Les doctrines pédagogiques des Grecs/01

Les doctrines pédagogiques des Grecs
Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 1-18).

LES DOCTRINES PÉDAGOGIQUES DES GRECS.


L’éducation des enfants date d’aussi loin que le genre humain. Si l’homme primitif avait été incapable d’apercevoir par lui-même la nécessité d’exercer une certaine action sur le développement physique et intellectuel de sa progéniture, les bêtes lui en auraient donné l’idée et montré l’exemple. Nous ne pensons pas que les premiers parents, si incultes et si grossiers qu’on les suppose, aient abandonné leurs enfants à la seule direction de la nature. La pédagogie naquit avec les premiers soins, les premiers conseils qu’ils leur donnèrent. Comme tous les arts, elle fut d’abord bien informe et bien rudimentaire ; comme eux elle se perfectionna lentement. Grâce à l’instinct, à l’imagination, au raisonnement, l’homme inventa des procédés nouveaux ; à l’aide de l’observation, il sut distinguer ceux qui lui réussissaient, ceux qui échouaient, pour conserver et améliorer les uns, pour écarter les autres. Un penchant naturel le porta bientôt à communiquer les résultats de sa propre expérience à ses semblables, qui lui rendirent le même service. Il se forma dans chaque peuplade une tradition pour la pédagogie ; comme pour l’agriculture, la métallurgie et les différents arts.

Dès le début, on dut apercevoir, avec plus ou moins de netteté, le double objet de l’éducation, qui est de former l’homme pour lui-même, et pour les autres. Si l’enfant était destiné, comme les petits du lion par exemple, à recevoir dans une famille isolée les soins qui lui sont nécessaires jusqu’à ce que son corps soit assez développé et son instinct alimentaire assez instruit par les leçons de ses parents, pour qu’il puisse lui-même poursuivre sa proie, et à vivre ensuite dans la solitude, l’éducation de l’individu existerait seule. Elle serait à pou près la même pour chacun ; les inspirations de l’instinct y suffiraient dans chaque famille ; elle ne recevrait aucun perfectionnement par la suite des siècles ; elle serait enfin extrêmement bornée. Mais un penchant irrésistible entraîne l’homme vers ses semblables. S’il se mêle à ceux avec le seul souci de son individu et l’ignorance des rapports qu’il doit avoir, des ménagements qu’il doit garder avec les individualités voisines, il se heurte immédiatement contre leur résistance, et comme elles sont plus nombreuses, par conséquent plus fortes, il sort brisé de la lutte, Il faut donc qu’il reçoive, même avant de le devenir, l’éducation du citoyen. Élever l’individu, c’est donner à l’enfant les moyens de vivre seul ; élever le citoyen, c’est lui donner les moyens de vivre avec les autres.

La vie sociale n’entraîne pas seulement des devoirs. Elle est une source inépuisable d’avantages pour ceux qui la pratiquent. Elle éveille et précise en eux des idées de justice, de vertu, de religion, de science, d’art, qui autrement n’auraient fait dans leur esprit que des apparitions confuses, Ainsi se forme et s’agrandit peu à peu le patrimoine de la raison humaine, dont chacun reçoit, grâce aux leçons de ses parents et de ses maîtres, une part proportionnée à la capacité de ses facultés intellectuelles et morales.

Le premier devoir de l’éducation individuelle est évidemment de songer au corps. Car l’âme du nouveau-né est tellement enveloppée dans la chair, elle se manifeste par des signes si faibles et si confus, qu’un esprit superficiel pourrait douter qu’elle existe. Son corps est une sorte de masse molle, longtemps fluide, arrondie et immobile dans le sein qui la portait, et que le contact de l’air, de la lumière, le mouvement, l’assimilation d’éléments plus solides, affermiront peu à peu. Il faut donc faire arriver sur le corps de l’enfant l’air et la lumière, il faut le faire mouvoir et diriger ses mouvements, il faut le nourrir. Ce sont là les premiers soins de l’éducation, qui forment eux-mêmes la matière des premiers chapitres d’un livre de pédagogie. Les anciens n’hésitaient pas à remonter encore plus haut : ils commençaient souvent leurs traités par des préceptes sur le mariage, la génération et la gestation, Le moment arrivera bientôt où au souci du développement corporel devront s’en ajouter d’autres. Mais ce développement ne s’arrêtera pas pour cela ; la gymnastique de l’adolescence et de la jeunesse complétera l’œuvre de la nourrice.

