Les deux testaments/Texte entier

Imprimerie de l'Indépendance (p. Couv-182).


LES DEUX

TESTAMENTS













AU LECTEUR


Je n’ai pas la prétention d’offrir une œuvre longuement méditée, mûrie, revue et corrigée.

Pour écrire ce roman on m’a accordé deux mois tout juste. Or, je n’avais que quelques heures de loisir par jour.

Publié en feuilleton et immédiatement mis en page, ce volume réclame l’indulgence que l’on accorde ordinairement aux articles de journaux.

LES DEUX
TESTAMENTS
ESQUISSE
— DE —
MŒURS CANADIENNES
— PAR —
Mme DUVAL-THIBAULT
Séparateur
FALL RIVER, MASS. U.S.
Imprimerie de L’Indépendant
1888


AVANT-PROPOS


Depuis quelque temps des productions françaises de bas étage, ne se recommandant certes pas par la forme, encore moins par la morale, mais qui, grâce à leurs prix modiques, gagnent peu à peu l’accès de toutes les classes de la société, prennent une vogue de plus en plus alarmante.

Rien de vrai, de beau, de saint et de noble dans cette littérature malsaine.

Les héros sont assez souvent de vulgaires malfaiteurs, qui entassent crimes sur crimes, pendant le cours du récit, jusques au jour où, traqués par des policiers à l’intelligence surhumaine, ils terminent leur ignoble carrière sur l’échafaud avec un cynisme révoltant qui n’a rien d’édifiant pour le lecteur.

Quant aux héroïnes, elles sont pour la plupart des femmes de mauvaise vie, dont l’auteur détaille les faits et gestes avec une précision digne d’un meilleur usage.

Les épouses les plus vertueuses ont ordinairement une faute de jeunesse à se reprocher, et les jeunes filles honnêtes sont d’une fadeur et d’une bêtise extrêmes, sans doute pour mieux contraster avec les courtisanes qui sont toujours représentées comme des modèles de grâce et d’esprit irrésistible.

Cette littérature immonde ne peut que démoraliser et abrutir l’esprit de ses lecteurs.

Et, pourtant, on admet ces romans-feuilletons au sein de familles honnêtes et pieuses.

Il ne manque pas de propagateurs enthousiastes de cette littérature pernicieuse.

Il y a peu d’années encore, la classe illettrée prêtait une signification tout à fait scabreuse au mot roman. Aujourd’hui ces préjugés ont presque entièrement disparu, mais hélas ! on est tombé de Charybde en Sylla.

Un bon moyen de combattre l’influence de ces romans serait peut être d’offrir, à leur place, des productions canadiennes se rattachant à nos mœurs, à notre histoire et qui, si elles ne sont pas toujours des chefs-d’œuvre, ne contiennent néanmoins rien de préjudiciable à la morale, ou n’excluent pas totalement l’idée de Dieu.

Faisons aimer davantage à la génération qui croît — génération plus ou moins exposée à l’absorption de la race anglo-saxonne — les traditions et les coutumes de nos pères.

Mme Duval-Thibault
Fall River, Mass. E. U. Déc. 1888.
LES
Deux Testaments
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PREMIÈRE PARTIE
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LA VEUVE ET L’ORPHELIN

CHAPITRE I.

— Ainsi donc, Maria, il n’y a plus d’espoir pour nous ?

Celui qui prononçait ces mots était un beau jeune homme au visage franc et sympathique. Sa voix était troublée et l’expression de sa physionomie annonçait la tristesse et le découragement.

La jeune fille à laquelle il s’était adressé garda le silence. Elle aussi semblait triste et découragée.

Les gais rayons du soleil de juin, se glissant à travers les persiennes à demi fermées, se jouaient sur les meubles et le tapis du petit salon où se trouvaient les deux jeunes gens ; une brise fraîche, au souffle doux et caressant, une de ces brises printanières qui font rêver à l’on ne sait quoi, entrait de temps en temps par la fenêtre ; un gentil serin s’agitait joyeusement dans sa petite cage en chantant, tout comme les libres oiseaux des bois, un hymne au beau printemps. On entendait les voix animées des enfants qui jouaient dans la rue ; enfin il semblait que tout fut joyeux ce jour là, à l’exception des deux jeunes gens qui continuaient à garder un silence sombre, occupés qu’ils étaient de leurs tristes pensées.

Xavier LeClerc, c’était le nom du jeune homme, levant enfin les yeux sur celle qu’il aimait, vit deux grosses larmes qui coulaient lentement sur ses joues roses.

À cette vue, il ne put se contenir plus longtemps.

— Maria, dit-il, en se rapprochant d’elle et en prenant ses mains qu’il serra doucement dans les siennes, Maria, ma bien aimée, je vous en supplie, consolez-vous ! Cela me brise le cœur de vous voir pleurer.

Après une pause, il reprit.

— Je vais faire une nouvelle tentative auprès de votre père ; je lui dirai que je suis disposé à attendre deux ou trois ans, s’il le faut. Pendant ce temps, je ferai mon possible pour améliorer ma position ; je ferai des économies ; je pourrais même aller tenter la fortune aux États-Unis, si je vois que je ne réussis pas ici.

Mais mon patron est bon et juste ; il m’estime bien et il a promis d’augmenter mes gages, l’année prochaine. Le destin peut aussi amener des changements, en attendant. Si deux ou trois des anciens commis partaient pour une raison ou pour une autre, cela m’avancerait beaucoup. Je gagnerais, alors, un salaire suffisant pour nous établir confortablement, sinon avec luxe. Je suis jeune, travaillant ; je jouis d’une bonne santé ; j’appartiens à une famille respectable… C’est déjà quelque chose. Votre père y songera deux fois avant de briser notre existence.

— Oui, répliqua la jeune fille tristement. Cela serait fort bien, si papa n’avait pas l’idée fixe de me faire épouser ce veuf exécrable parce qu’il le considère un bon parti. Il est si sérieux et si religieux que papa le trouve l’homme le plus parfait du monde. Moi, je le déteste.

— Et moi, me détestez-vous ? demanda Xavier en approchant son visage de celui de la jeune fille.

— Fou ! murmura Maria, vous savez bien que je vous aime.

— Donnez moi un baiser, alors !

Et sans attendre une réponse, qui aurait pu être défavorable, il déposa un long baiser sur ses lèvres.

Confuse et troublée, Maria cacha son visage contre l’épaule du jeune homme qui lui murmura passionnément à l’oreille.

Jure-moi que tu seras ma femme. Jure-moi que tu n’en épouseras pas d’autre !

Maria allait peut-être faire le serment demandé, quand un bruit de pas retentit dans l’escalier. Effrayée, elle s’échappa des bras de Xavier et un instant après, sa mère qui revenait des vêpres — c’était le dimanche — entra.

En apercevant le jeune homme elle prit un air digne et sévère et le salua froidement, car elle n’était guère disposée en sa faveur.

Après une demi-heure de conversation banale et réservée, Xavier prit congé de la mère et de la fille en jetant sur cette dernière un long regard d’amour et de regret.

Il sortit le cœur plein de tristes pressentiments.

CHAPITRE II

M. Renaud, le père de Maria, avait commencé sa vie de ménage sans un sou ; mais doué d’une énergie sans pareille et d’un certain talent, il avait réussi à dompter la fortune et à se créer une bonne place au soleil.

En 1860, époque où commence notre récit, il possédait un beau magasin d’épiceries sur la rue St-Laurent, à Montréal, et son commerce allait toujours en prospérant.

C’était un homme de bons principes et sa réputation était intacte. Ses principaux défauts étaient la vanité et l’entêtement.

Quand il avait une idée dans la tête il était difficile de la lui faire mettre de côté, surtout parce qu’il était à peu près impossible de lui persuader qu’il pouvait avoir tort dans sa façon de penser.

Son extérieur était assez agréable, bien qu’il approchât la cinquantaine et qu’il fût tant soit peu chauve.

Il avait des traits réguliers, une assez longue barbe grise qui lui donnait un air vénérable, des yeux bleus assez expressifs et le teint encore vermeil.

Il aimait beaucoup sa fille, mais il l’aimait à sa manière, c’est-à-dire, tyranniquement.

Depuis quelques temps, il avait un gendre en vue. C’était un veuf, homme très sérieux, âgé d’environ 36 ans et qui passait pour posséder une certaine aisance. Très religieux et jouissant d’une excellente réputation il semblait devoir être aux yeux du père Renaud, le mari le mieux choisi pour faire le bonheur d’une femme. Aussi avait-il résolu d’en faire son gendre.

Sur ces entrefaites, Xavier LeClerc, qui possédait plus d’amour que de fortune, car ce n’était qu’un commis dans un des magasins du faubourg Québec, lui avait respectueusement demandé sa fille en mariage.

Si Xavier était peu doué sous le rapport de la fortune, il possédait un extérieur des plus sympathiques, un caractère bon et honnête et une certaine énergie qui, joint à l’amour du travail, pouvait le faire réussir dans le monde.

Mais le bonhomme s’était fâché tout rouge, avait refusé net et Xavier s’était retiré bien découragé.

Le dimanche suivant, il s’était cependant rendu, comme à l’ordinaire, chez sa bien aimée, qu’il avait eu le bonheur de trouver seule à la maison et avec laquelle il avait eu la conversation que nous avons rapportée plus haut.

Ayant quitté la maison, il marcha d’un pas rapide dans la direction de sa demeure.

Il était si absorbé dans ses pensées qu’il ne remarqua point un homme qui venait du côté opposé. Mais cet homme qui n’était autre que le veuf Bernier, lui-même, ne manqua pas de le remarquer, et son visage prit une expression de haine qui aurait bien étonné ceux de ses amis qui le considéraient presque comme un saint.

Il passa près de Xavier comme s’il ne l’avait pas vu, lui non plus, et poursuivit son chemin vers la demeure de M. Renaud, où il arriva bientôt et où le père et la mère lui firent un accueil des plus sympathiques. Mais la jeune fille ne lui porta pas beaucoup d’attention.

Cependant le soir arriva et le veuf n’étant pas parti on l’invita cordialement à souper. Il accepta sans se faire prier.

De temps en temps, pendant le repas, ses yeux gris pierre se fixaient sur le visage de Maria avec une intensité qui aurait effrayé celle-ci si elle s’en était aperçue. Mais elle était rêveuse, car elle ne songeait qu’à Xavier.

Le veuf aimait cette belle jeune fille avec toute la fougue d’une première passion, car il n’avait jamais aimé sa défunte femme qu’il n’avait épousée que par intérêt.

Il se disait en regardant Maria :

— Décidément, elle n’éprouve aucune amitié pour moi.

Elle n’aime que ce jeune fou que j’ai rencontré cette après-midi et elle ne songe qu’à lui.

Mais, je l’aurai, oui, je l’aurai !

Qu’elle m’aime ou qu’elle ne m’aime pas, elle sera ma femme !

Tout en ruminant ces pensées, il causait avec M. et Mde Renaud ; il parlait de la procession du Saint Sacrement qui devait avoir lieu le dimanche suivant, de la maladie d’un curé en renom — il était lié d’amitié avec plusieurs prêtres — du pèlerinage de Ste Anne que devait organiser une certaine congrégation ; enfin sa conversation roulait sur toutes sortes de sujets de ce genre.

Le père Renaud contrastait en lui même ces graves discours avec le langage léger et irréfléchi des jeunes gens ordinaires.

Il disait souvent à sa femme en parlant du veuf.

— Vois tu, vieille, cet homme là est religieux et bon ; il n’a pas les défauts de tant d’autres hommes et une femme ne pourrait manquer d’être parfaitement heureuse avec lui. Il occupe une bonne position ; il a des avances, et avec cela, il est tout probable qu’il héritera d’une partie des biens de sa belle-mère qui l’aime comme un fils. Ce que j’aime surtout en lui, c’est qu’il est de la tempérance.

Le père Renaud avait l’ivrognerie en aversion. En cela il avait bien raison, du reste, et c’est dommage que tout le monde ne soit pas de son avis.

Le plus grand mal qu’on pouvait lui dire d’un homme, c’était de lui apprendre qu’il aimait à boire. même un peu.

Le veuf savait cela, et tout en mangeant avec une gourmandise dissimulée des confitures de framboises que Mde Renaud savait faire à la perfection, il se mit à dire tout naturellement.

— J’ai rencontré Xavier LeClerc sur la rue Mignonne, cette après-midi.

Maria leva les yeux et devint attentive.

Le veuf continua.

— Il était près de la maison du vieux Picard, et ma foi, je crois qu’il s’y dirigeait.

— Ça, c’est un vieux bon à rien, dit sentencieusement Mde Renaud.

— Il est certain que c’est un fier ivrogne, ajouta le père avec conviction, et je ne comprends pas pourquoi un bon garçon comme Xavier LeClerc s’amuse à aller dans cette maison.

— Ah ! pour cela, dit doucereusement le veuf, il a des jolies filles, le bonhomme Picard, bien qu’elles soient pas mal effrontées, et puis, il y a toujours, là, une bande de jeunes gens aimant le plaisir. La jeunesse, vous savez, ça aime le tapage.

— Ce n’est pas une excuse, ça, dit le père Renaud qui commençait à s’exciter. Si j’avais pensé que Xavier allait chez des gens de cette espèce, je ne lui aurais jamais permis l’entrée de ma maison.

— Mais, papa ! osa dire Maria, M. Bernier ne dit pas qu’il a vu Xavier entrer chez les Picard. Il l’a seulement rencontré près de leur maison. Comment pouvez-vous savoir qu’il y est allé ?

— Et toi, répondit le père d’un ton bourru, comment peux-tu savoir qu’il n’y soit pas entré ?

Marin ne sut quoi répondre et garda un silence indigné.

Le repas achevé, on se rendit à l’évêché pour assister à l’office de l’archiconfrérie.

L’ancien évêché ayant été détruit par le feu en 1851 on avait élevé à sa place, en attendant la construction de la cathédrale, l’édifice peu imposant qui subsiste encore.

Maria aurait préféré rester à la maison, mais elle n’osa pas le faire, dans la crainte de froisser ses parents.

M. Renaud donna le bras à sa femme et le veuf ayant offert le sien à Maria, elle ne put se dispenser de l’accepter, bien qu’elle le fit avec une répugnance instinctive.

Mais arrivée à l’église elle oublia complètement le veuf pour ne songer qu’à Xavier pour qui elle pria avec ferveur, la tête inclinée et les yeux pleins de larmes.

Xavier était aussi dans l’église, et il avait vu Maria entrer au bras du rival détesté. Cette vue avait rempli son cœur d’une jalousie cruelle.

Ah ! s’il avait pu lire dans le cœur de Maria, comme ses craintes se seraient dissipées ! Combien de chagrin leur aurait été épargné à tous deux !

CHAPITRE III

Dans l’un des endroits les plus paisibles du chemin Papineau s’alignaient les quatre maisons de la veuve Champagne, la belle-mère d’Edmond Bernier. Construites en bonnes briques, elles dressaient fièrement leurs trois étages au dessus des maisons de bois environnantes qui n’avaient, pour la plupart, qu’un étage et une mansarde.

Dans la première de ces maisons résidait la veuve, elle-même. Elle occupait le rez de chaussée composé de trois pièces, dont deux chambres à coucher donnant sur la cour intérieure et une grande cuisine et salle à manger, dont les fenêtres s’ouvraient sur la rue.

L’aspect des appartements était propre et confortable. Les chaises et la grande table étaient en cerisier massif. Dans le coin, près de la vaste cheminée, une horloge qui avait dû être importée d’Europe du temps des Français, faisait entendre son tic tac sonore et monotone.

Les murs, blanchis à la chaux, étaient décorées d’images en taille-douce et d’enluminures représentant tous les saints du calendrier. Quant au calendrier, lui-même, il était cloué au mur par des broquettes passées dans des petits ronds de flanelle rouge, genre de décoration encore assez usité, dans certain quartier de Montréal.

Enfin, un immense poêle complétait l’ensemble de cette salle, modeste, mais confortable.

On était rendu à juillet et il avait fait bien chaud, ce jour-là ; mais le soleil commençait à baisser à l’horizon ; une brise fraîche agitait le feuillage vert des érables qui s’alignaient sur le bord du chemin devant la maison.

Assise dans sa chaise berçante placée près de la fenêtre, la veuve Champagne respirait l’air pur avec délice.

Elle était encore jolie, malgré ses soixante cinq ans sonnés. Ses traits étaient réguliers et délicats, son regard doux et bienveillant ; toute sa physionomie respirait la bonté et l’affabilité. Elle était vêtue d’une robe de mérinos noir ; un petit châle de laine à carreaux rouges et noirs était jeté sur ses épaules et une câline blanche à trois rangées de dentelles tuyautée recouvrait ses cheveux argentées.

Son caractère ne démentait pas sa physionomie. Elle était douce, sympathique et d’une humeur égale.

La seconde moitié de sa vie avait été cruellement éprouvée, pourtant, et elle avait senti la portée de ses malheurs d’autant plus vivement qu’elle avait été la plus heureuse des femmes jusqu’à l’âge de trente-cinq ans.

Son mari était le meilleur homme du monde ; ses enfants au nombre de cinq étaient bons et aimants. Une honnête aisance qui s’accroissait chaque jour dégagea cette heureuse famille de tous soucis matériels. Enfin, tout semblait lui promettre la continuation de son bonheur.

Mais tout change en ce monde.

En 1832 le choléra avait emporté subitement son mari et ses trois fils qui étaient les aînés de la famille.

La pauvre femme resta seule et désolée avec ses deux petites filles qui étaient encore trop jeunes pour savoir sympathiser avec sa douleur et lui prodiguer les consolations dont elle avait tant besoin.

Cependant, les années s’écoulèrent et les deux petites devinrent de grandes et jolies demoiselles en âge d’être mariées.

L’aînée épousa Edmond Bernier que nous connaissons, la cadette, Raoul Allard, un jeune homme peu doué par la fortune, mais loyal et bon, avec qui elle vécut heureuse pendant plusieurs années.

Mais la mort impitoyable emporta dans la même année la jeune femme et son époux. Ils laissèrent un petit orphelin âgé d’un an dont la veuve Champagne se chargea sans hésiter.

La femme d’Edmond Bernier ne fut pas aussi heureuse que sa sœur, car elle ne tarda pas à s’apercevoir que son mari ne l’aimait pas et ne l’avait épousée que pour des motifs mercenaires. Mais d’une nature froide et réservée, elle garda son chagrin en elle-même et sa mère n’en su jamais rien.

Au contraire elle croyait sa fille la plus heureuse des femmes.

Cependant le chagrin minait lentement la santé de la jeune femme et un an après la mort de sa sœur cadette elle rendait son âme à Dieu, heureuse de ne laisser aucun enfant après elle, car les deux qu’elle avait eus étaient morts en bas âge.

La douleur de la veuve Champagne ne connut plus de bornes à la mort de sa dernière fille.

Elle ne savait pas que la mort était une délivrance pour la pauvre jeune femme.

Edmond Bernier parut fort affecté de la mort de sa femme ; il la pleura avec un désespoir qui semblait véritable et sa douleur eut l’effet d’établir entre lui et sa belle-mère une vive sympathie et une amitié étroite. Il vint s’installer chez elle, lui prodigua mille soins et mille consolation. Il se chargea de gérer ses affaires et de retirer ses loyers.

Tout cela fut fait avec un zèle et un tact infini.

Enfin, Edmond Bernier se montra la perle des gendres, et tous ceux qui le connaissaient trouvaient sa conduite admirable et édifiante.

Seul, le petit-fils de Mde Champagne, bien qu’il ne fut encore qu’un bébé de deux ans à cette époque, ne semblait pas partager l’enthousiasme général. Il éprouvait pour son oncle une aversion instinctive et le repoussait chaque fois que celui-ci s’approchait de lui pour le caresser.

À l’époque où commence notre récit, le petit Joseph, qui avait alors six ans, ne semblait pas avoir changé beaucoup de sentiments à l’égard de son oncle, mais il avait appris à dissimuler un peu son aversion qui faisait de la peine à sa grand’mère.

C’était un joli enfant au teint brun et animé, aux grands yeux noirs expressifs et aux cheveux bruns bouclés.

En ce moment, il était assis sur son petit tabouret au pied de sa grand’mère qui était en train de lui raconter une histoire des plus intéressantes.

À peine eut elle finit que Bernier entra.

— Eh bien ! la mère, comment avez-vous passé la journée ? demanda-t-il avec sollicitude et affection.

— Comme de coutume, mon bon Edmond. La chaleur m’a un peu incommodée, voilà tout.

— C’est qu’il a fait une chaleur terrible, aujourd’hui. Et le petit, qu’a-t-il fait toute la journée ?

— Il a joué à l’ombre des arbres devant la porte… Mais il est temps de souper.

Et la veuve, qui était encore vive et alerte pour son âge, se leva et prépara le repas du soir.

Le calme et la paix semblaient avoir établi leur séjour dans cette paisible demeure, où la discorde n’avait jamais songé à s’insinuer.

Cette vieille femme placide et bonne, ce joli enfant aux yeux doux et cet homme digne et sérieux formaient un groupe intéressant, uni comme il semblait l’être par une affection profonde.

Entre son gendre qui avait pour elle la bonté d’un fils et son petit-fils adoré, la veuve coulait des jours paisibles, sinon heureux. Et, sans crainte, elle attendait la mort, certaine comme elle l’était qu’elle laisserait son enfant chéri entre bonnes mains.

Après le souper, quand le petit Joseph se fut endormi dans son lit blanc, la grand’mère et son gendre commencèrent une partie de cartes, seul amusement de la bonne vieille.

— J’ai rencontré Georges Vernette, ce matin, dit Bernier pendant une pause.

— Oui ? et qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Georges Vernette était le fils d’un cousin germain de Mde Champagne, laquelle avait pour lui assez d’amitié. Cependant, il ne venait pas la voir aussi souvent que de coutume, depuis quelque temps et elle en était assez intriguée.

— Il ne m’a pas dit grand’chose.

— Mais quoi, encore ? A-t-il donné aucune raison pour ne pas être venu plus souvent dernièrement ?

— À la vérité, je ne lui en ai pas demandé.

— Pourquoi donc ? Cela ne vous étonne-t-il pas, comme moi, de voir comme il nous néglige maintenant ?

— Non, cela ne m’étonne pas du tout. Je serais étonnée au contraire, s’il osait venir ici assidûment après ce qu’il m’a dit dernièrement.

— Qu’est-ce qu’il vous a donc dit ? demanda la veuve de plus en plus intriguée.

— Je n’aime pas à vous le dire, la mère.

— Mais, je veux le savoir.

— Je vous assure que je préférerais ne pas vous le dire, mais enfin, puisque vous voulez le savoir.

Il s’arrêta quelques instants pendant que la veuve le regardait avec inquiétude.

— Voici comment la chose est arrivée. C’est à l’occasion des funérailles du bonhomme Binette. Comme nous sortions de l’église, Vernette et moi, il me dit tout bas.

« Si c’était la mère Champagne que nous irions enterrer, aujourd’hui, ça ferait bien votre affaire à vous et à moi, hein ? »

— Je lui lançai alors un regard si sévère et si indigné qu’il comprit qu’il s’était trompé en m’adressant une pareille remarque. Depuis ce temps là il est gêné avec moi et c’est sans doute la raison qui l’empêche de venir ici.

— Bonté du ciel ! s’écria la veuve, les yeux pleins de larmes, est-ce possible ? Lui que j’ai connu depuis qu’il est au monde, le fils de mon seul cousin germain ! Et sa défunte mère qui était ma meilleure amie ! Est ce bien possible ?

— C’est la vérité, malheureusement.

— J’ai peine à vous croire, Bernier. Vous avez dû vous tromper. Il faudra que je le fasse venir et que je m’explique avec lui à ce sujet.

— Et il vous dira que j’ai menti, sans doute. Mais faites-le si vous voulez, puisque vous avez plus de confiance en lui qu’en moi. Je croyais pourtant m’être toujours conduit de façon à la mériter, votre confiance, mais je vois que je me faisais illusion à ce sujet.

En disant cela, Bernier avait un air triste qui faisait peine à voir.

Aussi, Mde Champagne fut-elle touchée de componction.

— Je n’ai pas voulu vous froisser, Edmond, dit elle avec douceur, et vous savez bien que j’ai une entière confiance en vous. Pour vous le prouver, je ne ferai pas demander Georges, car je sais bien que vous me dites là vérité.

Puis, l’indignation reprenant le dessus, elle ajouta avec fermeté.

— Dans tous les cas, il n’a pas à compter sur ma mort, car je compte bien ne rien lui laisser. Je n’en ai pas trop pour mon pauvre petit Joseph, à part de ce que je veux vous laisser pour vous récompenser de vos bontés pour moi et du soin que vous avez pris de mes affaires.

Là dessus, elle se retira pour la nuit et Bernier, resté seul, se mit à réfléchir profondément.

Voilà à peu près ce qu’il se disait en lui-même.

— Voilà toujours un pas de fait. Maintenant, si Georges Vernette revient ici malgré les histoires que je lui ai faites, il trouvera la vieille si froide et si réservée qu’il croira que j’ai dit la vérité.

Mais je ne crois pas qu’il revienne. Il a eu l’air trop furieux quand je lui ai dit il y a quelque temps que la vieille le traitait de coureur d’héritage.

À moins que le diable ne s’en mêle, ils courent la chance de rester brouillés jusqu’à la fin des temps. Tant mieux pour moi !

Si elle pouvait seulement se décider à faire son testament à présent et à me laisser une part qui en vaudrait la peine !

CHAPITRE IV

M. Renaud était à son magasin, surveillant et gourmandant ses commis, selon son habitude, et faisant force révérences aux clients.

Il pensait, cependant, à ses affaires de famille, le bonhomme, et surtout à sa fille qui avait l’air si découragée depuis que son père avait refusé la demande de Xavier LeClerc.

Il aimait bien sa fille, le bonhomme Renaud, mais il aimait encore plus à faire prévaloir ses volontés ; et, bien que le chagrin évident de Maria le troublait et lui ôtait l’appétit, parfois, il était toujours décidé à lui faire épouser celui qu’elle détestait, surtout dans le cas où ce dernier viendrait à hériter de la veuve Champagne.

Pendant qu’il était encore occupé de ces réflexions, le veuf entra et vint lui serrer la main en lui souhaitant le bonjour.

Après l’échange de quelques banalités, Bernier amena adroitement la conversation sur Xavier LeClerc.

— Je ne l’aurais jamais pensé, dit il, d’un air peiné, mais il paraît que ce jeune homme fréquente une bien mauvaise compagnie. Je l’ai encore rencontré hier soir. Il était avec une bande de tristes sujets, je vous l’assure.

— Eh bien ! cela ne m’étonne pas du tout ; j’ai soupçonné ce jeune homme de n’être pas aussi rangé qu’il le paraissait, et c’est un peu pour cela que je lui ai refusé la main de ma fille, car il l’a demandée en mariage il y a deux mois.

À la vérité, M. Renaud n’avait jamais eu de mauvais soupçons sur la conduite de Xavier, jusqu’à ce moment ; mais c’était une espèce de soulagement pour sa conscience de s’imaginer qu’il avait toujours eu ces soupçons, et de le dire. Cela lui faisait sentir qu’il avait eu raison de refuser la demande du jeune homme, et qu’en le faisant, il avait agi pour le plus grand bien de sa fille.

Il y a bien des gens chez qui l’imagination peut ainsi tenir la place de la vérité, au besoin.

— Le drôle a osé demander votre fille en mariage ? s’écria le veuf avec un étonnement parfaitement feint. Je ne l’aurais jamais cru assez hardi pour cela.

— En effet, c’était bien audacieux de sa part ; mais il a été reçu comme il le méritait, je vous l’assure.

— Vous avez bien fait. Votre charmante fille mérite mieux que cela. Mais à votre place, je ne permettrais pas à ce vaurien de remettre les pieds chez vous. Il y a des gens qui s’étonnent de voir qu’il est reçu dans votre maison.

Ayant lancé ce dernier trait, Bernier prit congé du bonhomme Renaud qui resta plongé dans de graves réflexions, après son départ.

Au moment où il avait refusé si durement la demande de Xavier LeClerc, une scène de sa jeunesse lui était revenue à l’esprit.

Il s’était revu, lui, le pauvre garçon de vingt ans, sans fortune, demandant à un père sévère, la main de sa fille, tout troublé par la crainte d’un refus désespérant.

— Mais le père, sévère en apparence, possédait beaucoup de justice et de bonté.

— Tu n’as rien, avait il dit, mais tu es jeune, honnête, intelligent, courageux, et tu réussiras dans le monde. Dans tous les cas, ce n’est pas la richesse qui fait le bonheur. Ma fille t’aime, tu l’aimes, prends-la donc et que le bon Dieu vous bénisse tous les deux.

Le père Renaud s’était donc rappelé cette scène, au moment de son refus à Xavier, mais il s’était défendu contre le bon mouvement que ce souvenir lui avait inspiré.

Cependant il lui était resté une sorte de remords depuis ce temps.

Mais la conversation qu’il venait d’avoir avec le veuf soulageait tant soit peu sa conscience. Dans une autre occasion, il aurait peut être été moins disposé à ajouter foi aux histoires de Bernier ; mais en ce moment, il ne demandait qu’à croire tout le mal possible que l’on put dire contre Xavier, car il sentait que cela justifiait sa propre conduite.

Il quitta donc le magasin avec la ferme intention de refuser l’entrée de sa maison, à Xavier, à l’avenir.

Pendant ce temps, Edmond Bernier se rendait à sa demeure, où il ne tarda pas à arriver.

À peine était-il entré que le petit Joseph se précipita à sa rencontre et lui dit en pleurant.

— Oh ! mon oncle ! memère est tombée et s’est fait bien mal.

Tout effrayé, Bernier suivit le petit jusque dans la chambre de Mde Champagne.

La pauvre femme dont le visage était pâle comme celui d’une morte, gisait sur son lit vers lequel elle n’avait eu que tout juste la force de se traîner, avec l’aide de son petit-fils.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda le veuf qui était lui-même très pâle, car la pensée que Mde Champagne n’avait pas encore fait son testament, le mettait hors de lui.

Tout en étouffant ses sanglots, le petit répondit.

Memère était montée sur une chaise pour prendre quelque chose dans le haut de l’armoire. Moi, je regardais par la fenêtre. Tout à coup, j’ai entendu un grand bruit et je me suis retourné. J’ai vu memère étendue par terre et j’ai couru vers elle en lui demandant si elle s’était fait bien mal. Elle ne m’a pas répondu tout de suite, et je me suis mis à pleurer bien fort. Puis elle a ouvert ses yeux qui étaient fermés et elle s’est soulevée un peu en me disant de l’aider. Elle réussit à se lever debout en s’appuyant sur moi ; elle gagna sa chambre et se jeta sur son lit. Elle est là depuis longtemps et ne parle pas.

Ayant fini son récit, l’enfant se remit à pleurer, tandis que son oncle, se penchant vers la veuve, qu’il avait cru morte, pendant un instant, constata qu’elle n’était que plongée dans une espèce d’évanouissement.

Il ne perdit pas de temps à prévenir quelques unes des voisines et à faire demander un médecin. Lui-même prodigua à sa belle-mère, les soins les plus dévoués et ne la quitta pas pendant plusieurs jours.

Dès sa première visite, le médecin avait déclaré que la veuve était atteinte d’une paralysie causée par sa chute ; mais il ne pouvait préciser encore jusqu’à quel point elle pourrait rester infirme, si elle ne succombait point à cette attaque.

Bernier écoutait avidement tous ces détails.

Tout ce qu’il désirait, lui, c’était que la veuve pût recouvrer assez de lucidité d’esprit et de vigueur pour dicter et signer son testament.

Au bout d’une semaine son désir s’accomplit, car la veuve put s’asseoir dans son lit et causer un peu.

Cependant, Bernier remarqua bien que ses discours avaient encore quelque chose d’incohérent et d’étrange, comme ceux d’une personne qui n’a pas toute sa raison. Mais loin de le contrarier, cette découverte le combla de joie.

— Elle est en mon pouvoir, se dit-il, je lui ferai bien faire tout ce que je voudrai, maintenant.

Il ne se trompait pas. La veuve était d’une docilité parfaite et au premier mot qu’il dit sur la nécessité de faire son testament, elle lui répondit sans hésiter.

— Oui ! oui ! Edmond, il faut que je fasse mon testament. Faites venir le notaire. Mais arrangez tout cela vous-même, car j’ai la tête trop fatiguée, moi, et vous savez ce qu’il faut faire aussi bien que moi.

Sans perdre un instant, Bernier fit venir un notaire de sa connaissance, et se mit en devoir de lui dicter un testament.

La fortune de Mde Champagne se composait des quatre maisons sur le chemin Papineau et de dix mille piastres placées dans la banque de Montréal.

Selon le testament que Bernier dicta au notaire, en présence de la veuve, qui le regardait d’un air approbatif, car elle n’y comprenait rien, la pauvre femme, les dix mille piastres devaient échoir en partage au petit Joseph, et les quatre maisons, à Bernier. De plus, il était, nommé exécuteur testamentaire et tuteur du petit.

Quand le document fut terminé, Mde Champagne le signa sans hésiter, et retombant sur son oreiller, elle s’endormit d’un profond sommeil.

 

Bernier ne perdit pas de temps à annoncer au père de Maria la nouvelle du testament de sa belle-mère.

— Permettez-moi de vous féliciter, mon ami, avait dit le bonhomme, en apprenant cette nouvelle. Mais, il faut dire que avez bien mérité cela, par les soins que vous prodiguez à cette pauvre femme et l’affection toute filiale que vous lui portez… À propos, comment est-elle ?

— Beaucoup mieux, je vous assure ; mais je crains bien qu’elle ne reste paralysée partiellement.

Quel âge a-t-elle, donc ?

— Soixante-cinq ans.

— Pauvre vieille ! elle n’en aura pas pour longtemps, probablement.

— Ne dites pas cela, M. Renaud ! car cette pensée m’afflige profondément. Vous savez, ajouta-t-il, que j’aime autant Mde Champagne que si elle était ma véritable mère.

