’étais tellement persuadé que je touchais à une découverte heureuse que rien ne pouvait me décourager.

J’avançais lentement et péniblement, mais j’avançais ; et je crus déjà recueillir le fruit de mes travaux, lorsque j’arrivai au bout de l’escalier, et que je me trouvai dans un caveau ou plutôt un reste de cave ; tout y était dans le même désordre que sur l’escalier, et je n’y pus marcher qu’avec beaucoup de précautions ; mais quelle fut ma joie, quand je crus apercevoir une faible clarté : je n’osais en croire mes yeux ; je cachai la lumière que je portais ; et après avoir regardé avec la plus grande attention, je fus certain que je ne me trompais pas. J’aurais voulu courir vers cet endroit fortuné ; mais l’approche en était défendue par des amas de pierres qui ne laissaient pas de place pour pouvoir y marcher debout. Je posai tout ce qui pouvait me gêner, et j’essayai de me traîner à travers les décombres. En marchant ainsi sur mes pieds et sur mes mains, je rampai jusqu’à un mur, qui avait une lézarde d’où venait la lumière. Je ne doutai plus que je ne fusse tout près de ma délivrance. J’examinai le mur ; la lézarde avait déjà quelques pouces de largeur, et je ne désespérai pas qu’avec ma hache, je ne parvinsse à l’agrandir assez pour pouvoir y passer.

Je retournai sur mes pas pour chercher ma hache que je venais de laisser ainsi que ma lumière ; le poids de mon corps dérangea quelques pierres sur lesquelles je m’appuyais, et causa un éboulement qui couvrit mes jambes et même une partie de mon corps. Je me crus enterré. Cependant je me tirai de là assez facilement, et j’en fus quitte pour quelques meurtrissures, mais quand je me retournai pour juger de ce qui venait d’arriver, je ne vis plus cette clarté qui avait fait renaître mes espérances, et j’en conclus que l’éboulement avait masqué le mur, ce qui renversait tous mes projets, ou du moins en rendait l’exécution bien difficile.

Je restai un moment consterné, puis rappelé à moi par l’urgence de ma position, au risque d’être tout-à-fait enseveli, je me munis de ma hache, et me traînai de nouveau jusqu’au mur. Le mal n’était pas aussi grand que je le craignais ; ce que j’avais pris pour un éboulement, n’était que la chûte de quelques pierres que j’avais fait rouler en passant ; deux ou trois seulement était tombées contre la lézarde, l’avaient masquée assez pour affaiblir encore le peu de jour qui perçait à travers ; et dans mon effroi, il m’avait semblé entièrement disparu. J’écartai aisément ces pierres, et sans perdre un moment je me mis à élargir la lézarde. La vétusté de la muraille rendait mon travail facile, et en peu de tems j’eus fait une brèche assez grande. J’y passai la tête, et je vis le ciel ! Peines, fatigues, douleurs, pour le moment tout fut oublié.

Quoique l’ouverture fût un peu étroite pour mon corps, je ne me donnai pas le tems de l’agrandir, et me précipitant à travers, j’abattis avec mes épaules ce qui s’opposait encore à mon passage.

Il faisait presque nuit, mais la neige qui couvrait la terre prolongeait le jour. Mon premier mouvement avait été de jeter les yeux vers ce ciel dont j’avais été si cruellement séparé, et de lui adresser des action de grâces pour ma délivrance ; quand je regardai autour de moi, je vis qu’il me restait encore d’autres obstacles à vaincre, et que j’étais toujours emprisonné. Je me trouvais dans une enceinte de murailles dont la partie la moins élevée avait au moins douze pieds. Comme il faisait sombre, j’espérais cependant qu’il existait quelque sortie que l’obscurité m’empêchait d’apercevoir.

J’avais laissé ma lumière dans le caveau d’où je venais de sortir, je résolus de l’aller chercher, pour mieux reconnaître les lieux où j’étais. Je rentrai et ressortis de ce caveau avec un peu de peine mais sans accident. Je tâchai de parcourir la tour où je me trouvais (car ce n’était autre chose qu’une tour ruinée,) je tâchai, dis-je, de parcourir cette tour autant que les décombres, qui me disputaient le terrain, pouvaient me le permettre. Je ne remarquai rien de consolant ; il n’existait qu’une seule ouverture, mais à une très-grande hauteur.[5]

