XX

OÙ IL EST QUESTION D’UN CHEVALIER DU SAINT-SÉPULCRE, D’UN TRAIN BLINDÉ ET D’UN VIEUX POÊLE


Dolbret avait eu tout l’après-midi pour réfléchir. D’abord, il s’était laissé abattre ; on eût dit un homme frappé d’un mal affreux, paralysé, ou blessé à mort. L’intelligence même semblait s’être échappée de lui ; sa pensée restait hagarde comme son œil, son être n’était plus autre chose qu’une masse de chair à demi-morte, écrasée, immobilisée par une main puissante. Ce qui mettait l’ombre dans son âme, c’était la sensation plutôt que la comparaison d’un tel effet avec une si petite cause : l’anéantissement de toutes ses espérances, la perte d’une grande fortune, surtout la perte d’un bonheur ardemment désiré, et cela pour une folie d’un moment. Il avait compris le désespoir des damnés, et ce qu’il se rappelait de philosophie lui avait paru puéril devant la brutalité du fait. Il s’était découragé de la lutte de l’esprit contre la force des choses, de l’effort d’intelligence à fournir contre l’inertie toute-puissante de l’autorité qui le jugerait ; il avait voulu mourir. Se rendant compte de son peu de consistance, de sa légèreté, du manque de suite dans tout ce qu’il avait fait jusque-là, il avait pris un douloureux plaisir à se disséquer lui-même ; il avait découvert une absence complète d’équilibre entre ses facultés, entre son imagination et son jugement, même entre son cerveau et le reste de son être, et il s’était dit : « Il vaut mieux que je meure, je me suis trop fait souffrir déjà. » Cette résignation l’avait consolé, mais elle avait produit le contraire de ce qu’elle devait produire ; une fois consolé, il avait voulu vivre encore, et il avait songé aux moyens à prendre pour sauver sa tête.

Revenu à la cabane en terre, il constata que son gardien, avait été changé. Les restes du souper n’avaient pas été enlevés encore ; un verre était là, plein de bière, qu’il n’avait pas pu boire avant le procès. Il allait le prendre et le porter à ses lèvres, mais il le remit sur la table sans y avoir bu : le hou-hou de Zéméhul venait de frapper son oreille. Le gardien lui dit :

— C’est triste, n’est-ce pas, ce cri ?

— Oui, très triste, répondit Pierre. Pourtant il songeait à part soi : « Pas si triste, mon vieux, il ne faut pas mal parler des hiboux. Si seulement je pouvais faire dire à Zéméhul que je suis ici. José va pourtant essayer de faire quelque chose. »

Le cri continuait à se faire entendre à intervalles réguliers ; C’était d’abord un hou-hou répété trois fois, puis une sorte de gloussement. Dolbret reconnaissait bien l’avertissement du fidèle et intelligent Zoulou. Il pensa : « Si je ne m’en tire pas, avec tous ces avantages, je ne suis qu’un imbécile. » Il se mit à examiner du regard la cabane qui lui servait de prison. C’était pauvre et lamentable : parmi les objets de ménage du burgher, abandonnés dans la précipitation de la fuite, des caisses de vivres s’entassaient, mêlées aux armes et aux autres objets d’équipement ; un vieux poêle, sorte de tube large, muni dans le bas d’une ouverture pour faire le feu, et, à la partie supérieure, d’un trou pour la fumée, se cachait dans un coin.

Dolbret promenait ses regards du gardien à ces différents objets et il se demandait comment les utiliser pour son salut. La première chose à faire, c’était de détourner l’attention du cerbère, ce qui n’était pas facile, car comme il était seul à garder son prisonnier, il accomplissait sa tâche le plus consciencieusement possible. Il ne le quittait pas des yeux, il épiait tous ses mouvements, ses gestes les plus insignifiants, et la moindre chose le faisait tressaillir.