— Vous avez un si noble cœur, Bernier !

Le veuf baissa les yeux modestement.

Au bout de quelques instants, il reprit la parole, mais avec une voix un peu incertaine, comme celle d’un homme qui craint d’aborder un sujet.

— Je voudrais vous parler de quelque chose qui me tient bien au cœur, M. Renaud.

— Eh bien, parlez, mon ami ! dit le père de Maria, d’un ton encourageant, car il devinait ce dont il s’agissait.

Après une certaine hésitation, plutôt affectée que véritable, s’il faut le dire, le veuf commença.

M. Renaud, vous êtes un homme d’honneur et de probité, je le sais.

Très flatté, M. Renaud s’inclina.

— Vous garderez le secret que je vous confie.

J’aime votre fille depuis deux ans.

Du reste, cela ne doit pas vous étonner, car avec votre perspicacité ordinaire, vous avez dû deviner mes sentiments.

— Vous ne vous trompez pas, mon cher ami, il y a longtemps, déjà, que je me suis aperçu de votre amour pour ma fille, et je dois ajouter que cette découverte m’a fait bien plaisir, car vous possédez des qualités qui ne peuvent manquer de rendre une femme heureuse.

Mais une chose s’oppose à la réalisation de vos désirs. C’est l’attachement de Maria pour ce jeune fou de Xavier LeClerc.

— Quant à cela, il ne faut pas désespérer, dit le veuf, Maria finira par changer de sentiments, quand elle s’apercevra que celui qu’elle aime, est indigne d’elle. Patientons un peu. J’aime assez votre fille pour attendre avec patience qu’elle soit mieux disposée à mon égard.

Tout ce que je vous demande pour le présent, c’est la permission de faire mon possible pour me faire aimer d’elle et la promesse que vous me la donnerez en mariage quand elle-même y consentira.

— De grand cœur, Bernier ! oui, de grand cœur ! et j’espère que vous réussirez à lui faire oublier ce misérable LeClerc.

Le veuf avait ses raisons en disant qu’il était tout disposé à attendre le bon plaisir de Maria, car il savait bien qu’il ne pouvait songer sérieusement au mariage avant la mort de sa belle mère, car celle-ci ne lui aurait certes pas pardonné de songer à une nouvelle épouse, alors qu’elle le croyait encore occupé à pleurer sa première femme.

Il était donc important de continuer à lui cacher soigneusement ses relations avec les Renaud, s’il ne voulait pas risquer de perdre l’héritage tant convoité.

CHAPITRE V

Par une sombre et froide soirée d’automne, un jeune homme, au visage pâle et triste, se promenait sur la rue St Laurent, passant et repassant, devant la maison de M. Renaud.

C’était Xavier LeClerc.

De temps en temps, il levait les yeux vers les fenêtres du premier étage, où brillait une joyeuse lumière ; de temps en temps, il s’arrêtait quelques instants devant la maison ; puis il reprenait sa marche désespérée, le cœur brisé par mille regrets cruels.

Son esprit, retournant vers le passé, retraçait toutes les occasions dans lesquelles il avait joui de la présence de sa bien-aimée ; il se rappelait les espérances qui remplissaient son cœur chaque fois qu’il recevait d’elle une marque d’amitié ; il la voyait comme il l’avait vue si souvent, joyeuse, aimable et souriante ; il croyait sentir encore le doux contact de la petite main qu’il avait si souvent pressée dans la sienne. Puis, tout-à-coup, la réalité se dressait devant lui, sombre et sans espoir et se souvenait que Maria était perdue pour lui.

Un soir qu’il revenait du magasin, il s’était rencontré avec le père de Maria, qui l’avait abordé sans façon et lui avait intimé l’ordre de ne plus se présenter à sa maison, attendu qu’il ne voulait plus y revoir un jeune homme qui fréquentait les cabarets et s’y enivrait avec des compagnons dissipés comme lui.

Xavier qui ne mettait jamais le pied dans un cabaret, et qui n’avait pour ami que deux ou trois jeunes gens aussi rangés que lui, s’était troublé plus qu’il ne l’aurait sans doute fait, s’il eut été coupable. L’étonnement et l’indignation avaient paralysé sa voix, et avant qu’il put reprendre assez de sang froid pour essayer de se disculper, M. Renaud s’était éloigné rapidement.

Après avoir réfléchi longuement, Xavier s’était dit que ces calomnies n’avaient pu être inventées par d’autre que le veuf, car nul autre que lui n’avait intérêt à le perdre auprès du père de Maria.

Cette pensée le décourageait profondément, car il savait que M. Renaud tenait le veuf en si haute estime qu’il n’y aurait pas eu moyen de lui faire comprendre que celui ci l’avait trompé dans ses rapports sur son rival.

Il avait raison ; tous efforts dans ce sens auraient été inutiles, car Edmond Bernier savait calomnier si habilement et connaissait si bien l’art de mêler « un grain de vérité à une livre de mensonge » qu’il eût été bien difficile de prouver la fausseté de ses histoires, surtout à un homme rempli de préjugés comme l’était le père de Maria.

Un jour, quelques jeunes gens d’assez mauvaise réputation, qui connaissaient un peu Xavier, l’avaient rencontré sur la rue, et l’avaient retenu pour causer quelques minutes, malgré les signes d’impatience qu’il donnait. Par malheur, le veuf passait, là, en ce moment, et il n’eut rien de plus pressé que de raconter au père de Maria qu’il avait rencontré Xavier qui flânait sur la rue en compagnie de jeunes gens peu respectables.

Une autre fois, Xavier qui passait devant une auberge vit un homme en sortir chancelant, et tomber à ses pieds en se faisant une large blessure à la tête.

Surmontant son dégoût, il aida charitablement à transporter ce malheureux chez lui.

Ayant appris l’aventure, le veuf donna à entendre que c’était un de ses compagnons de débauche que Xavier avait ainsi secouru.

Aussi, le père Renaud regardait-il, maintenant, avec mépris et aversion, le jeune homme qu’il avait jadis estimé.

Son épouse partageait ses sentiments, et Maria même, commençait à sentir sa confiance s’ébranler, car bien qu’elle éprouvait toujours la même antipathie pour le veuf, elle ne se doutait pas de toute l’étendue de sa perfidie. L’idée de douter de sa parole n’était pas encore venue à son esprit naïf et crédule.

Cependant, elle n’avait pas cessé d’aimer Xavier et elle était bien malheureuse, la pauvre enfant.

Le soir qu’il se promenait devant la maison, l’âme pleine de tristesse et de regrets, Maria n’était pas au salon.

Pendant que son père et le veuf jouaient aux dominos, et que sa mère tricotait en causant avec une parente qui était venue faire un bout de veillée, Maria, prétextant un mal de tête, s’était renfermée dans sa chambre pour pleurer librement, car elle était plus remplie de désespoir que de coutume.

Avait-elle le sentiment de la présence de Xavier auprès de sa demeure ?

Sa douleur était-elle l’écho de celle de son ami ?

Toujours, est-il que loin de diminuer, son désespoir allait croissant.

Enfin, lasse et brisée, elle s’endormit pour ne rêver que des rêves fatigants.

Pendant ce temps, Xavier avait continué de marcher en s’exaltant de plus en plus dans son désespoir.

Ce n’était pas la première fois, du reste, qu’il rôdait ainsi autour de la maison de sa bien-aimée ; il en avait pris l’habitude depuis quelques temps. Mais ce soir-là, il était encore plus malheureux que de coutume, d’autant plus qu’il avait vu entrer le veuf, l’air heureux et satisfait, et que la jalousie la plus poignante s’était emparée de lui.

Sa bonne mère, qui s’était aperçue de son chagrin et qui en avait deviné la cause, lui prêchait souvent la résignation et la soumission à la volonté du bon Dieu, et lui disait que ce monde, n’étant qu’un lieu d’expiation, il ne devait pas s’attendre à passer sa vie sans souffrances. Elle lui parlait du Sauveur qui avait tant souffert pour racheter les hommes ; des martyrs qui avaient donné leur vie pour leur foi ; des saints qui s’étaient sacrifiés toute leur vie pour plaire à Dieu et lui demandait si, après ces exemples, il ne pouvait pas, lui aussi, se résigner à souffrir sans murmurer contre la Providence.

Mais, ces remontrances sages ne faisaient qu’impatienter le jeune homme qui, bien qu’assez régulier dans ses devoirs religieux, n’avait jamais atteint, cependant, ce degré de dévotion qui console dans les peines et fortifie contre les tentations.

N’ayant jamais goûté aux consolations divines, son âme était incapable d’en comprendre la douceur. Pourtant le temps était venu où ces consolations lui auraient été bien salutaires.

L’épreuve était là, et la tentation approchait.

Où trouverait-il les forces nécessaires pour y résister ?

Vers les neuf heures, plusieurs jeunes gens passèrent sur la rue St. Laurent, en causant et en riant bruyamment.

C’était les mêmes qui avaient déjà accosté Xavier sur la rue.

Sans être ses amis, ils le connaissaient depuis son enfance, car ils avaient toujours demeuré dans le même quartier, et le traitaient familièrement sans s’offusquer du dédain que Xavier leur montrait.

— Tiens ! qu’est ce que tu fais donc ici ? lui dirent ils.

— Vous voyez bien, je me promène, dit Xavier sèchement.

— Ça doit pas être bien gai de se promener tout seul dans la rue comme ça, dit l’un d’eux.

— J’pense pas, dit un autre. Encore, s’il avait sa blonde avec lui.

— Oui, sa blonde ! dit un troisième, ne sais-tu pas qu’elle lui fait manger de l’avoine de ce temps-ci.

— C’est vrai, ça, reprit le premier, elle l’a planté là, pour le veuf Sainte Nitouche ; elle manque de goût, cette fille .

— Aussi, à ta place, je ne lui ferais pas le plaisir de me désoler pour elle.

— Bien non ! au contraire, je lui montrerais que je suis plus gai que jamais, dit le chef de la bande.

— C’est la sagesse qui parle par ta bouche, gros Pierre !

Amenons donc ce pauvre garçon là avec nous pour qu’il se console de toutes ses peines.

— Oui ! oui ! nous saurons bien le divertir, fut le cri des autres.

Comment réussirent-ils à entraîner Xavier avec eux ?

Le démon qui les inspirait, le sait bien, lui.

Ce soir là, la vieille mère attendit son fils vainement.

Comme elle était inquiète, la pauvre vieille, et comme elle pleurait en disant son chapelet pour l’enfant qu’elle croyait victime d’un accident !

Elle ne se coucha pas de la nuit et elle eut garde d’éteindre la lumière.

Mais les heures passèrent et Xavier ne rentra pas.

CHAPITRE VI

Par une belle matinée de mai 1861, un homme assez âgé en apparence, mais dont les mouvements souples et pleins de vigueur contrastaient avec ses cheveux grisonnants, descendait lestement du train qui venait d’arriver à la gare Bonaventure, et se dirigeait d’un pas ferme et rapide vers un des hôtels environnants.

Chemin faisant, il regardait autour de lui avec un vif intérêt ; de temps en temps, ses yeux se levaient avec amour et admiration vers le beau ciel bleu, où flottaient placidement quelques légers nuages blancs. Et deux hommes étant passés près de lui en causant, il se retourna vivement pour les voir, bien que les paroles qu’ils avaient prononcées eussent été assez insignifiantes.

C’est que cet homme était un Canadien qui revenait au pays, après trente cinq ans d’absence.

Ceux qui n’ont jamais quitté leur pays natal ne pourraient comprendre le bonheur et le ravissement qu’on ressent en y retournant.

C’est un de ces sentiments qu’on éprouve sans pouvoir l’expliquer.

Ce ciel si bleu, cet air si pur semblent donner une vie nouvelle ; et le gai langage français, qui frappe l’oreille de tous côtés, remplit l’âme de plaisir.

Il en était ainsi de notre voyageur et son bonheur se peignait sur sa figure épanouie.

Parti de Montréal depuis l’âge de vingt-cinq ans, Charles LeCompte avait parcouru les États-Unis, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, pendant plusieurs années. Enfin il s’était établi à New York, où il avait trouvé un bon emploi et où il s’était marié avec une Canadienne, bonne et digne épouse, qui l’avait rendu et le rendait encore heureux. Il avait plusieurs enfants, tous mariés à l’époque de son voyage.

Bien qu’éloigné depuis longtemps de son pays natal, il en avait cependant gardé un vif souvenir et sa plus grande ambition avait toujours été d’amasser assez de fortune pour lui permettre d’aller y finir ses jours paisiblement. Ce beau rêve, que tant d’autres Canadiens émigrés ont fait et caressent encore vainement, semblait pourtant à la veille de se réaliser pour lui.

Ayant réussi, à force d’industrie et d’économies, à amasser une somme assez considérable, il venait à Montréal dans le but d’y acheter une propriété quelconque, ou il comptait finir ses jours avec sa digne épouse.

Ses enfants, à qui il avait inculqué son amour pour le Canada, devaient venir le rejoindre, tôt ou tard, eux aussi.

Cependant, bien que ce but fut le plus important de son voyage, il éprouvait le désir de chercher et de retrouver quelques uns des parents et des amis qu’il avait laissés a Montréal, trente-cinq ans auparavant.

Son père et sa mère étaient déjà morts à l’époque de son départ pour les États-Unis. Depuis il avait reçu la nouvelle de la mort de son frère, le seul qu’il eût. Il ne lui restait que quelques cousins et cousines, encore n’était-il pas certain de les retrouver vivants, car il n’en avait pas eu de nouvelles depuis longtemps.

Quant aux amis qu’il avait eus, il n’espérait pas de les retrouver, non plus.

Il commença d’abord à chercher ses cousins et cousines. Hélas ! ils étaient tous morts, et leurs enfants, bien que très sympathiques et hospitaliers envers le parent inconnu jusqu’alors, ne lui semblaient pourtant que des étrangers.

Ce fut la même chose avec les amis.

Il n’en restait plus un seul, à l’exception d’une vieille femme, la veuve d’un de ses amis d’enfance.

Cette veuve était Mde Champagne.

S’il fut désappointé en ne retrouvant qu’elle, de tous ceux qu’il avait connus et aimés, elle fut bienheureuse, isolée qu’elle était, de retrouver quelqu’un à qui elle pouvait parler du bon vieux temps et de son cher défunt, et à qui elle pouvait raconter toutes ses peines et ses chagrins.

Peu à peu l’espèce d’hébétement qui avait suivi son attaque de paralysie s’était dissipé et elle commençait à comprendre plus clairement ce qui se passait autour d’elle.

Hélas ! la pauvre vieille était devenue de plus en plus malheureuse depuis un an.

Son gendre, si bon et si dévoué, avait semblé changer de caractère, depuis ce temps ; il n’avait plus pour elle les mêmes attentions et les mêmes égards ; il rudoyait souvent le petit orphelin ; il lui refusait souvent, à elle et au petit, des choses qui lui semblaient pourtant bien nécessaires et dont elle n’avait jamais manqué avant. Les choses en étaient venues à ce point que la veuve n’avaient jamais un sou à sa disposition, et qu’il lui fallait demander tout ce dont elle sentait le besoin, à son gendre, qui semblait toujours prêt à l’accuser d’extravagance, elle qui avait toujours été si économe, pourtant.

Enfin, il agissait en maître dans la maison. Lui seul s’occupait des affaires des autres maisons, percevait les loyers, faisait ou ne faisait pas de réparations, selon son goût, et sous un prétexte ou sous un autre, trouvait moyen d’empocher tout l’argent qu’il recevait des locataires, sans en rendre aucun compte à la veuve.

La pauvre femme devenait de plus en plus alarmée et pleurait souvent, surtout quand elle songeait à l’avenir de son petit-fils. Mais elle n’avait plus la force morale nécessaire pour s’affranchir du joug de son gendre.

Son esprit, jamais bien profond, devenait moins ferme à mesure qu’elle vieillissait.

Elle commençait à comprendre sa triste situation, mais elle n’y voyait et n’y supposait pas de remède, d’autant plus qu’avant l’arrivée de Charles LeCompte, son vieil ami, elle n’avait personne à qui elle pût demander conseil.

Tous ces détails étonnèrent et indignèrent profondément le bon vieillard qui ne pouvait comprendre cet excès de hardiesse perverse, surtout de la part d’un homme qui avait l’air si honnête et si religieux.

Lors de sa première visite à la veuve, il avait cru comprendre que Mde Champagne avait signé un acte de donation en faveur de son gendre et il en avait été bien désolé.

Mais après qu’elle lui eut expliqué les affaires avec plus de clarté et de précision, et qu’elle lui eut parlé du testament, il reprit courage et se mit en devoir de songer à ce qu’il pourrait faire pour la tirer d’embarras.

Il s’agissait d’abord de faire un autre testament, et cela au plus tôt, crainte de malheur.

Ensuite, il faudrait tâcher d’inspirer à la veuve assez de fermeté et de courage pour qu’elle se décidât à signifier à son gendre que sa présence chez elle n’était plus nécessaire.

C’était là, le plus difficile, car Edmond Bernier avait, peu-à-peu, pris un tel ascendant sur la pauvre femme, qu’elle n’osait jamais lui adresser la parole la première, le traitant en tout point comme un être supérieur.

Cependant le temps passait, et le bon vieillard qui avait terminé avec satisfaction toutes ses affaires à lui, avait hâte de retourner à New York, pour y chercher sa femme et la ramener avec lui.

— Elle et Mde Champagne feront deux bonnes amies, pensait-il. Cependant, on ne sait pas ce qui peut arriver. La pauvre vieille pourrait bien être morte, à mon retour, et, alors, malheur à son pauvre petit-fils !

Il serait trop long de décrire comment il s’y prit pour influencer l’esprit de la veuve. Il lui parla de son devoir, comme seule parente et protectrice de l’enfant que le Seigneur lui avait laissé ; il lui parla de son digne époux qui lui aurait certainement enjoint d’écouter les conseils de son ancien ami, s’il pouvait lui apparaître et lui parler.

Mais la veuve hésita toujours.

Heureusement qu’une circonstance imprévue vint à son aide, au moment où il commençait à désespérer de réussir dans ses projets bienveillants.

Un de ses amis de New York l’avait prié, lors de son départ pour Montréal, de faire une visite et de donner de ses nouvelles à un de ses parents qui demeurait sur la rue St-Laurent.

Comme il commençait à penser à son départ, il songea à exécuter sa commission.

Il se rendit donc chez le parent en question et fut reçu avec une cordialité toute canadienne.

S’étant assis près de la fenêtre, il remarqua tout à coup le veuf Bernier (il l’avait vu une fois chez Mde Champagne), qui passait de l’autre côté de la rue et entrait un peu plus loin dans une belle épicerie.

— Tiens ! ne put-il s’empêcher de s’écrier, le gendre de Mde Champagne !

— Comment, le connaissez-vous ? dit son hôte.

— Mais, oui, il est le gendre de ma plus ancienne amie. Le connaissez-vous, vous aussi ?

— Rien qu’à le voir, comme cela, Je sais qu’il doit épouser bientôt, à ce qu’on dit, la fille de Renaud, l’épicier, chez qui il est entré tout à l’heure. Et on dit qu’il doit hériter de sa belle-mère, qui est très riche. C’est même pour cela que le père Renaud a renvoyé le premier amoureux de sa fille qui était un gentil garçon, mais pas riche du tout.

Du moins, c’est ce que disaient les commères des environs. Dans tous les cas, l’amoureux de la jeune fille, qui était, comme j’ai dit, un gentil garçon et l’orgueil de sa vieille mère, est devenu depuis ce temps un ivrogne et un bon à rien. Le père Renaud dit qu’il l’a toujours été, mais je sais mieux que cela, moi. C’est le chagrin qui la rendu comme ça, j’en suis certain.

Mais vous allez dire que je suis un vieux bavard, monsieur.

— Pas du tout. Ce que vous me racontez là est bien intéressant, au contraire.

— Je m’intéressais à ce jeune homme là, continua le bonhomme. Il avait l’air si franc et si bon, et son visage était si radieux quand il arrivait à la porte de M. Renaud, le dimanche après midi.

La conversation ayant continué sur ce ton quelques temps, Charles LeCompte se retira, tout heureux de sa découverte, car il sentait que cette circonstance aurait plus de poids, auprès de la veuve, que tous ses plus solides raisonnements.

Il se rendit donc chez elle sans plus tarder, et lui apprit la nouvelle avec une gravité de circonstance.

Il ne s’était pas trompé dans son attente. En apprenant que son gendre songeait à se remarier, et qu’il était même fiancé avec une jeune fille, elle entra dans une grande colère et résolut de refaire son testament immédiatement.

Profitant de ses bonnes dispositions, son ami s’occupa de trouver un bon notaire, à qui il expliqua les circonstances, et qu’il amena un beau jour en triomphe chez la veuve.

Deux heures après, le notaire sortit, et le bon vieillard qui le reconduisait à la porte, se disait en lui-même :

— Te voilà vaincu, mon bon M. Bernier !

CHAPITRE VII

Par le testament que Mde Champagne venait de signer, elle léguait toutes ses possessions à son petit-fils ; et son vieil ami, Charles Le-Compte était nommé tuteur, ce qui convenait très bien, puisqu’il devait bientôt venir s’établir définitivement à Montréal.

Quant à Edmond Bernier, son nom n’était pas même mentionné. Dans le cas de la mort du jeune enfant, l’héritage retournait à plusieurs couvents et auspices, auxquels la veuve portait intérêt.

Elle avait d’abord eu l’idée de laisser un petit legs à son gendre en récompense des services qu’il lui avait rendus.

Mais son vieil ami la détourna de ce projet.

— Il ne mérite aucune récompense, le gueux ! disait-il. Au fait, quels services vous a-t-il rendus ? Il est venu demeurer avec vous après la mort de sa femme, soit ; mais c’était bien son avantage, il me semble. Il vous a prodigué des consolations et des marques de sympathies hypocrites, puisqu’il faisait semblant de regretter, avec vous, sa défunte femme, pendant qu’il en avait déjà une nouvelle en vue.

Il retirait les loyers, mais il gardait tout, selon ce que vous m’avez dit. Cela le payait bien. Enfin, il a tout votre argent en mains et il ne vous rend jamais compte. Tout cela est louche, bien louche. Mon idée à moi, c’est qu’il a dû faire bien des économies pendant son séjour ici, et des économies à même votre bourse.

Il n’en restera pas trop pour votre petit-fils, soyez en certaine.

Et la veuve, ne pouvant méconnaître la justice de ce raisonnement, s’était décidée à ne rien laisser à son gendre.

Le testament étant terminé et signé, elle avait témoigné le désir de le garder elle-même.

Soupçonneuse et défiante, comme le sont bien des vieilles personnes, il lui semblait que ce précieux document serait plus en sûreté chez elle que chez le notaire, et qu’on l’y trouverait plus facilement en cas de besoin.

Mais le notaire s’étant retiré, son idée changea encore, et elle fut prise d’une peur terrible à la pensée de l’action importante qu’elle venait de faire.

Le sentiment de déférence et de soumission que son gendre lui inspirait reprit le dessus, et elle sentit qu’elle ne pourrait supporter sa colère et ses reproches, si jamais il découvrait le testament nouveau.

Elle pensa qu’il valait mieux qu’il n’en sache rien avant sa mort. Comme le grand monarque elle se disait « après moi le déluge ».

Elle pria donc Charles LeCompte qui se disposait à prendre congé, lui aussi, de porter le testament chez le notaire, en retournant chez lui.

Celui-ci prit donc le document et le glissa dans la poche de son habit. Et ayant souhaité le bonjour à la veuve, avec bien des paroles d’encouragement, il la quitta, lui promettant de se rendre tout de suite chez le notaire.

En chemin faisant, comme il se trouvait à passer devant l’hôtel où il logeait, depuis son arrivée à Montréal, il songea à y entrer pour voir si une lettre de chez lui, qu’il attendait avec impatience depuis plusieurs jours, n’était pas arrivée. Un des employés, en le voyant, s’avança vers lui et lui tendit une enveloppe adressée à son nom, mais d’une écriture qui lui était inconnue.

En s’apercevant que c’était un télégramme, il sentit son cœur se serrer.

Il déchira l’enveloppe d’une main tremblante et lut ces mots.

« Venez vite, maman est bien malade ».

C’était tout, mais c’était assez.

Cependant, bien qu’il se sentait chanceler, et qu’il lui semblait que la respiration allait lui manquer, il ne perdit pas son sang-froid, car il était doué d’un caractère ferme et d’une volonté énergique.

Il paya sa note au commis, donna des ordres pour sa valise et se rendit à la gare, où il eut la chance d’arriver quelques minutes avant le départ du train pour New York.

Ce qu’il souffrit d’abord, dans la première partie du trajet, ne peut se décrire.

Les minutes lui semblaient des heures. Le train qui allait cependant à toute vitesse, lui paraissait avancer avec une lenteur désespérante. Et en proie à une inquiétude dévorante et aux plus tristes pressentiments, il lui semblait, par moments, qu’il devenait fou.

Enfin, une espèce de torpeur succéda à cet état nerveux et le reste du voyage lui sembla être un rêve fatiguant.

Quelque chose d’étrange et de mystérieux s’était opéré en lui.

Arrivé à New York, il descendit du train tout machinalement et se dirigea à pieds vers sa demeure.

Le temps était sombre et gris ; une pluie fine et douce ruisselait sur les trottoirs. Les gouttes d’eau coulaient comme des larmes sur les joues du vieillard ; mais il ne les sentait pas. Un ami qui le rencontra le salua, mais il ne le vit même pas.

Enfin, il arriva à sa demeure.

Un long crêpe noir s’y balançait au vent.

Mais cette vue ne le fit pas sortir de sa torpeur. Au contraire, cela semblait une partie de son rêve.

Il monta lentement l’escalier et ouvrit la porte de son appartement.

Ses enfants, qui l’attendaient d’un instant à l’autre, se jetèrent dans ses bras en pleurant. Mais sans leur parler, il s’échappa de leur étreinte et se dirigea vers la chambre. où l’instinct lui disait qu’il trouverait celle qu’il cherchait.

Elle était là, pâle et froide, cette compagne de sa vie, celle qu’il avait le plus aimée au monde.

Ses beaux traits, dont les années n’avaient pu altérer la beauté, étaient calmes et doux.

Sa bouche, entr’ouverte, semblait sourire.

Mais ses yeux, fermés par la mort, ne devaient plus s’ouvrir pour regarder celui qu’elle avait tant aimé. Ses mains froides, croisées sur sa poitrine, ne devaient plus répondre à la pression de celles de son époux.

La voix douce qui avait tant de fois réjoui son oreille et qui lui avait murmuré tant de paroles de consolation dans les tristesses de l’existence ne devait plus se faire entendre.

Il s’agenouilla près du lit et appuya son front brûlant sur la poitrine froide et immobile de la morte.

Après quelques instants, ses enfants, plus effrayés de son silence et de son calme terrible qu’ils ne l’auraient été d’une douleur plus bruyante, s’approchèrent de lui et lui parlèrent tour à tour, essayant par tous les moyens possibles de le tirer de cet état alarmant.

Enfin, son fils aîné, terrifié par son immobilité, souleva doucement sa tête qui reposait toujours sur la poitrine de l’épouse morte.

Un cri terrible s’échappa de sa poitrine.

Son père était mort !

Les deux époux qui s’étaient tant aimés dans la vie ne devaient pas être séparés dans la mort !

CHAPITRE VIII

Un jour, Maria Renaud était assise près de la fenêtre, absorbée par un ouvrage de broderie.

Sa mère lui jetait de temps en temps des regards à la dérobée et un pli profond se creusait alors entre ses sourcils noirs et épais.

C’est qu’elle n’était pas contente de sa fille, la mère Renaud.

Le veuf avait beau devenir de plus en plus aimable et galant ; il avait beau faire de beaux cadeaux à la jeune fille, celle-ci s’obstinait à ne pas lui donner d’encouragement. Elle ne répondait que par des monosyllabes aux questions qu’il lui adressait, et son visage prenait un air ennuyé chaque fois qu’il entrait dans la maison.

Pourtant, il ne se décourageait pas.

Au contraire, il redoublait d’attention et de prévenances.

Cependant, ses parents, qui tenaient toujours à avoir Edmond Bernier pour gendre, commençaient à craindre que celui ci ne finisse par se décourager et se décider à porter ses attentions ailleurs.

La mère s’était donc promis d’avoir, à ce sujet, une conversation sérieuse avec sa fille, et cette après-midi là, elle trouvait l’occasion favorable.

— À quoi penses-tu donc, Maria ? lui dit-elle, tout à coup. Tu as l’air bien sérieuse.

— À rien, maman.

— C’est peu profitable, ma chère enfant. Tu ferais mieux de songer à quelque chose de plus sérieux que cela.

Voyant que sa fille gardait le silence, elle continua, après une pause.

— Écoute, Maria, il y a quelque chose dont je voudrais te parler, depuis quelque temps.

C’est à propos du veuf Bernier.

Je voudrais savoir pourquoi tu es si désagréable avec lui ?

— Mais, maman, comment puis-je être désagréable avec lui ? Je ne lui dis jamais un mot.

— C’est justement cela. Tu le traites avec un mépris sans pareil.

— Je ne le méprise pas, mais il m’ennuie, quand il vient ici.

— Ne fais pas l’hypocrite ! dit la mère qui commençait à s’exciter. Tu le détestes le pauvre homme, et cela ne te gêne pas de le lui montrer.

Quel mal t’a-t-il donc fait pour mériter que tu le traites avec une pareille insolence ? Il faut qu’il ait un caractère d’une douceur extraordinaire pour endurer tes dédains sans se plaindre, lui qui est si bon et si généreux, lui qui t’a fait tant de jolis cadeaux.

C’est qu’il t’aime à la folie, le pauvre homme, et tu es trop sotte pour t’en apercevoir. Et je sais bien pourquoi. Tu aimes encore ce misérable Xavier LeClerc, cet ivrogne, ce vaurien qui fait mourir sa vieille mère de chagrin.

Hélas ! les épithètes que Mde Renaud appliquait au pauvre Xavier LeClerc n’étaient que trop méritées.

Depuis cette sombre et froide soirée d’automne où, cédant à la tentation, il avait cherché dans la dissipation un remède à ses chagrins, il était tombé de plus en plus bas, et Mde Renaud ne mentait pas en disant qu’il faisait mourir sa vieille mère de chagrin.

Le seul nom de celui qu’elle aimait encore, malgré les efforts qu’elle faisait pour l’oublier, fit monter la rougeur au front de Maria. Cependant elle se sentit humiliée par le reproche que sa mère lui adressait, et elle répondit fièrement, bien que d’une voix tremblante d’émotion.

— Je n’aime plus Xavier, maman.

— Oui, tu l’aimes encore, hypocrite ! Si tu ne l’aimais pas, tu ne refuserais pas de voir les qualités de ce pauvre M. Bernier, tu ne te fâcherais pas, chaque fois que ton père te parle de l’accepter pour mari ; enfin, si tu ne l’aimais pas encore, tu aimerais M. Bernier, car une fille dans son bon sens ne pourrait pas s’empêcher de l’aimer, cet excellent homme, surtout une fille aimée de lui, comme tu l’es, toi.

Elle parla longtemps sur ce ton, la mère Renaud, et avec d’autant plus d’énergie qu’elle était convaincue que le mariage du veuf avec Maria serait le plus grand des bonheurs pour cette dernière.

Cependant, son sermon de ce jour là, n’eut d’autre résultat que de faire pleurer Maria qui avait un caractère doux et pacifique, et pour qui les reproches et les discussions semblaient les pires des maux.

Mais la pauvre enfant était destinée à ne plus goûter les douceurs de la paix.

Cette conversation fut suivie d’un grand nombre d’autres, du même genre, et pendant tout l’hiver, ses parents ne cessèrent de la prêcher et de la gronder, de la prier et de la menacer, et enfin, de faire tout en leur pouvoir pour la décider à épouser l’homme qu’elle détestait.

CHAPITRE IX

Par un jour froid et neigeux du mois de janvier, Maria se rendait chez une de ses amies qui demeurait sur la rue Sainte Marguerite, au faubourg Saint Antoine.

Cette dernière, qui était malade, l’avait fait demander, et Maria n’avait pu se dispenser de lui faire une visite.

Elles étaient liées par une amitié étroite et se contaient, à l’ordinaire, toutes les affaires qui les occupaient, l’une et l’autre.

Maria, qui avait beaucoup de peines et de tristesses à lui confier, s’attarda sans s’en apercevoir. Et quand elle quitta la maison de son amie, l’obscurité du soir avait jeté son voile sur les rues.

Elle se mit en route courageusement, cependant, bien qu’elle ne se sentit pas trop rassurée.

Mais, après avoir marché pendant quelques instants, elle s’aperçut qu’elle était suivie.

Très alarmée, elle pressa le pas, mais ce fut inutile.

Celui qui la suivait, gagnait toujours sur elle et ne devait pas tarder à la rejoindre.

Malheureusement, elle se trouvait, en ce moment, dans une des parties les plus désertes de la rue Sainte Marguerite, peu bâtie, dans ce temps là.

N’ayant aucune espérance de secours, elle se mit à courir de toutes ses forces. L’inconnu quitta l’allure paisible qu’il avait conservé jusques alors, et se mit à courir lui aussi.

Il l’eut bientôt rejointe et, la saisissant par le bras, il lui dit d’une voix dans laquelle la tendresse passionnée se mêlait à la colère et à l’amertume.

— Tu as donc bien peur de moi, à présent ?

À cette voix connue, Maria qui avait failli perdre connaissance, releva la tête et regarda le personnage qui l’avait tant terrifiée.

C’était bien le pauvre Xavier LeClerc qu’elle avait là, devant les yeux.

Mais en regardant bien le jeune homme, ses terreurs, un instant dissipées, se renouvelèrent, car elle s’aperçut qu’il était ivre. Cependant, il n’avait pas perdu la raison assez pour l’empêcher de parler avec un certain discernement.

Il commença par lui reprocher l’infidélité dont elle avait fait preuve en acceptant les attentions du veuf, et en consentant à ce que son père interdise l’entrée de sa maison à celui qu’elle avait prétendu aimer.

