Mercier & Cie (p. 284-297).

XXII

LES MAZEPPAS


Le Zoulou venait de faire entendre de nouveau son appel. Dolbret se releva, revêtit le précieux gilet et sauta en selle. La tempête, encore loin, commençait à mugir, la chaleur était écrasante, il tombait de larges gouttes de pluie.

Ils couraient depuis dix minutes quand, au tournant d’une route de chariots, les chevaux de Dolbret, de Stenson et de Wigelius faillirent désarçonner Zéhémul.

— Pourquoi t’arrêtes-tu ainsi ? lui cria Dolbret.

— Des chevaux ! répondit-il laconiquement.

— Où ?

— Là.

Suivant son geste, ils aperçurent, à la faveur d’un éclair grand comme un pays, un groupe immobile sur le sommet du kopje aux diamants qu’il venait de quitter.

— Encore ! murmura Pierre avec découragement.

— Encore quoi ? demanda Wigelius.

— La bande de Horner ! Si nos chevaux faiblissent, nous sommes perdus.

— Ils ne sont que quatre.

— Non, j’en ai vu cinq.

Puis s’adressant à Zéméhul :

— Maintenant, va de l’avant ; si tu te retournes une seule fois, tu es un homme mort.

— J’ai compris, dit le Zoulou en éperonnant son cheval.

Les bêtes effrayées, sans doute, semblaient fuir devant la tempête grandissante, ils dévoraient le veldt, leurs naseaux palpitaient ; comprenant peut-être le danger dont leurs maîtres étaient menacés, ils raidissaient leurs jarrets, malgré la fatigue et l’épuisement causés par une course déjà longue.

Au bout de quelque temps, Dolbret rompit le silence :

— Entendez-vous des pas ? demanda-t-il.

— Oui, ce sont eux, dit Stenson.

— Ils se rapprochent toujours.

— Et la tempête aussi.

— Il y a autre chose que la tempête, on dirait le bruit du canon.

— En effet ; et il passe dans l’air des clartés qui ne ressemblent pas à des éclairs.

— Il doit y avoir quelque grande bataille en marche dans le sud ; c’est probablement l’armée de Roberts qui est aux prises avec celle de Cronjé.

— Nous sommes dans le district où doit se livrer la bataille dit Stenson.

— Croyez-vous ?

— Je vous l’affirme ; j’ai entendu passer des balles.

– Tiens, dit Wigelius, j’en ai une dans mon chapeau.

— Ce ne peuvent être des balles égarées, dit Dolbret ; nous sommes poursuivis.

En disant ces mots, d’un mouvement brusque, rapide, il fit volte-face, attendit qu’un éclair illuminât la plaine et regarda attentivement en arrière. Puis, reprenant sa course :

— Ce n’est pas le feu de Roberts qui vous atteint, Wigelius, c’est celui de Horner.

— Vous vous trompez peut-être.

— Horner nous a suivis jusqu’à la dernière minute, comme vous le savez ; c’est grâce à lui que ses compagnons sont si bien informés. Du reste Mortimer m’a prévenu. « Tant que vous n’aurez pas le trésor, m’a-t-il dit, et même après – surtout après — défiez-vous d’Ascot. » Mortimer connaissait Ascot et moi je connais Horner. Avec ces deux hommes comme ennemis, il faut être sur ses gardes Je suis convaincu que nous sommes suivis par eux.

— Vous avez peut-être raison, dit Stenson ; j’entends des chevaux galoper à présent, le bruit augmente toujours.

— Le bruit de la bataille augmente aussi. Tenez, voyez-vous ce grand nuage lumineux ?

— Oui.

— C’est la flamme de la lyddite qui donne cette teinte verte au firmament. Évidemment, il n’y a pas à s’y tromper, on se bat dans les environs.

Zéméhul ne s’était pas retourné une seule fois, mais de temps en temps, dans la furie de la course, il faisait entendre son avertissement ordinaire. Dolbret y répondait, pour lui donner du courage.

Pendant dix minutes ils n’entendirent plus rien. Pierre le fit remarquer à ses compagnons.

— Ils se fatiguent, dit-il, nous, avons gagné la partie.

— Dans une heure, nous serons à Kimberley, dit Stenson, je viens de voir les tranchées des mines.

La pluie tombait maintenant par torrents, elle aveuglait les chevaux ; mais l’éperon leur faisait relever la tête et les lançait dans l’espace avec une force nouvelle.