Les sentiments moraux s’éveillent de bonne heure chez l’enfant. La nourrice, mère ou étrangère, les voit apparaître. Ainsi que ceux qui la dirigent et l’aident dans sa tâche, elle doit y apporter une attention d’autant plus vigilante que l’avenir moral d’un homme dépend en partie de la direction que ses sentiments ont brise dès la première enfance. « Les enfants, dit La Bruyère, sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés ; ils rient et pleurent facilement ; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très-petits sujets ; ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire. Ils sont déjà des hommes[1]. » De petits êtres âgés d’un an à peine ont déjà en eux les rudiments de toutes leurs passions de l’âge mûr, avec cet avantage immense que tout cela est encore tendre, flexible, et peut être modifié, extirpé au besoin sans grande peine, mais aussi avec cet immense danger que tout cela se dissimule sous les apparences du besoin, se parc des grâces du premier âge, trompe ou même flatte l’indulgence excessive, l’affection volontiers aveugle de la famille. C’est pourquoi les auteurs y ont fortement insisté dans leurs livres. Cette importante question doit, à notre avis, venir immédiatement après celle du développement corporel. À l’éducation des organes succède celle des sentiments, des passions, de la volonté. On arrive enfin à celle de l’intelligence.

Cette faculté entre, il est vrai, en exercice à peu près en même temps que la sensibilité et la volonté. Mais son activité première est pour ainsi dire fatale ; elle échappe à toute direction. Par les sens, une foule de notions, non les moins importantes, pénètrent dans l’esprit de l’enfant ; mais cet esprit reste passif : la nature vient vers lui, elle l’envahit de toutes parts, et il se laisse faire. Il acquiert sans mérite, presque sans attention, un prodigieux savoir. La nature, en supposant qu’elle ait besoin d’aide, a celle de la mère et de la nourrice, et nous ne croyons pas que les plus instruites la secondent mieux à cet égard que les plus ignorantes. L’art n’intervient qu’après, lorsque l’intelligence enfantine, pleine d’idées qui lui sont venues au hasard et sans suite, a besoin de mettre de l’ordre dans cette extrême confusion, de relier toutes ces incohérences, de corriger aussi toutes les erreurs que son raisonnement primitif, et encore latent, lui a fait commettre. Car l’erreur est tellement notre péché originel que l’homme, aussitôt qu’il raisonne, commence à se tromper. Il ne suffit pas de débrouiller les premières idées de l’enfant : il faut lui en donner d’autres, que l’esprit humain doit, non plus à la nature seule, mais à ses propres efforts, efforts qui ont fait sortir de l’ignorance, qui ont constitué, qui ont développé, et qui développeront à l’infini ce qu’on appelle la science.

Former le corps, former les facultés morales, former l’intelligence, tels sont les trois degrés successifs de l’éducation. En disant successifs, nous ne voulons pas dire que chacune des trois grandes parties de l’œuvre totale s’ajoute à la précédente comme les chapitres d’un livre. Il est évident que, si elles commencent à des moments différents, elles ne finissent pas moins par se rencontrer et par marcher ensemble. Cependant la première sera un jour à peu près terminée, tandis que les deux autres ne se termineront qu’avec la vice même de l’homme. Arrivés à l’âge mûr, la gymnastique n’est plus guère pour nous qu’un délassement ; l’étude et l’amélioration de nos facultés morales devraient rester, au milieu de nos préoccupations d’ambition et de fortune, la partie la plus importante de notre tâche. Remarquons aussi que la gymnastique relève surtout de l’éducation individuelle, quoique le futur soldat profite de la vigueur que lui a due l’enfant. Mais, dès qu’on commence à former le cœur et l’intelligence, il est impossible de ne pas songer en même temps à l’individu et au citoyen.

