Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 27 (p. 204-207).
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v. — de castro et ronciglione.

L’usurpation de Castro et Ronciglione sur la maison de Parme n’est pas moins injuste : mais la manière a été plus basse et plus lâche[1]. Il y a dans Rome beaucoup de juifs, qui se vengent comme ils peuvent des chrétiens en leur prêtant sur gages à gros intérêts. Les papes ont été sur leur marché. Ils ont établi des banques que l’on appelle monts-de-piété : on y prête sur gages aussi, mais avec un intérêt beaucoup moins fort. Les particuliers y déposent leur argent, et cet argent est prêté à ceux qui veulent emprunter, et qui peuvent répondre.

Rainuce, duc de Parme, fils de ce célèbre Alexandre Farnèse qui fit lever au roi Henri IV le siége de Rouen et le siège de Paris, obligé d’emprunter de grosses sommes, donna la préférence au mont-de-piété sur les juifs. Il n’avait cependant pas trop à se louer de la cour romaine. La première fois qu’il y parut, Sixte-Quint voulut lui faire couper le cou pour récompense des services que son père avait rendus à l’Église.

Son fils Odoard devait les intérêts avec le capital, et ne pouvait s’acquitter que difficilement. Barbarin ou Barberin, qui était alors pape sous le nom d’Urbain VIII, voulut accommoder l’affaire en mariant sa nièce Barbarini ou Barbarina au jeune duc de Parme. Il avait deux neveux qui le gouvernaient : l’un, Taddeo Barbarini, préfet de Rome ; et l’autre, le cardinal Antonio ; et de plus un frère, cardinal aussi, mais qui ne gouvernait personne. Le duc alla à Rome voir ce préfet et ces cardinaux, dont il devait être le beau-frère moyennant une diminution des intérêts qu’il devait au mont-de-piété. Ni le marché, ni la nièce du pape, ni les procédés des neveux ne lui plurent : il se brouilla avec eux pour la grande affaire des Romains modernes, le puntiglio, la science du nombre des pas qu’un cardinal et un préfet doivent faire en reconduisant un duc de Parme. Tous les caudataires se remuèrent dans Rome pour ce différend, et le duc de Parme s’en alla épouser une Médicis.

Les Barberins ou Barbarins songèrent à la vengeance. Le duc vendait tous les ans son blé du duché de Castro à la chambre des apôtres pour acquitter une partie de sa dette, et la chambre des apôtres revendait chèrement son blé au peuple. Elle en acheta ailleurs, et défendit l’entrée du blé de Castro dans Rome. Le duc de Parme ne put vendre son blé aux Romains, et le vendit aussi ailleurs, comme il put.

Le pape, qui d’ailleurs était un assez mauvais poëte, excommunia Odoard selon l’usage, et incaméra le duché de Castro. Incamérer est un mot de la langue particulière à la chambre des apôtres : chaque chambre a la sienne. Cela signifie prendre, saisir, s’approprier, s’appliquer ce qui ne nous appartient point du tout. Le duc, avec le secours des Médicis et de quelques amis, arma pour désincamérer son bien. Les Barberins armèrent aussi. On prétend que le cardinal Antonio, en faisant délivrer des mousquetons bénits aux soldats, les exhortait à les tenir toujours bien propres, et à les rapporter dans le même état qu’on les leur avait confiés. On assure même qu’il y eut des coups donnés et rendus, et que trois ou quatre personnes moururent dans cette guerre, soit de l’intempérie, soit autrement. On ne laissa pas de dépenser beaucoup plus que le blé de Castro ne valait. Le duc fortifia Castro ; et, tout excommunié qu’il était, les Barberins ne purent prendre sa ville avec leurs mousquetons. Tout cela ne ressemblait que médiocrement aux guerres des Romains du temps passé, et encore moins à la morale de Jésus-Christ. Ce n’était pas même le contrains-les d’entrer[2] ; c’était le contrains-les de sortir. Ce fracas dura, par intervalles, pendant les années 1642 et 1643. La cour de France, en 1644, procura une paix fourrée. Le duc de Parme communia, et garda Castro.

Pamphile, Innocent X, qui ne faisait point de vers, et qui haïssait les deux cardinaux Barberins, les vexa si durement pour les punir de leurs vexations qu’ils s’enfuirent en France, où le cardinal Antonio fut archevêque de Reims, grand aumônier, et chargé d’abbayes.

Nous remarquerons en passant qu’il y avait encore un troisième cardinal Barberin, baptisé aussi sous le nom d’Antoine. Il était frère du pape Urbain VIII. Celui-là ne se mêlait ni de vers ni de gouvernement. Il avait été assez fou dans sa jeunesse pour croire que le seul moyen de gagner le paradis était d’être frère lai chez les capucins. Il prit cette dignité, qui est assurément la dernière de toutes ; mais étant depuis devenu sage, il se contenta d’être cardinal et très-riche. Il vécut en philosophe. L’épitaphe qu’il ordonna qu’on gravât sur son tombeau est curieuse :

Hic jacet pulvis et cinis, postea nihil.