Tout à coup un cri jaillit de toutes les poitrines : comme s’ils se fussent heurtés à une muraille, les chevaux venaient de s’arrêter brusquement.

— Qu’y a-t-il ? dit Wigelius.

— Je n’en sais rien on dirait qu’ils ont peur.

— Je déchire le ventre du mien, dit Dolbret, dont la voix tremblait, mais il n’avance pas.

— Le mien non plus, dirent les deux amis.

— Ils sont fourbus.

— Qu’allons-nous faire ? nous sommes perdus, la bande est sur nous ; l’entendez-vous galoper ?

Les chevaux se cabraient et hennissaient ; sous la blessure des pointes d’acier ils allongeaient la tête et faisaient mine de repartir ; mais ils semblaient ne pouvoir faire un pas ; leurs sabots, à demi enfoncés dans la boue, n’en pouvaient sortir, ils restaient comme noués au sol.

Le guide, la tête baissée, attendait. Dolbret allait l’interroger, quand il le vit se pencher sur le col de son cheval et, avec une expression de terreur, étendre le bras en avant. Les trois amis virent alors un spectacle d’une horreur indicible.

C’était, à perte de vue, dans le veldt, une armée à moitié ensevelie, des bataillons en déroute que la terre, comme entr’ouverte par un cataclysme, aurait saisis dans leur fuite et enlisés à jamais ; une forêt de têtes rongées où pendaient des restes de chair dédaignés des corbeaux repus ; des crânes déjà verdis par les tempêtes, à demi couverts de casques rouillés où les vents avaient accumulé du sable ; des jambes braquées vers le ciel, comme si ceux qu’elles avaient soutenus eussent plongé dans le sol ; ici un pied dont les doigts, saillants comme des dents, faisaient à travers le défoncement d’un vieux soulier, une sorte de rictus hébété ; là, des corps de vieux plantés, au hasard de la pelle du fossoyeur, dans des attitudes de polichinelles facétieux ; à côté, sur des bustes chamarrés d’or ou d’argent, enfoncés comme le sphynx du désert, des visages jeunes dont les orbites béantes de statue regardaient au loin avec un air pensif ; et des squelettes de chevaux enjambant par-dessus des cadavres d’hommes ; et des baïonnettes encore reluisantes piquées dans des poitrines déjà pourries, et des tronçons de fusils passés en bandoulière sur des torses dépouillés où le cuir des courroies, creusant son lit ainsi qu’un fer rouge, avait aidé le ver à se tracer un sillon.

La lueur de la lyddite, enveloppant toute la contrée d’un linceul blafard, posa une grimace infernale sur tous ces visages mutilés ; la fosse improvisée semblait avoir vomi sur le sol une proie trop nombreuse ; de son dégoût était née cette nécropole fantastique où les têtes servaient de stèles aux corps enfouis.

Et — réalité mille fois plus poignante que le rêve de Wagram imaginé par Rostand —, c’étaient ces débris d’un régiment anéanti et abandonné sans sépulture par les fuyards qui jalonnaient le chemin où devait passer la civilisation !

Dolbret et ses compagnons avaient peur d’avancer, peur de reculer. Toutes ces mains tendues les éloignaient et les attiraient en même temps : la teneur leur prenait l’âme tandis que l’horreur de cette putréfaction repoussait leur corps.

— J’ai peur ! avait dit Zéméhul.

Pas un n’avait trouvé une parole pour le rassurer ; tous les trois, ils éprouvaient sans le dire ce que le naïf sauvage balbutiait d’une voix où chevrotaient des plaintes de petit enfant ; à chacun il restait juste assez de courage pour ne pas fuir, pour ne pas écouter les lamentations du guide, et leur seule force c’était l’inaction. Sans souci du danger, oubliant l’ennemi lancé à leurs trousses, ils restaient là, songeurs, comme arrêtés au bord d’un précipice ou acculés au pied d’une montagne.

— Bloemfontein ! murmura Zéméhul.

Personne ne bougea ; personne ne parla ; seuls, portés par le vent, des sons vaguement articulés, des appels criés dans le lointain, arrivèrent aux oreilles.

— Bloemfontein ! dit encore une fois Zéméhul en tournant son cheval.

Les trois amis se regardèrent ; ils semblaient se réveiller d’un songe.

Le même mot fut prononcé encore une fois :

— Bloemfontein !

Dolbret comprit qu’il fallait faire quelque chose de décisif. Sans s’occuper du Zoulou, il dit :

— C’est le temps de tuer ou d’être tué !

Puis s’adressant à Stenson :

— Vous avez votre poignard, John ?