La pédagogie est l’art de l’éducation. Nous venons de voir quel est son objet. Demandons-nous maintenant quelle doit être sa méthode. La famille, où se donne la première éducation, se propose avant tout de faire de l’enfant un être robuste et vivace, de lui procurer les plus nombreuses chances de durée, et d’écarter de lui le plus possible toutes les causes de destruction. Que fait-elle pour atteindre ce but ? Elle observe elle-même, au besoin elle expérimente ; elle met à profit les observations que d’autres familles lui ont communiquées, les souvenirs que les ancêtres lui ont transmis ; enfin elle demande à la science une direction et des conseils. Ainsi la pédagogie est une affaire d’expérience personnelle, de tradition et de science. La mère qui emmaillote son enfant agit d’après la tradition ; si elle lui fait recommencer une promenade dont elle a constaté par elle-même l’effet salutaire, elle se conduit d’après son expérience personnelle ; en exécutant les prescriptions du médecin, elle obéit à la science. Quelques années plus tard, telle sera encore la conduite du précepteur ou du maître d’école. Parmi les exercices qu’ils imposeront à l’enfant, les uns ne seront que la répétition, plus ou moins raisonnée, de ceux qu’on leur a imposés autrefois. Les autres seront nouveaux ; ils les auront imaginés eux-mêmes, et répétés après un premier succès. Pour d’autres enfin, ils en auront trouvé l’idée dans les ouvrages autorisés où les procédés pédagogiques consacrés par l’expérience et par la raison des siècles ont été réunis sous forme de règles générales et indiscutables.

Malheureusement, en ce qui concerne la pédagogie, aussi bien que la politique, la tradition est pleine de préjugés, l’expérience personnelle d’illusions, et la science d’incertitude. L’homme, dans l’âge de l’enfance comme dans celui de la maturité, est un être trop « ondoyant et divers » pour que toutes les spéculations qui se rapportent à sa direction morale participent à cette rigueur, à cette vérité, qui sont le privilège des sciences de la nature physique. La fatalité qui préside aux mouvements de la matière facilite singulièrement la tâche du savant qui en recherche les lois ; mais l’existence humaine n’est pas le développement rigide et comme mathématique d’une formule primitive : il faut y faire intervenir un facteur qui la complique à l’infini, la liberté. L’histoire naturelle est d’une extrême simplicité, si on la compare à l’histoire du genre humain. La politique des fourmis et des abeilles est invariable depuis l’origine de ces espèces. Après les premières années de leur existence, s’il lui eût été donné de penser et d’écrire ses pensées, un de ces insectes, plus heureux qu’Aristote, aurait pu la fixer à tout jamais dans un traité où la postérité la plus reculée aurait encore trouvé la règle immuable de sa conduite. Nous supposons aussi que, dans ce petit monde, chaque génération élève celles qui doivent lui succéder d’après des règles fixes, suivant lesquelles elle a été élevée elle-même. Mais si on considère les transformations que le monde civilisé a subies depuis les Grecs, on se demande en quoi peuvent nous servir les leçons pédagogiques d’Aristote ou de Plutarque. Les sociétés pour lesquelles écrivaient Locke et Jean-Jacques Rousseau sont bien plus rapprochées de la nôtre. Mais quelle différence profonde encore, et qui ne fera que s’accentuer ! Quant à la tradition, nous nous sentons si étrangers à nos ancêtres, nous croyons avoir tellement rompu avec toutes leurs idées, que nous serions plutôt disposés à en prendre le contre-pied, ou que, tout au moins, nous professons à leur égard un assez grand dédain. Reste l’initiative personnelle. Mais il n’est pas raisonnable de demander que chaque père pour son enfant, que chaque maître pour ses élèves, commence une nouvelle expérience pédagogique. Cette expérience serait plus ou moins mêlée d’erreurs et d’insuccès, suivant l’intelligence de ceux qui la tenteraient ; on n’aurait que des éducations toujours incomplètes, souvent bizarres et mauvaises.