Maria voulut se justifier, mais il ne lui en laissa pas le loisir, car changeant subitement de ton, il se mit à lui dépeindre son amour dans les termes les plus exagérés et les plus brûlants.

Il conclut en lui proposant de s’enfuir avec lui aux États-Unis.

Pendant qu’il parlait, Maria éprouvait une sensation pénible et étrange.

Il lui semblait être la proie d’un cauchemar affreux.

Était-ce bien, là, son Xavier bien-aimé, son Xavier beau, noble et loyal, ce jeune homme au visage bouffi, aux yeux bistrés et égarés, à la démarche incertaine, qui lui proposait froidement de se laisser enlever par lui.

— Si c’est un rêve, je voudrais bien me réveiller, pensait-elle.

Mais, hélas ! c’était bien la réalité.

Au souffle glacé de la bise qui vint frapper soudain son visage, elle se réveilla de sa torpeur.

— Ne me touchez pas ! dit elle, avec fermeté et dignité, au jeune homme qui voulait, en ce moment, la presser contre son cœur. Ne me touchez pas, je vous le défends !

Subissant, malgré lui, l’ascendant de la fière jeune fille, Xavier recula de quelques pas et se contenta de regarder Maria avec des yeux qui exprimaient si bien son amour désespéré, que celle-ci, vaincue par la pitié et adoucissement sa voix, lui parla dans ces termes.

— Écoutez-moi, Xavier, et tâchez de comprendre mes paroles.

Je vous ai aimé véritablement et fidèlement tant que vous avez été bon et honnête. Je vous ai aimé comme je ne pourrai jamais en aimer un autre, je le sens.

Mais, vous-même avez tué l’amour que j’éprouvais pour vous. Et quand bien même je vous aimerais encore, mes parents ne consentiraient jamais à notre union.

Il faut donc nous résigner tous les deux et nous soumettre à la volonté du ciel.

Mais si vous m’aimez encore, je vous en supplie, changez de vie, réformez-vous ; redevenez ce que vous étiez, honnête et bon ; cessez de briser le cœur de votre mère et de tous ceux qui vous aiment.

Oh ! je vous en supplie, convertissez-vous, afin que j’aie au moins le bonheur de vous rencontrer dans le ciel !

Malheureusement, ces paroles n’eurent pas l’effet voulu sur Xavier.

Entrant dans une violente colère, il s’écria.

— Non !

Je ne veux pas me résigner !

Je ne veux pas attendre à l’autre vie pour jouir du bonheur auquel j’ai droit sur cette terre !

Je sens que tu m’aimes encore, malgré tes paroles froides, et je te veux, le comprends-tu ?

Il faut que tu consentes à me suivre aux États-Unis. Là, nous pourrons nous marier sans difficultés et tu seras heureuse, je te le jure.

Maria, dis-moi que tu consens ?

— Non, jamais !

Vous me tuerez plutôt, dit la jeune fille avec fermeté.

— Je ne te tuerai pas, mais je vais t’amener de force, puisque tu ne veux pas me suivre, et, saisissant la jeune fille, il chercha à l’entraîner.

Maria résistait avec violence, mais ses forces commençaient à succomber.

— Bonne Sainte Vierge, sauvez-moi ! murmura-t-elle, prête à s’évanouir.

En ce moment, un bruit de voix retentit dans le lointain de la rue.

— Voilà du secours, dit Maria, reprenant son énergie. Si vous ne me laissez pas aller en paix, je vais appeler.

Profitant de l’hésitation du jeune homme, qui prêtait l’oreille au son qui approchait, Maria s’échappa de son étreinte et s’élança, légère comme un oiseau au devant des gens qui avançaient dans sa direction.

Son premier mouvement fut de se mettre sous leur protection, mais, ne courant plus aucun danger, car elle était hors de l’atteinte de Xavier, elle se rendit, en toute hâte, sur la rue Saint Antoine, où il y avait bon nombre de passants.

Elle arriva enfin chez elle, et se garda bien de raconter son aventure à sa mère, qui la gronda pour être revenue si tard. Elle aimait mieux supporter tous les reproches plutôt que de chercher à se disculper.

Cette rencontre lui avait fait une si forte impression, qu’elle n’osait plus sortir seule.

De plus elle éprouvait le besoin d’une protection efficace contre l’influence de Xavier, influence qu’elle redoutait d’autant plus, que malgré le dégoût et le mépris que lui inspirait maintenant le jeune homme, elle sentait qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’aimer encore et de le regretter.

Pourtant, elle comprenait, plus que jamais, que son mariage avec lui était désormais impossible.

Elle était encore dans ces dispositions, troublée par l’inquiétude et la crainte, et brisée par le découragement, quand son père lui fit, un jour, une scène des plus violentes, à la suite d’une veillée pendant laquelle elle avait semblé traiter le veuf avec plus de dédain et d’indifférence que d’habitude.

Maria avait souvent vu son père en colère, mais jamais autant que dans cette occasion.

Le bonhomme commençait à craindre de voir ce gendre, tant désiré, abandonner ses prétentions à la main de sa fille, et cette pensée le contrariait d’autant plus que son propre commerce languissait, et qu’il avait fait plusieurs pertes considérables.

Maria fut tellement effrayée de la violence de son père, qu’elle se laissa aller, enfin, à promettre d’épouser le veuf tant détesté.

En faisant cette promesse, elle s’était dit en elle-même :

— Xavier ne cherchera plus à m’enlever, quand je serai mariée avec un autre.

CHAPITRE X

En apprenant que Maria Renaud consentait enfin à devenir sa femme, le veuf Bernier se sentit heureux à un degré qu’il n’avait jamais cru possible d’atteindre.

— Me voici arrivé au faîte du bonheur, se disait il. Maintenant il ne s’agit que de m’y maintenir.

Quant aux remords et aux troubles de conscience il n’en éprouvait guère, car selon ses principes élastiques, il ne considérait pas qu’il avait mal agi dans aucune circonstance.

Il avait une façon de se dissimuler à lui-même les véritables motifs de ses actions.

C’était ainsi qu’il avait fait dans l’affaire de Xavier LeClerc.

Il ne s’était jamais avoué qu’il éprouvait pour ce jeune homme de la haine et de la jalousie et qu’il sentait le besoin de s’en débarrasser.

Au contraire, il s’était dit qu’il était de son devoir d’empêcher Xavier d’épouser Maria Renaud, parce que celle-ci ne serait pas aussi heureuse avec ce jeune homme, pauvre et obscur, qu’elle le serait avec lui-même.

Mais, comme toujours, il imposait silence à sa conscience.

Il savait bien qu’il avait calomnié Xavier LeClerc, mais il se justifiait en se disant qu’il l’avait fait pour de bons motifs.

Et, maintenant que Xavier donnait en effet prise aux mauvaises langues, il se sentait de plus en plus justifié et ne perdait jamais l’occasion de raconter au long tout ce qu’il apprenait de mal sur le compte de ce dernier.

C’était de la médisance, il est vrai, mais s’il est un péché auquel bien des gens, d’ailleurs bons et religieux, se livrent avec autant d’acharnement que le font les impies, c’est sans contredit celui de la médisance.

— Mais, c’est vrai, ce que je dis là, vous dira quelqu’un à qui vous reprochez ses discours peu charitables sur le prochain.

Sa conscience savait mieux que cela ; sa conscience savait qu’il ne se souciait pas que Maria fût heureuse, ou malheureuse, pourvu qu’il fût heureux lui-même.

C'est vrai ?

Eh bien ! voilà justement ce qui fait que c’est la médisance.

Si ce n’était pas vrai, ce serait de la calomnie, voilà tout.

Mais, dans le fond, la médisance fait plus de mal que la calomnie, car la calomnie est réparable, mais la médisance ne l’est pas.

De la médisance à la calomnie, il n’y a qu’un pas, et il est très rare que les médisants ne deviennent pas des calomniateurs.

Lorsqu’on a pris le goût et l’habitude de parler en mal du prochain, on est porté à inventer, lorsque l’on n’a rien de véritable à dire.

Une chose étrange : les médisants ne veulent jamais admettre qu’ils le sont. Ils trouvent toujours de bons motifs pour justifier leur manque de charité.

C’est ainsi qu’était Edmond Bernier et il aurait certainement qualifié de calomniateur celui qui l’aurait traité de médisant.

Pour dire la vérité, cet homme extraordinaire se trouvait bon, même excellent, malgré ses fourberies. Et ce qui contribuait le plus à le confirmer dans la bonne opinion qu’il avait de lui-même, c’était l’estime et l’admiration que professaient pour lui plusieurs prêtres avec qui il était en rapport.

Ces bons prêtres, n’étant pas doués de seconde vue, ne voyaient de lui que ses bonnes qualités qui étaient précisément celles que l’on remarque le plus chez les hommes.

Ils étaient édifiés par sa piété et sa conduite sage et régulière, et aussi, par les soins qu’il semblait prendre de sa vieille belle-mère.

Bernier leur avait toujours donné à entendre que la veuve n’était pas aussi riche qu’on le supposait, et que ses maisons étaient grevées d’hypothèques à l’époque où il avait commencé à prendre la direction de ses affaires.

De plus il insinuait que la bonne vieille commençait à tomber en enfance.

C’est à l’un d’eux qu’il s’adressa un jour pour servir un de ses desseins.

Le veuf n’aimait guère le jeune orphelin. Celui-ci, dont les grands yeux francs et hardis possédaient le pouvoir de troubler l’oncle, malgré son aplomb habituel, éprouvait une certaine aversion envers ce dernier, à qui il semblait que l’enfant lisait dans ses plus secrètes pensées.

Ce n’était pas le cas, à la vérité, mais il est certain que le neveu regardait souvent son oncle avec une défiance instinctive.

C’était cette expression, surtout, qui gênait le veuf.

Un jour il eut maille à partir avec le jeune orphelin qui avait refusé de lui obéir, sous un prétexte quelconque.

La difficulté s’était terminée par une véritable guerre.

L’oncle avait souffleté l’orphelin et celui ci s’était jeté sur l’oncle avec toute la fureur d’un jeune chat sauvage.

Cependant, la chose une fois passée, Edmond Bernier ne parla plus de l’incident et la grand’mère, qui s’était sentie pleine d’inquiétudes sur le résultat de cette aventure, commença à se rassurer.

Mais cette espérance fut de courte durée. Quelques jours plus tard, Mde Champagne reçut la visite d’un révérend père, ami du veuf.

C’était un digne et saint homme, universellement aimé et respecté. La veuve qui le tenait en haute estime fut flattée de recevoir cette marque d’amitié de sa part, mais son bonheur se changea subitement en tristesse, quand le prêtre, s’étant informé de sa santé et l’ayant entretenue sur différente sujets, amena enfin la conversation sur le jeune Joseph et lui conseilla fortement de le mettre dans une bonne pension ou maison d’éducation quelconque.

— Ma bonne dame, lui dit-il, vous ne pouvez donner à cet enfant les soins qui lui sont nécessaires. Faible et vieille comme vous l’êtes, il ne vous reste pas assez d’énergie pour l’élever convenablement, comme vous l’avez fait autrefois pour vos propres enfants.

La veuve ne put s’empêcher d’approuver ce raisonnement, de dire qu’elle avait élevé ses enfants strictement, mais qu’il était vrai qu’elle ne se sentait plus la force d’élever celui-là de la même manière.

— Vous voyez bien, alors, que vous devez suivre mon conseil. Votre gendre qui est si bon, si dévoué, se chargera de trouver une bonne école, où ce cher enfant recevra l’instruction et l’éducation qui lui sont si nécessaires ; et on en fera un bon chrétien et un bon citoyen.

La veuve sentait bien que le prêtre parlait sincèrement et que ses conseils étaient pleins de sagesse. Mais elle comprenait aussi, que son gendre, qui avait inspiré au prêtre la pensée de ces conseils à l’égard de son petit-fils, n’était pas désintéressé, lui, dans la question et que ses motifs, en voulant éloigner l’enfant, ne pouvaient être bons.

Pendant quelques secondes l’idée lui vint de raconter au prêtre toutes ses peines et ses misères et de lui dévoiler le véritable caractère de son gendre qu’elle commençait à démêler de plus en plus.

Mais une pensée décourageante l’en dissuada.

— Il ne me croira pas, se dit-elle.

Elle se sentit vaincue et donna son consentement au projet qui devait disposer de la destinée du jeune orphelin.

Le bon père, heureux d’avoir réussi dans ce qu’il croyait une bonne œuvre, prit congé d’elle en la félicitant sur sa bonne volonté et sa sagesse.

CHAPITRE XI

Aussitôt que le veuf eut appris le consentement de Mde Champagne à son projet, il ne perdit pas de temps à se mettre en recherche d’une école quelconque pour l’enfant.

Enfin, aidé des conseils d’un prêtre de ses amis, il se décida de l’envoyer à une école de frères, dans une campagne assez éloignée de Montréal.

Le frère directeur de cet établissement était un homme très strict et très sévère, disait-on, et n’avait pas son égal dans l’art de corriger et de dompter les enfants indociles et mal élevés.

C’était dans cette catégorie que le veuf classait le petit Joseph depuis son aventure avec lui. Il se persuadait que l’enfant avait besoin d’être mené bien sévèrement, et qu’il agissait pour son bonheur, en l’éloignant de sa grand’mère, qui ne savait que le gâter.

En aidant aux préparatifs du départ de son petit-fils, sa seule consolation sur terre, la pauvre grand’mère pleurait et se lamentait.

Quant à l’enfant lui-même, depuis qu’il avait appris ce qu’on allait faire de lui, il s’était renfermé dans un mutisme absolu, duquel Mde Champagne elle-même ne pouvait le tirer.

La vérité, c’est qu’il en voulait à sa pauvre grand’mère de céder ainsi au veuf, car il ne comprenait pas les motifs qui la faisait agir ainsi.

Quant à son oncle, son aversion pour lui s’était doublée tout simplement. Il ne savait pas encore raisonner sur ses sentiments ; il ne comprenait rien sur les affaires de sa grand’mère, ni sur celles du veuf, mais son instinct (ce sentiment est souvent la sauvegarde de certaines natures franches et honnêtes) l’avertissait que le veuf était, d’une manière ou d’une autre, hostile à lui et à sa grand’mère.

Mais il n’aurait pas su exprimer par des paroles les sentiments qu’il ressentait.

Cependant, quand l’instant du départ fut arrivé, la froide réserve qu’il affectait depuis quelques jours envers sa grand’mère fit place à un désespoir navrant que la pauvre femme partageait.

Il se cramponnait à son cou de toutes ses forces et le veuf, énervé malgré lui par cette scène, fut contraint de l’en détacher avec beaucoup de peine.

Cependant, son autorité n’aurait pas suffi pour décider l’orphelin de partir avec lui, si la veuve, elle-même, ne l’eût engagé à suivre son oncle sans résistance, s’il ne voulait pas la faire mourir de chagrin.

Mais quand l’oncle et le neveu furent partis, enfin, et qu’elle se trouva seule dans son appartement, elle se livra sans contrainte à sa douleur.

Il lui semblait que le dernier rayon de soleil qui éclairait sa vie venait de disparaître.

Le veuf et l’orphelin venaient de prendre le train.

Pendant le trajet, le jeune enfant gardait un silence farouche et, loin de diminuer, son chagrin allait toujours en augmentant.

Tant qu’ils avaient été dans Montréal, il n’avait pas senti complètement la réalité de sa séparation avec sa grand’mère, mais après avoir dépassé le pont Victoria, il se sentit encore plus isolé et abandonné, et il lui semblait qu’un abîme infranchissable le séparait de sa demeure, maintenant que le fleuve se trouvait entre Montréal et lui.

Mais le train l’éloignait de plus en plus de tout ce qu’il aimait au monde. Il s’avançait vers l’inconnu, pour lui terrible et menaçant.

Un enfant ordinaire aurait ri de son chagrin et de son effroi. Combien de gamins quittent leurs parents pour aller dans des collèges et des écoles lointaines sans ressentir rien de plus qu’une douleur passagère à l’instant de la séparation. Mais ceux-là savent où ils vont. Ils ont une idée de la vie de pension et de ses amusements ; ils sont encouragés par leurs parents et leurs amis.

Mais le petit Joseph n’avait qu’une idée très imparfaite de l’institution où on le menait.

Pour lui, c’était tout simplement une prison où on allait l’enfermer en punition de sa méchante conduite envers son oncle.

C’était là, l’impression que la description faite par ce dernier lui avait laissée.

Il faut dire que ce pauvre petit était bien ignorant sur bien des choses. Ce n’est pas avec une vieille grand’mère triste et maladive, et qui ne sort jamais, qu’on apprend à connaître les choses du monde.

Il ne savait pas même au juste ce que c’était qu’un frère, car l’école qu’il avait fréquentée depuis un an, était conduite par un maître laïque, très bon homme du reste, bien que peu qualifié pour sa position.

Par ce qu’on lui avait dit, il s’était fait une idée qu’un frère était une espèce de croque mitaine, et comme il n’avait pas confié ses impressions à personne, on ne s’était jamais avisé de rectifier ses opinions.

Ce n’était donc pas étonnant que ce pauvre enfant fût terrifié.

Enfin ils arrivèrent à leur destination, et Joseph, qui gardait cependant une attitude fière et digne, bien qu’il fût glacé de terreur, suivit son oncle hors du train, qui repartit aussitôt, laissant en arrière une longue trace de fumée, que le petit suivit des yeux avec une expression désespérée, car ce train qui l’avait transporté de sa ville natale lui semblait le dernier lien entre lui et le passé.

Ayant marché quelque temps, son oncle s’arrêta devant une grande barrière qu’il poussa devant lui et pénétra dans une enceinte ombragée par des grands arbres. Il suivit une allée de sable qui menait tout droit à un grand édifice en pierre grise.

Une autre personne aurait admiré les beaux grands arbres verts et l’édifice qui ne manquait pas d’élégance, mais terrifié comme il l’était, le jeune orphelin trouva que le bâtiment ressemblait en tout point aux demeures des ogres dont sa grand’mère lui avait parlé dans ses contes, et l’ombre des grands arbres lui parut sombre et terrible.

Ce fut la même chose quand il fut entré dans l’école et qu’il fut présenté au bon frère Jérome, le directeur, qui avait à la vérité un air imposant et sévère, bien qu’un observateur eût pu lire la justice et la bonté dans chaque ligne de son visage.

Mais il était trop grand, trop large d’épaules, et trop majestueux, et sa voix était trop basse et trop caverneuse pour inspirer au jeune Joseph, que la terreur rendait fou, autre chose que la crainte et la méfiance.

Il ne trouva donc rien à répondre aux paroles encourageantes du frère, qui conclut par là, que le veuf avait raison de dire, comme il l’avait fait dans une lettre qu’il avait envoyée la semaine précédente, que cet enfant était insoumis, violent et grossier.

Le regard du veuf semblait lui dire.

— Vous voyez bien que j’avais raison.

Et comme le font trop souvent bien des gens, d’ailleurs pleins d’esprit et de bonté, il jugea d’après les apparences et inscrivit mentalement ce futur élève sur la liste des enfants envers lesquels il fallait user d’une excessive sévérité.

Ayant conclu tous ses arrangements avec le directeur, le veuf prit son départ.

Mais avant de quitter son neveu, il voulut l’embrasser, pour les convenances, comme on le pense bien, plutôt que par attachement.

Alors le petit, comme électrisé, repoussa violemment son oncle, qui prit son air le plus hypocritement peiné pour dire au frère, qui était stupéfait de cette manifestation.

— Hélas ! révérend frère, mon neveu m’en veut encore de ce que je l’ai conduit ici.

Il est trop jeune pour comprendre que je n’agis que pour son bien. J’espère que vous réussirez à lui inculquer des meilleurs sentiments, avant que je revienne.

Et il s’en retourna à Montréal, plein d’un vif sentiment de satisfaction.

CHAPITRE XII

Quelques jours après le départ de son petit-fils, Mde Champagne tomba grièvement malade et fut contrainte de garder le lit pendant plusieurs semaines.

Alors seulement, le veuf sembla sentir la nécessité de prendre une servante dans la maison.

Mais ce fut lui-même qui se chargea de soigner sa belle-mère et de lui administrer ses remèdes.

Il avait ses raisons pour cela.

Il jugeait, lui, qu’il valait mieux pour sa belle-mère qu’elle ne prît pas trop de médicaments et surtout qu’elle ne prît aucun stimulant, bien que le médecin lui en ordonnait l’usage journalier.

— Comme membre de la société de tempérance, disait-il, je ne puis souffrir de liqueurs enivrantes dans ma maison, (il disait toujours, mes maisons, maintenant,) et je sais bien que vous êtes trop bonne chrétienne pour me contredire sur ce point. Seulement, il ne faut pas dire cela au médecin, car il nous traiterait de fanatiques, vous et moi.

La veuve était trop brisée et trop découragée pour chercher à résister aux volontés de son gendre, et l’idée de se plaindre au médecin ne lui était pas venue un instant.

Cependant, au grand désappointement de son gendre, elle se rétablit un peu et put enfin se lever et s’asseoir dans sa chaise berçante près de la fenêtre.

— Elle ne mourra donc jamais, cette vieille folle ! se disait Edmond Bernier, avec colère.

Et voyant qu’elle n’était plus obligée de garder le lit, il se hâta de renvoyer la servante sous un prétexte quelconque.

La pauvre femme recommença donc à passer ses journées seule et solitaire, dans son appartement qui lui semblait si grand depuis le départ de son petit-fils.

On était rendu à la fin de l’hiver, et le froid qui avait été intense, commençait à se modérer.

— Voilà le printemps qui arrive pensait la pauvre vieille. Les vacances viendront bientôt et je pourrai revoir mon pauvre petit Joseph.

Ces pensées la consolaient un peu, parfois, mais d’autres fois, le découragement s’emparait d’elle.

Dans ces moments de tristesse, elle prenait son chapelet, sa seule consolation, et priait avec ferveur pour l’enfant si éloigné.

Elle était vraiment chrétienne, la mère Champagne ; elle avait confiance en Dieu et elle s’était toujours soumise sans murmures à ses décrets.

— Le bon Dieu le veut, disait-elle à ceux qui la plaignaient.

Mais sa résignation et sa confiance ne l’empêchaient pas de sentir son cruel isolement.

Depuis le jour du départ du jeune orphelin, la pauvre grand’mère n’avait pas joui d’un seul instant de calme et de paix. Son esprit inquiet se représentait toujours son enfant chéri en butte aux mauvais traitements de camarades méchants et tyranniques, ou aux sévérités outrées de ses maîtres.

Cette pensée la rendait si malheureuse qu’elle regrettait de l’avoir laissé partir, d’autant plus qu’elle se disait maintenant qu’on aurait pas dû exiger qu’elle chassât aussi loin d’elle, sa seule et dernière consolation.

Elle se livrait donc à son chagrin qui augmentait au lieu de diminuer, car seule et isolée comme elle vivait, il n’y avait rien pour la distraire de ses pensées affligeantes.

Ce qui pourrait sembler étrange, c’est que ses locataires et ses voisins ne la visitaient pas.

Le veuf, qui craignait toujours que les gens n’en n’apprissent trop long sur les affaires de la veuve et sur les siennes, avait pris soin depuis longtemps d’avertir les locataires, chez qui il allait toucher l’argent des loyers, que sa belle-mère n’aimait pas à être dérangée, dans sa solitude, et qu’elle n’aimait pas les visites.

Les locataires et les voisins les plus sympathiques ou les plus curieux avaient fini par oublier presque l’existence de la vieille femme, et pour eux, comme pour tout le monde, le véritable maître des propriétés, c’était le veuf.

Elle priait donc en ce moment la pauvre femme.

Abandonnée de tout le monde, elle se tournait avec plus de ferveur vers son créateur et vers sa divine mère, la « consolatrice des affligés. »

Elle priait pour elle-même, mais encore plus pour son petit-fils qui en avait certainement besoin, le pauvre petit malheureux.

Tout à coup une étrange lassitude s’empara de son esprit et de son corps.

Ses doigts raidis refusèrent de compter plus longtemps les grains du chapelet et se refermèrent avec une crispation nerveuse.

Sa tête alourdie, qu’elle chercha vainement à soulever resta appuyée sur le dossier de sa chaise berçante.

Elle voulut faire un effort pour se lever debout, elle chercha à secouer cet engourdissement qui lui faisait peur, mais ses membres refusèrent d’obéir et son corps resta froid et immobile dans le fauteuil.

— C’est la mort ! pensa t-elle, enfin.

Mon Dieu ayez pitié de moi !

La pauvre femme attendait la mort depuis longtemps ; sa conscience tranquille ne lui reprochait rien, et elle possédait cette foi, cette espérance et cet amour qui font pressentir le ciel même dans la vie. Mais l’idée de mourir ainsi, seule et abandonnée, sans voir une dernière fois son petit-fils pour lui dire adieu, sans voir un prêtre et sans recevoir les sacrements et les consolations religieuses qu’ils apportent, sans une amie pour lui fermer les yeux, lui semblait terrible.

Elle chercha encore à se lever, mais inutilement, elle essaya de crier, d’appeler, dans l’espérance d’être entendue de quelqu’un des locataires, mais sa bouche ne pouvait plus proférer aucun son.

Mais l’engourdissement qu’elle ressentait par tout son corps commençait à troubler aussi ses facultés mentales. Elle se sentit mourir et se mit alors à prier de toute son âme. Puis sa pensée se porta vers le jeune enfant qui allait rester seul au monde.

— Que le bon Dieu et son saint patron le prennent sous leur garde !

Mon Dieu, prenez mon âme !… Jésus Marie !

C’était fini. La veuve était morte.

La fin du jour arriva. Les nuages s’écartant un peu de l’occident laissèrent percer les derniers rayons de soleil.

Ces rayons dorés illuminèrent, comme une auréole, le front toujours noble et beau et les traits calmes et serein de la morte.

Dans le repos de la mort, une expression de bonheur avait remplacé l’inquiétude et la souffrance qui avaient contracté sa figure auparavant.

Cependant, le veuf rentra à l’heure accoutumée, et fut d’abord étonné de voir que la lampe n’était pas encore allumée.

Troublé par un sentiment indéfini, il s’avança à tâtons dans la chambre en disant d’une voix qui tremblait un peu.

— Mde Champagne qu’est-ce que vous faites donc ? êtes-vous malade ?

Et ne recevant nulle réponse, il s’avança vers la veuve assise dans son fauteuil qu’il commençait à distinguer dans l’obscurité.

Il se pencha vers elle et lui prit la main. Le contact de cette main froide le glaça jusqu’au cœur.

Saisi d’une horreur qu’il ne pouvait surmonter, il se hâta de chercher la lampe et de l’allumer, puis il s’approcha encore de sa belle-mère.

Le doute n’était plus possible, elle était bien morte.

Il s’affaissa dans un autre fauteuil et resta longtemps immobile, en proie à une foule de sentiments les plus opposés.

Reprenant enfin son sang froid, il se hâta d’avertir les locataires et les voisins, et se rendit lui-même chez le curé et le médecin qu’il ramena avec lui.

Ce dernier constata que Mde Champagne avait succombé à une attaque de la paralysie dont elle était affectée depuis quelques années.

Deux jours plus tard les funérailles eurent lieu avec toutes les pompes convenables, et le corps de Mde Champagne fut déposé au cimetière de la Côte des neiges auprès de ceux de ses deux filles.

Le lendemain on fit la lecture de son testament, le premier, par lequel elle laissait ses maisons à Edmond Bernier et son argent à son petit-fils.

Pendant qu’on était occupé de cette lecture, le notaire qui avait rédigé le second testament, celui que la veuve avait confié à son seul ami, se présenta tout à coup, et déclara qu’il devait y avoir dans la maison un testament plus récent que celui dont on faisait en ce moment la lecture.

À ces paroles, le veuf pâlit comme un mort, mais faisant un violent effort sur lui-même, il déclara qu’il n’avait aucune connaissance de ce fait, mais qu’on pouvait faire les recherches nécessaires, sans plus tarder.

Mais ces recherches n’aboutirent à rien et l’opinion unanime des assistants fut que Mde Champagne avait elle-même détruit le second testament.

CHAPITRE XIII

C’était l’heure de la recréation à l’école de —

On entendait, dans la grande cour réservée aux élèves, des bruits de pas, des cris joyeux, des éclats, de rires.

Les enfants oubliaient dans leurs jeux les fatigues et les ennuis des heures d’étude.

Mais pendant que les autres s’amusaient gaiement, un jeune enfant, relégué dans une des salles d’étude, se fatiguait la tête et les doigts pour terminer un pensum que le maître lui avait imposé, en punition d’une leçon mal apprise.

C’était notre pauvre petit Joseph.

Ce n’était pas la première fois que pareille chose lui arrivait, et ce ne devait pas, hélas ! être la dernière.

Pourtant, l’enfant était intelligent, beaucoup plus peut-être, que la plupart de ses compagnons, mais il avait un caractère étrange, et tant soit peu farouche, qui n’attirait pas la sympathie des étrangers, et qui le faisait paraître boudeur, rancunier, emporté, alors même qu’il n’avait aucun de ces défauts.

Il n’avait donc pas su se faire aimer, ni des maîtres, ni des élèves, et par conséquent, on n’était pas porté à avoir de l’indulgence pour lui, comme on aurait pu en avoir pour un enfant à l’air doux, affable et sympathique.

Les enfants lui avaient pardonné sa tristesse et son manque d’animation les premiers jours de son arrivée, mais en voyant qu’il ne se consolait pas avec le temps, et qu’il semblait toujours dédaigner leurs jeux et leurs amusements, ils avaient cessé de s’occuper de lui ; et plusieurs d’entre eux lui étaient même devenus très hostiles, bien qu’ils auraient été embarrassés de donner une raison de leur conduite.

Les maîtres avaient essayé de le consoler, mais leur éloquence avait échoué, et comme il arrive en pareil cas, ils s’étaient mis à en vouloir à l’enfant qui n’avait pas l’esprit de se laisser convaincre par leur raisonnement.

Quant au frère Jérome, il gardait toujours la mauvaise opinion qu’il avait conçue de l’enfant, le jour de son arrivée, et comme il était très têtu, malgré toute sa bonté, il aurait été bien difficile de lui faire changer d’idée.

Le petit Joseph se trouvait donc sans amis, dans cette vaste école, et il le sentait, ce qui ne le rendait pas plus aimable, ni plus gai. Au contraire, il devenait de jour en jours plus triste et plus découragé, et les leçons en souffraient, car ils sont rares les enfants qui étudient pour l’amour de l’étude.

Il leur faut l’ambition, l’espérance des récompenses, les encouragements de leurs maîtres et de leurs parents, et le petit Joseph n’avait rien de tout cela.

Au lieu d’étudier, il rêvait. Sa pensée volait loin, bien loin, vers la demeure de sa grand’mère ; il se voyait encore dans la grande salle, assis sur un tabouret au pied de la seule personne qu’il aimait au monde ; elle lui racontait des contes, ou lui chantait des vieilles complaintes qu’il aimait. Ou bien il se promenait sur la rue ombragée devant la maison et jouait avec les petits camarades avec qui il s’était toujours bien accordé.

Quelquefois, il lui semblait que le veuf allait revenir pour lui dire que sa grand’mère le demandait, qu’elle s’ennuyait trop sans lui, et qu’il fallait qu’il partît tout de suite.

Toujours rêvant, il reprenait le train qu’il l’avait amené.

Oh, comme il allait vite, le train !

Il était déjà sur le pont Victoria, il le traversait ; enfin, il arrivait devant la maison. Il ouvrait bien vite la porte et il allait se jeter au cou de sa memère qui lui disait en pleurant qu’elle ne le renverrait plus jamais, jamais.

— Joseph Allard ! criait une voix sévère.

Et il s’éveillait soudain de sa rêverie pour se retrouver dans la grande et aride salle d’étude au milieu des élèves moqueurs et désagréables, et en face du maître qui lui posait une demande à laquelle il ne savait plus que répondre, dans son trouble, bien qu’il eût peut-être étudié sa leçon avec attention, quelques heures avant.

Alors, on le punissait de ce qu’on appelait sa paresse, le privant de sa recréation.

C’est ainsi qu’il était ce jour-là, seul et triste dans la salle d’étude, pendant que ses autres camarades s’amusaient.

Un bruit de pas résonna dans le corridor, la porte s’ouvrit et un des frères entra.

— Vous êtes demandé au parloir, dit-il, venez tout de suite.

Et l’enfant, surpris et pâle, mais rempli d’espérance soudain, suivit le frère et se rendit au parloir.

Comme il l’avait deviné, c’était son oncle qui l’attendait.

Il avait l’air énervé et plus sérieux que d’habitude et un crêpe se voyait à son chapeau qu’il tenait en main.

Mais l’enfant ne fit pas attention à ces détails. Dominé par une seule idée, celle que son oncle allait le ramener à la ville, il s’élança vers lui avec une affection qu’il n’avait jamais manifesté avant. Mais quelque chose dans le regard du veuf lui fit peur, et le retint.

Ce quelque chose n’était ni de la méchanceté, ni de la dureté, c’était plutôt une expression de trouble et même de crainte, et le jeune orphelin eut comme un pressentiment de malheur.

L’enfant resta donc pâle et saisi, devant son oncle. Celui-ci essaya de commencer une phrase plusieurs fois, mais il ne réussit pas et semblait de plus en plus embarrassé. Enfin il se tourna vers le frère directeur d’un air suppliant qui semblait dire.

— Je ne peux pas, parlez-lui, vous.

Le frère Jérome comprit sans doute, car il dit alors, avec une voix qu’il essaya d’adoucir.

— Mon pauvre enfant ; ton oncle est venu t’apprendre une mauvaise nouvelle.

L’enfant ne sembla pas comprendre et resta là, transi et troublé.

Le frère continua.

— Le bon Dieu nous éprouve beaucoup, parfois. Il faut savoir se soumettre à sa volonté.

Et il s’arrêta encore. Au bout d’un instant, il reprit.

— Mon enfant, ta pauvre grand’mère est morte. Le bon Dieu l’a rappelée.