L’air qui était très-froid m’avait déjà saisi ; j’étais mouillé par la neige qui tombait des ronces à chaque pas que je faisais ; je me trouvai bientôt tellement engourdi, que je crus que mes travaux aboutiraient à accélérer ma fin, en ajoutant à toutes mes misères l’intempérie d’une rigoureuse saison. Je ne voyais nulle apparence de franchir la nouvelle barrière que je rencontrais, et rebuté tout-à-coup par tant de contrariétés et de souffrances, je me représentai l’existence qui m’attendait, en supposant même que je vinsse à bout de sortir de la situation où j’étais, comme bien loin de valoir toutes les peines que je me donnais ; entièrement découragé, j’étais sur le point de rentrer dans le souterrain, et d’aller attendre le terme de ma carrière dans ce tombeau, où j’avais marqué ma place. Je me rapprochais déjà de la brèche par laquelle j’étais sorti, lorsque je crus entendre parler. J’écoutai, et je fus bientôt convaincu que je ne me trompais pas. J’ai peur, disait une voix que je reconnus sur-le-champ ; on répondit en balbutiant ; je ne pus saisir le sens de paroles, mais l’accent dont elles furent prononcées alla jusqu’à mon cœur. Bonté du ciel ! m’écriai-je, c’est Georges et Henriette ; au moins s’ils peuvent fermer ma paupière, je mourrai content.

J’appelai de toutes mes forces : un profond silence régna autour de moi. J’appelai encore ; point de réponse. Était-il possible que je me fusse mépris ? Ces deux voix retentissaient encore à mon oreille. J’étais bien éveillé ; ma faiblesse ne m’avait pas ôté l’usage de mes sens. Dans mon impatience, je m’avançai vers le côté d’où la voix m’avait paru venir. J’eus à peine fait quelques pas que j’enfonçai tout-à-coup, et tombai dans un trou assez profond. J’avais encore ma lumière, j’examinai attentivement, et je vis que j’étais à l’entrée d’un conduit souterrain qui paraissait aller jusques sous la muraille ; j’écartai les ronces et je me courbai pour mieux voir. Il me sembla qu’en se traînant, un homme pouvait y passer assez aisément. Je ne sais ce qui m’anima, mais je m’y précipitai sans réfléchir, sans hésiter, sans m’effrayer de la manière dont il fallait y marcher, ni des épines, qui en défendait le passage. C’était, comme j’ai pu m’en assurer depuis, les restes d’un égoût ; j’y rampai pendant trois ou quatre toises, au bout desquelles je trouvai une crevasse semblable à celle par où j’étais entré. J’en profitai pour ressortir, et je vis avec plaisir que j’avais franchi la muraille.

J’étais encore entouré de ronces et d’épines, mais j’étais trop occupé de ce que j’avais entendu, pour l’être de ce que je pouvais sentir ou voir. J’appelai de nouveau, Georges, Henriette. Eh, mon dieu ! répondit une petite voix tremblante, est-il possible que ce soit lui ? Je m’approchai, et je trouvai ces deux enfans blottis sous un gros buisson, se pressant l’un contre l’autre, et paraissant à demi-morts d’effroi.

C’est vous mes enfans, m’écriai-je, tout hors de moi ! et que faites-vous là ? Nous avions peur, me répondit naïvement Georges. Puis s’approchant de moi avec Henriette qui gardait le silence, il me prit la main : C’est bien vous, me dit-il, oh ! je n’ai plus peur. Que de chagrin vous nous avez causé ! et que de plaisir j’ai à vous revoir ! Henriette revenue tout-à-fait à elle, répétait à l’envi ce que son frère me disait d’affectueux, et tous deux m’accablaient de caresses comme s’ils eussent retrouvé un père.

Comment, leur demandai-je, pouvez-vous être ici à cette heure ? — Eh ! mon dieu ! vous devez bien vous en douter ; nous vous cherchions ; nous nous sommes oubliés ; et quoique depuis longtems, nous n’espérions plus vous trouver, il n’y a que la nuit qui ait pu nous faire penser à nous éloigner d’ici. Comme il y a de la neige, et que la montagne est glissante, nous sommes revenus par le grand château, pour rejoindre le chemin, et en passant nous avons entendu crier, ce qui nous a fait bien peur ; et jugez donc de notre frayeur lorsque nous avons aperçu de la lumière qui sortait comme de dessous terre, et que nous avons ensuite vu un homme. Quand vous vous êtes approché de nous, si vous n’aviez pas parlé, je crois qu’Henriette… — Et toi donc, reprit celle-ci, tu tremblais comme la feuille.