Qu’en conclure, sinon que l’éducateur, tout en se réservant une part d’indépendance, ne doit pas considérer comme nul et non avenu ce qu’on a fait, dit, écrit avant lui en matière de pédagogie ? Mépriser les leçons du passé serait de la présomption ; les suivre aveuglément, de la routine. Il faut distinguer dans les traditions pédagogiques, aussi bien que dans les ouvrages où on a traité de l’éducation, la part de l’erreur, de l’ignorance, des préjugés qui sont le fait des époques et des sociétés à travers lesquelles traditions et ouvrages nous sont parvenus, et la part de vérité qu’ils contiennent. Le genre humain ne s’est pas toujours égaré dans la suite de ses réflexions et de ses efforts. De plus, si les variétés se multiplient à l’infini, l’espèce est une ; elle présente des traits généraux et durables. Au-dessous du Grec, du Romain, du Français, contemporains de Platon, de Quintilien, de Rousseau, il y à l’homme. Tout ce qui se rapporte par exemple à l’enfant grec dans le traité de Plutarque sur l’éducation ne peut plus nous intéresser qu’au point de vue de l’histoire ; mais nous en retiendrons les préceptes qui s’appliquent à l’enfant de toutes les nations et de tous les siècles. Il faut aussi, dans certains livres de pédagogie, condamner l’esprit de chimère propre à l’auteur, et apprécier les vues sensées, les idées utiles qu’il a mêlées à ses rêveries.

C’est ce travail de critique que nous avons entrepris pour les ouvrages ou les parties d’ouvrages dans lesquels les écrivains grecs les plus autorisés ont parlé de l’éducation. L’antiquité grecque ne nous offre pas à cet égard autant de ressources qu’on pourrait le supposer à première vue, lorsqu’on sait quelle importance elle accordait dans la cité à l’éducation de l’enfance et de la jeunesse, avec quel soin jaloux l’État surveillait lui-même pendant les premières années le développement du corps et de l’esprit de ses citoyens. Celui qui voudrait composer une bibliothèque pédagogique trouverait certainement dans une seule année de notre siècle, surtout en Allemagne, plus de publications spéciales que la littérature grecque tout entière, du moins en l’état où elle nous est parvenue, ne peut lui en présenter. Nous n’avons pas voulu faire un travail d’érudition pure, et rassembler dans notre essai tous les fragments disséminés dans les auteurs qui se rapportent à la pédagogie, Cette science, nous devrions plutôt dire cet art, a, comme les autres, ses grandes autorités. Le xviiie siècle, par exemple, a beaucoup écrit sur la politique et sur l’éducation ; mais au-dessus de la foule des écrivains de second ou de troisième ordre, au-dessus même des écrivains de génie qui n’ont fait que toucher à ces sujets sans s’y arrêter longuement, Montesquieu et Rousseau se dressent de toute leur hauteur. Ainsi dans l’antiquité grecque, en matière de pédagogie, ne peuvent guère compter que quatre ou cinq grands noms. L’homme de génie a du reste le privilège de résumer en lui, à côté de ses vues personnelles, les idées et les opinions de son époque. Ses ouvrages, au milieu du torrent qui emporte les générations dans oubli, restent : comme un témoignage impérissable qui s’impose à l’attention de la postérité. Avec une connaissance suffisante de l’histoire des républiques de la Grèce, et une lecture sérieuse de Xénophon, de Platon, d’Aristote, de Plutarque, on peut se faire une idée assez juste de la manière dont les Grecs entendaient l’éducation des enfants, et tracer l’esquisse du premier livre d’un ouvrage qui manque encore, l’histoire générale des doctrines pédagogiques. C’est ce que nous avons tenté. Si notre modeste travail, en attirant de nouveau l’attention sur des questions peut-être un peu négligées, suscitait des ambitions plus hautes et plus heureuses, nous serions assez récompensé de notre effort.