II n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car l’enfant tomba lourdement par terre, pris d’une syncope qui ressemblait à la mort.

Tous deux s’élancèrent à la fois pour le relever, et firent quelques efforts pour le ramener à lui-même, mais il restait sans vie et sans couleur. Le directeur dût appeler des autres frères, qui vinrent en hâte et apportèrent le petit à l’infirmerie pendant qu’on allait chercher le médecin.

Le frère Jérome resté seul avec le veuf, continua à converser et se fit expliquer bien des détails qu’il n’avait pas appris sur la vie passée du petit Joseph.

Selon son habitude le veuf sût mêler habilement le mensonge à la vérité et insinua sans toutefois le dire ouvertement, que le jeune orphelin n’avait pas grand chose à hériter de sa grand’mère, qui n’était pas aussi riche qu’on avait bien voulu le dire, et qu’il dépendait presque entièrement de ses bontés et de sa générosité, qui ne devaient pas lui faire départ, disait-il. Mais il espérait qu’en retour, son neveu ferait quelques efforts pour se corriger de ses défauts, et apprendre à faire son devoir.

En ce moment, on vint lui dire que l’enfant était revenu de sa syncope et qu’il reposait tranquillement.

Il prit alors congé et retourna à Montréal.

CHAPITRE XIV

Le printemps était revenu encore une fois, et la nature rayonnait de joie et d’espérance.

Heureuse nature qui ne conserve pas le souvenir du passé et celui des morts !

Quand les arbres bourgeonnent ; que les fleurs s’entr’ouvrent ; que le soleil, à la fois doux et ardent, disperse et chasse au loin, les sombres nuages qui ternissent l’azur du ciel ; que les oiseaux reviennent, en chantant, bâtir leurs nids, tu ne songes pas aux arbres que les tempêtes ont renversés, aux feuilles que le vent a flétries et dispersées, aux oiseaux que la flèche du chasseur ou la main d’un enfant cruel ont tués sans pitié.

Fière et heureuse des louanges des vivants, tu n’accordes pas un regret aux pauvres morts qui dorment dans le cimetière, froids et immobiles, malgré la chaleur qui anime le monde. Eux aussi, pourtant, t’ont comblée de louanges et d’amour, mais tu les oublies comme tu nous oublieras tous, un jour.

Tu es belle, ô nature ! mais tu es insensible. Et, pourtant, l’homme insensé voudrait t’adorer à la place de Dieu.


Par un beau et soleilleux matin de mai, plusieurs groupes de badauds stationnaient devant l’église Notre Dame, dans une attitude indiquant une attente pleine d’impatience et de curiosité.

Enfin, une file de carosses déboucha de la rue St-Laurent et s’engagea dans la rue Notre-Dame.

— Les voilà, les voilà, enfin ! murmura-t-on de côté et d’autre en se rangeant selon l’ordre du suisse qui ouvrait en ce moment la porte devant laquelle stationnaient les curieux.

Fier et pompeux dans son habit neuf et élégant, le père Renaud descendit de voiture et sa fille le suivit, belle et gracieuse, malgré sa pâleur.

Une superbe robe de soie bleue et un gracieux chapeau, à longue plume blanche, faisaient ressortir la blancheur de son teint et l’or de ses cheveux blonds.

Elle tenait en main un magnifique bouquet de roses blanches qui exhalaient un parfum délicieux.

— Qu’elle est belle ! Qu’elle est bien habillée ! Comme elle doit être heureuse ! se murmuraient les spectateurs, les uns aux autres.

Les jeunes filles, surtout, enviaient la belle mariée, et plus d’une aurait désiré être à sa place.

Elles ne pouvaient comprendre, elles ne devinaient pas l’abîme de tristesse et de découragement dans lequel la pauvre Maria était plongée en ce moment.

Obsédée par ses parents et par Bernier, lui-même, elle avait enfin consenti à donner sa main à celui quelle ne pouvait aimer, ni même estimer ; à celui pour qui elle éprouvait, plus que jamais, une aversion insurmontable.

Elle n’était donc pas heureuse autant que le pensaient les jeunes filles qui la regardaient avec des yeux envieux.

Il y en avait une surtout qui n’avait aucun sujet d’envier la destinée de Maria Renaud.

C’était la petite Rosanna Michon, piquante brunette aux grands yeux noirs, vêtue d’une robe de calicot rose qui lui allait à merveille, pour dire la vérité.

Cette petite Rosanna devait épouser prochainement le meilleur et le plus joli garçon de son quartier, sinon le plus riche, un garçon qui l’aimait de tout son cœur et qui n’avait d’autre ambition que de la rendre heureuse. Elle l’aimait bien, elle aussi, cet aimable et tendre jeune homme, toujours si bon et si complaisant. Elle l’aimait « bien gros », et elle se sentait bien heureuse chez elle, quand elle était occupée à confectionner la simple robe de mérino brun clair, qui devait composer sa toilette de noce, car elle devait se marier dans quinze jours, la jolie brunette.

Mais l’aspect de la robe de soie de Maria lui faisait prendre en dédain sa simple robe de mérino.

Oh ! si elle avait une robe de soie, elle aussi.

De nos jours, la soie est vulgarisée.

Tout le monde en porte.

Les femmes d’ouvriers aussi bien que les femmes de banquiers, les servantes, aussi bien que leurs maîtresses, les moindres petites ouvrières, aussi bien que les demoiselles de haute condition ; mais, il y a vingt cinq ans, il n’en était pas ainsi.

Cependant, les gens n’en étaient pas plus malheureux, même Rosanna Michon, qui se consola vite de ne pas être Maria Renaud, dès qu’elle aperçut le marié, qui paraissait encore plus insignifiant et encore moins sympathique dans son costume de cérémonie.

— J’aime mieux P’ti Toine, que ce laid marié-là, pensa-t-elle. Et la robe de Maria ne lui fit plus envie.

La noce entra dans l’église et la cérémonie commença aussitôt.

Le veuf était heureux et triomphant.

— J’ai gagné la partie, se disait-il.

Les maisons de Mde Champagne sont à moi, enfin ; j’ai dans les mains l’héritage du petit, et d’après les conventions du testament, personne n’a le droit de m’en demander compte ; je pourrai donc en faire l’usage qui me conviendra, en attendant sa majorité.

Et pour couronner tout, la seule personne que j’aie jamais aimée va devenir mon épouse, dans quelques instants.

Pourquoi, dit-on, qu’il n’y a pas de vrai bonheur sur la terre ? se disait-il.

Le bonheur existe. Il est pour ceux qui ont assez de fermeté et de talent pour savoir l’atteindre en brisant tous les obstacles qui se trouvent sur leur chemin, comme je l’ai fait, moi, et comme je compte bien le faire encore à l’avenir.

Ce fut dans ces dispositions très chrétiennes qu’il reçut la bénédiction nuptiale.

Quant à Maria, elle était encore plus pâle qu’elle ne l’avait été en entrant dans l’église. Elle aurait voulut fuir, en ce moment, fuir loin de cet homme tant détesté qui allait devenir son maître.

Elle aurait voulut dire non, au lieu de oui, quand le prêtre lui demanda si elle acceptait Bernier pour époux.

Trop tard, hélas !

— Que ma destinée s’accomplisse, se disait-elle avec découragement et amertume, et le oui fatal s’échappa de ses lèvres blêmies par l’émotion.

Pendant toute la durée de la messe nuptiale la nouvelle épouse se laissa aller à sa douleur et son abattement ; mais quand le moment de sortir fut arrivé, elle fit de violents efforts pour se composer un maintien digne et calme et réussit assez bien. Elle avait beaucoup de fierté et l’idée de laisser voir son chagrin à la foule qui ne manquerait pas de la dévisager suffisait pour la rappeler à elle-même.

Mais un dernier coup l’attendait.

Comme elle descendait au bras de son mari, le dernier degré du perron, elle se trouva presque face à face avec un jeune homme misérablement vêtu, dont l’aspect pâle et décharné faisait mal à voir.

Instinctivement, elle leva les yeux et reconnut Xavier LeClerc, ou plutôt son spectre, car le malheureux, qui était là, à deux pas d’elle, avait plutôt l’air d’un être sorti du tombeau que d’un vivant, et le regard fixe et terrible qui rencontra le sien avait quelque chose de surnaturel qui la glaça.

Elle étouffa le cri qui s’échappa de ses lèvres, mais elle se prit à trembler violemment et devint si pâle que les spectateurs crurent qu’elle allait perdre connaissance, bien qu’ils ne devinèrent pas la cause de son trouble subit.

En voyant l’agitation douloureuse que sa vue causait à celle qu’il aimait tant, Xavier leva sur elle un dernier regard, long, plein de regret et de désespoir ; un regard exprimant mieux que des paroles un éternel adieu, et disparut dans la foule qui se referma sur lui.

La noce monta en voiture et l’on se rendit chez le père Renaud où un repas somptueux était préparé. Et toute la journée, les réjouissances se continuèrent avec autant d’entrain que si la mariée n’eut pas été la plus malheureuse des femmes.


DEUXIÈME PARTIE
Séparateur

MARIE LOUISE BERNIER.

CHAPITRE I.

S’enfonçant lentement dans son lit de nuages aux rideaux pourpres et or, le soleil versait la splendeur de ses derniers rayons sur les côteaux et les champs de Beauport, ce beau et gracieux village qui s’épanouit au côté de l’antique cité de Cartier.

Se dessinant sur le fond éclatant du ciel qui faisait ressortir leur sombre couleur bleue, les montagnes de Laval se dressaient fières et calmes dans le lointain.

Une clarté molle et rose, répandue dans les airs, prêtait un charme magique à la beauté du paysage, adoucissant même la teinte foncée du grand fleuve gris, qui passait calme et majestueux au pied des falaises qui bordent la rive nord, et laissent entrevoir au loin, Québec altier et sublime, sur un trône escarpé, d’où il jette à Lévis, par dessus les eaux, son défi éternel.

De temps en temps, un vent enjoué et doux s’élevait et courait légèrement le long de la route.

Il agitait en passant les feuilles des arbres et des buissons, et emportait au loin les suaves parfums des fleurs qui s’épanouissaient dans les parterres, devant les maisons qui bordaient le chemin.

Parmi ces maisons, il y en avait une qui se distinguait par son élégance parfaite et la beauté soignée de son entourage.

Elle était bâtie du côté sud de la route, dans la partie du village qu’on appelle le Sault, à cause de sa proximité aux Chutes Montmorency.

Un parterre bien entretenu offrait au regard charmé ses nombreuses plates-bandes, où fleurissaient les pensées rêveuses, la mignonnette délicate et embaumée, les œillets à longues tiges coquettes, les soucis mélancoliques et doux, les geraniums riches et variés, les abeilles de mer aux tiges bleu-foncé, enfin, les fleurs auxquelles sourit le beau soleil canadien.

Mais la plus belle fleur de l’endroit, c’était Marie Louise Bernier, la fille du propriétaire de cette maison.

Elle était en ce moment accoudée à la barrière dans une pose pensive et gracieuse, mais parfaitement naturelle.

D’une grandeur moyenne, sa taille était souple et élancée.

Elle était vêtue, ce soir-là, d’une simple, mais coquette robe de mousseline blanche à petites fleurs bleues qui faisait ressortir la blancheur et la fraîcheur de son teint.

Ses traits étaient régulièrement beaux comme ceux d’une madone, et ses grands yeux d’un bleu céleste, adoucis encore par les longs cils bruns et soyeux qui les voilaient à demi, exprimaient la candeur et la bonté.

Ses longs cheveux, d’un brun chaud à reflets dorés étaient tressés en une longue natte attachée avec un ruban bleu. Une frange soyeuse et légèrement frisée couvrait à demi son front pur et blanc et prêtait à son visage, sans cela trop sérieux, peut-être, une expression piquante de coquetterie qui lui allait à merveille.

Ses mains étaient blanches, fines et potelées, et ses bras dont la blancheur rosée paraissait à travers la mousseline transparente, étaient ronds et bien faits.

La clarté radieuse qui embellissait en ce moment le ciel, la terre, et l’onde lui prêtait aussi un nouveau charme, accentuant les reflets d’or de sa chevelure.

Avec sa robe blanche et légère, elle ressemblait à une fée de l’air ou à un ange du ciel.

Pendant ce temps, l’omnibus de Beauport passait sur la route ramenant dans leur foyer, ceux que leurs affaires ou leurs plaisirs avaient conduits ce jour-là à Québec.

Cette diligence est une invention inhumaine qui semble dater des temps barbares.

Mais c’est surtout le soir, quand elle revient de Québec, bondée de passagers entassés ensembles comme des sardines dans une boîte, et portant encore sur son toit un certain nombre d’individus amateurs d’air et de liberté, qu’elle semble incommode et dangereuse.

C’est qu’elle ne refuse jamais de passagers ; au contraire, elle les inviterait plutôt, quand même elle en aurait déjà une centaine.

Stationnant une heure ou deux sur la rue du Pont, elle absorbe lentement, hommes, femmes, enfants, bagages, paniers, jusques à l’heure du départ.

Alors, s’ébranlant péniblement avec des craquements sinistres qui semblent annoncer un prochain effondrement, la lourde masse se met en mouvement, et poursuit son chemin en cahotant d’importance et en bousculant cruellement les malheureux passagers dont bon nombre sont atteints du mal de mer après une demi-heure de ce trajet charmant.

Cependant, pour ceux qui ont le bonheur de ne pas se sentir incommodés par ce rude balancement, le voyage ne manque pas d’un certain attrait.

D’abord le paysage est charmant. La route suit, tantôt de loin, tantôt de près, le bord du fleuve dont les rives opposées apparaissent verdoyantes et gracieuses dans le lointain.

Bientôt un bout de l’Île}} d’Orléans, fraîche oasis des eaux, se montre à l’œil enchanté et vient compléter l’ensemble de ce tableau ravissant.

Joint à ce panorama pittoresque qui se déroule au loin, la beauté plus rapprochée des grandes prairies, des massifs d’arbres verts, et des blanches et coquettes maisons, entourées de fleurs et de verdure, qui se succèdent alternativement le long de la route, et les parfums délicieux des trèfles épanouis, au printemps, où les suaves émanations des foins murs en été, se combinent pour remplir le cœur et l’âme d’un sentiment tout de gratitude et de bonheur, un sentiment qui pourrait s’exprimer ainsi :

Mon Dieu, qu’il est beau et noble, le pays que vous nous avez donné, et comme nous devons être fiers et heureux d’être Canadiens.

La poésie de Crémazie :

« Qu’il fait bon d’être Canadien. »

revient alors à l’esprit et l’on se sent rempli de pitié pour ce pauvre poète malheureux, condamné par sa triste destinée à mourir loin des rives du beau fleuve canadien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Outre la jouissance des beautés du paysage le trajet offre encore une autre particularité qui n’est certes pas à dédaigner ; c’est celle d’entendre causer librement, sans aucune espèce de contrainte, les habitués de la diligence qui représentent toutes les classes de la société de Beauport.

Voici un exemple des chargements de la diligence :

Dans le coin, près de la porte un gros habitant à la figure ronde et épanouie, mais ne manquant pas de ruse et de malice. Il est vêtu comme pour aller aux champs, mais il n’en est pas plus humble, car il connaît sa valeur et sait que tous les passagers la connaissent.

À côté de lui, un buraliste maigre et à l’air tant soit peu affamé le considère avec un curieux mélange de respect et de dédain. Les deux hommes causent politique et ma foi, l’habitant n’est pas celui qui raisonne le plus mal des deux.

Deux bonnes habitantes qui viennent de faire des emplettes à Québec et dont les genoux disparaissent sous des monceaux de paquets de toutes formes et de toutes grandeurs parlent des affaires du village en général et du mariage de la petite Laplante en particulier.

Quand ces bonnes dames auront fini leur conversation, il n’y aura personne dans le véhicule qui ne connaîtra pas jusque dans les moindres détails, la généalogie de la famille Laplante qui est alliée aux Laplante et aux Grenier du Château etc., etc., et les qualités bonnes ou mauvaises du futur, dont le grand-père venait de Charlebourg etc.

C’est de l’histoire, toujours, et même de la tradition.

Trois jeunes filles qui se sont rendues à Québec pour le même motif que les deux femmes, conversent elles aussi, mais à voix basse. Cependant quelques paroles prononcées plus haut arrivent de temps en temps à l’oreille des curieux.

— Oui, il est allé là dimanche dernier.

— Pas possible !

Et autres phrases semblables, mais de ce côté-là on n’apprend rien de défini.

Deux autres habitants, taillés sur le même modèle que le premier, discutent avec un docteur sur les soins à donner aux jeunes pommiers.

C’est très instructif, si on veut se donner la peine d’écouter.

Le notaire assis près d’eux, ne dit pas grand chose, ce soir là.

Ainsi que plusieurs des autres passagers, il tient sur ses genoux une passagère sans place. Et il faut croire que cela lui donne des distractions, car il est assez silencieux.

Trois ou quatre gamins, assis les uns sur les autres, ne sont pas les moins bruyants de l’assemblée. Ils se racontent des histoires qui les font éclater de rire de temps en temps.

Il y a aussi un petit chien, à bord. Il jappe, saute, va fureter sous les bancs, introduit son petit museau pointu dans les quelques paniers placés à sa portée, et se rend généralement désagréable, comme savent le faire les chiens en voyage.

Enfin, pour couronner le tout, il y a une tendre mère et son bébé d’un an, gros marmot à la mine tant soit peu maussade, qui s’amuse à dessiner sur l’épaule de sa mère, des arabesques imaginaires avec un sucre d’orge à moitié sucé qu’il tient en main.

Charmant tableau des joies maternelles !

La diligence continuait toujours sa route, laissant derrière elle des nuages de poussière et s’arrêtant, de temps en temps, pour déposer un passager ou une passagère à domicile.

C’est ainsi qu’elle fit une station devant la maison dont nous avons parlé plus haut, et un homme d une soixantaine d’années, mais encore alerte, en descendit chargé de plusieurs paquets.

— Bonsoir, M. Bernier ! crièrent les passagers et le conducteur ; et l’omnibus reprit son trot habituel tandis que celui qu’on avait appelé M. Bernier se dirigeait vers sa maison.

— Tiens, c’est toi, Marie Louise ! dit-il, joyeusement en apercevant sa fille, qui l’attendait à la barrière. Devines ce que je t’ai apporté de la ville ?

Au lieu de répondre, la jeune fille entoura son père de ses jolis bras et l’embrassa avec beaucoup d’affection, puis elle se mit en devoir de le décharger de son fardeau en disant.

— Dépêchez vous d’entrer, le souper doit être prêt depuis longtemps. Le père et la fille entrèrent dans la maison et se dirigèrent vers la salle à manger où un repas appétissant les attendait.

Mde Bernier était déjà dans cette pièce.

Sa fille courut vivement à elle pour lui montrer les cadeaux que son père avait rapporté de la ville.

La mère sourit de cet empressement, mais elle ne trouvait que quelques paroles banalement aimables pour remercier son époux, quand celui-ci lui présenta un magnifique fichu de dentelle qu’il avait aussi acheté pour elle.

Edmond Bernier s’aperçut-il de ce manque d’enthousiasme ?

Toujours est-il qu’en prenant sa place à table, il étouffa un long soupir. Mais cela était peut-être dû à la satisfaction qu’il éprouvait de se voir rendu enfin chez lui après les fatigues de la journée.

Quelques temps après son mariage avec Maria Renaud, Edmond Bernier, ayant vendu avantageusement les propriétés sur le chemin Papineau, était venu s’établir à Beauport.

Ne se trouvant pas encore assez riche pour vivre de ses rentes, il s’était mis en compagnie avec un tanneur de Québec et il avait fait de bonnes affaires pendant quinze ans, après quoi, se sentant devenir vieux, il s’était retiré pour jouir paisiblement du fruit de son travail dans sa gracieuse et confortable maison de Beauport.

On le comptait parmi les hommes les plus riches et les plus heureux du village, et il était estimé et adulé, en conséquence.

À la vérité, tout avait semblé marcher au gré de ses désirs, depuis son mariage. Mais une chose surtout avait mis le comble à son bonheur, bien qu’il eût affecté de la considérer comme un malheur dans le moment.

C’était la disparition de son neveu, Joseph Allard, qui s’était enfui de l’école, deux ans après le mariage de Bernier, et que l’on n’avait jamais retrouvé.

L’oncle avait d’abord fait grand bruit sur l’affaire, ne parlant que des recherches qu’il faisait faire pendant quelques temps, mais ces recherches vraies ou prétendues, n’avaient abouti à rien et le bon oncle dut se résigner à la perte de son neveu.

Mais une pensée dut contribuer à le consoler beaucoup.

Il y avait plusieurs mois qu’il avait retiré les dix milles piastres du Petit, de la banque de Montréal, sous prétexte de les placer plus avantageusement, mais à la vérité, pour l’aider à s’établir à Beauport et à entrer en affaire avec le tanneur dont nous avons parlé.

L’enfant étant disparu, il n’avait plus à craindre l’époque où il pourrait avoir à rendre compte de la manière dont il avait disposé de son héritage, d’autant plus que cette part devait lui revenir dans le cas de la mort de l’enfant.

Il se trouvait donc maintenant en possession de l’héritage entier de la veuve Champagne et à l’abri de toute poursuite. Il ne lui manquait qu’une chose pour le rendre parfaitement heureux. C’était l’amour de sa femme, mais selon sa coutume, il ne désespérait pas.

Au contraire, il redoublait d’attention et de prévenances, et se montrait le plus aimable et le plus indulgent des époux, espérant de gagner ainsi l’affection de son épouse, mais jusqu’à présent ses efforts n’avaient pas été couronnés de succès.

— N’importe, se disait-il, j’ai toujours réussi dans mes entreprises et je réussirai aussi bien encore dans celle-ci. Je le jure.

CHAPITRE II

Le vent brutal et pénétrant de mars régnait en maître dans les rues de New York, dont il balayait la poussière avec une force terrible, qui menaçait de renverser les passants.

C’était un de ces jours où l’on préfère le coin du feu à la promenade.

C’est ce que pensait une jeune fille qui suivait des yeux, de la fenêtre où elle cousait, les ébats fantastiques d’un chapeau vagabond et de son propriétaire.

Sans être une beauté, cette jeune fille était assez jolie.

Petite de taille, mais bien proportionnée, elle avait un teint blanc et frais, bien qu’un peu pâle, des cheveux noirs qui ne cherchaient qu’à s’échapper de sa coiffure pour friser à leur goût, des traits piquants, sinon très réguliers, et de magnifiques yeux bruns pailletés d’or, des yeux expressifs qui reflétaient comme un miroir tous les sentiments qui agitaient son âme.

En ce moment, ils exprimaient la gaieté et la malice, et un sourire franc et spirituel révêlait ses dents blanches et petites, car l’homme au chapeau, en faisant un violent effort pour ressaisir son bien, venait de faire une culbute, tandis que le chapeau rebelle s’envolait encore plus loin.

Mais l’expression de ses yeux changea subitement car elle aperçut tout à coup, une femme traversant la rue avec difficulté, embarrassée qu’elle était par son grand châle broché, que le vent venait de transformer en une voile, qui menaçait de l’entraîner à la dérive.

— Maman, maman ! dit-elle en se retournant vivement. Voilà Mde Prévost qui vient nous voir, mais nous devrions aller lui porter secours, car le vent va sûrement l’emporter avant qu’elle atteigne la porte.

— Bonté du ciel ! s’écria, la mère qui se réveilla en sursaut, assoupie qu’elle était dans sa grande chaise berçante près du poêle.

Il faut qu’elle ait du courage pour sortir par un temps pareil.

Cependant, la jeune fille qui s’était levée et continuait à regarder par la fenêtre, constata que Mde Prévost était entrée au port, et un instant après, un cognement discret annonçait la visiteuse qui fut reçue avec empressement par la mère et la fille, car c’était une ancienne amie intime et dévouée.

Elle était encore toute essoufflée par le combat qu’elle avait eu à soutenir contre le vent.

— Bonjour, Mde Bonneville ! bonjour, ma belle Emma ! J’ai cru que le vent allait m’emporter à la rivière, tantôt. « Il fait un vrai vent à écorner les bœufs » comme disait mon grand'père. Enfin me voilà arrivée.

— Aussi pourquoi sortir par un temps pareil, Mde Prévost ? Ce n’est pas que votre visite ne nous cause un grand plaisir, mais je trouve cela un grand risque que de sortir par un vent terrible comme ça. On est toujours exposé à recevoir une enseigne par la tête. (Mde Bonneville était très nerveuse.).

— C’est que j’avais une nouvelle à vous apprendre, dit Mde Prévost en se débarrassant de son châle et de son chapeau. Et j’étais trop impatiente pour attendre à demain.

Mais je vais vous conter ça, ajouta-t-elle, en s’installant dans la chaise berçante, qu’elle remplit entièrement, car c’était une femme très bien prise, qui pesait 205 livres, comme elle le disait souvent avec orgueil.

Figurez vous, commença-t-elle, en regardant tour à tour Mde Bonneville et sa fille, qui s’étaient assises près d’elle, et l’écoutait attentivement, figurez-vous, que ce matin, pendant que je lavais ma vaisselle, j’entends tout à coup la sonnette, puis le sifflet du facteur.

Cela m’a donné un coup. Je n’avais pas reçu de lettres de personne depuis celle de mon frère, l’année dernière, qui m’annonçait la mort de ma pauvre défunte mère, et tout de suite, j’ai pensé à une mauvaise nouvelle.

Mais j’ai couru bien vite, toujours, en m’essuyant les mains sur mon tablier, et j’ai pris en tremblant la lettre que l’homme me tendait. Mais ce qui me rassura en la regardant, c’est que l’enveloppe n’était pas bordée en noir comme une lettre de deuil. C’est pas une mort, toujours, me suis-je dit.

Pendant que Mde Prévost parlait, Emma, qui trouvait ces détails ennuyeux, cessa d’écouter et se mit à penser à autre chose.

Voilà ce que dit l’imitation à propos des pensées. « Je suis là où est ma pensée, et ma pensée est ordinairement où est ce que j’aime. »

Emma se laissait donc aller à une douce rêverie, quand Mde Prévost, s’adressant directement à elle, la ramena subitement au sentiment de la réalité.

La bonne femme lui disait.

— C’est sur toi que je compte le plus pour amuser et distraire ma petite cousine. Tu seras bonne pour elle, n’est-ce pas, ma belle, et tu la mèneras promener partout ?

La compagnie d’une jeune fille comme toi lui sera sans doute plus agréable que celle d’une vieille femme comme moi, d’autant plus qu’elle ne me connaît pas plus qu’une autre, car nous ne nous sommes jamais vues.

Avec sa perspicacité féminine, Emma devina tout de suite, ce dont il s’agissait et fit la promesse qu’on lui demandait avec bonne grâce, car elle était aimable et complaisante de nature, et de plus, elle aimait sincèrement Mde Prévost.

— Comment avez vous dit qu’elle s’appelait votre jeune cousine ? demanda-t-elle innocemment.

— Marie Louise Bernier, mais c’est bien tout ce que je sais sur son compte, excepté qu’elle est la fille de ma cousine germaine, Maria Renaud, et qu’elle a dix huit ans faits.

Si elle ressemble à sa mère, elle doit être jolie, car sa mère était une vraie jolie fille avant son mariage. À présent, je ne sais pas, car je ne l’ai jamais revue depuis ce temps-là-.

Pauvre enfant, elle avait eu bien des peines avant de se décider à prendre Edmond Bernier qu’elle n’aimait pas du tout d’abord.

Celui qu’elle aimait, c’était un nommé LeClerc… Xavier LeClerc, je crois. Ça c’était un beau garçon et un bon garçon ; encore dans le temps qu’il lui faisait la cour.

Mais il était pauvre et le bonhomme Renaud n’a jamais voulu consentir à ce que Maria l’épousât.

LeClerc, qui aimait Maria comme un fou, se jeta à l’ivrognerie, et devint un des garçons les plus dissipés de Montréal. Au bout de cinq ou six ans, il mourut à l’hôpital, du delirium trémens, à ce qu’on m’a dit.

C’était après le mariage de Maria, toujours. J’étais déjà partie de Montréal dans ce temps là, mais j’ai appris tous ces détails par un de mes cousins qui connaissait bien le jeune homme. Je ne sais pas si Maria a jamais appris la mort de son ancien amoureux, elle. Je crois que cela lui aurait fait de la peine, car après tout, c’était sa faute. Elle aurait dû être plus fidèle que ça.

Mais je bavarde encore ici et je ne serai jamais rendue à la maison à temps pour préparer le souper de mon « vieux. »

Bonsoir ! donc. Venez-me voir ! et elle partit à la hâte.

CHAPITRE III

Depuis quelques temps, Marie Louise Bernier était atteinte d’une maladie dont rien ne semblait pouvoir la guérir : c’était l’ennui, ce mal de l’oisivité.

Entourée de tous les conforts, gâtée et choyée par ses parents, qui lui laissaient faire toutes ses volontés, et se pliaient à ses moindres caprices, elle ne se trouvait pas heureuse, cependant.

Ce n’était pourtant pas que les bals et les soirées, lui manquassent, car son père qui avait fini par mettre ses anciens préjugés de côté, ne se faisait jamais prier quand il s’agissait d’assister à un bal ou d’en donner un.

Elle ne manquait pas, non plus, d’amies de son âge ; au contraire, elle en possédait une demi douzaine qui étaient toutes, chacune à leur tour, des « meilleures amies », et pour qui elles n’avaient pas de secrets.

Quant aux amants, elle n’en aurait pas manqué non plus, si elle eut été coquette, car sa beauté, sa bonté gracieuse, et de plus son titre d’héritière eussent suffi pour lui en amener beaucoup, mais la coquetterie était un sentiment inconnu chez elle, et parmi les jeunes gens de sa connaissance, elle n’en avait rencontré aucun qui lui eut inspiré d’autre sentiment qu’une amitié fraternelle.

Elle allait aux bals pour le seul plaisir de danser, et si, parfois, un de ses danseurs assidus profitait d’une figure de contre-danse pour lui presser la main ou lui lancer une œillade bien tendre, le regard calme et étonné qu’elle levait sur lui, l’empêchait de recommencer pour longtemps.

Quant à elle, ces incidents s’effaçaient bien vite de sa mémoire, et ne l’empêchaient pas de s’amuser de plus en plus gaiement, jusques au matin.

Mais depuis quelque temps les bals et les soirées lui étaient devenus banals et ennuyeux ; son piano ne l’attirait plus ; elle ne chantait plus ses romances favorites ; et ses compagnes chéries ne savaient plus la distraire.

Ses parents ne tardèrent pas à s’apercevoir du changement qui s’était opéré chez leur fille bien aimée, et après bien des délibérations, ils en découvrirent la raison.

— Elle s’ennuie, la pauvre enfaut, dit son père, un soir. Elle a besoin de changement. Après tout, ce n’est pas gai de passer toute sa vie dans le même endroit. Et la pauvre petite n’a jamais vu d’autre place que ce village et Québec.

— Nous pourrions la mener à Montréal, dit la mère. J’ai encore quelques cousins, là, elle pourrait passer le reste de l’hiver chez-eux.

— Oui, mais ce sont des gens si tranquilles, et qui sortent si peu ; crois-tu qu’elle se plairait avec eux ?

— Je ne le sais pas trop, après tout.

Il me vient une autre idée, dit-elle, après un instant de silence.

Vous savez que j’ai une cousine germaine à New York ?

— Non, je ne le savais pas.

— J’ai dû vous en parler, pourtant ; enfin elle est établie là depuis une vingtaine d’années et j’en ai eu des nouvelles dernièrement.

Quand M. Larocque est allé à New York, il y a deux mois, il s’est rencontré avec elle, et sachant qu’il venait de Beauport, elle s’est informée de moi, et m’a fait dire qu’elle aimerait bien à me voir. Sur le moment, je n’en ai pas pensé plus long, mais cela me revient à l’idée, à présent.

— Et comment sont-ils ces gens là ? sont-ils à l’aise ?

— Oui, assez à l’aise, à ce qu’il parait. Le mari a une bonne position et ma cousine qui n’a pas d’enfants, fait tout ce qu’elle veut.

Autant que je puis me le rappeler, c’était une jeune fille bien gaie, aimant le monde et le plaisir, avant son mariage, et je ne crois pas qu’elle ait changé de caractère.

Nous nous aimions beaucoup, elle et moi, et je suis certaine qu’elle serait toute disposée à bien accueillir ma fille et, d’un autre côté, je crois que Marie Louise serait enchantée de ce voyage.

— Oui, je crois qu’un voyage à New York ne manquerait pas de la distraire. Dans tous les cas, nous pourrons lui en parler pour voir ce qu’elle en dira.

En ce moment, Marie revenait de sa promenade quotidienne.

— Dis donc, Marie Louise, lui dit son père, cela te plairait-il de faire un petit voyage à New York ?

— À New York ? ah ! oui, papa, répondit la jeune fille dont les yeux s’animèrent.

— Eh bien, si tu le veux, ma chérie, tu feras ce voyage.

— Oh papa, que je suis heureuse ! dit la jeune fille en sautant de joie comme une enfant. Quand partirons-nous ?

— Pas tout de suite toujours, petite folle, il faut d’abord se préparer, et puis tu ne songes pas à t’informer chez qui nous irons là, à New York.

— C’est vrai, papa, connaissez-vous quelqu’un là ?

— Certainement, ma fille, et il lui raconta la conversation qu’il avait eu avec sa mère à ce sujet.

Marie Louise ne pouvait contenir sa joie.

Blasée et envoyée qu’elle était de tout ce qui l’entourait, la perspective d’un voyage, surtout un voyage à New York, lui rendait la gaieté qu’elle semblait avoir perdue depuis quelque temps.

Son père était ravi de l’effet qu’avaient produit ses paroles.

— Puisque tu es consentante dit-il, nous allons écrire à Mde Prévost, la cousine de ta mère, et nous ferons tous les arrangements pour partir aussitôt que possible.

— Oh ! oui, papa, car j’ai bien hâte de partir. Mais maman viendra avec nous, n’est-ce pas ?