— Oui.

— Vous aussi, Anton ?

— Oui.

Se tournant vers le guide, il le regarda dans les yeux et lui dit en articulant nerveusement ses mots :

— Tu as ton poignard, toi aussi, Zéméhul ?

— Oui, fit le Zoulou en baissant la tête.

— Bien. Attention. Quand je dirai : En avant ! vous planterez la pointe de vos poignards dans la croupe de vos chevaux ; ils partiront bien.

Zéméhul, d’un geste désespéré, avec une expression de folie sur la figure, montra le charnier qui s’étendait devant eux ; il essaya de dire : « Je m’en vais », Mais comme il se retournait vers Bloemfontein, quelque chose de froid toucha sa tempe : c’était le canon de son fusil que lui présentait Dolbret. D’un bond, il fit voile-face.

— En avant ! cria Pierre avec rage.

Un bruit mat de couteaux enfoncés à tour de bras dans la chair vive frôla l’air, les chevaux poussèrent un hurlement de douleur et s’élancèrent, épouvantés, le ventre parmi les débris humains qui jonchaient le sol. Il était temps : Wigelius venait d’entendre crier :

Here they are !

Les bandits entrèrent à leur tour dans le champ des morts. Leurs chevaux, voyant les autres devant eux, les suivirent sans hésitation et ce fut, dans cette plaine lugubre, par cette nuit d’effroyable tempête, une course insensée, furibonde ; ces huit Mazeppas évoquaient quelque chevauchée macabre renouvelée des temps fabuleux. Les poitrails des bêtes haletaient, leurs flancs battaient comme des soufflets de forge mus par une main puissante, le sang coulait, noir, le long de leurs flancs meurtris par l’acier, leurs grands yeux sombres mouraient sous leurs paupières baissées, l’âme s’en allait d’eux et ce qui leur restait de vie, ce n’était plus que la flamme que semblaient leur communiquer ceux qui les montaient.

Au milieu d’une pause que fit la tempête, on entendit : Fire ! Stenson poussa un cri et porta la main à son côté. Quatre balles avaient sifflé en même temps autour de lui. Il ne tomba pas cependant, mais il demanda :

— Pouvons nous nous arrêter un peu ?

— C’est impossible, dit Dolbret, ils sont sur nous.

— C’est que je ne puis plus.

— Encore une minute.

— Je suis blessé.

— Ah ! mon Dieu ! Tenez encore une minute.

— Je vais essayer.

— Alors piquons vers ce kopje, à droite, et montons dessus.

Cinq balles les cherchèrent dans la nuit, mais les manquèrent. Le kopje signalé par Dolbret n’était plus qu’à cinquante verges. Ils l’atteignirent et, dans un suprême effort, l’escaladèrent. Sous le choc des fers et des balles, des étincelles jaillirent des cailloux ronds. Les chevaux tombèrent.

— Bien, dit Dolbret en aidant Stenson à descendre, les chevaux sont presque morts, tout va bien.

— Mais c’est notre perte, dit Wigelius.

— Non. Faites comme moi, couchez-vous derrière le vôtre et visez juste.

Le mouvement fut exécuté par tous excepté par Stenson, qui faiblissait.

Les bandits passaient. Se levant tout droit sur sa selle, Polson montra le kopje.

— Feu ! cria Dolbret.

Trois coups partirent.

Le Dean tomba d’un seul bloc avec son cheval, et en même temps deux autres chevaux allèrent fouiller la boue de leurs naseaux. Dolbret se dressait derrière son cheval mort, quand il vit, à deux pas, Horner qui le regardait en pleine face. Il vociféra :

— Tuez !

Ce fut la mêlée corps à corps, car les carabines n’avaient pu être rechargées.

Un instant, des sons étranges, des mots d’une langue inconnue, s’entendirent puis se perdirent dans un râle : c’était la voix de Natsé que Wigelius, d’un seul coup de couteau, venait d’éteindre à jamais. Pendant ce temps, Horner, apercevant son rival, avait bondi et déchargé son pistolet à bout portant ; le coup s’était égaré et avait frappé Stenson qui était tombé le visage contre terre. Plus grand que Dolbret, le faux évêque l’empoigna à la gorge et le frappa au cœur, mais son poignard se brisa sur les diamants du gilet de cuir. Il eut un mouvement de surprise, puis un sourire de triomphe s’esquissa sur sa lèvre : il venait de comprendre pourquoi son ennemi restait invulnérable.