I. — LES IDÉES PÉDAGOGIQUES DE SOCRATE ET DE XÉNOPHON.

Xénophon est le premier écrivain des littératures classiques chez lequel on trouve un certain ensemble d’idées sur l’éducation. Avant de l’interroger lui-même, nous relèverons quelques-unes des vues de Socrate éparses dans les Entretiens mémorables fidèlement recueillis par son disciple. Socrate donnait d’admirables leçons de morale privée et publique aux jeunes gens réunis autour de lui ; mais il s’est peu expliqué sur l’ordre général et la suite de l’éducation. On voit seulement l’importance extrême qu’il attachait, comme presque tous les anciens, à la nécessité de donner aux enfants des habitudes de résistance à leurs appétits naturels. Dans une discussion qu’il entreprend avec le futur chef de la secte cyrénaïque, Aristippe, qui pratiquait déjà pour lui-même l’indulgence à l’égard des passions dont il devait faire plus tard le principe de sa doctrine, Socrate démontre victorieusement qu’il faut élever le jeune homme pour être capable de commander aux autres, si on ne veut le condamner à être asservi lui-même par des natures plus énergiques, et que celui qui se destine à commander aux autres doit apprendre à surmonter pour son compte la faim, la soif, les désirs amoureux, le froid, le chaud, la fatigue[2]. Cette leçon, que termine et qu’éclaire la belle allégorie du sophiste Prodicus, convient à la jeunesse de tous les temps ; elle se comprend mieux encore chez des Grecs qui pouvaient tous aspirer au grade de stratège, et qui devaient développer en eux de bonne heure cette qualité, si importante pour un chef d’armée, de savoir subordonner ses besoins personnels, ses intérêts et ses plaisirs aux exigences de sa fonction.

Dans le quatrième livre des Entretiens, Socrate exprime une opinion plus contestable en montrant à ses disciples jusqu’où un homme bien élevé doit pousser ses études dans chaque science. « Il conseillait d’apprendre la géométrie jusqu’à ce qu’on fût capable de mesurer exactement un terrain, l’astronomie assez pour reconnaître les divisions de la nuit, du mois et de l’année, lorsqu’ils voyageraient sur terre et sur mer ou qu’ils seraient en sentinelle… Mais il désapprouvait qu’on portât l’étude de ces sciences jusqu’aux problèmes difficiles, et qu’on s’engageât dans des recherches vaines[3]. » En restreignant ainsi l’étude des sciences à l’utilité pratique, Socrate semble méconnaître la légitimité de la spéculation pure, à laquelle il s’était cependant livré lui-même, et qui répond à un des plus nobles besoins de l’homme, celui de savoir. Il ignore aussi, ce qu’on ne pouvait du reste deviner dans ces temps primitifs de la science, que des applications pratiques innombrables résultent des recherches les plus abstraites. Mais c’était la réaction du bon sens contre les chimères des philosophies antérieures, qui prétendaient embrasser l’univers dans leurs constructions systématiques. En ramenant l’intelligence humaine à l’observation intime, il lui montrait cette méthode de l’expérience qu’elle devait appliquer plus tard, et avec tant de bonheur, à un objet moins restreint.