Georges me questionna sur ce qui m’était arrivé ; je le mis au fait en peu de mots. Eh bien ! Henriette, disait-il à sa sœur, quand je t’assurais, qu’il y avait des caves sous cette ruine, et que notre bon maître pouvait bien s’y être sauvé ! Il me raconta à son tour, qu’il avait été témoin de l’écroulement de la tour où était mon caveau ; qu’un des paysans et le maître d’école avaient été blessés assez grièvement par des pierres qui avaient roulé sur eux ; qu’ils l’avaient aperçu et l’avaient forcé à leur aider à retourner au village, en le menaçant de le battre.

Quand nous arrivames, continua Georges, il était trop tard pour revenir à la montagne, mais je vous assure que je ne pus pas dormir de toute la nuit, tant je pensais à vous ; et le lendemain (c’était hier) je partis dès que je pus le faire, sans vouloir rien dire à Henriette. Mon dieu ! combien de fois j’ai fait le tour de la petite ruine ! comme je regardais ! comme j’écoutais ! Et rien, rien ! J’avais trop de chagrin, le soir je ne pus pas le cacher à Henriette ; elle me dit que nous devions chercher encore, et elle me pria de l’emmener avec moi. Il nous a été impossible de sortir avant midi ; nous avons passé toute la soirée à parcourir la ruine ; nous vous avons appelé cent fois, tout était inutile ; nous ne vous trouvions pas, et nous ne pouvions renoncer à vous trouver. Il a pourtant fallu songer à partir ; heureusement nous nous sommes décidés à passer par ici, sans cela, Dieu sait quand nous vous aurions revu, car nous n’avions plus d’espérance, et nous ne serions peut-être pas revenus.

Mon cher Georges, lui dis-je quand il eut fini son récit, je ne suis point étonné de ce que tu viens de me dire ; j’ai bien deviné toute l’inquiétude que je vous ai causée, et je m’attendais à tous les soins que vous avez pris pour me chercher ; malgré cela le plaisir de vous l’entendre raconter m’a fait oublier que vous n’avez pas de tems à perdre, pour retourner à votre village. — Vous allez nous suivre, me dit Georges. — Vous suivre, mes enfans ! et les dangers qui me menaçaient sont-ils donc passés ? — Hélas ! non, reprit-il tristement ; car… Mais où passerez-vous la nuit ? — Je trouverai bien à me mettre à couvert ; je ne suis pas difficile maintenant ; partez, partez ; vous serez sûrement grondés de ce que vous rentrez si tard. Tâche seulement de revenir demain, mon cher Georges. — Et moi, me dit Henriette, vous ne voulez pas que je revienne ? — Deux jours de suite, faire une semblable course ! cela serait trop fort pour toi ; mais sois sure que j’aurais bien du plaisir à te revoir. Si je pouvais vous avoir souvent auprès de moi, je ne m’ennuierais pas ici. À ces mots ils redoublèrent leurs caresses, en se félicitant avec leur naïveté ordinaire de ce qu’ils pouvaient être utiles à mon bonheur.

Il faisait nuit depuis longtems, et quelque plaisir que me causât leur présence, j’insistai sur leur départ, en leur disant que j’allais les reconduire hors du grand château. Nous traversames cette immense ruine, et ma présence ne rassurait pas tout-à-fait Henriette, dont je sentais trembler la main. Je lui demandai en riant si elle avait peur de moi, car j’étais sûrement le seul revenant qu’il y eût dans le château. Je n’en sais rien, me répondit-elle, mais on raconte tant de choses sur ces vieux châteaux, il faut bien qu’il y ait quelques raisons pour cela. Nous arrivames enfin hors de l’enceinte, et après que je les eus embrassés tous deux, nous nous séparames.