Pierre remarqua ces détails et il en tira une conclusion ; il se dit : « Voilà un homme nerveux, par conséquent un homme qui ne vaut pas grand’chose pour la besogne qu’on lui a confiée. En outre, il a contre lui non seulement son tempérament mais encore son caractère : en effet un homme nerveux est presque toujours un homme sensible ; un homme sensible est presque toujours naïf ; un homme naïf… un homme naïf… Ma foi, je suis au bout de ma fusée, je ne puis arriver à trouver ce que c’est qu’un homme naïf. Mais je suis bête, un homme naïf, c’est justement ce qu’il me faut on ne peut désirer mieux. Voyons, maintenant qu’est-ce que je lui dirais bien pour engager la conversation ? Je ne lui parlerai pas du temps, ça ne l’intéressera pas. Essayons autre chose, flanquons-lui une bourde quelconque. »

— Dites-donc, mon ami, fit-il, avez-vous déjà entendu parler de la maison Pâquet, de Québec.

— Je crois bien, répondit le Tommy, je suis d’Halifax. Pourquoi cette question ?

— Bien, je ne sais pas trop.

— C’est pour dire quelque chose ?

— Vous l’avez, c’est pour dire quelque chose.

— Et encore ?

— Bien, vous savez, je voudrais écrire à la maison Pâquet,

— Pourquoi, dit le soldat en riant ?

— Pour qu’on intercède en ma faveur auprès du colonel.

— Ça prendrait du temps, trop de temps.

— Vous croyez que je n’ai pas de chance ?

— Je ne dis pas ça.

— Vous ne dites pas ça, mais vous le pensez, n’est-ce pas ?

— Non, je ne dis pas ça.

— Cependant, selon vous, la tête me branle sur les épaules ?

— En temps de guerre, on n’a jamais la tête solide sur les épaules.

— Oui, mais moi, je ne suis pas soldat ; la guerre, je n’ai rien à y voir.

— Vous avez peur de mourir ?

— Non, pas trop.

— La voix vous tremble.

En effet, Pierre balbutiait plutôt qu’il ne parlait ; mais ce n’était pas la peur qui était la cause de cette émotion, c’était au contraire la joie, — une joie mêlée d’inquiétude, qui l’avait transformé tout à coup. En mettant la main à la poche de son gilet, il avait palpé quelque chose d’insolite et il lui était venu une idée, il s’était rattaché à une espérance ; pourvu que Zéméhul ne se décourageât pas, pourvu que ses amis restassent dans le voisinage encore une demi-heure, il aurait peut-être la vie sauve.

Peu à peu la tranquillité lui revint et il se reprit à converser.

— Dites donc, mon ami, voulez-vous essayer de savoir d’où vient ce cri de hibou ; Ce n’est pas gai, quand on va mourir, d’entendre ainsi chanter son libéra.

Le soldat mit le nez à la porte. À peine avait-il tourné le dos que Dolbret sortit de sa poche une petite fiole qu’il agita violemment et dont il versa le contenu dans le verre. Comme il se rasseyait, le Tommy rentrait. Il s’arrêta tout surpris devant lui et lui demanda :

— Êtes-vous malade ?

— Pas le moins du monde ; est-ce que j’en ai l’air ?

— Vous avez le visage tout bouleversé, les veines de vos tempes sont gonflées et battent.

— Je vous avoue que l’idée d’être pendu ne me sourit pas.

— Pauvre homme !

— Ne me plaignez pas ; je vais finir par me faire à l’idée de mettre à mon cou l’ultime et péremptoire cravate qui s’appelle la corde. Pourtant les rêves d’élégance de ma jeunesse n’étaient pas de ce genre. Enfin, après tout, ou n’est pas maître de sa destinée : l’homme s’expose et Dieu dispose, comme dit l’autre.

Comme on le voit, Dolbret redevenait lui-même ; une lueur d’espoir avait suffi pour le faire renaître à sa vraie vie, pour lui faire retrouver presque sa gaîté. Il demanda :

— Et vous n’avez rien vu dehors ?

— Non, rien.

— Vous entendez toujours ce cri cependant ?

— Oui, j’entends toujours ce hibou. Je le regrette pour vous, c’est lugubre.

— Je m’y accoutume.

— Vraiment ? tant mieux alors. Si vous mangiez en at…

— En attendant, continua Dolbret en riant ; oui, en attendant, vous dites bien.

— Pardon, je n’ai pas voulu dire cela.

— Je ne vous en veux pas.

— Donc, si vous mangiez.