Nous ne voulons pas quitter Socrate sans faire voir chez lui en action, par un exemple choisi entre mille, un admirable sens pédagogique. C’est dans la leçon de modestie qu’il donne au bel et présomptueux Euthydème. Il devine dans ce jeune homme un esprit droit et juste, mais égaré par l’orgueil, et dont la vanité cherche à se dérober à un enseignement salutaire. Il va s’asseoir auprès de lui dans une boutique de sellier « où Euthydème, trop jeune encore pour aller à l’assemblée, se rendait lorsqu’il voulait s’occuper de quelque affaire. » Il le pique, il le raille avec infiniment d’esprit et de grâce. Par un mélange habile d’ironie, de raison, de louange, il amène le jeune homme à l’écouter plus volontiers, à discuter même avec lui ; il le presse de questions, le met cent fois en contradiction avec lui-même, le rend honteux de son ignorance ; mais cesse enfin de le tourmenter, le relève dans sa propre estime, et en fait le plus fidèle des disciples[4].

Xénophon avait reçu de son maître le don du charme ; mais son esprit moins sûr n’est pas toujours exempt de romanesque et d’utopie. C’est ainsi qu’il a fait la Cyropédie et qu’il professe une admiration sans mélange pour les lois de Lycurgue. Le titre de la Cyropédie fait attendre un ouvrage sur l’éducation. Mais l’éducation véritable de Cyrus est terminée avant la fin du premier livre ; le héros perse ne reçoit plus dans la suite de ce roman historique que celle qui est donnée à tous les hommes par les événements et la pratique de la vie. Dès le début on aperçoit la chimère, cet amour excessif de la réglementation, ce dédain secret de la liberté, cette facilité à sacrifier l’individu aux intérêts de l’État, qui est le caractère commun de presque tous les utopistes.

Xénophon nous conduit sur une place de la capitale des Perses qu’il appelle Éleuthère, par une sorte d’ironie inconsciente ; autour de cette place sont bâtis le palais du roi et les tribunaux ; elle est divisée en quatre parties, où se tiennent séparément les enfants, les adolescents, les hommes forts et les vieillards. Chacune de ces quatre classes a douze chefs : douze vieillards président à l’éducation des enfants, douze hommes forts à celle des adolescents. « Les enfants se rendent aux écoles pour apprendre la justice ; ils vous disent qu’ils vont à ce genre d’étude comme on va Chez nous s’instruire dans les lettres. Leurs gouverneurs sont occupés à juger leurs différends ; car il s’en élève entre eux comme parmi les hommes forts ; ils s’accusent de larcin, d’injures et de tous autres délits semblables. Une peine est prononcée, tant contre les coupables convaincus que contre ceux qui accusent injustement[5]. »

Voilà des écoles où on apprendra peut-être la justice, au milieu de ces procès perpétuels que Xénophon, plein des souvenirs du Pnyx, fait naître entre les enfants perses, mais où on prendra certainement des habitudes de paresse, de bavardage et de délation qui n’étaient peut-être pas tout à fait étrangères aux Athéniens. L’auteur lui-même nous avoue naïvement que Cyrus, à la cour de son grand-père Astyage, aimait d’abord trop à parler, « parce qu’en Perse il jugeait les différends de ses camarades, questionnait beaucoup, et répondait avec vivacité aux questions des autres. » Il dit aussi que tous peuvent envoyer leurs enfants aux écoles publiques ; mais qu’il n’y a cependant que les citoyens en état de nourrir les leurs sans travail qui les y envoient, et que les autres les gardent chez eux. La connaissance des mœurs et des préjugés de la Grèce, et surtout du peuple que Xénophon admirait tant, explique cette singulière distinction. À la pratique de la justice ajoutons l’exercice de l’arc et du javelot, l’enseignement de la tempérance par l’exemple des vieillards, et extrême simplification de la nourriture, qui se compose de pain et de cresson, nous aurons l’éducation entière des enfants perses. Xénophon la trouve complète et fait monter ceux qui l’ont reçue dans la classe des adolescents.