Ci-gît poudre et cendre, et puis rien.

Ce rien est quelque chose de singulier pour un cardinal.

Mais revenons aux affaires de Parme. Pamphile, en 1646, voulut donner à Castro un évêque fort décrié pour ses mœurs, et qui fit trembler tous les citoyens de Castro qui avaient de belles femmes et de jolis enfants. L’évêque fut tué par un jaloux. Le pape, au lieu de faire chercher les coupables, et de s’entendre avec le duc pour les punir, envoya des troupes et fit raser la ville. On attribua cette cruauté à dona Olimpia, belle-sœur et maîtresse du pape, à qui le duc avait eu la négligence de ne pas faire de présents lorsqu’elle en recevait de tout le monde. Démolir une ville était bien pis que de l’incamérer. Le pape fit ériger une petite pyramide sur les ruines, avec cette inscription : Quì fu Castro[3].

Cela se passa sous Rainuce II, fils d’Odoard Farnèse. On recommença la guerre, qui fut encore moins meurtrière que celle des Barberins. Le duché de Castro et de Ronciglione resta toujours confisqué au profit de la chambre des apôtres, depuis 1646 jusqu’à 1662, sous le pontificat de Chigi, Alexandre VII.

Cet Alexandre VII ayant, dans plus d’une affaire, bravé Louis XIV, dont il méprisait la jeunesse et dont il ne connaissait pas la hauteur, les différends furent poussés si loin entre les deux cours, les animosités furent si violentes entre le duc de Créquy, ambassadeur de France à Rome, et Mario Chigi, frère du pape, que les gardes corses de Sa Sainteté tirèrent sur le carrosse de l’ambassadrice, et tuèrent un de ses pages à la portière[4]. Il est vrai qu’ils n’y étaient autorisés par aucune bulle ; mais il parut que leur zèle n’avait pas beaucoup déplu au saint-père. Louis XIV fit craindre sa vengeance. Il fit arrêter le nonce à Paris, envoya des troupes en Italie, se saisit du comtat d’Avignon. Le pape, qui avait dit d’abord que « des légions d’anges viendraient à son secours », ne voyant point paraître ces anges, s’humilia, demanda pardon. Le roi de France lui pardonna, à condition qu’il rendrait Castro et Ronciglione au duc de Parme, et Comacchio au duc de Modène, tous deux attachés à ses intérêts, et tous deux opprimés.

Comme Innocent X avait fait ériger une petite pyramide en mémoire de la démolition de Castro, le roi de France exigea qu’on érigeât une pyramide du double plus haute, à Rome, dans la place Farnèse, où le crime des gardes du pape avait été commis. À l’égard du page tué, il n’en fut pas question. Le vicaire de Jésus-Christ devait bien au moins une pension à la famille de ce jeune chrétien. La cour de Rome fit habilement insérer dans le traité qu’on ne rendrait Castro et Ronciglione au duc que moyennant une somme d’argent équivalente à peu près à la somme que la maison Farnèse devait au mont-de-piété. Par ce tour adroit, Castro et Ronciglione sont toujours demeurés incamérés, malgré Louis XIV, qui dans les occasions éclatait avec fierté contre la cour de Rome, et ensuite lui cédait.

Il est certain que la jouissance de ce duché a valu à la chambre des apôtres quatre fois plus que le mont-de-piété ne peut redemander de capital et d’intérêts. N’importe, les apôtres sont toujours en possession. Il n’y a jamais eu d’usurpation plus manifeste. Qu’on s’en rapporte à tous les tribunaux de judicature, depuis ceux de la Chine jusqu’à ceux de Corfou : y en a-t-il un seul où le duc de Parme ne gagnât sa cause ? Ce n’est qu’un compte à faire. Combien vous dois-je ? combien avez-vous touché par vos mains ? Payez-moi l’excédant, et rendez-moi mon gage. Il est à croire que quand le duc de Parme voudra intenter ce procès, il le gagnera partout ailleurs qu’à la chambre des apôtres.

  1. Voltaire écrivait au président Hénault qu’il se trouvait là des particularités aussi vraies qu’intéressantes. C’était sans doute par son ami d’Argental, représentant du duc de Parme en France, que Voltaire avait été renseigné. (G. A.)
  2. Luc, xiv, 23.
  3. Ici fut Castro.
  4. Voyez le chapitre vii du Siècle de Louis XIV, tome XIV, page 229.