Le changement d’air lui fera du bien, à elle aussi.

— Non ; ta mère ne tient pas du tout à ce voyage, et elle ne veut pas entendre parler de laisser la maison aux soins des servantes. Cependant si tu pouvais la décider à venir avec nous, je serais plus heureux.

Mais les instances de Marie Louise n’eurent pas le pouvoir de fléchir la détermination de sa mère.

— Toujours la même, dit Bernier avec amertume.

Autant sa présence est essentielle à mon bonheur, autant la mienne lui est indifférente et même désagréable.

Sa pensée se reportait vers le temps où il avait cru qu’il lui suffirait de devenir l’époux de Maria pour être à jamais heureux, au temps où il avait cru qu’il lui serait facile de se faire aimer d’elle.

Vaines espérances ! L’aversion qu’elle avait d’abord éprouvée pour lui semblait s’augmenter avec les années.

— Je donnerais toute ma fortune, se disait il, pour être aimé d’elle comme l’a été Xavier LeClerc, mon misérable rival.

Hélas ! elle est tout pour moi, et moi, je ne suis rien pour elle.

Elle n’a jamais été touchée par mon amour, ma fidélité, ma patience. mon dévouement.

Froide comme le marbre elle a toujours été et sera toujours pour moi, je le crains.

Pourquoi donc ne peut-elle pas m’aimer, moi, qui l’aime tant ?

Pourtant, hormis son manque d’affection, elle est une épouse modèle. Elle ne m’a jamais donné aucun sujet de plainte ou de blâme.

Je n’ai jamais eu occasion de la reprendre ou de la gronder.

Mais cette froide perfection m’exaspère. J’aimerais mieux qu’elle fût capricieuse, violente, boudeuse et qu’elle montrât un peu d’amour pour moi.

Pourquoi ; oh, pourquoi ne m’aime-t-elle pas ?

Il ignorait, le misérable, qu’entre lui et sa femme se dressait encore le spectre de Xavier LeClerc, pâle et désespéré, comme il lui était apparu devant l’église Notre-Dame, le jour de son mariage.

CHAPITRE IV

Il est un certain quartier de New-York qui a toujours été particulièrement affectionné des Canadiens que le destin, bon ou mauvais, a amenés dans la métropole, pour s’y établir.

Ce quartier, que l’on distingue sous le nom de Yorkville, s’étend de la Cinquante-neuvième rue à la Quatre-vingt-dix-neuvième, d’un côté, et de la East River à la Cinquième avenue, c’est-à-dire, jusqu’au Central Park, de l’autre côté.

Yorkville est un exemple frappant de l’agrandissement rapide de la ville de New York, et de l’accroissement extraordinaire de sa population.

Il y a une vingtaine d’années, ce n’était qu’un petit village très insignifiant, séparé de la ville par des grands champs vastes et incultes.

Pendant une dizaine d’années, les changements qui devaient faire de ce village un des quartiers populeux de la ville, se firent très graduellement.

Il n’y avait que peu de bâtiments entièrement bâtis, en 1877.

On voyait encore, de côté et d’autre, de grands champs, des bas-fonds et des coteaux verts, dont un bon nombre étaient agrémentés de misérables cabanes appelées shanties, demeures d’une certaine classe commune d’Irlandais.

Ces shanties’' étaient ordinairement groupés, et formaient ainsi des petits villages en miniature.

Pour une modique somme, leurs propriétaires s’étaient acquis le droit de les bâtir sur des terrains qui appartenaient, soit à la municipalité, soit à des particuliers ; et en général, il les chérissaient, et s’y trouvaient plus heureux que les rois dans leurs palais.

Mais leur bonheur, comme celui des rois, n’était pas éternel. Un jour venait où ils recevaient l’ordre d’évacuer le terrain, en emportant, les débris de leurs cabanes, s’ils le voulaient. C’était alors des scènes de désolation dans ces pauvres quartiers.

Nous avons vu, il y a quelques années, une vieille femme qui revenait tous les jours pleurer sur les ruines de son shanty’' qu’on était en train de démolir en compagnie de plusieurs autres, pour élever à leur place les hauts Flats qui se trouvent dans la Quatre-vingt-quatrième rue près de la Quatrième avenue.

C’était un spectacle étrange, mais navrant.

Assise sur une grosse roche, près de son ancienne demeure, la vieille pleurait et se lamentait avec une sorte de psalmodie qui faisait penser aux incantations de la Banshee, espèce de revenant ou sorcière d’Irlande, qui vaut certainement, pour la terreur qu’elle inspire aux habitants du pays, les loups-garous de France et du Canada.

Tous les jours, elle revenait s’asseoir à la même place, proférant les mêmes plaintes, jusqu’à ce que les dernières tracés de sa masure eussent disparu pour faire place aux fondations plus ou moins massives du nouvel édifice.

Alors, seulement, elle cessa son pèlerinage quotidien.

Nous avons toujours aimé à croire qu’elle avait trouvé une autre masure ressemblant à la première pour y transporter ses pénates.

Mais les shanties’' sont devenus assez rares, depuis ce temps.

En 1879, après la construction du chemin de fer aérien de la Troisième avenue, un changement rapide se fit dans Yorkville.

Une grande partie de la population newyorkaise qui commençait à se trouver à l’étroit par suite de son augmentation continuelle, émigra vers le haut de la ville, et surtout à Yorkville.

Les sociétés de construction entrèrent alors en scène.

On aplanit les coteaux verts, on fit sauter les rochers pittoresques où la chèvre légère aimait à bondir, on remplit les bas-fonds, les uns avec les cendres et les balayures dès rue, les autres avec la terre malsaine qu’on tirait en déblayant les profondeurs du tunnel de la Quatrième avenue, ce qui pourrait expliquer pourquoi la fièvre intermittente règne en maître, à présent dans tant de localités qui paraissent saines pourtant.

Pendant un temps on ne vit de tous côtés que des bâtiments en voie de construction et Yorkville perdit bientôt son aspect verdoyant et pittoresque.

On ne respecta pas même les belles vieilles résidences, entourées de terrains ombragée, qui embellissaient les rives de la East River. De tous côtés s’élevèrent bientôt, avec un triomphe brutal, les banals flats, immenses maisons, vulgairement carrées, qui font penser à des prisons et qui le sont en effet, d’une manière, puisque les appartements longs et étroits dont ils se composent à l’ordinaire, sont en général aussi sombres (éclairés comme ils le sont par des conduits de quelques pieds de largeur), et aussi lugubres que des cellules de prisons.

Cependant, quelques rues conservèrent plus longtemps leur aspect gracieux d’autrefois.

Une de ces rues est la Quatre-vingt-troisième, qui garda longtemps ses jolis cottages à parterres fleuris, et les beaux arbres qui l’ombrageaient sur presque toute sa longueur.

Hélas ! les jolis cottages s’en vont les uns après les autres aujourd’hui pour être remplacés par le flat envahisseur.

Mais en 1882, l’œuvre de destruction n’était pas encore commencée.

Mde Prévost, la cousine de Mde Bernier, occupait alors un de ces cottages attrayants, et c’est vers cet endroit qu’elle se dirigea en quittant la demeure des Bonneville qui demeuraient, eux, dans la Quatre-vingt-unième rue.

Malgré le vent qui entravait sa marche, elle ne mit pas grand temps à parcourir la distance qui la séparait de sa maison, où elle arriva, un peu essoufflée, mais joyeuse et de bonne humeur.

Son mari, un contremaître plâtrier, qui était grand et aussi mince que sa femme était grosse et ronde, était déjà arrivé et demanda à sa femme, d’un air tant soit peu indigné, d’où elle venait, et si elle comptait le faire jeûner ce soir là.

Mde Prévost, qui connaissait bien le caractère de son mari, ne répondit à ces questions que par un sourire aimable et, tout en préparant le souper à la hâte, elle se mit à lui raconter ce qu’elle appelait l’événement de la journée.

Subitement intéressé, M. Prévost oublia qu’il avait faim, et ne songea plus à son repas en retard, jusqu’au moment où sa femme, ayant terminé ses préparatifs, l’invita à se mettre à table.

La maison de Mde Prévost était propre et confortable. Sans être d’une grande richesse, son mobilier était joli et de bon goût.

Un serin doré s’agitait dans une cage. Un petit chat gris s’étirait paresseusement sous le poêle de la salle à manger.

Enfin tout dans cette maison annonçait une grande propreté et beaucoup d’ordre.

Les deux époux venaient de se mettre à table, quand Mde Prévost dit tout à coup.

— Mais où est donc M. Allard. N’est-il pas rentré encore ?

— Non, pas encore, répondit son mari, mais il ne peut tarder à venir.

M. Allard était un jeune homme qui pensionnait depuis quelques mois chez les Prévost.

Aimable et sympathique, il avait su conquérir l’amitié et l’estime des époux qui le traitaient comme un parent plutôt que comme un pensionnaire.

En effet, il ne tarda pas à rentrer. Sans être précisément beau, il était intéressant et gracieux.

D’une taille moyenne, mais souple et élancée, sa démarche aisée formait un contraste avec les manières un peu gauches et raides du mari de Mde Prévost.

Il était brun, et pâle à l’ordinaire, bien qu’en ce moment son teint fut animé par le froid et le vent qui l’avait fouetté en pleine figure.

Son visage était sérieux, mais ne manquait pas de douceur.

Ses yeux étaient grands, noirs, et rêveurs ; cependant, ils pouvaient se ranimer parfois, et changer complètement l’expression de son visage.

Une moustache noire et soyeuse ombrageait sa lèvre supérieure.

Ses cheveux aussi étaient noirs et légèrement frisés.

Ce qu’il avait de plus agréable, c’était son sourire franc, gai, et légèrement railleur, mais non pas d’une raillerie antipathique.

Il paraissait âgé de vingt-cinq à trente ans.

Après avoir mangé de bon appétit, et fumé un cigare en compagnie de M. Prévost, il remit son pardessus, prit son chapeau et se disposa à sortir.

— Où allez vous donc, par ce temps là, M. Allard ? demanda Mde Prévost.

— Je vais faire un bout de veillée chez les Bonneville. Est-ce que vous n’auriez pas envie de venir avec moi ?

— Merci bien ; j’en viens ; et le vent est trop incommode. Et toi, mon vieux, as tu envie d’aller chez les Bonneville ?

— J’pense pas, déclara sentencieusement M. Prévost. J’ai été assez ballotté par ce vent abominable. Je m’endors et je compte me coucher de bonne heure, ce soir.

— C’est bien, j’irai bien tout seul. Bonsoir donc ! et il partit sans avoir l’air de redouter le vent qui s’engouffrait avec fracas dans la rue sombre.

CHAPITRE V

Le souper était terminé, chez les Bonneville. Tout était rangé avec soin, et un bon feu qui faisait rougir le dessus du gros poêle, achevait de donner à la cuisine et à la salle à manger, où se trouvaient réunis tous les membres de la famille Bonneville, un air de confort et de bien-être qu’on aurait peut-être cherché vainement dans une demeure plus somptueuse.

Mde Bonneville, sa fille Emma, et deux de ses fils, étaient assis autour de la grande table sur laquelle était posée la lampe qui éclairait cet intérieur modeste.

La mère lisait un feuilleton que sa bonne amie Mde Prévost lui avait passé.

C’était d’un intérêt palpitant, ma foi ! Le héros, chef d’une bande de brigands parisiens, était rendu à son treizième meurtre, (nombre fatal), et il venait d’enlever pour la troisième fois l’héroïne, héritière, d’une beauté extraordinaire, que son père et son fiancé étaient en train de chercher dans des souterrains mystérieux qui s’étendaient sous Paris, et que le héros, homme adroit et plein de flair, avait découverts un jour qu’il se promenait par distraction dans les égouts. Un mouchoir, tombé des mains de la jeune fille, avait servi d’indication pour ceux qui la cherchaient.

Mde Bonneville était véritablement absorbée et n’aurait pas songé à lever les yeux de sa lecture, quand même le vent qui continuait à se déchaîner avec fureur, aurait menacé d’emporter le toit de la maison.

Emma travaillait à une dentelle au crochet qui s’allongeait rapidement sous ses doigts souples et habiles.

Elle se disait en elle-même :

— Le temps est trop mauvais, il ne viendra pas ce soir.

Mais son cœur espérait pourtant le contraire de ce que sa pensée lui disait.

Georges, son frère aîné, grand garçon de vingt-quatre ans, à la mine fraîche et réjouie, lisait un journal dont il communiquait de temps en temps à son père, qui était assis plus loin dans une des grandes chaises berçantes, les nouvelles qui lui semblaient les plus intéressantes.

François, gamin de treize ans, préparait ses devoirs pour le lendemain.

Pti Fonce, le bébé de la famille, gamin tapageur âgé de dix ans, agaçait son compagnon fidèle, un petit chien noir à la physionomie douce et intelligente, qui se réchauffait sous le poêle, fatigué qu’il était des courses qu’il avait faites toute l’après midi avec son jeune maître.

Tout à coup, un pas léger se fit entendre dans l’escalier, et chacun dressa l’oreille. Emma sentait son cœur battre avec force. Une seconde plus tard on frappa à la porte, et Emma s’empressa d’aller ouvrir.

Joseph Allard, un peu transi, mais joyeux quand même, entra.

Chacun sembla content de voir le jeune homme qui était un favori dans cette famille.

— Mais comment avez-vous fait pour vous décider à venir par un temps pareil ? lui demanda-t-on.

— C’est que j’avais envie de jouer quelques parties pour prendre ma revanche de la défaite que j’ai essuyée la semaine dernière, répondit-il gaiment.

— C’est bon, dit le père. Quand vous serez réchauffé, nous pourrons commencer.

— Oh, pour ça, je suis déjà réchauffé.

— Eh bien, commençons tout de suite, alors. Vite, Emma, emporte les cartes, ma fille.

La mère qui avait interrompu sa lecture rassembla ses feuilletons épars en une pile et se rangea pour faire place aux joueurs, qui prirent chacun leur place à table.

Le père jouait avec son fils aîné, et le visiteur, avec la jeune fille.

De temps en temps, on interrompait la partie pour causer joyeusement pendant quelques instants, puis on se remettait au jeu avec plus d’ardeur que jamais.

Cependant, Emma et Joseph Allard gagnaient toujours, ce qui piquait le bonhomme.

— Décidément, vous la prenez votre revanche, disait-il au jeune homme, de temps en temps.

— Cela dépend de ma partenaire, répondait celui ci, en adressant un aimable sourire à Emma.

La semaine dernière, si vous vous le rappelez, je jouais avec Charles Rivard. C’est lui qui me portait malchance, je crois.

Ce compliment, qui n’était qu’une banalité aimable et bien d’autres du même genre, faisaient pourtant une vive impression sur l’imagination un peu naïve d’Emma.

Aimant Joseph Allard, Joe, comme on l’appelait familièrement, avec toute l’ardeur de son âme un peu exaltée, elle ne pouvait s’imaginer qu’il ne l’aimait pas autant lui-même.

À la vérité, il était toujours aimable et complaisant pour la jeune fille qu’il trouvait charmante et sympathique. Il se sentait heureux au milieu de ces bonnes gens paisibles gaies et unies, lui le pauvre orphelin qui n’avait jamais connu les joies douces de la famille.

Il se disait qu’il aurait bien aimé à avoir une bonne mère dévouée, un père bon et sage, des frères joyeux et une petite sœur douce et gentille.

Puis ses pensées, se tournant vers l’avenir, lui traçaient un tableau riant et plein d’espérance.

Il se voyait époux aimant et aimé, et père fier et heureux, dans un intérieur comfortable qui serait son chez-lui.

Comme il aurait du courage, alors, pour travailler ; comme il oublierait vite les peines, les misères et les souffrances de sa jeunesse malheureuse.

Mais il n’était pas pressé pourtant de chercher à atteindre ce bonheur rêvé, car jusque là il avait connu bien des filles jolies ou bonnes ; mais aucune qui lui eut inspiré un sentiment sérieux.

De toutes les filles qu’il avait connues, Emma était celle qui lui eut inspiré le plus d’amitié, mais cette amitié toute fraternelle n’était pas de l’amour, et Joseph voulait aimer.

Il se disait bien qu’il aimerait à trouver chez son épouse du temps futur, les qualités d’intérieur et la grâce aimable qui distinguaient Emma, mais là s’arrêtait la ressemblance de la jeune fille avec la femme idéale qu’il se représentait toujours comme une sorte d’ange blond aux yeux bleus, qui devait lui apparaître un jour pour dorer sa vie isolée.

Si Emma eut pu lire les pensées du jeune homme, elle ne se serait sans doute pas bercée d’espérance, comme elle le faisait depuis quelque temps.

Mais elle, ne jugeait que par les apparences, si souvent trompeuses ; et apparemment, Joe la trouvait de son goût, puisqu’il venait si souvent à la maison, et semblait tant se plaire en sa compagnie.

Cependant, elle était trop timide et trop réservée pour que le jeune homme put s’apercevoir de l’impression qu’il avait produite sur elle.

Si cela était arrivé, il aurait certainement changé de manière à son égard, et il aurait fait tout en son pouvoir pour la désillusionner tout doucement, sans lui laisser apercevoir que son secret était connu de lui, car c’était un garçon d’honneur, que Joseph Allard.

Mais malheureusement, il était loin de se douter de la vérité.

Cependant, les joueurs avaient fini leur quatrième partie et, d’un commun accord, ils laissèrent les cartes sur la table et se mirent à causer pour tout de bon.

— M. Allard, dit Pti-Fonce, enfin. Vous m’avez promis de me raconter une aventure une fois. Vous en souvenez-vous ?

— Certainement, mon garçon, je m’en souviens bien, mais je craindrais d’ennuyer tout le monde ici, si je le faisais ce soir.

Attends que nous soyons seuls tous deux.

— Oh non ! M. Allard, ce soir, si vous voulez bien, dit à son tour la jeune fille.

Cela m’intéresserait beaucoup, je vous assure.

— Et moi aussi, dit François, qui avait fini d’étudier.

— Oui conte nous ça, Joe, dit Georges.

Le père et la mère ayant joint leurs instances à celles de leurs enfants, Joseph consentit enfin et commença son récit dans ces termes.

CHAPITRE VI

Jusques à l’âge de huit ans, j’ai vécu à Montréal, dit Joseph Allard.

Orphelin depuis ma plus tendre enfance, j’avais été recueilli par ma grand’mère qui m’adorait et me choyait.

Nous habitions une maison de pierre grise, devant laquelle, il y avait de grands arbres.

C’est tout ce que je m’en rappelle.

Ma grand’mère avait l’habitude de s’asseoir dans une grande chaise berçante, près de la fenêtre ; je m’asseyais à ses pieds et elle me contait des contes. Voilà encore un de mes souvenirs.

J’aurais vécu bien heureux avec elle, si ce n’eut été pour un oncle, le mari de ma tante qui était morte quelques années après ma mère, selon ce que j’ai entendu raconter.

Cet homme qui était froid et sévère m’inspirait une aversion profonde, que je ne pouvais surmonter.

Je sentais qu’il ne m’aimait guère, lui.

Tout en me gâtant, ma grand’mère savait me faire obéir au besoin.

Mais il n’en était pas de même de mon oncle. Il suffisait qu’il me donna quelques ordres, ce qu’il faisait toujours d’une manière désagréable et dédaigneuse, pour qu’il me prît envie de résister.

Cet entêtement de ma part amena un jour une chicane sérieuse entre lui et moi.

Il finit par me souffleter et alors, je m’élançai sur lui comme un tigre, l’attaquant avec les pieds et les poings.

Cela me donna une satisfaction momentanée, mais malheureusement, mon oncle était rancunier et sournois.

Au bout de quelques semaines j’appris que je devais quitter ma grand’mère pour entrer dans une école de frères de campagne.

Cette nouvelle me jeta dans un désespoir violent et je devins sombre et taciturne.

Ce fut encore pis quand je fus rendu à l’école. J’étais comme un vrai petit sauvage. Les élèves voulurent d’abord me faire un bon accueil, mais je les reçus si froidement qu’ils finirent par me prendre en haine, bien que je ne songeais jamais à leur faire de mal. Tout ce que je voulais, c’était d’être laissé seul avec mon désespoir, mais les enfants ne comprenaient pas cela.

Les frères dont je repoussais obstinément les consolations ne m’aimaient pas, non plus. À présent, je ne blâme, ni les frères, ni les élèves, car véritablement jamais enfant plus maussade que moi avait dû entrer dans cette école.

Il y avait deux mois que j’étais à l’école, quand ma pauvre grand’mère, la seule créature qui m’aimait et que j’aimais sur la terre, mourut.

Ce fut mon oncle qui vint m’annoncer la triste nouvelle.

En apprenant cette nouvelle fatale, je perdis connaissance, et pendant quelque temps, on craignit pour ma raison.

Mais je me rétablis enfin, seulement j’étais plus sombre et plus farouche que jamais.

Mon oncle étant venu me voir, un jour, je me montrai, comme toujours, hostile à ses avances, ce qui parut lui faire de la peine. C’est du moins ce que me dit le frère, quand mon oncle fut parti.

— Tu es un ingrat, me dit-il sévèrement.

Ne sais tu pas que tu dépends de lui complètement. C’est lui qui paye ta pension-ici, qui t’habille, qui achète tes livres. Que deviendras-tu s’il te prenait en haine ?

Je ne répondis rien, mais je restai affaissé.

Dans mon esprit enfantin, il m’avait toujours semblé, que c’était ma grand’mère qui avait l’argent et qui payait toutes les dépenses.

Depuis sa mort, j’avais une vague impression qu’elle avait laissé de l’argent à mon oncle pour moi.

En apprenant que je m’étais trompé sur ce point, il se fit en moi une révolution.

Je résolus de ne pas rester plus longtemps à charge à cet homme que je détestais de plus en plus, et à qui je n’avais jamais pardonné de m’avoir séparé de ma pauvre grand’mère.

Je résolus donc de m’enfuir de l’école pour aller vivre ailleurs, d’une manière ou d’une autre.

J’avais l’âge de dix ans, à cette époque.

Je parvins à m’échapper, un jour, pendant la recréation et je me dirigeai vers la gare qui était située près d’une rivière et j’y laissai mon mouchoir afin qu’on crut que je m’étais noyé. L’idée que les frères seraient peinés d’apprendre ma mort ne me vint pas à l’esprit. Je ne pensais qu’à moi-même, dans ce temps-là.

Le train de Montréal étant arrivé et arrêté, je parvins à me glisser dans le compartiment des bagages sans être vu et je me rendis ainsi à Montréal.

Arrivé là, j’errai dans les rues sans trop savoir où j’allais, quand je me trouvai, enfin, au pied de la Montagne.

Alors je pensai au cimetière où ma grand’mère m’avait mené quelque fois, et je me dirigeai de ce côté pour essayer de découvrir sa tombe.

Il me semblait que cela serait une consolation pour moi.

Soit hasard, soit Providence, je découvris bientôt sa tombe et celles de ma mère et de ma tante. Je m’y agenouillai et j’y priai longtemps, tout en versant des larmes abondantes.

Enfin, soulagé par les larmes, les premières que j’eusse versées depuis longtemps, je m’assied sur l’herbe et je me mis à réfléchir sur ce que je devais faire.

Je ne voulais pas rester à Montréal, car je craignais que mon oncle ne me retrouvât et me renvoyât à l’école.

Je résolus donc de m’éloigner. Mais où aller ? Sans parents, sans amis, que pouvais-je faire, dans ce monde ?

Tout à coup, je songeai à un vieillard qui était venu voir ma grand’mère plusieurs fois et qui m’avait semblé bon et juste.

Je me rappelai qu’il avait conté à memère qu’il demeurait à New-York avec sa femme et je me dis que si je pouvais me rendre à cette ville, dont j’avais beaucoup entendu parler à l’école, M. Lecompte, c’était son nom, m’aiderait à trouver de l’ouvrage, car je comptais bien essayer de me maintenir moi-même.

Ici, Mde Bonneville qui écoutait ce récit avec un intérêt toujours croissant, demanda :

— Comment était-il ce M. Lecompte ?

— C’était un grand vieillard à l’air fort et robuste, et qui se tenait droit comme un jeune homme, ses cheveux et sa grosse moustache étaient presque blancs.

Il avait d’assez beaux traits, bien que son nez fut un peu long et recourbé.

Ce sont ses yeux que je me rappelle le mieux, des beaux yeux bruns, tour à tour gais, et doux, des yeux qui parlaient.

Tiens, à présent que j’y pense, il avait des yeux pareils à ceux de Mlle Emma.

Aussi, la première fois que j’ai vu la demoiselle, je me suis dit j’ai pourtant vu ces yeux là déjà. Je vois ce que c’était, maintenant.

— Pouvez-vous me dire, en quelle année il avait fait ce voyage au Canada, M. Allard ?

— Avec un peu de calcul, je puis vous dire à peu près, toujours. J’avais à peu près huit ans, quand il vint, je crois. J’en ai vingt neuf à présent. Il y a donc vingt et un an de cela et nous sommes en ’82. C’était en ’61 comme vous voyez.

— C’est bien cela, dit Mde Bonneville, toute émue. Ce bon vieillard était mon père. Hélas ! vous ne l’auriez pas trouvé quand même vous seriez parvenu à New York, car le pauvre vieux mourut subitement en arrivant…

Elle s’arrêta un instant, puis reprit, en essuyant les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

— Mon pauvre père était allé au Canada pour acheter une propriété, où il voulait aller passer le reste de ses jours avec ma bonne mère.

Il devait venir la chercher aussitôt que tout serait prêt pour la recevoir, mais pendant qu’il était encore à Montréal, ma mère tomba gravement malade et mourut au bout de quelques jours.

Quand nous vîmes qu’il n’y avait plus d’espoir de la sauver nous envoyâmes une dépêche télégraphique à papa.

Il arriva le lendemain, mais quel changement s’était fait en lui !

Il rentra tout pâle, les yeux égarés, et bien que nous étions tous là, mes frères et mes sœurs, ils ne dit pas un mot à personne, mais pénétra tout droit dans la chambre où était la pauvre défunte.

Il s’agenouilla près du lit et resta là immobile.

Enfin mon frère aîné, que vous avez déjà vu ici, s’approcha de lui et lui parla.

Hélas ! le pauvre père était mort ! Les docteurs déclarèrent qu’il était mort d’une maladie de cœur.

Pauvre père ! lui qui voulait tant aller mourir au Canada.

Mais nous l’avons fait enterrer là bas, toujours. Lui et maman furent transportés là, au cimetière de la Côte des Neiges.

Nous vendîmes la propriété qu’il avait acheté à Montréal, car ce double malheur nous avait ôté l’idée de retourner là bas ; nous étions trop découragés.

Quelques instants de silence succédèrent aux dernières paroles de Mde Bonneville.

Enfin, s’étant essuyé encore les yeux, cette dernière dit.

— Je vous ai interrompu dans votre histoire, M. Allard. Continuez donc, je vous en prie. Puis elle ajouta avec un soupir. Il me semble que je ne pourrai pas m’empêcher de vous considérer comme un parent après ce temps ci.

— Vos paroles me font du bien, Mde Bonneville, dit Joe Allard un peu émotionné. Seul et malheureux comme je l’ai toujours été. j’ai souvent désiré d’avoir des parents.

Depuis que je viens dans cette famille, je me sens plus heureux.

Emma ne disait rien, mais ses beaux yeux pleins de larmes en disaient plus long que des paroles n’auraient pu le faire.

Elle se sentait bien heureuse en ce moment, car les dernières paroles du jeune homme semblaient confirmer ses plus chères espérances.

Après quelques instants de silence, il reprit le fil de sa narration.

— Je quittais donc Montréal avec la résolution de me rendre à pied jusqu’à New York.

Il faut vous souvenir que je n’avais que dix ans, alors, et que j’étais bien naïf et bien ignorant pour mon âge.

Je marchai donc toute une journée, ne m’arrêtant que pendant une demie heure pour manger une partie du pain que j’avais acheté en quittant Montréal.

Quand la nuit fut venue, je me blottis sous un massif de buissons, où il me semblait que j’y serais tant soit peu en sûreté, et malgré la crainte que j’y éprouvais de me trouver ainsi seul sur le chemin dans la nuit sombre, je finis par m’endormir profondément, et je ne me réveillai qu’au matin. Je me levai aussitôt, et après avoir mangé le reste de mon pain, je me remis en route.

Je marchai encore jusque dans l’après midi, mais me sentant devenir de plus en plus épuisé, je me décidai à demander l’hospitalité dans une des fermes où je passais.

J’eus le bonheur de m’adresser à des braves paysans qui me reçurent avec autant de bonté et de cordialité que si j’avais été un parent.

S’apercevant de mon état d’épuisement et de faiblesse, ils me firent coucher dans un bon lit, me firent boire de la tisane, et me donnèrent tous les soins que je semblais réclamer.

Le lendemain, me sentant mieux, je voulus partir après les avoir remercié de tout mon cœur, mais ils ne voulurent pas en entendre parler.

Je consentis donc à rester encore une journée et une nuit, me promettant bien de partir le lendemain.

Mais pendant cette journée, la femme, qui était intriguée sur mon compte, fit si bien qu’elle me fit avouer d’où je venais, où j’allais, pourquoi etc.

Quand elle eut appris toute mon histoire qui lui fit venir les larmes aux yeux, elle resta pensive pendant longtemps.

Enfin elle me dit.

— Écoute, mon petit garçon. Mon mari et moi, nous sommes à l’aise ; nos enfants sont tous mariés et établis chacun chez eux : il n’y a rien qui nous empêche de te garder avec nous, si tu veux bien rester.

Mon mari sera aussi consentant de te garder que moi même, j’en suis sûre. Tu seras comme un autre enfant pour nous.

Voyons, qu’en penses tu ? Veux-tu rester avec nous ?

— Je restai longtemps sans répondre, car je ne savais que penser. S’il faut le dire, l’idée de me rendre à New York, me tenait bien en tête ; et puis j’étais fier, malgré ma jeunesse, et la pensée d’être dépendant chez des gens qui n’étaient rien pour moi ne me plaisait pas autant que celle de gagner ma vie, moi même, comme je ne doutais pas que je puisse le faire, si je parvenais à me rendre à New York.

La femme qui semblait deviner mes pensées voyant que je ne répondais pas, reprit.

— Tu comprends, mon cher enfant que tu pourras trouver mille manières de nous rendre ce que nous ferons pour toi.

Un petit garçon de bonne volonté n’est jamais inutile dans une maison, surtout chez des cultivateurs.

Comme ça, tu ne te sentiras pas à charge.

Quant à ton idée de te rendre à New York, je t’assure qu’il faudra bien que tu en démordes.

Tu ne sais donc pas qu’il te faudrait plusieurs semaines pour faire ce trajet, et que tu n’es pas assez grand, ni assez fort pour l’entreprendre ?

Sois raisonnable mon garçon, et reste avec nous.

Dans tous les cas, que ferais-tu à New York. Tu ne sais pas l’anglais. Penses-tu qu’un jeune enfant comme toi pourrait se suffire à lui-même. Crois-moi, renonce à ton projet. C’est la Providence qui t’a envoyé ici, et qui m’inspire l’idée de te garder.

— Je restai comme le voulait la bonne femme, et je devins bientôt comme l’enfant de la maison.

Comme l’avait dit la bonne femme, je trouvai l’occasion de rendre mille services qui les récompensaient du bien qu’ils me faisaient.

Je vécus avec ces bonnes gens jusqu’à l’âge de seize ans, et peut-être y vivrais-je encore si une catastrophe n’eut changé tout à coup leur destinée et la mienne.

Une nuit un incendie se déclara dans les bâtiments qui attenaient à la ferme.

Malgré nos efforts nous ne pûmes rien sauver. Maison, étables granges, tout fut consumé.

Le fermier qui commençait à se sentir vieux n’eut pas le courage de rebâtir ses propriétés. Il vendit sa terre et se retira avec sa femme chez un de ses fils qui demeurait dans le village voisin.

Ils voulurent bien m’emmener avec eux, mais ils ne purent me décider à les suivre, car leur fils qui était jaloux de moi, sans doute, n’avait jamais manqué l’occasion de me dire des insolences. Il m’avait même traité de mendiant, une fois.

Je résolus donc de partir pour les États-Unis pour y tenter fortune.

Mon père adoptif, ne pouvant m’empêcher de partir, me donna cinquante piastres pour mon voyage, en me souhaitant bonne chance, et en me faisant promettre de lui écrire régulièrement. C’est ce que je n’ai jamais manqué de faire.

Je me rendis à Chicago, où j’eus assez de misère à vivre jusques à ce que j’eusse appris l’anglais. Ce qui me prit deux ans. Après cela j’obtins une place de commis dans un gros magasin.

Mon salaire n’était pas énorme, mais j’avais assez pour vivre, en ménageant un peu, et j’avais la perspective de monter en grade, car jetais assez estimé de mon patron.

Mais encore une fois, le feu se chargea de briser mes espérances.

Vous vous rappelez du grand incendie de Chicago en 1872. Le feu détruisit entièrement notre magasin et le propriétaire fut ruiné.

Après avoir chercher vainement une autre place, je me décidai à quitter Chicago.

Ici, Georges Bonneville interrompit le récit de Joe.

— À propos de l’incendie de Chicago, dit-il, j’ai entendu dire, que tu avais sauvé une femme, qui appelait au secours d’une fenêtre au troisième étage, dans une maison où les escaliers étaient déjà brûlés.

Joe rougit comme une jeune fille.

Bon Dieu, que les gens sont bavards ! Ils font toujours des grandes histoires avec rien, dit-il.

Il est vrai que j’ai grimpé sur une échelle pour aller aider une femme à descendre, mais je ne connais pas grand danger en faisant cela. Les pompiers en font bien d’autres.

Je quittai donc Chicago, et je me rendis dans la Nouvelle-Angleterre, où je cherchai ma chance d’une place à l’autre jusques à ce que je finisse par obtenir une assez bonne place dans une manufacture à Haydenville, petit village du Massachusetts.

Je n’y restai que deux ans et ce fut encore une catastrophe qui m’en chassa.