Pendant les dix années que comprend cette classe, les adolescents passent la nuit auprès des tribunaux ; ils les gardent et on s’assure ainsi de leur sagesse : excellent moyen pour prévenir les folies de la jeunesse, mais qui indique peu de confiance en elle, et un grand mépris de la liberté. Quand le roi se rend à la chasse, il prend avec lui la moitié des adolescents ; car les Perses font de la chasse un exercice public, et la regardent comme un véritable apprentissage du métier de la guerre. Les adolescents ne mangent pas tant qu’elle dure, dussent-ils ne faire qu’un seul repas en deux jours ; leur nourriture se compose du gibier qu’ils ont tué ; sinon ils sont réduits au cresson dont ils ont pris l’habitude pendant leur enfance. Quant à ceux qu’on a laissés en ville, ils s’exercent à l’arc et au javelot, ou sont employés à la poursuite des malfaiteurs et aux entreprises qui demandent de la vigueur et de la célérité[6].

Quand on réfléchit sur l’ensemble d’une telle éducation, l’on ne peut envisager qu’avec effroi une aussi dure contrainte, un semblable parti pris de laisser se consumer dans l’inaction les facultés les plus nobles et Les plus brillantes de l’homme, l’ennui morne qui devait peser sur une existence en somme aussi vide. De quoi se composera un peuple ainsi élevé, sinon de chasseurs et de soldats ? ce qui nous fait remonter à l’époque des sociétés les plus grossières. Tel fut cependant l’idéal de Lycurgue. Si la réalisation rigoureuse d’une conception attribuée à ce législateur légendaire put faire pendant quelque temps des Spartiates les dominateurs brutaux de la Grèce, l’éternel honneur d’Athènes est d’avoir protesté par ses institutions, ses mœurs, sa littérature et ses arts contre cette barbarie. Cependant le partisan le plus convaincu des lois de Lycurgue est cet écrivain si élégant et si pur qu’on a surnommé l’’Abeille attique. Celui qui vécut avec Socrate, qui partagea longtemps avec les autres disciples du maître une vie libre, spontanée, charmante, qu’occupaient des conversations pleines de grâce et de vivacité, et à laquelle on ne peut reprocher qu’un peu de laisser-aller et de flânerie, celui-là nous a retracé, non-seulement sans répugnance, mais même avec enthousiasme, l’éducation des jeunes Lacédémoniens.

Les détails qu’il nous donne dans la République de Sparte sur les précautions prises par Lycurgue avant la naissance des enfants choquent notre délicatesse ; on n’oserait les reproduire[7]. Au sortir des langes, les enfants sont enlevés à leur famille et confiés au pédonome, qui apparaît, signe caractéristique, avec des acolytes armés de verges. La chaussure leur est interdite ; ils n’ont qu’un : seul habit pour toute l’année. Leurs repas sont réglés suivant un régime sévère ; mais si l’appétit de leur corps en croissance n’est pas satisfait, on les encourage à voler le plus possible de fromages sur l’autel de Diane Orthie, saut à les fouetter jusqu’au sang s’ils se laissent surprendre. C'est un apprentissage des ruses de la guerre. Le voleur qui veut faire une capture ne doit-il pas veiller la nuit, imaginer des ruses pendant le jour, placer une embuscade, avoir des gens au guet ? En dressant les enfants à toutes ces manœuvres, le but de Lycurgue était donc évidemment de les rendre plus adroits à se procurer le nécessaire, et plus propres à la guerre. Mais pourquoi, en faisant un mérite du larcin, a-t-il soumis au fouet quiconque est pris sur le fait ? Dans toutes les écoles il y a des châtiments pour ceux qui suivent mal les principes qu’on leur donne. Ce que l’on punit dans les Spartiates, ce n’est pas le vol, c’est la maladresse[8].