Je restai longtems appuyé contre la porte d’entrée ; l’obscurité était déjà si grande que je les perdis de vue bien vîte, mais le silence de la nuit fit que je les entendis marcher jusqu’à une grande distance ; le bruit cessa, j’écoutai encore : je ne pouvais m’occuper d’autre chose. Enfin quand je fus convaincu qu’ils étaient déjà loin, je commençai à penser à moi. La rencontre de ces enfans avait pour ainsi dire suspendu toutes mes douleurs, dès que je fus séparé d’eux elles se renouvelèrent ; il faisait un froid assez vif, et je sentis le besoin de trouver promptement un abri. Faible et souffrant comme je l’étais, mon souterrain était trop éloigné et le chemin en était trop difficile, pour que je pusse songer à y retourner cette nuit-là. Je me décidai donc à chercher un asyle dans la partie la mieux conservée de la ruine. Je remontai lentement jusques dans la cour ; des bûcherons y avaient déposé des fagots, ce qui me donna l’idée de m’établir dans la grande salle, qui est à gauche au rez-de-chaussée, et d’y faire du feu. Le corps meurtri, harassé de fatigue, j’eus de la peine à transporter quelques-uns de ces fagots jusques dans la salle. Le bois était sec, mêlé de sapin, et il s’emflamma avec une grande facilité ; mais si je trouvai le moyen de m’échauffer, je fus loin d’avoir celui de me mettre à mon aise. Quel lit que la terre pour un vieillard accablé de tant de maux ! Il fallut pourtant me coucher, n’ayant plus de force de me soutenir.

Il me fut impossible de m’endormir, et livré à d’amères réflexions, je calculai de nouveau, s’il ne valait pas mieux m’exposer à tomber entre les mains de mes ennemis, que de rester ainsi en proie à toutes sortes de misères. Prolonger sa vie pour la passer dans le malheur, parut à ma raison la plus inouie des extravagances ; cependant j’inclinai bientôt pour le parti qui me sembla le plus propre à la conserver. Je pensai que si je parvenais à me frayer une route un peu plus facile pour aller au Souterrain, je pourrais y vivre encore d’une manière supportable, tant que ces généreux enfans viendraient à mon secours ; un tems plus favorable pouvait n’être pas éloigné, et je recueillerai alors le fruit de ma patience.

Je faisais déjà des plans pour rendre le chemin du souterrain praticable, sans que l’entrée en fût aisée à découvrir. J’aurais voulu qu’il fût jour pour y travailler sur-le-champ ; mais je sentais bien qu’auparavant j’avais besoin de reprendre des forces ; une insomnie cruelle ne me permettait pas de trouver le moindre repos. Une nuée de chauve-souris, attirées par le feu, voltigeaient autour de moi, et me fatiguaient encore par leur vol sinistre ; les cris funèbres d’un hibou retentissait au-dessus de ma tête, et d’un peu plus loin une chouette lui répondait par ses plaintes de mauvais augure.

Je cherchai des moyens de me distraire. J’attisais mon feu à chaque instant ; quelquefois je suivais des yeux le vol d’une chauve-souris ; je considérais attentivement les ombres qui s’alongeaient ou se retiraient à mesure que la flamme s’élevait ou s’abaissait ; elles me présentaient les formes les plus extraordinaires, souvent des spectres, et des tableaux toujours effrayans. Quand je me sentais bien fatigué, je m’étendais par terre, je me tournais, je me retournais, pour tâcher de trouver une position supportable : il me fut impossible de m’endormir. Je me remis à rêver ; j’essayai même de faire des châteaux en Espagne ; mais il faut être jeune pour y trouver du plaisir ; à vingt ans mon imagination aurait créé des palais avec les ruines dont j’étais entouré, mais à soixante-dix ans la tombe est toujours entr’ouverte devant vous, et semble prête à vous engloutir avec tout ce que vous pouvez créer. Aussi les projets que je faisais m’occupaient sans m’attacher. Une seule idée m’inspira quelque intérêt. Je pensai avec une certaine satisfaction, que si j’étais destiné à recevoir longtems des secours de ces deux enfans généreux, je pourrais en cultivant leurs dispositions vertueuses, et éclairant leur jeunesse des lumières de mon expérience, m’acquitter en quelque sorte des services qu’ils me rendaient. Je passai le reste de la nuit à faire, pour ainsi dire, un plan d’éducation qui pût convenir au tems où nous étions, et aux moyens que j’avais pour l’exécuter.

Le jour parut enfin ; soit qu’il calmât mon agitation, soit que le besoin l’emportât sur le mal-aise, je m’endormis. Quand je me réveillai, Henriette et Georges étaient à mes côtés, ne disant mot, et se regardant d’un air triste, comme s’ils avaient été affligés de me voir ainsi couché par terre. Leur présence me rendit des forces ; je me soulevai, et leur demandai s’ils étaient depuis longtems. Non, me dit Georges : nous vous avons peut-être réveillé ; nous ne faisions guère de bruit cependant. — Non, mes amis, vous ne m’avez pas réveillé ; et quand cela serait, votre présence vaut mieux pour moi que le sommeil ; mais j’ai froid, ne pourriez-vous pas me faire du feu ? — Oh ! oui, oui, répondirent-ils à l’envi ; et puis vous déjeûnerez, n’est-ce pas ? Vous devez en avoir besoin, et je ne l’ai pas oublié, ajouta Georges d’un air satisfait, en me montrant un panier qui était auprès de lui.