— Bilman, Ascot, cria-t-il, les diamants sont ici :

Zéméhul, à genoux, sanglant, regardait faire Dolbret, Celui-ci lui cria :

— Fais donc quelque chose, maudit Zoulou !

Le guide ne broncha pas. Des paroles de désespoir vinrent aux lèvres de Dolbret : Horner, lui ayant arraché son poignard, lui en piquait la poitrine. Et Ascot venait à sa rescousse, et Bilman, à lui tout seul, occupait Wigelius.

Soudain, la carabine de Zéméhul se releva, lança un jet de feu et abattit Ascot. Le Zoulou, se baissant, prit un autre Martini-Henry et l’épaula vers Bilman. Voyant que les armes à feu ne servaient plus à rien, il avait évidemment profité de la lutte des autres combattants pour les recharger. Pierre le remercia du regard. Horner venait de se jeter à bas du kopje en blasphémant et, comme la carabine du Zoulou menaçait Bilman, Dolbret, stupéfié, entendit ce dernier lui crier en français :

— Ne frappe pas, Pierre Dolbret, je suis un Canadien-français comme toi !

Soit générosité, soit dégoût, Pierre le laissa aller. Du reste, la partie était gagnée, il ne fallait pas tuer inutilement.

Stenson se plaignait. Comme Dolbret se retournait vers lui avec des paroles d’encouragement, de vagues consolations dont, hélas ! il sentait bien le vide lui-même, il eut un mouvement en arrière : Un galop se faisait entendre dans la direction d’Halscopje ; petit à petit il grandit, se rapprocha, devint formidable, et, aux pâles lueurs du petit jour, par les déchirures que la tempête agonisante faisait à la grisaille de l’horizon, une cavalcade lancée à fond de train se dessina.

— Le ciel est contre nous, dit Dolbret, voici les éclaireurs de Thompson ; je reconnais leurs grands chapeaux aux rebords rabattus sur les oreilles. Que faire ? Et John qui ne peut marcher !

– Laissez-moi ici, dit Stenson, d’une voix à peine intelligible.

— Jamais, reprit Pierre. Jamais.

— Que faire alors ? demanda Wigelius.

Dolbret, le front dans les mains, réfléchissait, mais rien ne lui venait à la pensée ; son imagination demeurait sans ressources devant le problème.

On entendait les cris des cavaliers, à cinq cents verges du kopje.

— Wigelius, Stenson, Zéméhul, dit tout à coup Dolbret, nous allons nous rendre. Vous, on ne peut rien vous faire, moi seul paierai. Je paierai pour ma faute.

— Jamais, dit Wigelius.

Puis, se redressant de toute la hauteur de sa taille, il reprit :

— Pierre Dolbret, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de lutter quand même. Rechargeons les carabines et tirons jusqu’à ce que nous tombions tous.

Il se tourna ensuite vers le Zoulou :

— Toi, prends ceci et dépêche-toi.

Il lui tendit deux carabines que le guide se mit à recharger précipitamment. Dolbret en fit autant de son côté. Il avait compris que toute objection serait inutile et, après une dernière pensée pour Berthe, il avait pris la résolution de mourir.

Arrivés à cinquante pas, les cent hommes qui composaient la troupe se levèrent sur leurs étriers et jetèrent aux échos du veldt une clameur prolongée. Un bruit sec, un cliquetis d’armes, parvint aux oreilles des fugitifs, et une décharge vola au-dessus de leurs têtes, allant s’éparpiller dans les anfractuosités du rocher.

— Tirons, dit Wigelius.

— Non, pas encore, attendons qu’ils soient plus près ; puisque nous risquons notre vie, tâchons de la vendre cher ; nous nous servirons d’abord de nos pistolets, puis ensuite de nos carabines. Attendez mon ordre, cela vaut mieux.

Les assiégés entendirent l’officier qui commandait s’écrier : « Ils ne répondent pas, allons chercher leur réponse. À l’assaut !

Ils pouvaient être à vingt pieds. Au moment où ils partaient, Dolbret ordonna le feu. D’abord les pistolets, ainsi que cela était convenu, furent déchargés aussi rapidement que possible. Cette succession ininterrompue de détonations, fit un bon effet sur les éclaireurs. Ils crurent à la présence d’un ennemi très nombreux et, quand les carabines entrèrent en scène et que les chevaux s’affaissèrent, il y eut un moment de désarroi. Mais les rangs se reformèrent au commandement des sabres brandis avec colère, la troupe s’avança, compacte, et vingt fusils se levèrent. Dolbret vit cette manœuvre, à travers la fumée, et murmura :

C’est fini !