Quand ils passent dans la classe des adolescents, au lieu de les abandonner à eux-mêmes, Lycurgue ne fait que leur rendre les exercices plus pénibles, la contrainte plus rigoureuse. Xénophon décrit avec une satisfaction imperturbable l’attitude que doivent contracter les malheureux soumis à ce régime. « Il a ordonné qu’on marchât dans les rues en silence, les mains sous sa robe, sans tourner la tête de côté et d’autre, les yeux toujours fixés devant soi. Il est certain qu’ils ne font pas plus de bruit que des statues ; leurs yeux restent presque immobiles ; enfin ils sont plus modestes que les vierges elles-mêmes dans la chambre nuptiale[9]. » À l’enseignement de la justice que nous avons vu tout à l’heure institué chez les Perses, répondent, dans l’éducation spartiate, les combats de vertu. Trois des jeunes gens les plus courageux, nommés par les éphores, se désignent chacun cent compagnons parmi leurs condisciples, en motivant le choix des uns et l’exclusion des autres ; ceux qui sont exclus deviennent les ennemis de cette troupe ; ils se surveillent réciproquement et dénoncent ceux de leurs rivaux qui se livrent à des actions déshonnêtes ; enfin ils se battent partout où ils se rencontrent[10]. C’est donc la délation jointe à la violence. Un dernier trait achèvera de mettre en lumière ce singulier mélange de brutalité et de vertu qui constitue le Spartiate. Lycurgue n’a pas cru suffisante l’autorité du pédonome et des magistrats préposés à l’éducation de la jeunesse ; il a voulu que tout citoyen eût des droits sur chaque enfant, surtout le droit de correction ; et si, frappé par d’autres, l’enfant vient se plaindre auprès de son père, celui-ci est répréhensible lorsqu’il ne lui fait pas subir un nouveau châtiment[11].

Mais Xénophon condamne lui-même sans le savoir cette éducation soumise au despotisme le plus barbare, lorsqu’il écrit ces naïves paroles : « Malgré l’antiquité des lois de Lycurgue, elles ont encore à présent même un air de nouveauté aux yeux des autres nations ; et, ce qui est bien étrange, tandis que tout le monde s’accorde à louer une aussi sublime législation, aucun peuple n’a le courage de l’adopter[12]. » Il la condamne aussi lorsque, oubliant cet idéal inhumain d’une adolescence opprimée, passive et morne, il nous montre dans le jeune Cyrus le plus gracieux et le plus vif des enfants, « jouant indistinctement, comme les jeunes chiens, avec tous ceux qu’il rencontrait[13]. » À la fin du premier livre de la Cyropédie, quand le héros part pour la guerre sous la conduite de Cambyse, dans l’entretien du père et du fils on ne voit plus un éphèbe lacédémonien tremblant devant le pédonome armé de verges : c’est comme un disciple de Socrate aux prises avec la dialectique toujours aimable d’un maître aussi indulgent que subtil. Le naturel attique a repris le dessus dans l’écrivain sur les chimères de l'utopiste admirateur de Sparte. Que ne l’a-t-il toujours inspiré ! Au lieu d’un système pédagogique étroit, exclusif, où nous ne trouvons point d’idées pratiques, et qui ne nous intéresse guère qu’au point de vue de l’histoire, Xénophon eût tracé peut-être de l’éducation, en se rappelant celle qu’il dut donner à ses fils dans son domaine de Scillunte, un tableau plein d’abandon et de charme. Celui qui a fait dans l’Économique ce délicieux portrait de la bonne mère de famille, aurait dû nous laisser un témoignage plus décisif de son intelligence comme éducateur, et de sa tendresse comme père.

  1. Les Caractères, De l’homme. — Voir aussi saint Augustin, Confessions, 1. I, ch. 19.
  2. Voir Entret. Mém., 1. II, ch. 1.
  3. Entret, Mém., 1. IV, ch. 7.
  4. Entret. mém., 1. IV, chap. 2.
  5. Cyrop., 1. I, ch. 2.
  6. Cyrop, l. I, ch, 2.
  7. Voir République de Sparte, ch. 1.
  8. République de Sparte, ch. 2.
  9. Ibid., ch. 3.
  10. République de Sparte, ch. 4.
  11. Ibid., ch. 6.
  12. Ibid., ch, 10.
  13. Cyrop., 1. I, ch. 4.