Mon feu n’était pas tout-à-fait éteint, et il fut rallumé en un instant ; puis Georges aidé d’Henriette étala devant moi ce qu’il avait apporté ; et tous deux m’engagèrent à manger. Le frère et la sœur se disputaient le bonheur de me servir. J’avais peu d’appétit, mais leurs instances semblèrent m’en donner, et je pris de tout ce qu’ils m’offrirent. Savez-vous bien, me dit Georges, que je passerai la journée près de vous ? (Je le regardai, avec une espèce de surprise.) J’ai tout arrangé pour cela, soyez tranquille. Il est dix heures, Henriette va retourner à la maison, elle sait ce qu’elle a à dire ; et moi je reste ici jusqu’au soir. Vous avez besoin de moi, n’est-il pas vrai ?… — J’en aurais toujours besoin, mais… — Soyez donc tranquille. Allons, Henriette va-t-en. Elle partit avec l’air de quelqu’un qui se sacrifie, et en me témoignant ses regrets de ne pouvoir pas rester avec son frère. Georges alla la reconduire jusqu’à une certaine distance ; quand il fut revenu, je commençai par le questionner sur ce qu’il pouvait avoir entendu dire de moi et de mes affaires, sur lesquelles il m’avait promis de prendre des renseignemens. Il m’apprit que ma maison avait été mise au pillage, qu’on m’avait cherché pendant plusieurs jours, et qu’on répétait encore que si je paraissais mon affaire serait bientôt faite.

Je ne lui en demandai pas davantage ; une espèce de fureur me rendit toutes mes forces ; je me levai, et prenant Georges par la main : Viens, mon ami, lui dis-je ; aide-moi à retrouver un asyle où toi seul et ta sœur vous puissiez pénétrer ; aide-moi à me cacher dans les entrailles de la terre !

Nous arrivames bientôt vers la tour ruinée par laquelle j’étais sorti. Je communiquai alors à mon petit compagnon le projet que j’avais d’en rendre l’entrée plus praticable, sans qu’elle fût cependant trop facile à trouver. Je lui demandai gravement son avis ; il me répondit très-gravement aussi, et comme s’il avait bien senti qu’il était devenu un homme important. Il faut d’abord, me répondit-il, que je sache comment tout cela est fait. Je lui montrai l’ouverture de l’égoût qui m’avait servi de chemin ; il s’y précipita, et bientôt je le perdis de vue ; il revint au bout de quelques minutes : le résultat de ses observations fut qu’il ne savait pas trop ce qu’il fallait faire, mais que je n’avais qu’à le lui dire, et qu’il travaillerait de tout son cœur.

Cet égoût me paraissait une entrée si désagréable et si incommode, que je cherchai si je ne pourrais pas en découvrir une autre. Je remarquai bientôt dans un coin où la tour joignait le mur de l’enceinte, une fenêtre qu’un énorme lierre masquait entièrement. Cette fenêtre était au moins à douze pieds de hauteur ; mais on pouvait y arriver par un tas de pierres, provenant d’anciens écroulemens. Je le fis voir à Georges ; en un instant il grimpa dessus, et me montra qu’avec sa main il atteignait la fenêtre. J’y montai, et plus grand que lui, je pus voir de l’autre côté en écartant le lierre ; il y avait aussi un amas de décombres, qui ne laissait que quatre ou cinq pieds à descendre. Dès-lors mon plan fut formé. J’avais toujours ma hache ; je cherchai avec Georges quatre morceaux de bois fourchus ; en tordant de petites branches vives, j’en fis des liens, qui me servirent à attacher assez solidement les échelons dans les fourches ; et en moins d’une heure, j’eus fabriqué deux échelles de la hauteur qui m’était nécessaire, assez solides et cependant si légères que Georges même pouvait les porter toutes deux à-la-fois. Je les plaçai des deux côtés de la fenêtre que nous voulions escalader ; Georges s’en servit le premier, je le suivis, et nous arrivames sans accident dans l’intérieur de la tour. Je retirai l’échelle qui était du côté de la cour, j’eus soin de remettre le lierre comme il était auparavant, et il ne resta aucune trace de notre passage.