Un beau jour, l’écluse de la petite rivière se brisa dans le village voisin et une inondation terrible en résulta.

Maison, arbres, hommes et bétails, furent emportés par le courant terrible.

Je n’étais pas à la manufacture ce jour là, car une indisposition m’avait retenu à la maison, où j’étais seul avec la grand’mère et deux enfants qui étaient encore couchés au second étage, car il était encore de bonne heure.

Je venais justement de me lever moi-même quand nous entendîmes un bruit terrible dont nous ne pouvions nous rendre compte.

Au même instant l’eau se mit à entrer dans la maison avec une violence terrible.

La maison était bâtie sur le penchant d’une colline au bas duquel passait la petite rivière. Les fenêtres et la porte du second étage s’ouvraient en arrière, sur une plate-forme qui était de plein pied avec la côte. C’était là qu’étaient les deux enfants.

La grand’mère et moi, nous montâmes en toute hâte l’escalier qui conduisait à cet étage.

L’eau montait avec nous.

La grand’mère qui passait la première saisit les deux enfants dans leur lit et les poussa devant elle. Nous n’eûmes que le temps de sortir sur la plate-forme et de monter la côte.

Un instant après, l’eau emportait la maison.

Les pertes de vies et de propriétés furent terribles, et les affaires furent suspendues pour longtemps dans le village.

Je quittai donc Haydenville et je vins à New York où je suis demeuré depuis. J’avais alors 22 ans.

Après avoir essuyé bien des désappointements et bien des déboires, je fus assez heureux pour trouver une bonne place de commis dans un des grands magasins du Broadway. Ma connaissance des deux langues me servit à merveille, car il venait beaucoup de Français ou de Canadiens qui ne parlaient pas l’anglais.

Ces gens me demandaient toujours et cela fut cause que mon patron qui me trouvait très utile augmenta mes gages considérablement et m’a toujours gardé à son emploi depuis ce temps.

Voilà mes aventures. Après tout je n’ai pas été trop malheureux pour un orphelin.

CHAPITRE VII

Par un beau dimanche doux et soleilleux du mois d’avril, Emma Bonneville se rendait à la grand’messe, selon son habitude.

À cette époque l’église St-Jean-Baptiste n’était pas encore bâtie, bien que l’on commençait à y songer sérieusement.

Sur la demande d’un certain nombre de familles, le Révd. Père Cazeneuve, supérieur des Pères français de la Miséricorde, et curé de l’église St-Vincent de Paul de la 23e rue, avait établi une mission parmi les Canadiens de Yorkville.

À cette fin, on avait loué une salle assez humble qui servait ordinairement à des réunions politiques, et les futurs paroissiens s’étaient bravement unis à l’œuvre pour faire les changements qui devaient transformer cette salle en chapelle.

Pendant ce temps, on organisait à la hâte un chœur de chant, on dressait deux jeunes enfants pour servir la messe, on nommait un secrétaire, des marguillers ou syndics, etc, et enfin le dimanche de la septuagésime, 1882, la première messe canadienne fut célébrée par le Révd. P. Cazeneuve lui-même.

Le lieu était pauvre et humble, l’autel manquait de richesse et d’élégance, le chant était très simple ; cependant, les assistants n’avaient jamais entendu une messe avec plus de dévotion et de bonheur.

Le bon Père Cazeneuve possédait un extérieur des plus vénérables.

D’une taille grande et majestueuse, il avait une belle et noble physionomie où rayonnait la bonté et la grandeur d’âme.

Sa parole simple, mais éloquente allait droit au cœur. On sentait en l’écoutant, qu’il était sincère dans ce qu’il disait, et sous le charme magnétique de ses discours inspirés, toujours à la portée de ceux qui l’écoutaient, les plus incrédules sentaient renaître en eux la foi qu’ils avaient eu le malheur de perdre.

Ainsi s’opéra-t-il bien des conversions, pendant ce carême là, et quand vint le temps pascal, on vit s’agenouiller à la sainte table, des hommes qui ne s’étaient pas approchés des sacrements depuis bien des années.

De plus, il se fit des rapprochements et des réconciliations entre des familles divisées jusques alors.

Mais si les Canadiens se montraient religieux et pieux, il ne cessèrent pas non plus de se montrer dévoués et généreux.

Non seulement ils continuèrent à soutenir la chapelle comme on l’appelait, mais ils trouvèrent moyen de souscrire dans l’espace des six ou sept mois, la somme de $2000 qui furent employées à faire le premier paiement sur le terrain où s’élève maintenant l’église St Jean-Baptiste.

Cette somme parait assez considérable, si l’on considère que la paroisse canadienne de ce temps-là ne comptait guère plus de soixante dix à quatre-vingt familles, dont un bon nombre ne faisaient qu’arriver à New York, et dont les chefs étaient principalement des ouvriers.

Petit à petit, les autres Canadiens qui étaient dispersés dans les divers quartiers et dans les environs de la ville se rapprochèrent de l’église et augmentèrent le nombre des paroissiens. Mais soit dit sans les offenser, ils n’eurent jamais le zèle et l’entrain des premiers fondateurs de la paroisse.

Sur ces entrefaites, les Canadiens eurent le malheur de perdre le Révd. Père Cazeneuve qui s’était embarqué pour un voyage en France où il mourut subitement en arrivant au Havre. Il fut pleuré et regretté, des Canadiens.

L’abbé de la Croix, lui succéda. Ce fut ce dernier qui bâtit l’église St-Jean Baptiste, dont il fut le curé pendant un an et demi à peu près.

M. l’abbé Tétreault, le curé actuel, lui succéda.

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Emma Bonneville se dirigeait donc vers la « chapelle » qui se trouvait dans la soixante-dix septième rue entre les Deuxième et Troisième avenues.

Comme il était encore de bonne heure, il n’y avait que peu de personnes quand elle arriva.

Elle s’agenouilla et pria longtemps pour ses parents, le succès de la nouvelle paroisse, pour celui qu’elle aimait et pour elle-même.

Quant elle eut fini sa prière elle s’assit et se mit à observer tranquillement les paroissiens qui commençaient à arriver en foule, et à remplir les bancs.

Soudain, elle sentit son cœur battre avec violence, car un jeune homme accompagné de deux dames venait de passer dans l’allée. Le jeune homme était Joe Allard, et l’une des dames était Mde Prévost, et l’autre, belle jeune fille qu’Emma ne connaissait pas, était Marie Louise Bernier.

Les trois allèrent se placer quelques bancs plus haut que celui d’Emma, Mde Prévost, d’abord puis la jeune inconnue, et Joe.

Emma était très pieuse, mais elle fut pourtant bien distraite pendant la durée de cette messe.

La présence de l’étrangère l’inquiétait, d’autant plus qu’elle avait eu le temps de constater sa rare beauté, quand elle avait passé dans l’allée.

Elle ne doutait pas que ce ne fut là la petite cousine attendue de Mde Prévost, ce qui contribuait à l’inquiéter davantage, car demeurant dans la même maison, Joe Allard et elle ne pouvaient manquer de se voir à tous moments.

Pour la première fois, la jalousie cruelle mordit au cœur de la jeune fille, et pour la première fois l’idée que Joe devait l’aimer lui sembla moins vraisemblable.

Après la messe, les fidèles restèrent quelques temps en groupes sur le trottoir. On se saluait, on causait, on riait ; toutes ces bonnes gens avaient l’air heureux de se trouver ensemble. Cela leur rappelait le Canada.

Emma était restée dans son banc plus longtemps que les autres, car elle se sentait attristée et troublée.

Quand elle descendit enfin, elle trouva Mde Prévost qui l’attendait avec sa jeune cousine qu’elle tenait à lui présenter le plus tôt possible.
Joe Allard causait plus loin avec un groupe d’hommes.

Toute bouleversée qu’elle se sentait, Emma eut assez de fermeté pour ne rien laisser paraître de son émotion, et elle répondit affablement aux quelques paroles que lui adressa Marie Louise Bernier, qui se sentait attirée vers cette jeune fille aux doux yeux bruns.

Cependant, Joe rejoignit les dames, et apercevant Emma, il la salua cordialement, comme à l’ordinaire, mais quand Mde Prévost déclara qu’il était temps de songer à retourner à la maison, il offrit son bras à Marie Louise et laissa Emma marcher avec Mde Prévost, qui conversa tout le long du chemin avec sa volubilité accoutumée sans s’apercevoir que sa jeune compagne ne l’écoutait pas.

Ils passèrent sur la 3e Avenue jusqu’à la 81e rue, où Emma prit congé de Mde Prévost, et rentra chez elle triste et pensive.

Ce soir là, les Prévost, leur jeune cousine et Joe vinrent veiller chez les Bonneville, après les vêpres, ainsi que plusieurs jeunes gens, amis de Georges Bonneville.

On joua aux cartes, on chanta, on causa, et la veillée fut très gaie.

Emma surtout semblait joyeuse ; elle causait et riait gaiement avec les jeunes gens, qui se tenaient autour d’elle, à l’exception de Joe Allard, et elle chanta plusieurs chansons de sa jolie voix claire et souple, que la cultivation n’avait pas eu l’occasion de gâter, et se montra d’une cordialité parfaite envers la nouvelle arrivée.

Mais quand tout le monde se fut retiré, et qu’elle fut renfermée dans sa chambre, elle se jeta près de son lit et resta longtemps dans la même position, sans pleurer, sans verser une seule larme, mais avec la mort dans le cœur, car plusieurs fois pendant cette veillée elle avait vu celui qu’elle aimait regarder la cousine de Mde Prévost avec des yeux où se lisait une admiration sans bornes, et même plus que cela, un amour passionné.

Elle comprenait maintenant que Joe ne l’avait jamais aimée, qu’il n’avait éprouvé pour elle qu’une amitié platonique, et pendant que ces vérités se faisaient jour dans son esprit, elle réalisait plus qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant qu’elle aimait Joe de toute son âme, et qu’elle ne pouvait jamais en aimer un autre que lui.

Pendant ce temps, Joe Allard et Marie Louise Bernier marchaient lentement vers la demeure de Mde Prévost. M. et Mde Prévost les suivaient à peu de distance ; cette dernière faisait comme d’habitude tous les frais de la conversation entre elle et son mari.

Joe et Marie Louise ne disaient rien, eux.

Vraiment, c’était un beau soir, un soir fait exprès pour des amoureux, à ce qu’il semblait.

La lune presque pleine paraissait pâle et douce dans le ciel pur. Une brise tendre s’élevait de temps en temps ; les arbres n’avaient pas encore de feuilles, et les fleurs n’étaient pas encore épanouies, mais on sentait que le printemps arrivait, et que son souffle tiède embaumait déjà la terre.

Sans savoir pourquoi, Joe et Marie Louise se sentaient heureux comme ils ne l’avaient jamais senti auparavant.

Ils ne se parlaient pas, et pourtant, il leur semblait qu’ils se comprenaient.

La petite main de la jeune fille se posait avec confiance sur le bras du jeune homme qui sentait son cœur palpiter à ce doux contact.

C’était tout, et c’était assez.

Enfin, ils arrivèrent à la maison ; les Prévost les rejoignirent en quelques instants. Le mari baillait d’un air endormi.

Il y avait bien 20 ans qu’il était marié, et une promenade au clair de la lune avec sa digne épouse à son bras ne lui avait pas semblé une chose bien divertissante.

Vingt ans avant, il aurait été aux anges à pareille occasion, pourtant. Mais le temps change tout.

Marie Louise était arrivée chez les Prévost depuis plusieurs jours déjà. Elle était venue seule, c’est-à-dire, sans son père, qui avait été retenu au dernier moment, par un accident peu grave, mais qui ne lui permettait pas d’entreprendre ce voyage. Il s’était donné une entorse qui menaçait de le garder à la maison pendant plusieurs semaines.

Marie Louise avait voulu attendre son père, mais il n’avait pas consenti à ce qu’elle retardât son voyage, d’autant plus qu’un de ses amis partait justement pour New-York avec sa femme, et offrait d’amener la jeune fille avec eux.

Elle s’était donc décidée de partir sans lui et c’est ainsi qu’elle se trouvait seule chez les Prévost.

Depuis son arrivée à New York, elle avait senti son ennui se dissiper sans s’en rendre compte.

Il lui semblait qu’elle commençait une vie nouvelle, et que le passé n’était qu’un rêve.

Etrange coïncidence, Joe éprouvait le même sentiment. Il lui semblait, à lui aussi, que les trente années de son existence passée s’étaient écoulées comme un songe et qu’il ne faisait que se réveiller.

Mais si Marie Louise éprouvait ce sentiment nouveau sans songer à l’analyser, il n’en était pas de même du jeune homme. Il ne tarda pas à comprendre qu’il aimait la blonde jeune fille comme il n’avait jamais aimé personne déjà.

— C’est bien l’ange de mes rêves, pensait-il. Comme ses yeux bleus sont doux et purs ! comme ses beaux cheveux sont dorés ! Sa voix est douce comme de la musique, son sourire est charmant, naïf, et coquet en même temps.

Elle a l’air bonne avec cela. Elle doit être aussi bonne qu’elle est belle. Oh, si elle pouvait m’aimer, elle aussi. Et il se laissait aller doucement aux rêves dorés de la jeunesse.

Puis une pensée plus triste venait assombrir son âme.

— Elle est riche, si ce que dit Mme Prévost est vrai, trop riche pour moi.

Qu’est-ce que je suis, moi, auprès d’elle ; un pauvre commis qui n’a que son salaire de chaque semaine pour vivre.

Quand même elle consentirait, elle, car elle n’est pas fière, je le vois bien, ses parents ne voudraient jamais consentir.

Ils croiraient que je ne recherche que sa fortune, moi qui voudrait la voir pauvre pour pouvoir lui offrir ma vie.

Non, ils ne voudraient pas croire que je l’aime pour elle-même. Elle ne le croirait peut-être pas elle-même.

Comment donc pourrai-je faire pour lui prouver mon amour ?

Cher ange, si elle savait seulement combien je l’aime !

Et le pauvre amoureux se perdait dans des réflexions infinies.

VIII

Vers la fin d’une belle journée de mai, Joe et Marie Louise étaient assis sur le banc rustique au fond du jardin de Mde Prévoit, car elle possédait un jardin, cette bonne dame.

Tous les cottages de ce temps là avaient des jardins, mais ainsi que les cottages, les jardins frais et fleuris sont disparus pour toujours.

On n’était encore qu’au commencement du mois, et il n’y avait que quelques fleurs d’épanouies. Cependant les lilas dont il y avait un massif près du banc rustique, étaient déjà ouverts, et leur parfum délicieux se répandait partout aux alentours.

On venait de terminer le souper et Mde Prévost était encore occupée dans sa cuisine. M. Prévost fumait tranquillement sur le perron, regardant sans les voir les spirales de fumée bleue qui s’échappaient de sa pipe chérie.

Les deux jeunes gens pouvaient donc causer sans contrainte ; cependant, ils conservaient tous deux un silence mélancolique.

Joe rompit enfin le silence.

— Comme cela, vous partez après-demain, Mlle Bernier ?

— Oui, il le faut, répondit la jeune fille en soupirant. J’aurais préféré rester encore quelques temps, mais papa m’écrit que lui et maman s’ennuient beaucoup.

— Ils ne s’ennuient pas tant que je m’ennuirai moi, quand vous serez partie, dit tristement Joe.

Voyant que la jeune fille ne répondait pas il continua :

— Le temps a passé bien vite, depuis que vous êtes ici. Il me semble qu’il ne peut y avoir déjà un mois que vous êtes arrivée.

— C’est vrai, répondit naïvement Marie Louise, le temps a passé bien vite.

Quelques instants de silence succédèrent à ces paroles. Enfin, Joe reprit :

— Est-ce que vous ne regretterez pas un peu ceux que vous laisserez derrière vous, quand vous serez rendue chez vous ?

— Cela ne peut se faire autrement, car tout le monde a été bon pour moi ici, mais Mde Prévost et son mari vont peut-être venir nous faire une visite dans le courant de l’été, c’est-à-dire si M. Prévost trouve moyen de prendre son congé

— Comme ils seront heureux, eux !

— Le croyez-vous vraiment ?

— Qui pourrait penser autrement ? Ne jouiront-ils pas de votre présence ?

Marie Louise ne répondit pas, mais elle se creusait la tête pour découvrir un moyen d’inviter Joe à faire le voyage projeté avec les époux Prévost, sans avoir l’air trop audacieuse.

Cependant une pensée l’arrêta. Serait-ce convenable pour elle de faire cette démarche ? et puis que diraient ses parents ? Si encore elle était sûre que Joe l’aimait, mais comment pouvait-elle le savoir au juste, puisqu’il ne lui avait jamais dit ? Peut-être s’était elle trompée dès le commencement de leur connaissance en supposant que ce jeune homme éprouvait pour elle un sentiment sérieux.

Peut être n’avait-il voulu que s’amuser un peu, en passant. Comment pouvait-elle savoir le contraire ?

Pendant qu’elle était absorbée par ces réflexions, Joe se livrait aussi à des réflexions du même genre.

— Oh, si je pouvais savoir qu’elle m’aime, pensait il. Cela me donnerait du courage de lui faire des aveux. Mais qui me dit que ce n’est pas une coquette, qui a trouvé bon de s’amuser à me charmer pendant son séjour ici ?

Qui me dit qu’elle n’a pas un fiancé là-bas, et que ce ne soit pas sur ses instances qu’elle se décide à retourner ?

Si elle était de ma condition encore, j’aurais plus de courage.

Mais comment savoir qu’elle n’accueillerait pas ma demande avec dédain ?

Avec un dédain mérité, car que suis-je pour oser lever mes yeux sur elle, moi pauvre garçon, sans famille, sans fortune, qui n’ai rien à lui offrir si ce n’est ma pauvreté, tandis qu’elle, belle, jeune et riche comme elle l’est, peut aspirer à un des meilleurs partis de sa place natale.

Cependant, Mde Prévost vint les rejoindre et s’empara de la conversation comme c’était son habitude.

Après avoir parlé quelque temps, elle s’écria tout à coup.

— Mais j’y pense, puisque tu pars après-demain, ma mignonne, tu devrais aller faire tes adieux chez les Bonneville ce soir, car tu n’auras certes pas le temps d’y aller demain.

— Vous avez raison ma cousine.

Allons-y donc ce soir, car je ne voudrais pas partir sans les voir une fois, ils ont été si aimable pour moi, surtout la jeune fille pour qui je me ressens beaucoup d’amitié.

— Cela ne m’étonne pas, car Emma est une fille que tout le monde aime, mais nous ferons mieux de partir tout de suite car il est déjà huit heures. Viens-tu vieux ? demanda t-elle en s’approchant de son mari qui continuait à fumer sur le perron.

— Oh non, vieille ! répondit-il, en s’étirant les bras paresseusement. J’aime mieux rester où je suis. Allez-y sans moi.

Si Joe eut osé exprimé sa pensée en ce moment il aurait déclaré que M. Prévost était l’homme le plus égoïste et le plus paresseux de la terre, mais il se contenta de l’invectiver en lui-même, et faisant fortune contre bon cœur, il partit pour chez les Bonneville avec une dame à chaque bras et il dût se contenter d’être amusé par le persiflage de Mde Prévost au lieu de jouir du tête-à-tête qu’il aurait tant désiré.

Ce soir là, Emma était seule à la maison, car le reste de la famille s’était rendu à la chapelle afin d’assister à l’office du mois de Marie.

La nouvelle du départ prochain de Marie Louise la combla de joie, bien qu’elle sut dissimuler ce sentiment en exprimant des regrets polis.

La pauvre enfant se disait que Marie Louise, une fois partie, Joe l’oublierait peut-être, et l’espérance de voir revenir à elle celui qu’elle aimait tant, faisait bondir son cœur.

Cependant les autres membres de la famille revinrent de l’église et avant que la soirée fut bien avancée, Mde Prévost déclara qu’il était temps de partir, car Marie Louise et elle devaient se lever de bonne heure le lendemain, pour s’occuper des préparatifs du départ de cette dernière.

En retournant à la maison, Joe se sentait devenir de plus en plus triste en songeant que c’était la dernière fois probablement qu’il devait marcher ainsi avec Marie Louise, et sentir le contact de la petite main qui s’appuyait si doucement sur son bras.

Le lendemain matin, il se réveilla avec la désolante pensée que cette journée était la dernière que Marie Louise devait passer tout entière à New York. Cette pensée le préoccupa toute la journée, au magasin.

Il aurait voulu trouver une excuse pour retourner à la maison, afin de jouir de la présence de sa bien aimée le plus longtemps possible.

Il espérait qu’il aurait encore l’occasion de passer quelques temps avec elle sur le banc rustique au fond du jardin, ce soir-là, et il se promettait bien de ne pas perdre l’occasion de lui déclarer son amour.

— Il vaut mieux que je sache à quoi m’en tenir, pensait-il.

Mais il devait être désappointé.

Vers le soir il se mit à pleuvoir à verse, et il dut se résigner à passer la veillée dans le salon avec M. et Mde Prévost.

Cette dernière accapara tellement Marie Louise qu’il n’eut presque pas l’occasion de lui adresser la parole.

— Que je suis donc malchanceux ! pensait-il.

Cependant la veillée tirait à sa fin et Mde Prévost déclara bientôt qu’il était temps de songer au sommeil.

Pendant qu’elle descendait au sous-sol pour voir si tout était bien en ordre pour la nuit, Marie Louise s’écria tout à coup.

— Que je suis donc étourdie ! J’ai laissé mon châle de laine sur le banc rustique, ce matin.

Il doit être tout mouillé, mais j’aurai le temps de le faire sécher, d’ici à demain après-midi. Il faut que j’aille le chercher.

— Je vais aller le chercher pour vous, dit Joe. Attendez un peu.

La pluie avait cessé, mais le ciel était encore couvert et le jeune homme ne voyait goutte.

— L’avez-vous trouvé ? lui demanda la jeune fille, qui était sortie sur le perron.

— Non, pas encore, mademoiselle, mais je ne puis manquer de mettre la main dessus. Dites moi seulement où il est à peu près.

— Tiens, je crois que je ferai mieux d’y aller moi-même ; je sais juste où je l’avais déposé, et en un instant la jeune fille était rendue au fond du jardin sans réfléchir plus loin.

— Tiens le voilà, dit-elle en posant affectionement la main sur son châle. Mon Dieu qu’il est mouillé !

— Laissez moi le porter alors, il va dégoûter sur votre robe et il chercha à lui prendre le châle des mains.

En ce moment il réalisa qu’il était enfin seul avec elle, seul sous l’ombre de la nuit.

Son cœur se mit à battre avec violence.

Il voulut parler, il voulut profiter de l’occasion pour lui avouer son amour, et lui demander d’avoir pitié de lui, mais l’émotion semblait l’étouffer.

En ce moment, la voix de Mde Prévost retentit claire et sonore dans la nuit.

— Marie Louise, Marie Louise ! arrive donc, et laisse ton châle si tu ne peux le trouver. Il fait froid et humide et tu vas sûrement t’enrhumer.

Alors, pour un instant, Joe oublia tout, excepté qu’il était là, seule avec Marie Louise ; qu’il l’aimait à l’adoration, qu’elle allait partir le lendemain et qu’il ne la reverrait jamais, peut être. Et ne pouvant plus se contenir, il l’attira contre lui et déposa un long et brûlant baiser sur ses lèvres en lui murmurant tout bas.

— Marie Louise, mon ange, ma bien aimée, mon adorée, je vous aime !

Ne m’oubliez pas !

— Marie Louise ! cria encore la voix de Mde Prévost.

Comme dans un rêve, il suivit machinalement Marie Louise qui rentra précipitamment dans la maison toute confuse et tremblante.

Quand Marie Louise fut rentrée dans sa chambre, au lieu de se coucher tout de suite comme le lui avait recommandé sa cousine, elle se jeta sur une chaise et cacha son visage dans ses mains, en proie à une agitation terrible.

Son cœur battait avec violence ; ses joues étaient brûlantes.

Partagée comme elle l’était entre la bonté, la crainte et l’indignation, un autre sentiment plus puissant venait dominer les autres par moment, et faisait redoubler les palpitations de son cœur.

Elle croyait sentir l’étreinte soudaine de Joe et le feu du baiser qu’il avait déposé sur ses lèvres. Elle se rappelait alors avec terreur que sa première impulsion avait été de cacher son visage contre l’épaule du jeune homme, et elle se demandait avec angoisse s’il avait pu remarquer ce mouvement.

Un instant, elle s’accusait d’avoir été imprudente et hardie en se rendant, comme elle l’avait fait, au fond du jardin obscur.

— Il m’aura prise pour une fille sans réserve, accoutumée à ces choses là, se disait-elle en versant des larmes de rage et de honte.

Puis sa colère se tournait subitement contre le jeune homme.

— Il faut qu’il soit bien villain et bien audacieux pour avoir osé faire cela. Un garçon respectable n’aurait jamais agi de la sorte. Est-ce que je lui avait donné de l’encouragement, moi ? J’aurais dû lui donner un soufflet en pleine figure. Oui, cela lui aurait appris à se conduire plus convenablement.

Le lâche ! tirer parti de ma sottise. Lâche ! lâche ! Oh pourquoi ne lui ai-je pas jeté ce nom au visage ? Il aurait compris que cela ne me faisait pas plaisir, au moins, tandis qu’au contraire, mon silence va lui sembler une espèce de consentement. Oh le lâche, le lâche !

La terreur reprenait alors le dessus. Elle songeait qu’il faudrait dire cet incident à confesse et cette pensée la faisait trembler, elle qui n’avait jamais eu rien d’extraordinaire à dire à son vieux confesseur, le même depuis sa première communion.

— S’il était mon fiancé, encore, pensait-elle avec amertume, mais un étranger que je ne verrai peut-être jamais. Et ses pleurs recommençaient de plus belle.

Elle se décida enfin à faire sa prière, l’âme partagée entre la conponction et le découragement, puis elle se coucha.

Brisée par tant d’émotions diverses, elle ne tarda pas à s’endormir profondément, et elle ne se réveilla que fort tard le lendemain.

Elle se leva aussitôt et s’étant habillée à la hâte, elle descendit en bas, sans trop savoir elle-même le motif de sa précipitation.

Mais elle ne le comprit que trop bien un instant plus tard, quand Mde Prévost qu’elle trouva seule dans la salle à manger, lui apprit que M. Allard, trouvant qu’elle tardait trop à descendre, était parti en la chargeant de faire ses adieux à la jeune fille.

— Il avait envie de me demander de te réveiller, je crois, mais il n’a pas osé, et moi, voyant que tu dormais si bien, je n’ai pas aimé à le faire.

Marie Louise se sentait le cœur serré, mais elle se contrôla de son mieux et fit des efforts pour manger le déjeuner que sa cousine lui servit.

— C’est un bon garçon, continua cette dernière, mais il est un peu timide.

Malgré son trouble, Marie Louise ne put s’empêcher de sourire à cette remarque. Il était bien timide en effet, ce M. Allard. Oui, vraiment !

Mais les pensées sérieuses reprirent le dessus aussitôt.

— S’il m’avait aimée véritablement, se dit-elle, avec une conviction désespérée, il ne serait pas parti sans me voir pour me dire adieu lui-même.

Il aurait aussi compris qu’il me devait des excuses pour sa conduite d’hier soir.

Mais il a voulu s’amuser à mes dépens, voilà tout, et moi qui suis assez folle pour le regretter.

Comme il rirait de moi s’il savait que j’avais pris ses avances au sérieux.

Pourtant, j’aimerais mieux qu’il me pensât sotte et crédule que de me croire mal élevée et hardie, car dans ce dernier cas, il me mépriserait, tandis qu’autrement il ne pourrait s’empêcher d’éprouver des remords d’avoir abusé ainsi de ma confiance.

Cependant l’heure du départ arriva, et Marie Louise partit pour la grande gare avec sa cousine qui commençait à avoir les larmes aux yeux, à mesure que l’instant de lu séparation s’approchait.

On arriva bientôt à la gare où le train pour Montréal semblait les attendre, car cinq minutes après l’installation de Marie Louise dans un des compartiments, il commença à s’ébranler pour le départ.

En ce moment, pendant que Mde Prévost faisait à Marie Louise ses dernières recommandations par la fenêtre du compartiment, un jeune homme, pâle et essoufflé entra dans la gare.

C’était Joe Allard.

Il n’eut que le temps de lancer un regard expressif à Marie Louise qui avait rougi beaucoup en l’apercevant, et de lui crier.

— Adieu ! Mademoiselle.

Un long coup de sifflet de la locomotive lui répondit, et quelques instants après, le train disparaissait dans les profondeurs du grand tunnel.

CHAPITRE IX

M. et Mde Bernier veillaient seuls dans la salle à manger.

M. Bernier lisait des journaux, Mde Bernier tricottait machinalement.

Le tempe était affreux. Une pluie torrentielle inondait la route qu’elle transformait en rivière.

Le vent soufflait avec violence et s’engouffrait dans les cheminées avec des gémissements lugubres.

— Quel temps épouvantable dit enfin M. Bernier.

Mde Bernier, ne répondit pas, absorbée qu’elle semblait être par ses réflexions. Il était bien possible qu’elle n’eut pas entendu la remarque de son mari.

Après quelques instants de silence, celui ci reprit :

— Ce n’est pas moi qui voudrait être dehors par un temps pareil.

Cette fois Mde Bernier leva les yeux d’un air interrogatif.

Encouragé par ce signe d’attention, M. Bernier se mit à dire :

— J’aimerais bien à savoir ce que fait notre Marie Louise en ce moment.

Il savait par expérience que ce sujet était le seul qui put rendre sa femme un peu communicative.

— Elle s’amuse sans doute, dit-elle, tranquillement.

— C’est que je commence à m’en ennuyer. La maison semble bien grande et bien vide sans elle.

— C’est vrai. Je me dis cela tous les jours.

— Ne trouves-tu pas qu’il serait temps de la faire revenir ? Nous voilà rendus au 15 de mai. On dit que la chaleur commence de bonne heure à New York. Marie Louise qui est accoutumée à l’air pur d’ici pourrait s’en trouver incommodée.

— Vous avez peut être raison. Nous ferons sans doute mieux de la faire revenir.

— Elle pourra très bien revenir seule jusqu’à Montréal, et arrivée là j’y serai pour l’attendre et la ramener ici.

— Il faudrait lui écrire sans tarder, alors, afin qu’elle ait le temps de se préparer pour le voyage.

Là dessus, Mde Bernier retomba dans le silence.

Cela ne satisfaisait pas son mari. L’impatience que lui causait la froideur et l’indifférence de sa femme s’était encore accrue depuis le départ de sa fille, car Mde Bernier, qui n’avait sur la terre d’autre joie et d’autre amour que cette enfant, s’était montrée plus morose et plus silencieuse que jamais pendant son absence ; et il avait compris, avec plus de certitude qu’il ne l’avait jamais fait avant, qu’il n’était rien pour sa femme.

Il y a des états de choses qu’on peut endurer longtemps sans se plaindre et sans sembler même s’en apercevoir.

Mais pendant ce temps le ressentiment et l’indignation s’amassent peu à peu comme les neiges sur le sommet des montagnes.

Puis tout à coup, vient un moment où l’avalanche se déchaîne. Il en est ainsi de la colère et des ressentiments comprimés depuis bien des années.

M. Bernier n’avait jamais compris pourquoi sa femme ne pouvait l’aimer comme elle avait aimé Xavier LeClerc.

N’avait-il pas été toujours bon et généreux pour elle ? Qu’avait-elle à lui reprocher ?

Depuis le départ de sa fille, il avait eu plus de loisir que d’habitude pour se livrer à des réflexions semblables.

Ce soir là, une résolution subite se forma dans son esprit. Il se décida à avoir une explication avec sa femme.

Cependant, au moment de commencer, il trembla, et un pressentiment mystérieux l’avertit qu’il ferait mieux de laisser les choses telles qu’elles étaient.

Mais il s’endurcit contre cette pensée sage et commença.

— Maria, je voudrais vous parler sérieusement, ce soir. Nous sommes seuls et l’occasion semble favorable.

Ne doutant pas qu’il ne s’agissait de sa fille, Mde Bernier laissa tomber son tricot sur ses genoux et se disposa à écouter attentivement son mari.

Son regard clair et ferme troubla un peu Bernier, mais après avoir hésité quelques instants il reprit :

— Voilà bientôt vingt ans que nous sommes mariés. Je voudrais savoir si, depuis ce temps, je n’ai pas été pour vous, tout ce qu’un bon époux doit être pour une épouse qu’il adore ; si je vous ai jamais refusé quelque chose ; si je n’ai pas fait tout en mon pouvoir pour vous rendre heureuse, si vous avez eu à vous plaindre de moi d’aucune manière ?

Il s’arrêta un instant. Sa femme l’écoutait toute stupéfaite. — Vous me haïssez, je le sais trop bien. Ma présence vous déplaît. Je vous suis à charge ; et il en a toujours été ainsi depuis notre mariage. Pourquoi cela ? Qu’ai-je fait pour mériter ainsi votre haine ?

J’ai enduré longtemps sans me plaindre votre conduite inexplicable à mon égard, mais ma patience est lassée enfin. Je veux savoir la cause de l’aversion que vous ressentez pour moi.

Tout en parlant, il s’était animé de plus en plus. Ses traits étaient bouleversés par la colère. Ses yeux brillaient d’un éclat farouche.

A l’aspect du changement qui s’était opéré dans son mari depuis quelques instants, Mde Bernier resta pâle et terrifiée.

Elle ne pouvait comprendre comment l’homme qui avait été si doux, si indulgent et si pacifique depuis vingt ans, pouvait en si peu de temps devenir violent comme il l’était en ce moment.

Elle en aurait été moins étonnée si elle eut comprit mieux le caractère de son époux.

Le défaut dominant de Edmond Bernier était un égoïsme absolu, brutal, concentré.

Ce n’était pas par bonté, ni par indulgence qu’il s’était montré si doux et si conciliant envers sa femme jusqu’à ce jour, mais il avait toujours espéré qu’à force de tendresse et d’attentions, il réussirait enfin à vaincre sa froideur et son aversion.

