Les devoirs de style


LES DEVOIRS DE STYLE

Dans la première et la deuxième classes, le choix des sujets de composition est laissé aux élèves eux-mêmes. Les sujets préférés, dans ces classes, sont pris dans l’histoire de l’Ancien Testament qu’ils écrivent deux mois après le récit que le maître leur en a fait. La première classe a commencé récemment des narrations sur le Nouveau Testament, mais les résultats ne sont pas si bons qu’avec l’Ancien Testament : ils font même plus de fautes d’orthographe et comprennent beaucoup moins bien.

Dans la première classe, nous avons essayé de proposer des sujets. Les premiers qui nous vinrent naturellement furent des descriptions d’objets très simples comme le blé, l’isba, le bois, etc. Mais, à notre grand étonnement, ces questions déroutaient les élèves jusqu’aux larmes, et, malgré l’aide du maître qui avait partagé ainsi le sujet sur le blé : description du blé dans le champ, sa transformation en farine, son emploi, ils refusèrent absolument de traiter les sujets de cette sorte, et, s’ils écrivaient, ils faisaient des fautes incompréhensibles, monstrueuses, et leur narration était dénuée de style et de sens. Nous essayâmes alors de proposer des récits d’événements quelconques, tous en furent ravis. La description d’objets dits simples : le porc, le pot, la table, si en faveur dans les écoles, est incomparablement plus difficile que les récits empruntés à la mémoire. Avec la narration se répéta la faute commise pour toutes les matières d’enseignement. Le maître trouve faciles les sujets les plus simples et les plus généraux, et, au contraire, l’élève ne trouve faciles que les sujets compliqués et vivants. Tous les manuels des sciences naturelles commencent par les lois générales, ceux de la langue par les définitions, ceux d’histoire par la division en périodes, même la géométrie commence par la définition de la conception du point et de l’espace. Presque tous les maîtres, guidés par cette même idée, donnent comme premier sujet la description de la table ou du banc, et ils ne veulent pas se convaincre que pour définir la table ou le banc, il faut posséder déjà un certain développement philosophique et dialectique. Et ce même élève qui pleure parce qu’il ne peut pas écrire son devoir sur le banc décrira très bien le sentiment de l’amour ou de la colère, la rencontre de Joseph avec ses frères, une prise de corps avec un de ses camarades. Les sujets de composition naissent spontanément des descriptions d’événements, des rapports mutuels entre gens et de la transmission de récits entendus.

Leur occupation favorite, c’est la narration. Dès qu’en dehors de l’école les élèves des grandes classes tombent sur du papier et un crayon, ils écrivent tout de suite un conte de leur fantaisie. Au commencement, j’étais déconcerté par la disproportion des diverses parties des compositions. J’observais ce qui me semblait nécessaire, mais les élèves ne comprenaient pas et le travail allait mal. Ils paraissaient toujours n’avoir d’autre préoccupation que celle de ne pas faire de fautes.

Et maintenant, nous constatons souvent le mécontentement des élèves quand la composition est trop longue, ou qu’il y a de trop fréquentes redites, ou le passage sans transition d’un sujet à l’autre. En quoi consistent leurs exigences, il est difficile de le dire, mais ces exigences sont légitimes. — « Pas bien ! » crient quelques-uns en écoutant les compositions de leurs camarades. D’autres ne veulent pas lire leur devoir quand celui d’un camarade a été trouvé bon. D’autres arrachent leurs cahiers des mains du maître, mécontents de n’avoir pas aussi bien réussi qu’ils le souhaitaient, et ils lisent eux-mêmes. Certaines personnalités commencent à se dessiner si nettement que nous forçons les élèves à deviner à qui appartient la composition que nous lisons, et, que dans la première classe, on devine toujours.

Faute de place nous ajournerons la description de l’enseignement de la langue et des autres sujets, et les extraits des carnets des maîtres ; nous donnerons seulement quelques spécimens des compositions de deux élèves de première classe.

Devoirs de B*** (élève le plus mauvais, mais assez original et hardi), sur Toula et sur l’école.

Le devoir sur l’école a obtenu un grand succès parmi les élèves. B*** a onze ans, c’est le troisième hiver qu’il vient à l’école de Iasnaïa-Poliana, mais il avait appris à écrire auparavant.