— Je n’ai pas faim.

— Ça vous donnerait des forces et ça passerait le temps.

— Je ne m’ennuie pas, et je n’ai pas faim non plus. Du reste, il n’y a plus rien à manger.

— C’est dommage ; si je pouvais vous quitter un instant, je demanderais quelque chose.

— Merci, mon ami, merci.

— Buvez toujours, ce sera mieux que rien. Votre verre est là, encore plein, qui vous attend.

— Non, merci, je n’ai pas soif.

— Vous n’avez pas soif ? mais on a toujours soif.

— Pas moi, je n’ai jamais soif.

— Nous autres soldats, nous avons toujours soif, nous marchons tant.

— C’est vrai. Au fait, buvez donc cette bière, si le cœur vous en dit.

— Oh ! non merci, ce n’est pas cela que j’ai voulu dire.

— Quand même, buvez toujours.

— C’est certain que vous n’avez pas soif ?

— Ma parole. Et vous me ferez plaisir en acceptant cela de ma part.

« Un immense plaisir », se dit Pierre intérieurement.

— Puisque vous insistez.

Il s’avança vers la table, prit le verre et le lampa d’un seul trait.

— C’est de la Bass, dit-il en se léchant les moustaches ; elle est amère.

— Je l’ai trouvée bonne, moi.

Le gloussement se fit entendre encore une fois ; Dolbret y répondit.

— Bien, bien, qu’est-ce que cela veut dire, demanda le gardien tout étonné ; vous faites le hibou maintenant ?

— J’y prends goût, répondit Pierre.

La voix de Tommy était déjà pâteuse et son œil hébété : Dolbret eut presque un geste de triomphe.

— Asseyez-vous lui dit-il, vous devez être fatigué de rester debout ; moi c’est le contraire, j’ai besoin de marcher.

— Merci, dit l’autre, en se mettant à califourchon sur le banc.

Le sommeil lui venait rapidement.

« Diable, pensa Dolbret, je lui en ai trop fourré ; je ne voudrais pas l’avoir empoisonné, le pauvre garçon ; il était si gentil pour moi. »

Se tournant ensuite vers le fond de la cabane il se mit à dire à mi-voix : « Maintenant, messieurs les Anglais, nous allons vous prouver la relation qu’il peut y avoir entre un chevalier du Saint-Sépulcre, un train blindé et ce vieux poêle qui est là tout bêtement dans son coin ».

Pendant que le gardien lui parlait, cinq minutes auparavant, il avait fait la réflexion vivante : « Si je parviens à détourner l’attention de ce monsieur qui a soin de ma personne, je puis me sauver ; mais si je me sauve, je ne suis pas encore sauvé. Dix secondes après mon départ, on va s’apercevoir de ma disparition et je vais attraper du plomb dans le dos. Si j’étais armé de fer comme les anciens chevaliers, la solution du problème serait toute trouvée. Mais je ne suis pas chevalier et encore moins armé de fer. Alors il me faudrait voyager dans un train blindé. Malheureusement, il n’y en a pas dans les environs, et, y en eût-il, on ne le mettrait probablement pas à ma disposition. Il y a autre chose : il y a là, dans le coin, un vieux poêle qui n’a pas l’air de se douter qu’il va remplacer un train blindé et servir, en même temps, de bouclier, de cotte maille, d’armure à un chevalier des temps modernes. Pourvu, tout cela, que mon gardien disparaisse. Et cela va se faire, si le sort me favorise, grâce aux leçons que j’ai reçues du Dean Polson, sur la manière de se servir du laudanum. »

Le gardien supprimé, il ne restait plus à Dolbret qu’à s’armer.

Pour une dernière fois, il imita le cri du hibou et aussitôt on lui répondit du buisson voisin. Alors, prenant le poêle, il le mit sur sa tête. Ses larges épaules eurent de la peine à passer dans le tube un peu étroit, mais elles se firent plus petites et il se trouva couvert de fer depuis le sommet de la tête jusqu’à la taille. L’ouverture pratiquée dans le côté de la paroi lui permettait de voir et de se guider.