Comme ces mots de découragement sortaient de sa bouche, les éclaireurs se mirent soudain à tomber, les uns après les autres : il en tomba au milieu, aux côtés, en avant, en arrière ; on eût dit les pièces d’un échiquier qu’une secousse inattendue aurait ébranlé. Dans son étonnement, Dolbret avait laissé choir son fusil par terre et, comme si tout danger eût été passé, sans se demander la cause du phénomène, il s’était oublié à contempler le carnage. Pas un nuage de fumée ne venait se mêler aux dernières ombres de la nuit, et la mort pleuvait sans désemparer sur la compagnie des éclaireurs.

Ceux qui restaient venaient de battre en retraite sans même emporter leurs blessés.

Alors des pierres roulèrent aux pieds de Wigelius et de Dolbret, un bruit de voix confuses arriva à leurs oreilles et bientôt, au-dessus de leurs têtes, ils virent une dizaine d’hommes qui descendaient tranquillement du kopje, le fusil sous le bras.

« Ils reviennent par derrière, pensa Dolbret. »

Mais une main venait de se tendre vers lui et une voix lui disait :

Merci, monsieur, d’avoir amusé ces bons Anglais avec votre fumée.

D’autres mains s’offrirent. Sans trop comprendre, Dolbret et Wigelius s’abandonnèrent à cette effusion. Pendant que les mains s’étreignaient, l’un des étrangers, probablement le chef, se mit à parler :

— Nous guettions les éclaireurs de Thompson depuis deux jours, dit-il. Nous désespérions de les voir, quand ils sont venus, — je ne sais pourquoi — se jeter dans nos jambes. C’est sûrement vous qui les avez attirés, car notre retraite était introuvable et ils auraient passé mille fois devant ce kopje sans se douter de notre présence. Comme nous avions des cartouches à poudre sans fumée, pendant qu’ils s’occupaient de vous, du haut du kopje, nous les massacrions sans qu’ils pussent même voir d’où venait le feu.

Il avait parlé dans un français très pur et très élégant ; sa voix accusait la fatigue, l’ennui, le découragement, et une certaine tristesse passait dans ses yeux quand il cessait de regarder son interlocuteur : on eût dit qu’il cherchait quelque chose ou qu’un souvenir le distrayait, l’obsédait peut-être.

Dolbret allait l’interroger, mais il continua :

— Maintenant, il me faut repartir, suivre ma destinée.

— Au moins, dit Dolbret, saurai-je le nom de celui à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Villebois-Mareuil.

— Villebois-Mareuil ! s’écrièrent Wigelius et Dolbret.

— Oui, Villebois-Mareuil. Vous êtes étonnés, je le vois, de me trouver ici, faisant la guerre de guérilla. Mais que voulez-vous ? J’étais plein d’enthousiasme, plein d’ardeur et je croyais que le peu de savoir que j’ai servirait la cause du Transvaal. Illusion ! Mes conseils sont dédaignés, mes avis méprisés ; ces braves et nobles Boers n’ont qu’une science, la bravoure, qu’une tactique, l’entêtement. Alors j’en ai pris mon parti : ils n’ont pas voulu de ma stratégie, j’ai adopté la leur, je cours le veldt.

Après avoir prononcé ces paroles, d’un ton amer, il tendit sa main une dernière fois, ses compagnons en firent autant, ils descendirent le kopje et repartirent.

Durant les quelques minutes qu’avait duré cet entretien, Wigelius, agenouillé, avait soutenu Stenson dans ses bras. Le pauvre garçon venait de balbutier :

— Je me meurs !

Un flot de sang gicla de sa bouche ; ses yeux déliraient déjà, il n’entendait pas les paroles que ses amis essayaient de lui glisser à l’oreille. Un seul mot, le dernier, remua ses lèvres : Berthe !

Dolbret espéra que Wigelius n’eût pas entendu : en face de ce désespoir suprême, il avait honte de tous les bonheurs qui l’attendaient, lui.

Ils restèrent longtemps à contempler leur ami mort ; Zéméhul, le regard perdu dans le lointain, attendait, silencieux. La tempête avait cessé. Un souffle glacé leur fouetta le visage et ils entendirent des hennissements au-dessous d’eux.

— Partons, dit Pierre Dolbret tristement.

Ayant attaché le corps de Stenson sur l’un des chevaux, ils montèrent en selle et se mirent en marche. Kimberley apparaissait dans l’horizon clair du matin.