Il s’était donc fait une règle de conduite et il l’avait toujours scrupuleusement suivie.

Souvent, bien souvent, un geste, un regard, une parole révélant chez sa femme l’indifférence la plus absolue, l’avait mis hors de lui même, mais il avait su dompter sa colère et garder le masque de douceur qu’il s’était imposé.

Il voulait être aimé de sa femme, il le voulait de toute la force de son âme. Pour une caresse volontaire, pour un long regard d’amour, il aurait donné la moitié de sa vie.

Mais le jour où il aurait abandonné l’espoir d’inspirer à Maria un amour égal à celui qui le consumait lui-même, il aurait été capable de l’écraser sous ses pieds, dans sa rage et son désappointement, car son amour ne se rapportait qu’à lui-même ; l’amitié véritable et l’affection sincère n’y avaient pas de part.

Cependant, Mde Bernier, troublée d’abord avait repris ses sens, mais en même temps il lui semblait qu’une révolution se taisait dans son âme.

Depuis vingt ans, elle avait vécu comme dans un rêve, ne prêtant qu’une demie attention à ce qui se passait autour d’elle.

Jusqu’à présent son ressentiment contre son mari avait été passif et apathique. Maintenant elle sentait se ranimer en elle des sentiments qu’elle avait cru morts, mais qui n’étaient qu’endormis.

Le passé se dressait devant elle, clair et distinct, et avec le passé l’image triste et pâle de l’homme qui l’avait tant aimée, et qu’elle-même avait aimé comme elle n’avait jamais aimé personne d’autres. Elle se rappelait les espérances radieuses qui avaient embelli les premières années de sa vie de jeune fille, alors qu’elle commençait à aimer Xavier et à s’apercevoir qu’elle était aimée de retour.

Elle avait alors rêvé une vie calme et heureuse avec ce beau jeune homme ; une vie humble et tranquille peut-être, mais remplie de soleil et de bonheur ; une vie toute de tendresse et de dévouement ; c’était-là tout ce qu’elle avait désiré et demandé.

Pourquoi ces doux rêves ne s’étaient-ils pas réalisés ? Pourquoi le ciel ne lui avait-il pas accordé l’humble bonheur pour lequel elle avait tant prié ?

En ce moment des regrets infinis et amers remplisaient son âme, et déchiraient son cœur, au souvenir de sa pauvre vie brisée, de ses espoirs anéantis.

Qu’avait-elle fait pour mériter ce sort ?

Puis elle oubliait son malheur à elle même pour ne se souvenir que de celui de Xavier, ce pauvre Xavier que le désespoir avait entraîné à sa perte.

Pauvre Xavier ! mort seul et misérable à l’hôpital, sans un ami pour lui fermer les yeux ; souhaitant peut-être de revoir celle qu’il avait aimée, avant de mourir, et la demandant en vain à ceux qui l’entouraient.

Et qui avait été cause de cette mort prématurée, qui donc avait brisée ces deux vies ? C’était pourtant cet homme qui était là devant elle, cet homme devenu son époux presque malgré elle, et qui lui reprochait maintenant de ne pas l’aimer, de ne pas être attendrie par son amour à lui, cet amour fatal et maudit qui avait causé la perte de Xavier, le rival préféré !

Ses yeux se dessillaient, après toutes ces années et elle comprenait, comme elle ne l’avait jamais compris avant, la part qu’Edmond Bernier avait eue dans le renvoi de Xavier par son père à elle.

Elle comprenait la source des calomnies qui avaient détruit sa réputation avant même qu’il ne se fut abandonné au mal.

Elle ne disait rien cependant. Elle restait calme et froide en apparence.

Mais son mari qui la regardait toujours avec son regard devenu dur et farouche tout à coup, semblait devenir de plus en plus furieux.

Il semblait qu’il put suivre le fil de ses pensées, car il s’écria enfin dans accès de rage terrible.

— Oui, je le sais, c’est lui seul que vous avez aimé, et que vous aimez encore. Lui, cet ivrogne, ce misérable que votre père avait tant raison de chasser de chez lui. Je sais que vous l’aimez encore, vous, mon épouse légitime. Vous n’avez pas honte de vous livrer encore à cet amour dont vous devriez rougir comme d’un crime. Et n’est ce pas en effet un crime pour vous de garder ainsi le souvenir d’un autre homme après m’avoir juré fidélité à l’autel ?

Ne craignez-vous pas la punition du ciel ? Ne craignez-vous pas qu’il vous précipite au fond des enfers avec le réprouvé que vous regrettez, misérable femme ?

C’en était trop.

Pâle d’indignation Mde Bernier sa leva et écrasant son mari d’un regard chargé de colère et de mépris elle s’écria : — Est-ce bien vous qui osez me parler ainsi ?

Vous, l’hypocrite, le lâche, le menteur qui n’avez jamais reculé devant aucun moyen pour réussir dans vos desseins !

Vous qui avez flatté et choyé votre belle-mère pour voler à l’orphelin, qui n’avait qu’elle au monde, une part de l’héritage qui aurait dû lui appartenir tout entier !

Vous qui avez négligé cette pauvieille femme après avoir obtenu d’elle ce que vous vouliez, qui l’avez laissée seule dans sa maison, jour après jour, après lui avoir enlevé par quelque ruse, que je ne connais pas, mais que je devine, son petit-fils, sa seule joie au monde.

Vous qui avez été cause qu’elle mourut seule et sans secours dans ses appartements, d’où vous aviez pris soin d’éloigner tous ceux qui auraient pu vous démasquer auprès de cette pauvre femme, qui ne devait pas connaître, comme je le connais moi, votre véritable caractère ; si elle l’avait connu, elle ne vous aurait pas laissé son petit fils en soin.

Oui, je devine et je comprends maintenant votre conduite envers elle, et les motifs qui vous faisaient agir, dans ce temps là.

Elle est morte seule et abandonnée, la pauvre femme. Quelques secours prodigués assez tôt l’auraient peut-être sauvée. Avec les soins nécessaires, sa vie aurait pu se prolonger longtemps encore pour lui permettre de veiller sur son enfant, son pauvre enfant, qui a péri misérablement, sans doute, lui aussi.

Devant le bon Dieu, vous êtes coupable de ces deux morts et d’une autre encore, car c’est vous qui avez poussé Xavier LeClerc au mal. Vous le savez bien.

Avec un talent infernal, vous avez su le perdre auprès de mon père, lui, le meilleur, le plus honnête, le plus loyal des hommes.

Vous saviez que je l’aimais, vous saviez qu’il essayerait de tout son pouvoir de vaincre la résistance de mon père à notre mariage, et avec vos discours perfides et vos calomnies diaboliques, vous avez réussi à le faire chasser de chez nous.

Je ne comprenais pas cela dans ce temps là, mais je l’ai compris plus tard ; trop tard, hélas !

C’est alors que poussé par le désespoir, il s’est livré à l’ivrognerie. Alors, et pas avant. Vous le savez. Vous le saviez dans ce temps-là.

Et loin de regretter votre noire méchanceté, vous avez toujours semblé heureux de voir ce malheureux fournir lui-même la preuve des calomnies que vous aviez suscitées contre lui.

Il est mort à l’hôpital, oui, mais il est mort en chrétien. Je le sais. Et depuis longtemps, il jouit au Ciel du bonheur qui lui a été refusé ici bas, tandis que vous, fourbe que vous êtes, vous mourrez sans doute tel que vous avez vécu, dans l’hypocrisie et dans le mensonge.

Vous voulez que je vous aime ? moi dont vous avez brisé la vie !

Vous me reprochez comme un crime de ne pas vous chérir, vous qui avez tué, oui tué comme vous auriez pu le faire avec le fer ou le poison, le seul homme que j’ai jamais aimé.

Vous chérir ? non ! C’est bien assez que j’aie été assez lâche, assez avilie pour consentir à vous épouser, enfin, lasse de résister à toutes les forces unies contre moi ; lasse des plaintes et des reproches de ma mère, des menaces de mon père et de votre persistance égoïste et brutale.

Dans ce temps là, je ne discernais pas la vérité que j’ai reconnue si clairement plus tard.

J’avais honte d’aimer encore Xavier après sa chute, et je voulais mettre un obstacle entre lui et moi.

J’ai été lâche et infidèle moi-même et Dieu m’a punie. Oui, cruellement punie, car je n’ai jamais joui d’un jour de paix véritable depuis le moment où j’ai vu Xavier LeClerc pâle et désespéré à la porte de l’église, le jour de notre mariage.

Mais vous, qui avez dépouillé la veuve et l’orphelin ; vous dont la vie n’a été qu’un tissu d’hypocrisie et de mensonge ; vous dont la conscience est chargée de trois morts, quelle miséricorde pouvez vous attendre du Ciel ?

En ce moment, Bernier, écumant de rage, s’élança vers sa femme comme pour l’anéantir.

Mais, elle, se redressant avec calme et fierté, lui lança un regard de mépris foudroyant en murmurant :

— Lâche ! il ne vous manquerait plus que cela. Frappez moi donc si vous l’osez, et elle sortit laissant Bernier hors de lui-même, rempli de rage et d’indignation.

CHAPITRE X

Edmond Bernier venait d’arriver à Montréal, où il devait attendre sa fille.

La scène orageuse qui avait eu lieu entre lui et sa femme n’avait pas eu de suites apparentes.

Au contraire, les deux époux avaient conservé leur attitude ordinaire, de sorte que personne n’eut pu deviner qu’il y avait de la dissension entre eux.

En réalité Mde Bernier était retombée dans son état de calme ou plutôt d’apathie habituelle, mais Bernier cachait, sous un extérieur paisible, mille sentiments de fureur et de désirs de vengeance.

L’amour profond et passionné qu’il avait éprouvé pendant tant d’années pour Maria s’était dissipé en un instant pour faire place à la haine la plus terrible.

Il en est toujours ainsi de l’amour des égoïstes.

Tant que ce sentiment leur procure le bonheur, ou l’espérance du bonheur, ils s’y livrent avec ardeur, mais du moment qu’il n’y trouvent plus la jouissance désirée, ils ont la facilité de le mettre de coté, comme ils savent le faire de tout ce qui ne contribue pas a leur bien personnel.

Bernier était donc rendu à Montréal où le temps lui semblait bien long, car Marie Louise ne devait arriver que le lendemain.

Comme il était encore de bonne heure dans l’après midi, il se décida à faire une promenade à pieds, car il était encore bon marcheur, et aimait cet excercise.

Une fois en route, l’idée lui vint d’aller au cimetière pour voir le nouveau chemin de croix qu’on venait d’achever, alors, et dont on parlait beaucoup.

C’était une assez bonne marche, mais cela ne le rebutait pas, car le temps était superbe.

Il arriva enfin au cimetière qu’il trouva bien changé, depuis vingt ans.

Après avoir parcouru et admiré le chemin de croix, il s’engagea dans une petite allée à l’aspect calme et isolé et il marcha pendant quelques temps sans trop remarquer où il allait.

Se sentant fatigué, enfin, il s’assit sur le bord du sentier et resta là pendant longtemps, l’esprit livré aux plus sombres réflexions.

Cependant, le soleil baissait lentement à l’horizon sans nuages.

Ses longs rayons horizontaux illuminaient encore de leur clarté pâle et douce le sommet de la montagne, mais la grande ville à ses pieds était déjà assombrie par l’obscurité du soir.

Mais, Edmond Bernier, perdu dans ses réflexions, ne remarqua pas l’approche de la nuit.

Les petits oiseaux qui se disposaient à rentrer au nid chantaient ensemble un dernier chœur avant de s’endormir.

Leur gentil gazouillement eut éveillé des pensées riantes et douces dans l’âme de tout autre que l’homme coupable et endurci, qui entendait leurs chansons sans éprouver aucune émotion.

Enfin le dernier chant cessa et le dernier oiseau se blottit dans son nid près de ses petits et de sa fidèle compagne.

Le soleil était disparu complètement et la molle clarté que ses derniers rayons avaient laissée derrière eux commençait à se perdre dans l’obscurité toujours croissante.

Mais remplaçant le brillant astre du jour, la lune douce et argentée se montra bientôt au firmament. Alors, seulement, Bernier sembla sortir de sa torpeur.

Regardant autour de lui avec étonnement, il se leva, et très contrarié de s’être tant attardé, il se disposa à sortir du cimetière.

Mais embarrassé par les changements opérés dans la disposition des allées, il se trompa de chemin et finit par s’égarer complètement.

Inquiet et énervé, il continua cependant à marcher dans l’espérance de rencontrer enfin un des gardiens de l’endroit.

Mais il ne vit personne et malgré lui, il se sentit envahir par une vague terreur à la pensée qu’il était seul et égaré dans un lieu pareil.

La lune éclairait de ses rayons suaves et froids les blancs monuments de marbre, et les croix de bois dont il était entouré, et faisait ressortir d’une manière étrange et terrible les ombres noires projetées par les grands arbres et les massifs sombres et mystérieux.

Après avoir marché quelques temps, il s’arrêta tout à coup, croyant avoir entendu un bruit de pas.

Pendant qu’il restait ainsi, immobile, ses yeux s’arrêtèrent sur l’inscription d’un haut monument qui se dressait tout près de lui, et que la lune éclairait pleinement de sa clarté blanche.

Cette épitaphe se lisait ainsi :

Ici repose
Julia Marie Champagne,
Epouse de Edmond Bernier,
Née, le 11 juillet, 1827.
Décédée le 20 novembre 1858.
R. I. P.

Bernier frissonna de la tête aux pieds et porta instinctivement le regard vers le monument à gauche qu’il savait être celui de sa belle mère.

À côté de ce dernier, il y en avait un autre qu’il reconnut aussi.

C’était là que reposait le père et la mère de Joseph Allard.

Une fascination terrible à laquelle il ne pouvait résister, semblait attirer ses yeux vers ces trois tombes, et une terreur mortelle s’empara de lui.

Il aurait désiré s’enfuir, mais il ne le pouvait pas.

Alors les accusations de sa femme lui revinrent à l’esprit et le passé se dressa devant lui menaçant et terrible.

Il se souvint de sa première femme, pauvre enfant charmante et naïve, de qui il avait su se faire aimer d’un amour profond.

Pourtant, il ne l’avait jamais aimée, celle-là. Il ne l’avait recherchée que pour sa dot, et une fois marié, il n’avait pas tardé à mettre de côté la douceur et l’affection hypocrite dont il s’était servie pour gagner son cœur.

Lui seul savait jusqu’à quel point il s’était montré froid et dur envers elle ; lui seul savait combien de fois qu’il avait repoussé ses caresses naïves qu’il dédaignait ; combien de fois il lui avait laissé voir qu’il ne l’aimait pas et qu’il ne l’avait jamais aimée jusques à ce que, blessée dans l’âme, la jeune femme avait renfermé en elle-même toute sa tendresse inutile et méprisée, ainsi que son désespoir cruel.

Elle était morte de consomption, avaient dit les médecins, mais véritablement, c’était le chagrin qui l’avait tuée.

Il avait repoussé cette pensée, dans ce temps-là, mais il ne le pouvait plus en ce moment.

Il lui semblait s’élever, du fond de cette tombe négligée, une voix accusatrice qui lui murmurait :

— C’est toi qui as été la cause de ma mort, oui c’est toi qui m’a fait mourir à la fleur de l’âge. Souviens toi ! Edmond, souviens-toi !

Tu m’avais fait croire que tu m’aimais, fourbe ! hypocrite ! tu m’avais bercée des plus douces espérances, et moi, je t’avais cru, oui ; et je t’aimais comme ne pourra jamais t’aimer la femme qui a pris ma place. Souviens-toi ! Edmond.

Tu as brisé mon cœur, et tu m’as fait mourir de chagrin. Devant Dieu, tu es coupable de ma mort !

Et ma mère, ma pauvre vieille mère qui te croyait le meilleur des hommes ; tu l’as trompée ; tu l’as dépouillée même de son vivant ; souviens toi ! Edmond.

Que faisais-tu de l’argent que tu retirais des loyers ? t’en souviens-tu ?

Que faisais-tu de l’argent que tu lui faisais retirer de la banque sous prétexte de payer des frais de réparations aux maisons ?

Te rappelles-tu que tu dépensais largement, toi, pendant que ma pauvre mère était réduite à te demander, sou par sou, l’argent dont elle avait besoin ?

Qui t’avait donné le droit de t’emparer ainsi de ses biens ?

Et le petit enfant de ma sœur, l’héritier légitime, que tu dépouillais ainsi de ce qui devait lui revenir. Qu’est-il devenu ?

Pourquoi faisais-tu entendre aux frères de l’école où tu l’avais relégué bien loin de la vieille femme dont il était la seule joie, que c’était toi qui avait du Bien et non sa grand’mère.

T’en souviens-tu, Edmond ?

Tu connaissais le caractère fier et indépendant de cet enfant que tu as toujours détesté, malgré les hypocrites caresses que tu lui prodiguais pour gagner l’esprit de sa grand’mèré.

Tu savais qu’il ne se résignerait jamais à l’idée de vivre à tes dépens ; tu prévoyais qu’il chercherait à secouer ton joug, aussitôt qu’il comprendrait sa dépendance sur toi.

Tu ne fus pas étonné, quand tu appris qu’il s’était enfui de l’école. Tu le sais bien.

Mais tu affectais une grande douleur et tu parlais aussitôt de recherches extraordinaires.

Mais tu sais mieux que personne, ce que furent ces recherches.

Tu avais trop intérêt à ce que l’enfant ne se retrouvât pas pour le faire chercher activement.

Souviens-toi de tout cela, Edmond.

Qu’est-il devenu, ce pauvre enfant, le sais-tu ? En as-tu eu du remord ? Non, car tu n’as pas de cœur. Tu étais simplement heureux de te sentir débarrassé de lui, toi qui avait juré à sa grand’mère de le protéger comme un fils ; toi qui l’avais séparé d’elle sous prétexte de lui faire du bien, de le faire élever plus convenablement.

Tu les as séparés méchamment, ces deux êtres qui n’avaient que l’un l’autre au monde, et c’est l’ennui et le chagrin de cette séparation qui a contribué à abréger sa vie.

Mais c’était le but auquel tu visais, cela. Tu trouvais que ma mère vivait trop longtemps, et tu l’aurais assassinée de grand cœur, cette pauvre vieille femme sans défense.

Mais tu n’osais pas le faire, car tu es un lâche ! oui le plus lâche des hommes ! et lu craignais la potence.

Mais pour accomplir tes desseins tu trouvas des moyens moins dangereux pour toi.

Tu sus lui retrancher tout ce qui pouvait contribuer à prolonger son existence.

Que faisais tu des remèdes que le médecin lui ordonnait ? T’en souviens-tu ? Edmond.

Pour t’excuser en toi-même, tu te disais que ces potions lui seraient plutôt nuisible, qu’autrement.

Et le vin qu’elle devait boire tous les jours ? Ah ! pour cela, tu avais une meilleure excuse.

Non seulement tu étais membre de la Tempérance, mais tu voulais que ta belle-mère en fut aussi.

Ce vin, c’était la moitié de sa vie, et tu le savais. Souviens toi, Edmond !

Souviens-toi du passé. Souviens-toi que tu es un hypocrite, un parjure, un voleur et un assassin, et que tu seras maudit, oui maudit !

Pendant que cette voix mystérieuse, qui n’était en réalité que celle de sa conscience, qui brisait enfin le joug qu’il lui avait imposé depuis si longtemps, se faisait entendre au plus profond de son âme, une clarté terrible qu’il ne pouvait plus repousser lui représentait ses actions sous leur aspect véritable.

Ses sophismes tombaient l’un après l’autre, abattus par le remord vainqueur.

Il s’était arrangé une sorte de religion pour son usage particulier, une religion commode, en vérité, qui ne le contredisait et ne le gênait en rien.

Mais les principes de la religion, telle qu’elle est véritablement, se dressaient maintenant devant lui dans leur sévérité absolue, et pour lui, terrible ; et pour la première fois, la crainte des jugements de Dieu le remplissait d’une terreur mortelle.

Un vent froid agitait, avec un bruissement sinistre, les branches des arbres et faisait mouvoir d’une façon étrange leurs ombrages noirs et fantastiques sur le sol blanchi par la clarté blafarde de la lune.

Torturé et paralysé par une terreur sans nom, Bernier restait toujours à la même place, les yeux fixés sur les trois tombes, comme s’il se fut attendu à en voir sortir les mortes auxquelles il avait fait tant de mal.

En ce moment, une rafale de vent souleva tout à coup un amas de feuilles sèches restées depuis l’automne précédent sur la tombe de sa femme.

Alors, affolé qu’il était par la peur, il crut que la terre s’entrouvrait en effet pour laisser passer la morte qu’il redoutait tant, et rompant par un effort désespéré le charme terrible qui semblait le clouer sur le sol, il s’enfuit en courant comme si les fantômes l’eussent en effet poursuivi, et s’éloigna bientôt de cet endroit fatal.

Mais les forces lui manquèrent soudain, et brisé, haletant, il se laissa tomber sur le sol, dans un état d’épuisement qui lui enleva un instant le souvenir de ses terreurs.

Se remettant enfin, il se souleva un peu et il s’aperçut, à son horreur, qu’il était tombé sur un tertre à la tête duquel se dressait une simple croix de marbre.

Il n’y avait d’inscrit que ce nom.

Xavier LeClerc.

Un cri terrible s’échappa, de sa poitrine et il retomba lourdement sur le sol dans un évanouissement semblable à la mort.

CHAPITRE XI

Le train de New York venait à peine de s’arrêter à la gare Bonaventure qu’une jeune fille blonde et jolie en descendit légèrement en regardant autour d’elle comme si elle eut cherché quelqu’un.

Cette jeune fille était Marie Louise Bernier.

Elle n’attendit pas longtemps. En un instant, son père qui l’attendait depuis une demi-heure, était auprès d’elle et l’embrassait avec une vive affection, tout en la considérant attentivement pour voir si le voyage l’avait changé d’aucune manière.

La jeune fille, elle aussi, examinait son père, et fut frappée du changement survenu dans son apparence.

Lui ordinairement si droit, et dont la démarche était pleine de fierté et de dignité, semblait courbé et abattu.

Son visage était d’une pâleur maladive ; ses yeux étaient hâves et fiévreux.

— Mais, papa, êtes-vous malade ? dit elle les larmes aux yeux. Qu’avez-vous donc ? Vous semblez brisé.

Je ne vous ai jamais vu comme cela auparavant.

— Ne t’inquiète pas, chère enfant, ce n’est que la fatigue du voyage, et de plus j’ai passé une mauvaise nuit.

Étant allé faire une visite au cimetière, hier après-midi, je me suis laissé surprendre par la nuit, et quand j’ai voulu revenir, je n’ai pu retrouver mon chemin, et je n’ai pas eu la chance de rencontrer aucun des gardiens.

Accablé de fatigue et ne sachant plus quoi faire, je me suis enfin endormi sous un arbre où je suis resté jusqu’au matin.

Mais tu comprends qu’à mon âge, une nuit passée ainsi, à la belle étoile, n’est pas des plus reposantes.

Je me suis réveillé, ce matin, brisé et défait. Cependant, il fallait bien que je vienne t’attendre ici, ma chérie.

Mais maintenant que te voilà arrivée, nous allons rentrer à l’hôtel et je compte bien me reposer toute la journée, car nous ne sommes pas obligés de partir avant demain.

Marie Louise dût se contenter de cette explication, assez plausible, du reste.

Cependant, elle trouvait que son père avait l’air triste et découragé aussi bien que fatigué et malade, et elle ne s’expliquait pas pourquoi il avait l’air si contraint en parlant de sa mère.

Mais malgré son amour pour son père, elle oublia bientôt ces préoccupations pour se livrer à d’autres pensées ; des pensées douces et cruelles en même temps, qui la reportaient vers New York, où était resté celui qu’elle avait appris à aimer, peut-être plus que son père, bien que d’une façon différente.

Pendant que M. Bernier qui s’était retiré dans sa chambre, reposait, (elle le croyait du moins) elle laissait sa pensée errer, loin, bien loin.

Elle retraçait dans son esprit chaque journée de son séjour à New York, et chacune de ces journées était marquée par le souvenir de quelque conversation avec Joe Allard, ou d’un regard tendre et expressif, d’une fleur donnée ou reçue et de bien d’autres circonstances, insignifiantes en apparence, mais néanmoins remplies d’importance pour la jeune fille dans le cœur de laquelle l’amour commençait à régner en maître.

Pendant ce temps, Edmond Bernier était plongé dans un sommeil lourd et pénible, troublé par des rêves terribles.

Il se voyait encore au cimetière. La lune blanche versait sa clarté sur les pierres tumulaires.

Tout à coup, sortant de leurs tombes entr’ouvertes, il voyait venir à lui, tantôt sa belle mère, tantôt sa première femme, tantôt Xavier LeClerc, pâles et décharnés, qui tendaient vers lui leurs longs doigts de squelettes en l’accusant et en le menaçant.

Alors il se réveillait en sursaut.

Mais accablé par la fatigue et la fièvre il se rendormait bientôt et les rêves terribles recommençaient.

Ce fut ainsi qu’il passa une partie de la journée.

Enfin il se leva, vers le soir, et se rendit auprès de sa fille qui lui trouva l’air plus abattu qu’avant son repos.

— Décidemment. vous êtes malade, papa, dit-elle en le caressant doucement. Il faudra vous soigner quand nous serons de retour chez nous.

Sur la demande de son père, elle lui raconta son voyage dans tous les détails, lui parla des gens avec qui elle avait fait connaissance, des places qu’elle avait visitées, mais par une réserve soudaine et instinctive, elle sut dissimuler parfaitement le sentiment que lui avait inspiré Joe Allard.

La fille la plus franche et la plus confiante du monde peut facilement devenir cachottière et discrète quand il s’agit d’amour. C’est une grâce de vocation que la Providence lui a donnée, sans doute.

Cependant, ce n’ont pas été la même chose si Joe s’était déclaré franchement, et s’il n’avait été question que du consentement de ses parents pour décider de son mariage avec lui.

Dans ce cas, elle aurait commencé par raconter toute la vérité à son père.

Mais les affaires n’étaient pas aussi avancées que cela. La seule chose qu’elle savait au juste c’était qu’elle aimait Joe. C’était tout.

Pouvait-elle dire que Joe l’aimait ? Pouvait-elle être certaine qu’il la désirait pour sa femme ? Il lui avait dit qu’il l’aimait, oui ; il lui avait pris un baiser, (elle rougissait encore à cette pensée) mais Marie-Louise, malgré sa naïveté, savait, cependant, qu’il y a des hommes qui prennent plaisir à se faire aimer des filles, seulement pour s’amuser, en passant.

Comment pouvait-elle savoir qu’il n’était pas de ceux-là ?

Elle trouva donc plus sage de ne rien dite à son père, à ce sujet, d’autant plus qu’elle aurait craint d’être bien grondée pour ce qu’elle appelait en elle-même son imprudence.

— C’est bien assez que j’aurai à dire cela à confesse, pensait-elle avec terreur.

Le lendemain, le père et la fille partirent pour Beauport par le bateau.

Ce voyage rappelait à Bernier un autre voyage qu’il avait fait sur le même bateau vingt ans avant, avec Maria et Mde Renaud à l’occasion d’un pèlerinage à Ste. Anne.

Marie Louise ressemblait beaucoup à sa mère, bien qu’elle fut encore plus belle que celle ci, et cette ressemblance rendait plus vivides les souvenirs de son père.

Comme il était plein d’espérances, à cette époque ! Comme sa vie future lui semblait remplie de promesses !

Qu’étaient devenues toutes ses belles illusions ?

Et ses pensées s’abîmaient dans une mer d’amertume.

Vingt ans avant, il avait cru que d’être riche, considéré, et le maître de la femme qu’il aimait serait le bonheur sut la terre.

Et pour atteindre ce bonheur, il avait sacrifié sa conscience.

Mais la femme tant désirée ne l’avait pas rendu heureux.

Au contraire, malgré sa soumission passive, sa douceur, sa beauté dont il avait été si fier, cette femme avait causé son supplice par sa froideur, son aversion et son dédain.

Et maintenant, sa conscience, soumise si longtemps, se révoltait et se vengeait cruellement.

Ah ! s’il avait su. Mais il était trop tard maintenant.

Trop tard ! trop tard ! Les vagues semblaient murmurer cela en clapottant sur les cotés du bateau, et ce son se mêla à ses rêves toute cette nuit-là.

Marie Louise, elle, rêva à Joe et à Emma Bonneville. Dans son rêve les deux étaient toujours ensemble, et elle se réveilla avec un vague sentiment de jalousie.

Pendant ce temps, Mde Bernier attendait avec impatience, l’arrivée de sa fille.

Aussi fut-elle bien heureuse quand les deux voyageurs arrivèrent, enfin, sains et saufs et n’ayant subi aucun contretemps fâcheux.

Après avoir prodigué à Marie Louise, tous les soins que celle ci semblait réclamer après les fatigues du voyage, elle lui fit subir, ainsi que l’avait fait le père, un interrogatoire en règle sur son voyage et son séjour à New York, ce qu’elle avait vu d’extraordinaire, les personnes avec qui elle avait fait connaissance, etc., et ne s’arrêta que lorsque la jeune fille n’eut plus rien de nouveau à lui dire.

Mais plus perspicace que Je père, elle ne tarda pas à s’apercevoir que dans tout ce récit il y avait des endroits où la jeune fille semblait hésiter et se troubler un peu, et où elle s’arrêtait tout à coup sans finir quelques pensées qu’elle avait commencé à exprimer.

Ayant remarqué que le nom d’un certain M. Allard revenait souvent dans ses discours, elle se fit décrire ce personnage, et fut étonnée de l’ampleur de détails que Marie Louise, oubliant la prudence qu’elle avait observée jusqu’à ce moment, apporta à ce portrait.

— Il faut qu’elle l’ait bien regardé et bien étudié, se dit elle. Il y a quelque chose là-dessous, il faudra que j’en sache plus long.

Ce n’était pas la curiosité qui la conduisait. Au contraire. Mais pensant plus loin que ne le font bien des mères qui ne semblent jamais réaliser que leurs jeunes filles sont sorties de l’enfance, elle avait souvent prévu le moment où sa fille ouvrirait son cœur au sentiment qui vient toujours, une fois au moins, embellir pendant un temps plus ou moins long, la vie de tout être humain.

Elle avait prévu ce moment, et elle s’était juré, au souvenir de sa propre vie brisée, de faire tout en son pouvoir pour que sa fille eût une autre destinée que la sienne.

Elle s’était dit :

— Je ferai en sorte que ni la pauvreté, ni l’origine obscure, ni aucune objection de ce genre ne la sépare de celui qu’elle aimera, si, par bonheur, il est bon, honnête, loyal, et d’un caractère propre à la rendre heureuse. Je veux que mon enfant soit plus heureuse que je ne l’ai été moi même.

Maintenant, elle ne doutait pas que Marie Louise, malgré la réserve qu’elle cherchait à garder, n’eut été très impressionnée par le jeune pensionnaire de Mde Prévost. Mais elle ne chercha pas à forcer les confidences de la jeune fille.

— Il ne faut pas brusquer les choses, pensait elle. L’enfant ignore peut-être qu’elle aime réellement ce jeune homme. Peut être aussi n’est ce qu’un sentiment passager qui se dissipera bientôt. Avant d’agir d’une façon ou d’une autre, il faut laisser couler le temps pour voir s’il n’apportera pas du changement dans ses dispositions.

Mais, en attendant, il n’y a pas de mal à prendre des informations sur ce jeune homme, ce que puis faire simplement, sans donner l’éveil à ma cousine qui n’est pas des plus perspicaces, si ma mémoire ne me trompe pas.

Elle écrivit donc à sa cousine, la remerciant avec effusion du soin qu’elle avait pris de Marie-Louise, de la peine qu’elle s’était donnée pour lui procurer des distractions, et parmi toutes ces phrases plus ou moins banales, elle trouva moyen de glisser quelque mots adroits sur le jeune Allard, la priant de le remercier, lui aussi, des attentions bienveillantes qu’il avait eues pour sa fille.

Elle n’avait pas besoin d’en écrire plus long.

Au bout d’une semaine elle reçut une longue lettre en réponse à la sienne.

Comme elle l’avait pensé, une partie de cette lettre était consacrée à parler du jeune Allard, “notre Joe”, comme disait Mde Prévost qui, n’ayant pas d’enfant elle-même, s’était attaché au jeune homme aimable qui égayait sa demeure trop tranquille auparavant, comme elle l’écrivait à sa cousine.

C’était un bon et digne jeune homme, travaillant, sobre, honnête, rangé, aimable, toujours prêt à rendre service ; enfin il était facile de voir que Mde Prévost ne voyait aucun défaut dans son protégé, si ce n’était celui de ne pas être riche, mais, disait-elle, il le deviendra un jour, car il a du talent et de l’ambition.

Puis la lettre continuait sur d’autres sujets.

— En voilà assez long, se dit Mde Bernier. Maintenant je vais attendre quelque temps et si je vois que Marie-Louise continue à songer à ce jeune homme, je trouverai moyen de l’inviter à venir passer quelques semaines, ici, avec les Prévost qui doivent venir vers la fin de l’été.

Elle se fit donc un devoir d’observer attentivement Marie-Louise.

Elle constata que la jeune fille devenait de plus en plus rêveuse et que l’heureuse insouciance qui se lisait sur son visage avant son départ pour New York, avait fait place à une expression plus sérieuse et plus réfléchie.

Après bien des hésitations, Marie-Louise s’était enfin décidée à se rendre à confesse, et elle avait raconté, avec autant de crainte que si c’eut été un grand crime, son aventure du jardin.

Le vieux curé, son confesseur depuis bien des années, l’avait bien grondée d’abord, car il ne pouvait comprendre, qu’elle n’eut pas songé, en se rendant en pleine obscurité vers le fond du jardin, à l’avantage que le jeune homme pouvait tirer de son imprudence.

Mais comme la jeune fille, toute désolée et énervée, s’était mise à pleurer, il s’était radouci et l’avait consolée paternellement en lui faisant promettre d’être plus réfléchie à l’avenir.