Il allait sortir quand un grognement parti du bout de la cabane le fit frissonner : mais il eut un sourire de satisfaction quand, après avoir promené sa tête de fer de tous côtés, il ne vit pas autre chose que le Tommy profondément endormi, à moitié étouffé entre le banc et le mur en terre, et lançant des ronflements dignes du sommeil du juste.

Il faisait nuit sombre, un orage s’annonçait ; ce serait tant mieux pour le fugitif : dans le moment la tempête, la pluie, le tonnerre étaient ses meilleurs auxiliaires. En franchissant le seuil de sa prison d’un jour, il faisait des réflexions sur les événements qui l’avaient mis dans cette posture et, malgré tout, il se prenait à admirer leurs merveilleux enchaînement. Il bénissait maintenant le sort de lui avoir fait rencontrer Polson, de l’avoir jeté en plein océan, de l’avoir fait recueillir par le « City of Lisbon », de l’avoir mis à même d’exercer sa profession de médecin et, par là, de lui avoir permis de prendre dans la pharmacie du bord la petite bouteille de laudanum qui avait donné un goût si prononcé à la Bass ale absorbée par son gardien.

Pendant une dizaine de minutes, ce fut, entre le buisson et le poêle ambulant, un échange continuel de signaux. De temps en temps Dolbret s’arrêtait et écoutait du côté du camp. Rien ne vint : évidemment son évasion n’était pas encore connue, tout allait bien. Il aurait voulu marcher plus vite, mais il en était empêché par le poids énorme de son armure. Bientôt, dans la nuit il distingua le cuivre des selles qui brillait à travers les branches puis à force de regarder le même point, il vit des visages et reconnut ses amis. Comme il allait les rejoindre, leur tendre la main, un cri retentit et il vit une grande forme noire qui essayait de se sauver, se jetait par terre, levait les bras au ciel, et que Wigelius et Stenson avaient grand’peine à contenir. C’était Zéméhul qui, à la vue de cette forme étrange, de cette sorte de tronc d’arbre en marche, avait été saisi d’une terreur superstitieuse ; il lui avait semblé voir apparaître quelque divinité malfaisante. Mais quand Dolbret se dépouilla de cette tiare, aussi authentique que celle de Saitapharnès, mais plus pesante, et que son visage en sortit tout noir de fumée et de suie, le Zoulou montra les signes d’une joie qui se manifesta par des gambades et des cris. Il fallut le rappeler au sentiment du danger pour le tirer de son ravissement.

— Ouf ! dit Dolbret, en laissant choir le lourd chapeau sur le sol ; vous ne pouvez vous imaginer, mes chers amis, comme il fait chaud dans un poêle qui ne chauffe pas,

— Racontez-nous votre évasion, dit Stenson en lui serrant la main.

— Je suis trop fatigué et le temps presse, mon ami. Du reste c’est long ; vous saurez tout à Kimberley, une fois que nous aurons les diamants et que nous serons en sûreté ; vous vous amuserez.

— Montons à cheval, alors.

— C’est bien facile à dire, mais moi, je n’ai pas de cheval.

— Et pourquoi donc ?

— Je n’ai pas revu le mien ; ou s’en sera sans doute emparé comme d’une prise sur l’ennemi.

— Nous avons réparé le tort, mon cher docteur, dit Wigelius ; en passant dans le veldt, nous avons rencontré un burgher qui nous a cédé le sien.

— Pas pour rien naturellement.

— Ne parlons pas de cela.

— Merci, mes amis, dit Pierre ému jusqu’aux larmes, je me souviendrai.

Le buisson où étaient cachés les fugitifs et leurs chevaux était situé à droite du camp, de l’autre côté de la route de chariots ; avec les renseignements donnés par Aresberg, il était facile de trouver son chemin. La lettre disait : « Une fois arrivé au kopje d’Hals, tournez-vous vers l’est et piquez droit devant vous sur un espace de trois milles. Alors vous verrez un kopje entouré de broussailles, au pied duquel se trouve une source dont on ne connaît pas l’origine. Buvez-y ; en vous relevant de terre, étendez la main à gauche, vers l’ouest ; vous toucherez une pierre d’environ un pied cube, sur laquelle est gravée la lettre « K ». Ôtez cette pierre, et après elle, douze autres pierres, et le trésor est à vous. »