Je retrouvai la brèche par laquelle j’étais sorti ; je remis à un autre moment à y faire les réparations que je projetais, tant j’avais d’empressement de rentrer dans le souterrain. J’allumai ma torche, que je m’étais bien gardé d’oublier, j’armais Georges de ma hache, et nous entrames dans ce souterrain, qui m’était devenu précieux, depuis que je le regardais comme mon unique asyle.

Nous trouvames d’abord toutes les difficultés que j’avais déjà éprouvées ; et nous ne pumes avancer qu’en nous courbant, et quelquefois en nous traînant ; mais quand nous fumes parvenus au bas de l’escalier ruiné, la route devint plus commode. Mon petit compagnon marchait à côté de moi, sans oser dire un seul mot. Quand je le regardais, il me regardait ; si je souriais, il souriait ; si ma figure était sérieuse, la sienne se rembrunissait. Je ne sais pourquoi je trouvais un certain plaisir à garder le silence, peut-être avais-je la cruauté de m’amuser de l’inquiétude que cet enfant laissait paraître. Cependant lorsque nous arrivames au carrefour, je lui demandai le chemin qu’il prendrait s’il était seul. — Je n’en sais rien, me répondit-il. — Tu reprendrais peut-être celui par lequel nous sommes venus. — Cela se pourrait bien ; j’ai pourtant bonne envie de savoir où tout cela mène.

Je reconnus aisément la véritable route, et en peu de tems nous entrames dans les catacombes ; ce fut là où le contraste de la crainte et de la curiosité se peignit fortement sur la figure de Georges. La vue de ces tombeaux, le silence qui régnait autour de nous, cette obscurité que notre faible lumière ne dissipait que dans un très-petit espace, tout cela devait produire sur son esprit un effet aussi extraordinaire, que la situation où il se trouvait était nouvelle pour lui. J’étais impatient d’arriver, et je ne voulus pas m’arrêter davantage ; nous traversames la citerne, et nous parvinmes dans le grand souterrain. J’éprouvai vraiment de la satisfaction ; il me semblait revenir d’un long et périlleux voyage, et me réfugier dans un port après avoir été balloté par l’orage. Oui, Georges, m’écriais-je avec une espèce de transport, voilà ma demeure, c’est peut-être le seul endroit de la terre où je puisse trouver la paix ; crois-tu avoir la possibilité de nourrir longtems ton vieux maître ? — Je vous nourrirai bien, me répondit-il ; mais que tout cela est sombre !… — Mon ami, cette retraite est cent fois meilleure que celle que tu m’avais choisie d’abord. — Cela se peut ; mais, dans l’autre, on y voyait clair. J’avais beau dire, j’eus bien de la peine à lui faire trouver mon logement commode et surtout agréable. Je lui fis visiter la citerne et boire de son eau, qui était très-supportable. Il convint que cette ressource, sur le haut d’une montagne, était d’un grand prix. Nous visitames ensuite les catacombes : il regardait tout d’un air étonné et pensif. Henriette serait bien surprise si elle venait ici, me dit-il tout-à-coup. — Il faudra l’amener, lui répondis-je. — Elle n’osera jamais entrer, si vous n’allez pas la chercher jusqu’à la tour. — Et toi, oseras-tu bien revenir tout seul ? — Je crois que je m’y accoutumerai. Au fait, toutes ces figures, ces tombeaux, ce ne sont que des pierres ; mais il fait si sombre, et quand on n’y voit pas bien, on ne sait pas ce qu’on voit.

Je lui montrai le tombeau qui était vide. Regarde bien, lui dis-je, si je meurs dans ce souterrain, c’est là où je veux être. Il se précipita contre moi, et m’entourant de ses bras : ne parlez donc pas de cela, mon bon maître, me dit-il avec la plus grande effusion. Une marque d’intérêt adoucit souvent le malheur, mais aussi quelquefois elle dispose l’âme à le sentir plus vivement. Je pris les mains de Georges, je jetai les yeux sur lui, puis je les relevai involontairement vers le ciel ; et comme si le sentiment qui m’affectait m’avait ôté mes forces, je me reculai jusqu’auprès de l’autel, et je m’y appuyais. Georges n’avait quitté mes mains, je l’avais entraîné avec moi. Nous ne parlions pas ; il semblait tout étonné de me voir ainsi. Après avoir respecté mon silence pendant quelques minutes, croyant deviner la cause de l’accès de mélancolie qui venait de me saisir, il me dit tout-à-coup : pourquoi donc aussi songer à ces choses-là ! Je compris parfaitement sa pensée, et comme si j’en avais été honteux, je lui répondis bien vite : tu te trompes, mon cher Georges ; mais il m’est impossible d’expliquer ce que je viens d’éprouver. — Le souterrain est si triste, continua-t-il, comme s’il ne m’avait pas entendu, il est impossible que vous n’y soyez pas bien malheureux ; et personne, personne à qui je puisse avoir recours ! — Non, répliquai-je, non, mon cher ami, je ne suis point très-mal ici ; je t’y donnerai de la peine, voilà tout ce qui m’afflige. — Quoi ! bien vrai ? s’écria-t-il en joignant ses deux mains et avec une expression que je ne saurais rendre ; ne vous affligez donc pas ; bien loin de me donner de la peine, quand je fais quelque chose pour vous, cela me cause bien du plaisir.