Sur Toula. — « Dimanche dernier, je suis retourné à Toula. Quand nous sommes arrivés, Vladimir Alexandrovitch nous dit à moi et à Vaska Jdanov « Allez à l’école du dimanche. » Nous avons marché, marché, on n’en finissait pas d’arriver. Nous voilà rendus et nous voyons que tous les maîtres sont assis, et j’ai vu là le maître qui nous a appris la botanique. Je dis : « Bonjour, messieurs ! » Ils disent bonjour. Ensuite je suis allé dans la classe, je me suis mis à la table, mais comme je m’ennuyais, je suis parti me promener à Toula. Je marche, je marche. Je vois une femme qui vend des petits pains. J’ai commencé à tirer de l’argent de ma poche ; quand je l’ai eu sorti, je me suis mis à marchander le pain, j’en ai acheté et je suis parti. J’ai vu aussi l’homme qui marche sur la tour et regarde s’il n’y a pas le feu quelque part. Sur Toula j’ai terminé. »

Comment j’ai étudié. — « Quand j’ai eu huit ans, on m’a envoyé à Groumi. Là-bas, j’ai très bien appris. Après je me suis ennuyé et j’ai commencé à pleurer. La femme a pris un bâton et s’est mise à me battre. J’ai crié encore plus fort. Quelques jours après, je suis revenu à la maison et j’ai raconté tout. On m’a ôté de là et on m’a mis chez la mère de Dounia. Là j’apprenais très bien et on ne me battait jamais. C’est là-bas que j’ai appris tout le syllabaire. Ensuite on m’a envoyé chez Foka Demidovitch. Il me battait beaucoup. Un jour je me suis enfui, et il a ordonné de me rattraper. Quand on m’a rattrapé on m’a ramené chez lui. Il m’a étendu sur le banc, a pris les verges dans une main, et s’est mis à me battre. Et moi je criais à pleine voix. Quand il a eu fini de me fouetter, il m’a forcé de lire. Il a écouté et dit : « Ah, canaille ! Comme il lit mal ! En voilà un cochon ! »

Voici deux spécimens des narrations de Fedka ; l’une sur un sujet donné : « Le blé. Comment pousse-t-il ?» ; l’autre sur son voyage à Toula, sujet choisi par lui. (C’est le troisième hiver que Fedka va à l’école. Il a maintenant dix ans.)

Sur le blé. — « Le blé sort de la terre. D’abord il est vert. Quand il est grand, alors les tiges paraissent et les femmes les coupent. Il y a aussi du blé comme de l’herbe, c’est très bon pour nourrir les bêtes. »

C’était tout. Il sentait lui-même que ce n’était pas bien, et il était triste. Voici ce qu’il a écrit sur Toula, et sans une rature.

Sur Toula. — « Quand j’étais encore petit, j’avais cinq ans, j’ai entendu les gens raconter qu’ils étaient allés à un Toula quelconque. Je ne savais pas du tout ce que c’était que ce Toula. Alors j’ai demandé à mon père : — « Père, ce Toula où vous allez, est-ce beau ? » Père dit : — « C’est joli. » Alors je dis : — « Père, emmène-moi avec toi pour que je voie ce Toula. » Père dit : — « Eh bien ! quoi, un dimanche je t’emmènerai avec moi. » J’en étais content et je me suis mis à courir et à sauter sur les bancs. Quelques jours après, c’était le dimanche. Quand je m’éveillai le matin, mon père était déjà dans la cour et attelait les chevaux. Je me mis à m’habiller et à me chausser bien vite. Quand j’ai été prêt à sortir dans la cour, les chevaux étaient déjà attelés. Je me suis assis dans le traîneau et nous sommes partis. On courait, les chevaux couraient, couraient ; on a fait quatorze verstes. J’ai aperçu une haute église et j’ai crié : — « Père ! En voilà une grande église ! » Le père a dit : — « Il y a une église moins haute mais plus jolie. » Et j’ai commencé à lui demander : — « Père ! entrons-y, je prierai Dieu. » Le père y est allé. Au moment où nous arrivions, tout à coup, on a sonné les cloches. J’ai eu peur et j’ai demandé à mon père ce que c’était et qui frappait des cymbales ? Et le père dit : — « Non, c’est la messe qui commence. » Et puis nous sommes entrés à l’église prier Dieu. Après avoir prié, nous sommes allés au marché. Je marche, je marche, je fais tout le temps des faux pas parce que je regarde de côté. Nous voilà rendus au marché. Je vois qu’il y a des petits pains. J’ai voulu en prendre sans argent. Et le père me dit : — « N’y touche pas, autrement on te prendrait ton bonnet. » Je dis : — « Pourquoi me prendra-t-on mon bonnet. » Et le père dit : — « N’en prends pas sans argent. Je te le dis. » Alors, je dis : — « Donne-moi dix kopeks, j’achèterai un petit pain. » Le père a donné. J’ai acheté trois petits pains, j’ai mangé et dit : — « Père, comme ils sont bons, les petits pains ! » Quand nous eûmes fait toutes les emplettes, nous sommes allés voir nos chevaux. Nous leur avons donné du foin. Quand ils eurent mangé, nous les avons attelés et nous sommes partis à la maison. Je suis entré dans l’isba, je me suis déshabillé et j’ai commencé à raconter à tous que j’étais allé à Toula, qu’avec le père nous étions entrés à l’église et avions prié Dieu. Ensuite je me suis endormi et j’ai rêvé que mon père repartait à Toula. Aussitôt je me suis réveillé, j’ai vu que tous dormaient et je me suis rendormi aussi. »