Quelle douleur n’aurait pas été calmée par de semblables marques d’intérêt ? Le nuage qui venait de se répandre sur mes esprits se dissipa promptement ; et nous nous remimes en marche, en causant sur ce qui nous restait à faire pour l’avenir. Nous convinmes que deux fois la semaine, ou trois fois tout au plus, Georges viendrait m’apporter des provisions. Ne voulant pas être à charge à son père je lui donnai de l’argent ; il me raconta ce qu’il faisait pour acheter ce dont j’avais besoin sans que personne pût se douter de rien ; il me rendit compte en même tems des fonds que je lui avais déjà remis ; et loin de l’en empêcher, je crus lui rendre service en lui fournissant cette occasion de s’habituer à ce genre d’exactitude qui n’est qu’un hommage rendu à la propriété.

Nous étions arrivés dans la tour, il faisait un beau froid ; le soleil paraissait, je jugeai à sa hauteur qu’il n’était pas tard, en conséquence je gardai encore Georges. Je fis avec lui un plan pour déblayer l’entrée du souterrain. Nous examinames avec soin la fenêtre par laquelle nous avions passé. Nous vimes avec plaisir que le lierre la masquait tellement, qu’il fallait faire une bien grande recherche pour se douter qu’elle existait. Georges remarqua qu’il pourrait facilement se servir de ce lierre pour monter et descendre, ce qui évitait de passer et repasser une échelle en dehors. Nous fumes longtems à bien calculer les précautions à prendre pour flétrir les feuilles le moins possible. Je recommandai aussi à Georges de ne jamais marcher deux fois de suite dans le même endroit pour éviter de faire un sentier battu, qui pourrait attirer l’attention de quelques curieux, et les mener à me découvrir. Ayant assez de cette communication, nous résolumes de combler l’égoût qui m’avait servi de passage ; il ne s’agissait que d’y rouler quelques pierres, et elles ne manquaient pas dans le voisinage.

Nous restames ainsi plus d’une heure à raisonner et discuter nos projets ; Georges, qui semblait sentir toute l’importance dont il m’était devenu, répondait gravement à tout ce que je disais, approuvait, faisait des objections ; et, par le contraste de son âge avec le ton qu’il prenait, aurait pu paraître risible à tout autre qu’à moi, auprès de qui il avait bien quelque droit de se faire valoir.

L’heure de son départ arriva ; et il fallut terminer notre entretien. J’avais tellement besoin de repos que je ne le reconduisis pas même au-delà de la ruine ; je rentrai bien vîte dans mon souterrain, et je ne tardai pas à me coucher. Ma situation me semblait avoir changé ; elle était loin d’être satisfaisante ; mais ce que j’avais éprouvé depuis plusieurs jours était si affreux, que ce seul souvenir me rendait tout supportable. Aussi je m’endormis avec un calme d’esprit que je n’avais pas éprouvé depuis longtems.

Nous étions alors dans le mois de novembre, et c’est de cette époque que je peux dater véritablement mon établissement dans les ruines. J’y étais venu sans avoir le tems de réfléchir à ce que je faisais ; et dès le second jour j’y avais été renfermé de manière que je n’avais pas eu le choix d’en sortir. En recouvrant ma liberté, j’éprouvai d’abord quelque incertitude sur l’usage que j’en allais faire ; mais heureusement pour mon repos, je pris bientôt mon parti, et je résolus pour le moment de ne penser à autre chose qu’à mettre tous mes moyens en usage pour rendre ma demeure supportable.

J’en fis un nouvel examen ; hormis la partie la plus proche de la grande ruine dont le délabrement pouvait m’inspirer quelque inquiétude, le reste était d’une extrême solidité, et presque tout taillé dans le roc. Le grand souterrain où j’habitais plus particulièrement était vaste et fort sain ; son étendue me permettait d’y faire du feu sans être incommodé par la fumée.[6] La citerne me fournissait de l’eau, et je possédais déjà sans le secours de personne deux choses fort essentielles. Je pensai qu’il me serait possible de faire peu-à-peu des provisions, de manière que Georges ne fût pas obligé de venir si souvent ; j’espérai qu’il pourrait me procurer quelques livres, et de quoi écrire ; et il me sembla qu’alors je pourrais braver l’ennui ; enfin j’envisageai sans effroi l’idée de me confiner là au moins pour tout l’hiver, et j’en formai la résolution presque sans regreter de ne pouvoir pas prendre un autre parti. Il est vrai que je bornais la durée de ma retraite à la durée de l’hiver ; je calculais que ce tems devait suffire pour me faire oublier, par mes ennemis, et qu’alors je profiterais de la belle saison pour sortir de France à travers les montagnes.

Enfin je n’eus plus une pensée qui ne tendît à m’affermir dans ma résolution, et dès-lors je songeai sérieusement à rendre cette demeure aussi commode qu’il était possible de le faire avec les moyens que j’avais.

Je destinai la plus grande partie de mon tems à ce travail, et je l’employai si bien, qu’il ne se passa pas un seul jour, sans que je ne parvinsse à me procurer de l’aisance, tant la nécessité peut rendre industrieux. Georges venait m’aider le plus souvent qu’il le pouvait. Je ne lui communiquais pas un projet qu’il ne fût empressé d’en voir l’exécution, et il s’ennuiait si peu auprès de moi, qu’il me fallait presque toujours le renvoyer. Outre le prix qu’il mettait vraiment à m’être utile, j’avais su lui faire de cette occupation des plaisirs dignes de son âge ; nous travaillions comme deux camarades, et il était souvent le premier architecte de nos édifices ; souvent même je n’agissais que sous sa direction. Quand nous avions fini quelque chose il était enchanté, et je m’amusais de la satisfaction avec laquelle il me faisait admirer son ouvrage. Henriette venait quelquefois partager nos travaux ; si elle avait osé elle aurait toujours suivi son frère ; elle regardait comme une faveur quand il jugeait qu’elle pouvait quitter la maison sans inconvéniens, et qu’il la laissait venir avec lui.

Dans le commencement, j’eus bien quelque inquiétude sur leur discrétion ; mais quand on reste longtems dans la même situation, les craintes qui ne se réalisent pas s’affaiblissent peu-à-peu, c’est ce que j’éprouvai, et bientôt je n’y pensai plus. Georges me rassura sur les quatre paysans qui pouvaient conserver quelques soupçons et reprendre l’envie de faire de nouvelles recherches. Il me dit que les blessés étaient encore malades et devaient partir pour la requisition dès qu’ils seraient rétablis, ainsi qu’un des deux qui n’était pas blessé ; que le quatrième n’était pas homme à s’occuper tout seul de ce qui leur avait si mal réussi.

Fin du premier volume.
  1. On pensera que tout ce que disent ces enfans dans cette histoire devrait être en mauvais allemand, tel que le parlent les Alsaciens de la classe commune ; mais si on a tâché de leur conserver un ton simple, on n’a pas cru devoir rendre absolument une mauvaise expression, et le lecteur n’y perdra sûrement rien, dès qu’on a bien conservé toutes leurs idées. (Note du rédacteur.)
  2. On peut compter une bonne lieue du village d’Orschweiler jusqu’au haut de la montagne. (Note du rédacteur.)
  3. Pour l’intelligence de la narration, j’appellerai ma Cellule, le petit caveau que j’ai d’abord habité ; Cave, le premier endroit où je suis descendu, après avoir percé la voûte ; Citerne, l’endroit où j’ai trouvé de l’eau, et grand souterrain, la pièce où je m’établis alors. (Note du vieillard.)
  4. Comme j’aurai souvent occasion de parler de cette pièce, c’est ainsi que je la nommerai toujours. (Note du vieillard.)
  5. La plupart des tours bâties dans les dixiéme et douzième siècles, n’avaient ni porte, ni fenêtres qu’à douze ou quinze pieds de haut.
    (Note du rédacteur.)
  6. J’ai dit qu’il y avait une cheminée, mais le tuyau avait été bouché par les écroulemens, et elle ne pouvait plus servir.