Après cette confession. Marie Louise qui se sentait soulagée d’un grand poids, parut un peu plus heureuse, mais elle n’en conserva pas moins l’air rêveur qu’elle avait rapporté de New York.

CHAPITRE XII

Vers la fin de juillet, Mde Prévost reçut une lettre de sa cousine qui l’invitait à venir passer quelques semaines chez elle ainsi que son mari ; elle ajoutait qu’elle serait très heureuse si M. Allard voulait bien les honorer lui aussi de sa visite.

Joe eut d’abord l’envie de refuser.

— C’est une simple politesse, se dit il, et je ne dois pas la prendre au sérieux.

Mais la tentation qu’il éprouvait de revoir Marie-Louise était trop forte pour qu’il pût y résister.

Il réussit à obtenir un congé de son patron et, l’âme pleine d’espérance et d’amour, il partit pour Beauport avec les Prévost qui étaient heureux de l’avoir pour compagnon de voyage.

Quand Emma Bonneville apprit cette nouvelle, elle se sentit accablée de tristesse.

— Hélas, se dit-elle, il l’aime toujours autant.

Les voyageurs arrivèrent à Beauport sans accidents.

Ils furent reçus avec une cordialité parfaite par Mde Bernier, qui était vraiment heureuse de revoir sa cousine avec qui elle avait été très liée dans son enfance.

Plus réservé que son épouse, M. Bernier se montra, cependant, poli et affable.

Ce n’est pas que les visiteurs lui fussent très sympathiques ; au contraire leur visite lui déplaisait, mais il avait toujours conservé un grand respect pour les apparences et il ne tenait pas à passer pour un mari désagréable et bourru.

Quant a Marie-Louise, elle se sentait franchement heureuse et ne songeait pas à le cacher.

Elle se sentait bien un peu gênée avec Joe, à cause de la scène du jardin, mais elle se disait que si le jeune homme ne l’avait pas aimée sérieusement, il n’aurait pas accepté l’invitation de sa mère.

Elle se sentait donc disposée à lui pardonner son action audacieuse.

De son coté, Joe n’attendait que l’occasion pour lui en demander pardon, et il ne tarda pas à la trouver.

Quelques jours après l’arrivée des visiteurs, Mde Bernier proposa une excursion aux “Marches Naturelles”.

La proposition fut acceptée avec plaisir.

Seul, M. Bernier prétexta un mal de tête et resta à la maison, ce qui ne causa de regrets à personne, car il n’y avait que sa fille qui ne se sentait pas gênée en sa présence.

On chemina donc gaiment à travers les champs.

M. Prévost qui ouvrait la marche, le nez au vent et l’air heureux, marchait à grand pas en fumant sa pipe chérie.

Ce digne homme était un Québecquois et l’air natal lui allait à merveille.

De plus, cette course, à travers les champs, lui rappelait son enfance et le temps où il allait, nu-pieds et sans soucis, faire l’école buissonnière sur les bords de la rivière St-Charles.

Marie-Louise et Joe les suivaient.

Ils ne se disaient pas grand’chose, à la vérité, mais il eut été difficile de trouver dans ce monde deux êtres plus heureux qu’ils ne l’étaient en ce moment.

Ils étaient jeunes, ils s’aimaient. Que leur fallait-il de plus que cela, au milieu de ces champs embaumés et sous ce ciel si bleu et si doux.

Mde Bernier et Mde Prévost fermaient la marche.

Ainsi que M. Prévost, les deux cousines se rappelaient en ce moment leur jeunesse heureuse et surtout les longs jours de vacances qu’elles avaient passés ensemble chez leur grand’père.

Mde Bernier oubliait les tristesses de sa vie de femme pour ne songer qu’aux joies de son enfance.

— Te rappelles tu du petit bois où il y avait tant de framboises ? demanda t elle à sa cousine.

— Si je m’en rappelle ? Je le crois bien, et aussi des bonnes tartes que memère nous faisait quand nous en rapportions une grande quantité à la maison.

Moi aussi, je me rappelle des tartes de memère et des beignets qui étaient encore meilleurs.

— Te rappelles tu la vache noire du voisin qui avait failli nous écorner, dans le champ que nous traversions pour aller au bord de la rivière ?

Et du gros chien que nous avons pris pour un loup dans le bocage ?

Et Pepère qui avait décroché son fusil pour aller le tirer ?

Ainsi parlaient les deux cousines en s’animant de plus en plus.

De temps en temps, leurs joyeux éclats de rires arrivaient à l’oreille des deux jeunes gens.

— Je n’ai jamais vu maman aussi gaie, disait Marie-Louise, étonnée et heureuse.

Enfin on arriva à la lisière de bois qui cache au regard la Rivière Montmorency à l’endroit des marches, et il fallut s’engager dans un étroit sentier qui descend en biais et tout graduellement la côte assez à pic.

— Laissez moi vous donner le bras, dit Joe à Marie-Louise.

— Oh ! non ! merci, je suis bien habituée à descendre ce sentier sans aide.

M. Prévost qui possédait de longues jambes était déjà rendu en bas, à l’entrée des marches et il promenait ses regards étonnés et ravis sur ce paysage étrange et beau, qui ne ressemble à rien autre chose au monde.

Le haut mur de roc massif qui s’élève du coté opposé de la rivière, très étroite en cet endroit excitait surtout son admiration.

— On dirait que c’est bâti par des maçons, ce mur là, disait il, en s’approchant du bord escarpé de la plate-forme de roc sur laquelle il était stationné.

— Tu vas tomber, vieux ! lui cria sa digne épouse toute effrayée.

La bonne femme n’osait pas approcher plus de six pieds du bord, de crainte de tomber dans le torrent.

Cependant, elle eut le courage de s’avancer assez pour saisir son époux par la queue de son habit, afin de le retenir en cas de chute.

Cependant, le grand air ayant mis nos gens en appétit, Mde Bernier ouvrit le panier dont M. Prévost s’était chargé, en quittant la maison, et en tira successivement du pain, du fromage, des gateaux, des fruits et plusieurs bouteilles de bière d’épinette ; et l’on se mit en devoir de faire honneur à ces mets simples et frugaux, auxquels la beauté de l’entourage, le chant des oiseaux, et la joyeuse humeur des convives donnaient une saveur délicieuse.

Après ce modeste repas, M. Prévost se mit à lire son journal. Mde Prévost et Mde Bernier continuèrent à explorer la rive, audelà, et Marie Louise et Joe se mirent à cueillir des mignonnes fleurs bleues qui croissaient en abondance entre les massifs dégrés de pierre.

Quand ils en eurent cueillies une certaine quantité, ils s’assirent tous deux sur une des marches pour se faire des bouquets.

Alors, Joe prit la parole.

— Mademoiselle, dit-il, doucement, et sa voix noble et musicale, tremblait un peu, mademoiselle avant autre chose, je voudrais vous demander pardon de mon indigne conduite, la dernière fois que je vous ai vue à New York.

Je ne sais ce que vous avez dû penser de moi, mais vous n’avez pu me juger plus sévèrement que je me suis jugé moi-même.

Oh ! si vous saviez comme j’ai regretté ma faute, vous me pardonneriez.

A ces paroles prononcées avec une émotion toujours croissante, Marie-Louise leva ses beaux yeux bleus sur le jeune homme, comme pour lire au fond de sa pensée.

Sous l’influence de ce beau et pur regard, Joe continua avec plus d’agitation encore.

— Ne voulez vous pas me dire que vous me pardonnez, chère ange ?

Ne voulez vous pas donner cette unique consolation à un malheureux qui vous aime éperdument, mais qui connaît trop bien la différence entre votre position et la sienne pour espérer.

Oh non ! ne craignez pas que je pousse plus loin ma témérité en vous parlant de la sorte. Tout ce que je vous demande, c’est votre pardon ; tout ce que je vous demande c’est de ne pas haïr et mépriser celui qui vous aime plus que sa vie.

Parlez-moi, je vous en supplie ! dites moi que vous pouvez me pardonner.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Marie Louise après quelques instants de silence, je veux bien vous pardonner. Mais je vous avoue que votre conduite de ce soir-là m’a fait beaucoup souffrir.

D’un coté je regrettais d’avoir donné mon amitié et mon estime à quelqu’un qui pouvait ainsi abuser de ma folle imprudence. D’un autre coté je craignais que vous eussiez agi de la sorte avec moi que parceque vous n’aviez pas pour moi le respect et l’estime que je me flattais de vous avoir inspiré.

— Comment avez-vous pu penser cela, chère adorée ? s’écria le jeune homme avec feu. Moi qui vous tiens pour la plus sainte et la plus vertueuse des créatures.

— Je l’ai pensé, pourtant, et cela m’a fait bien souffrir, mais puisqu’il en est ainsi, je vous pardonne de bon cœur. Soyons donc amis, et elle lui tendit sa jolie main blanche qu’il se contenta de presser doucement bien qu’il eut désiré la couvrir de baisers.

Pendant ce temps, Mde Bernier, faisait parler sa cousine sur le jeune homme qui l’intéressait à un si haut degré, et les renseignements que la volubilité de celle-ci lui fournissait en abondance n’étaient pas de nature à diminuer la sympathie qu’elle avait éprouvé pour Joe dès son arrivée.

Ce soir-là, elle trouva moyen d’avoir un entretien avec sa fille, et sans chercher à obtenir des aveux directs, elle n’eut pas de peine à se convaincre que celle ci aimait véritablement Joe Allard.

— Voilà qui est bien, se dit-elle, car je suis certaine que ce garçon fera un bon mari.

Il est pauvre ; c’est là son seul défaut, si c’en est un. Mais Marie-Louise est assez riche pour deux.

Pauvre jeune homme ! Je vois bien que c’est le sentiment de sa pauvreté qui l’empêche de faire des avances sérieuses.

S’il savait comme je suis bien disposée en sa faveur, il n’éprouverait pas autant de crainte.

Mais mon mari sera-t il satisfait de ce mariage ?

Cela reste à savoir.

Il aime tant l’argent qu’il rêve peut être un mari millionnaire pour Marie Louise.

Mais non, il ne doit pas y songer déjà.

Il n’a pas l’air de réaliser qu’elle n’est plus un enfant.

Il lui parle toujours comme à une petite fille.

Dans tous les cas, il faudra qu’il cède, quand bien même il aurait d’autres idées que la mienne pour l’établissement de Marie Louise. Il cédera. Je saurai bien l’y contraindre.

Je ne veux pas que la vie de mon enfant soit gâtée comme l’a été la mienne. Mais avant d’en parler à mon mari, il faut que j’aie une conversation à ce sujet avec le jeune homme lui même. Il faut que je sonde ses intentions, car après tout, je puis me tromper à l’égard de ses sentiments envers ma fille. On ne peut jamais jurer de rien, dans ce monde.

Mde Bernier trouva bientôt l’occasion de parler seule avec le jeune homme.

— M. Allard, dit-elle, j’ai à vous entretenir de choses sérieuses. Veuillez me prêter votre attention je vous en prie.

Effrayé par ces préliminaires, Joe resta interdit, ne sachant ce qu’il devait penser ou dire en ce moment.

— Soyez sans crainte, dit en souriant, Mde Bernier, qui s’apercevait de son trouble, Ce que je vais vous dire n’a rien de terrible.

Au contraire.

M, Allard, continua t-elle, après s’être recueillie un instant, j’ai une question importante à vous poser.

et je vous prie d’y répondre franchement et sans détour.

J’ai cru m’apercevoir, depuis votre arrivée ici, que vous aimiez ma fille. Me suis-je trompée ?

— Non madame, répondit Joe en levant sur elle ses yeux francs et expressifs. Vous ne vous êtes pas trompée. J’aime en effet votre fille.

J’ai fait, cependant, tous les efforts possibles pour ne pas laisser paraître ce sentiment que je voulais garder en moi-même. Vous m’avez deviné pourtant.

Ne m’en voulez pas, je vous en prie, car je suis bien excusable, il me semble, car peut-on voir votre fille sans l’aimer.

— Je ne vois pas pourquoi je vous en voudrais.

Aussi, n’est-ce pas pour vous faire des reproches que je vous ai de mandé cet entretien.

Au contraire. Si vous compreniez comme je vous suis favorable, vous ne seriez pas aussi découragé que vous semblez l’être.

— Madame, dit Joe tout ému ; que dois-je croire de vos paroles. Me serait-il donc permis d’espérer ?

Pardonnez-moi mon émotion. Ce bonheur inattendu semble m’oter la raison. Il me semble que je rêve.

— Remettez vous, mon ami, dit doucement Mde Bernier. Vous ne rêvez pas. C’est bien comme je vous le dit. Si ma fille vous aime, elle aussi, ce dont je ne doute pas, je ferai tout en mon possible pour vous rendre heureux, tous les deux.

— Mais, madame, ignorez-vous que je suis pauvre, que je n’ai que mon salaire de chaque semaine pour vivre.

— Non, je ne l’ignore pas, mais je ne trouve pas que cela soit un empêchement sérieux.

La première chose dans le mariage, c’est l’amour et l’estime mutuel ; de plus il faut un certain rapport entre les âges, les caractères, les conditions sociales, et les goûts.

Je trouve que vous convenez bien à Marie Louise, sous tous ces rapports, et je crois que vous la rendrez heureuse.

— Oh ! tout cela vous pouvez en être certaine ! je l’aime tant ! En disant cela, il regardait Mme Bernier bien franchement avec ses beaux yeux noirs humides de larmes de reconnaissance et de bonheur.

Et vous qui êtes si bonne, si généreuse, vous me permettrez, de vous aimer et de vous chérir comme une mère, n’est ce pas ? Oh ! si vous saviez comme l’amour d’une mère m’a manqué dans ma triste vie d’orphelin abandonné.

— Et moi, j’ai toujours désiré d’avoir un fils, bon et loyal comme vous ; mes vœux seront exaucés enfin, car vous serez un fils pour moi ; je le sens, et s’étant levée, elle déposa un baiser maternel sur le beau front noble du jeune homme, et sortit le laissant ivre d’espérance et de bonheur.

— Maintenant, il s’agit de parler à mon mari, se disait-elle, et cela sans tarder.

Elle se rendit donc à la chambre de M. Bernier. où elle savait le trouver.

— J’ai à vous parler, dit-elle, en voyant l’étonnement qu’il semblait éprouver de cette visite inattendue.

— C’est bien, essayez-vous dit-il froidement, car depuis la scène orageuse qui avait eu lieu entre les deux époux, il avait mis de coté, toutes les attestions délicates, et tous les témoignages d’affection avec lesquels il avait espéré longtemps de se faire enfin aimer d’elle.

— C’est de Marie-Louise qu’il s’agit.

— Ah ! fit M. Bernier subitement intéressé.

— M. Allard, l’ami de ma cousine aime notre fille et notre fille l’aime.

C’est un bon jeune homme, honnête, religieux, bien élevé, et qui convient à Marie-Louise sous tous les rapports.

— Excepté sous celui de la fortune, interrompit sèchement son mari.

— Marie-Louise est assez riche pour deux, et je la connais assez pour savoir qu’elle préférerait le bonheur à la richesse.

Vous devez savoir mieux que n’importe qui que l’amour est la première chose dans le mariage, ajouta t elle en regardant bien fixement son mari. Du reste il n’est pas juste de dire que le jeune homme est vraiment pauvre. Il a du talent, de l’ambition, il a une bonne position, son patron l’estime, et il reçoit un salaire assez considérable pour lui permettre de faire vivre sa femme dans une honnête aisance, sinon dans le luxe.

Enfin, je ne vois pas comment nous pouvons raisonnablement rejeter sa demande, sachant que Marie-Louise l’aime et qu’elle serait très malheureuse, si nous refusions de le lui donner pour époux.

Pendant que Mde Bernier parlait, son mari réfléchissait profondément.

Elle ne s’était pas trompée dans son idée qu’il devait rêver un mari très riche pour sa fille. C’était en effet son désir.

Aussi était-il décidé à ne jamais consentir au mariage de sa fille avec ce jeune homme si peu doué sous le rapport de la fortune.

Mais sa femme désirait ce mariage et ferait tout son possible pour qu’il se fasse sans doute.

Et depuis l’explication qu’il avait eue avec elle, il éprouvait envers elle une espèce de crainte qui lui faisait redouter de s’opposer formellement à ses désirs.

Il résolut donc d’employer la trahison, arme qui lui était familière.

Composant son visage, et prenant l’air contrarié de quelqu’un à qui l’on fait faire quelque chose malgré lui, il dit enfin.

— Je vous avoue bien que ce jeune homme n’est pas le gendre que j’avais rêvé, mais j’aime trop ma fille pour m’opposer à son bonheur.

Cependant, je ne pourrais jamais me résoudre à la donner ainsi à un inconnu sur le compte duquel nous ne savons que ce que notre cousine nous a dit, d’autant plus qu’elle-même ne sait pas grand’chose sur lui.

Il faut que je trouve moyen d’obtenir de plus amples renseignements sur lui. Vous devez savoir vous-même que c’est absolument nécessaire.

— Ah ! tant qu’à cela, vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas moi qui vous contredirai là dessus.

— Vous ne m’avez pas dit si vous en avez parlé à Marie-Louise, et ce qu’elle a dit dans ce cas.

— Non. je ne lui en ai pas encore parlé.

— Alors comment savez vous qu’elle l’aime ?

— Ah pour cela, j’en suis certaine. Mais quant à lui parler sérieusement de l’alliance projetée entre elle et ce jeune, j’ai trouvé qu’il vallait mieux attendre que tout fut décidé, pour le faire.

— Vous avez raison. Alors c’est convenu.

Jugeant l’entretien fini, Mde Bernier sortit et son digne époux, resté seul, se mit à combiner ses plans pour faire échouer le projet.

Pendant que les deux époux discutaient cette question importante, une autre entrevue avait lieu dans le jardin.

Quand Mde Bernier eut quitté le jeune homme qu’elle venait de rendre heureux, il demeura quelques temps dans une rêverie pleine d’extase. Il se trouvait en ce moment dans un petit salon qui donnait sur le jardin, et d’où il pouvait en voir toute l’étendue sans quitter son siège. Pendant qu’il se livrait ainsi à ses rêves d’or, une forme gracieuse et légère lui apparut au loin parmi les nombreuses plates bandes.

Instinctivement, il se leva et se dirigea vers cet endroit et en quelques minutes il rejoignit la jeune fille.

En le voyant approcher, elle lui sourit doucement et ses yeux prirent soudain une telle expression de tendresse que le cœur du jeune homme tressaillit.

En ce moment il se sentit convaincu pour la première fois, qu’il était vraiment aimé et cette pensée le transporta.

— Marie-Louise, mon ange, murmura-t-il, serait-il possible que vous m’aimiez ?

Comprenant qu’elle s’était trahie, mais sans deviner de quelle manière, elle baissa les yeux dans un trouble inexprimable.

— Pardonnez-moi mon indiscrétion, chère adorée, mais je suis si heureux en ce moment, que j’en perds la raison. Mais vous me jugerez moins sévèrement quand vous saurez que votre mère vient de sanctionner mon amour pour vous et qu’elle m’a laissé espérer que vous partagiez mes sentiments.

Comprenez-vous mon bonheur, ma bien-aimée ?

Je suis libre de vous aimer et de vous le dire, et je viens de lire dans vos doux yeux la confirmation des paroles de votre mère.

Puis voyant que la jeune fille gardait le silence, il continua avec une émotion toujours croissante.

— Je vous en supplie Marie-Louise, parlez-moi. Dites-moi que votre mère ne s’est pas trompée. Dites-moi que je ne me suis pas trompé moi-même en croyant lire vos sentiments dans ces beaux yeux bleus que j’aime tant.

— Non, vous ne vous êtes pas trompé, murmura-t-elle enfin, de sa voix douce.

— Vous m’aimez, alors ? Oh dites les moi, ces paroles que j’ai tant désiré entendre. Dites-moi que vous m’aimez.

— Oui, je vous aime, dit-elle tout bas, comme si elle eut craint d’être entendu des fleurs ou des oiseaux.

— Et moi je vous adore, chère ange ! et saisissant la main mignonne de sa bien-aimée, il couvrit ses doigts blancs et délicats de baisers fervents.

Il aurait volontiers approché ses lèvres de celles de sa bien-aimée, mais se souvenant de ce qu’elle lui avait dit, à ce sujet, il n’osait le faire, dans la crainte qu’elle n’attribuât encore cette action à un manque de respect.

— Nous ferons mieux de retourner à la maison, maintenant, dit Marie-Louise timidement. Maman va s’inquiéter de mon absence.

A peine étaient-ils de retour que la servante vint prévenir Marie-Louise que son père désirait lui parler.

La jeune fille se rendit aussitôt dans la chambre de son père qui commença par l’embrasser tendrement, la prit sur ses genoux comme c’était son habitude, et se mit à lui parler dans ces termes.

— Tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ma chérie ?

— En ai-je jamais douté, mon père ? demanda-t-elle en levant son regard affectionné sur lui.

— Je sais bien bien que non, ma fille, mais écoute bien ce que je vais te dire.

M. Allard a demandé ta main à ta mère. C’est un beau et gracieux jeune homme, j’en conviens. Il semble bon et honnête, j’en conviens encore. Mais il est pauvre comme tu le sais. Cela n’est pas un défaut par soi-même au contraire, la pauvreté supportée avec patience devient une vertu. Aussi n’ai-je pas envie de le blâmer à cause de sa pauvreté.

Mais ce qui me déplaît un peu dans ce jeune homme, c’est que, pauvre comme il est, il aspire néanmoins à la main d’une jeune fille aussi riche que toi, car il n’ignore pas que je possède des propriétés considérables, et que tu es ma seule héritière.

Si j’étais certain qu’il t’aime pour toi-même, et non pour ta dot, ce manque de délicatesse de sa part me semblerait plus pardonnable.

Mais comment peut-on deviner la pensée des gens ?

Mais l’idée que ce jeune homme pourrait te rechercher uniquement par intérêt me cause un embarras extrême, je t’assure.

Ta mère qui ne connait pas le monde comme je le connais, est toute enthousiasmée de ce projet d’alliance, elle, mais je suis rempli d’inquiétude, moi.

Songe-s’y toi-même, mon enfant. Serais-tu bien heureuse, si tu t’apercevais après ton mariage, que ton mari ne t’aime pas et ne t’a jamais aimée.

Marie-Louise dont les yeux étaient maintenant remplis de larmes ne répondit pas, mais son père vit bien par l’expression de son visage que le coup avait porté, et qu’il avait réussi, par ses insinuations, à introduire le doute, ce serpent ennemi de l’amour et du bonheur, dans le cœur de la jeune fille.

— Cependant, ajouta-t-il, il ne faut pas juger le jeune homme sans lui donner une chance de se justifier et je veux avoir avec lui une conversation à ce sujet.

Je connais bien le caractère humain et je me flatte de pouvoir découvrir ses véritables sentiments en conversant ainsi avec lui.

Tu peux avoir confiance en moi ; si ce jeune homme est réellement bon et franc comme ta mère et toi semblez le croire, je saurai bien lui rendre justice.

N’est-ce pas, ma chérie, que tu as confiance en ton père qui t’aime tant ?

— Oh ! oui, papa, répondit la jeune fille en pleurant.

— Eh bien, sèche tes larmes, alors, et songes que ce que je veux faire est pour ton bien.

CHAPITRE XIII

Le lendemain matin, pendant que les dames étaient allées faire quelques emplettes à Québec, et que M. Prévost fumait son éternelle pipe dans le jardin, M. Bernier aborda Joe et commença à lui parler dans ces termes.

— Hier après midi, dit il, ma femme m’a parlé d’un projet d’union entre vous et ma fille.

Joe inclina la tête pour toute réponse, en se demandant où il avait déjà vu des yeux d’un gris-pierre, et à l’expression dure et gênante, comme ceux qui le fixaient en ce moment.

— Ma femme semblait croire que du moment que vous aimiez Marie-Louise et que celle ci vous aimait en retour il n’y avait plus d’autre chose à faire qu’à publier les bans et à vous donner notre bénédiction.

— Eh bien, monsieur, demanda Joe avec impatience, car il se sentait froissé du ton, moitié protecteur, moitié insolent, qu’affectait le père de Marie-Louise. Où voulez-vous en venir, je vous en prie ?

— Vous allez le voir bientôt jeune homme. Mais auparavant, je vous prie de me dire si ma femme a pris un engagement sérieux avec vous à ce sujet.

— Non, monsieur, Mde Bernier m’a seulement assuré de son approbation, et m’a promis son appui auprès de vous.

— Ah ! tant mieux alors ! Voyez-vous, jeune homme, les femmes n’entendent rien aux affaires dont elles feraient mieux de ne jamais se mêler.

Bien que déconcerté et découragé un peu par ce début de mauvaise augure, une pensée, étrangère au sujet de la conversation prédominait en ce moment dans l’esprit de Joe. Il se demandait.

— Où donc, ai-je déjà vu cet homme, pourtant ? Ce front bas et étroit, ces yeux gris-pierre, ce nez un peu gros, ces lèvres minces, enfin tout cet ensemble de physionomie me semble étrangement familier, tout autant que le son de cette voix, et cette façon de parler à la fois polie, suave, et pourtant insolente, par moment. Vraiment sa voix sonne à mon oreille comme une chanson du temps passé.

Cependant Bernier continua sans être déconcerté ou embarrassé, par le regard intrigué que le jeune homme jetait sur lui, de temps en temps.

— Oui, mon ami, les hommes connaissent mieux les affaires que les femmes, et entre hommes on se comprend mieux, n’est ce pas ?

Enfin, allons au fait. Ma fille est riche, comme vous le savez bien. Pas très, très riche ; je suis loin d’être millionnaire, mais enfin, je suis assez riche pour lui donner une bonne dot, oui, une dot respectable.

Vous saviez cela, comme de raison.

— Monsieur, dit vivement Joe, qui commençait à se sentir indigné. Je savais que vous deviez être assez riche, mais je vous prie de croire que je n’ai jamais passé mon temps à calculer le chiffre auquel devait s’élever la dot de votre fille.

— Voyons mon jeune ami ; de la patience, et ne m’interrompez plus, je vous en prie. Laissez moi finir ce que j’ai à vous dire, d’abord ; vous parlerez tant que vous le voudrez, après.

Je vous le disais donc, vous saviez que ma fille devait avoir une bonne dot. Oh ! vous n’avez pas besoin de me regarder avec des yeux comme ça. Un jeune homme dans son bon sens ne pouvait manquer de le deviner.

Vous êtes pauvre, vous, c’est-à-dire, vous n’avez que votre salaire pour vivre. Ce n’est pas un mal, cela. J’ai commencé de la même façon, moi, mais enfin, vous comprenez que vous n’êtes pas un parti convenable pour ma fille.

Pensez-donc, les gens diraient que vous l’avez épousée pour son argent, et si elle apprenait cela ou que cette idée venait jamais à naître d’elle-même dans sa tête la pauvre enfant en mourrait de chagrin.

En disant ces paroles, Bernier ne pouvait s’empêcher de songer à sa première femme, mais, loin de l’adoucir, ce souvenir le rendait plus cruel encore pour Joe Allard, comme s’il eut pris plaisir à se venger sur un innocent des tortures que le remord lui infligeait depuis son aventure du cimetière.

De plus en plus indigné, Joe ne se contenait qu’avec beaucoup de peine.

Bernier continua, de son air doucereux.

Comme vous le pensez bien, j’aime ma fille à la folie. C’est pour cela que je pense d’avance à tout ce qui pourrait lui causer du chagrin plus tard. Je vous disais tout à l’heure qu’elle viendrait peut-être à douter de votre amour pour elle, un jour.

J’ai mes raisons pour dire cela, car elle est déjà troublée par quelques soupçons à votre égard.

Elle m’a parlé de son amour pour vous, amour de fillette, vous savez, tout d’imagination et de roman, et elle m’a dit en souriant comme si elle eut voulut badiner, mais avec une émotion qui m’a parue suspecte. “Tâchez mon cher père de savoir si ce jeune homme m’aime pour moi ou pour ma dot.”

Ce sont là ses propres paroles. Cela m’a donné à penser qu’elle soupçonnait vos motifs, et je vous avouerai bien que ce soupçon, dans cette âme si naïve pourtant, m’a donné l’éveil et je me suis dit : “Sapristi, père Bernier, voilà une fillette plus avisée que toi ! Fais attention, bonhomme, et ne donne pas ta fille au premier venu sans prendre des précautions.” Vous ne pouvez donc pas me blâmer si je les prends ces précautions, puisque c’est la jeune fille que vous aimez qui me les a suggérées.

— Monsieur, dit Joe qui se leva droit et fier, mais pâle de colère. Vous en avez dit assez long. Dès ce moment, je retire mes prétensions à la main de mademoiselle votre fille et je quitterai ce toit aussi tôt qu’il me le sera possible. Je ne voudrais pour rien au monde, entrer dans une famille dont les membres entretiendraient de pareils soupçons sur mon compte. Et ayant salué froidement M. Bernier, il se retira dans sa chambre où il s’enferma, en proie au désespoir le plus violent.

La pensée que Marie Louise pouvait avoir parlé de lui dans les termes que son père avait cités le rendait fou de douleur.

Elle que j’aime tant ; elle pour qui j’aurais donné ma vie avec bonheur ; est il donc possible qu’elle me soupçonne ainsi ?

Si elle m’aimait comme je l’aime, ne sentirait-elle pas que je suis sincère ?

Oh, j’aurais pu endurer les insultes de cet homme, son père ; mais ses défiances à elle, me brisent le cœur.

Après s’être abandonné à sa douleur, pendant quelque temps, il se recueillit et se mit à songer à son départ qu’il voulait effectuer le plus tôt possible.

Ayant tiré sa montre, il constata qu’il était déjà onze heures.

— Je ne prendrai pas un autre repas ici, se dit-il, je veux partir sans plus tarder.

Mais il me faut trouver un prétexte à ce départ subit, car je ne veux pas que les Prévost en devinent le véritable motif, d’autant plus que ces bonnes gens en seraient affligés, et je ne voudrais pas pour rien au monde troubler l’agrément de leur séjour ici.

Je sais ce que je vais faire, il est justement l’heure de la malle. Je vais aller au bureau de poste et je reviendrai feignant d’avoir reçu une lettre du patron qui demande mon retour immédiat, à cause d’un surcroît d’affaires ou autres raisons. Comme cela, mon départ paraîtra tout naturel, et les Prévost n’en seront pas étonnés.

Il sortit donc aussitôt et prit la direction du bureau de poste.

Il y avait en effet une lettre pour lui, ce qui lui semblait une heureuse coïncidence.

C’était un ami de New-York qui le priait de se charger pour lui d’une commission à Montréal, à son retour.

Il se hâta de retourner à la maison, la lettre à la main, appela M. Prévost qui était encore dans le jardin, et lui débita le conte qu’il avait préparé.

— C’est bien fâcheux, cela, dit M. Prévost, mais il n’y a rien à y faire, je suppose, il faut que tu partes.

— Et tout de suite encore, car le patron me recommande de me hâter autant que possible.

— Comment feras tu ; il n’y aura pas d’omnibus avant deux heures cette après-midi.

— Oh, pour cela, il n’y a guère plus de deux lieues entre ici et Québec, et vous savez que je suis bon marcheur.

— Par un temps chaud comme aujourd’hui ! Ce n’est pas moi qui voudrais faire une marche pareille.

— C’est bien malheureux, dit tout à coup le maître de la maison qui arrivait et qui devait avoir entendu la conversation ; c’est bien malheureux que ces dames soient allées aujourd’hui à Québec et aient pris la voiture, autrement je me ferais un plaisir de vous conduire moi-même.

— Ce serait une peine inutile, monsieur, dit froidement Joe. Je puis très bien marcher, car j’y suis habitué. Je vous prierai seulement de transmettre mes adieux à ces dames en leur disant la raison qui me force à m’éloigner si subitement.

Moins d’une demi-heure après, Joe était sur le chemin de Québec et marchait à grand pas afin de ne pas courir le risque de manquer le train dont il ne connaissait pas les heures de départ. Cette marche rapide, sur une route poussiéreuse et sous le soleil ardent et éblouissant, lui sembla toujours par après, comme un cauchemar fatiguant.

Rendu à Québec, son amour qui semblait avoir fait place à l’indignation et le ressentiment, reprit le dessus, et il lui vint un instant l’idée de chercher à revoir Marie-Louise, ne fut ce que pour une minute, pour lui dire adieu.

Mais il ne connaissait pas Québec et n’avait aucune idée où pouvaient se trouver les magasins qu’elle devait visiter.

Pendant qu’il délibérait ainsi, il entendit une voix familière, celle de Mde Prévost s’exclamant :

— Tiens, c’est Joe ! Qu’est-il donc venu faire ici ?

Il leva aussitôt les yeux et aperçut les trois dames dans leur voiture qui passait tout près de lui dans une rue étroite.

Il ota alors son chapeau et les salua, en jetant à Marie-Louise un regard de regret désespéré, comme celui d’une âme à laquelle on aurait ouvert la porte du paradadis pour la refermer aussitôt sans l’admettre.

Et avant que Mde Bernier eut pu donner l’ordre au cocher d’arrêter les chevaux, il s’éloigna rapidement et s’engagea dans une autre rue.

— Que veut dire ceci ? se demanda avec inquiétude Mde Bernier ; mais s’apercevant que Marie Louise avait déjà l’air pâle et émue, elle feignit une tranquilité qu’elle ne ressentait pas, et affecta de regarder cette rencontre comme une chose toute naturelle.

— Pourquoi n’a t-il pas demandé une place dans la voiture puisqu’il avait affaire en ville ? dit-elle simplement. Serait ce parcequ’il est trop timide ?

— Ce doit être cela, et la crainte de vous gêner, répondit Mde Prévost.

Bien, qu’un peu rassurée par ces paroles, Marie-Louise se sentait troublée au souvenir du regard étrange que Joe lui avait lancé, mais elle garda le silence.

Pendant ce temps, Joe qui était arrivé juste à temps pour prendre le train, s’éloignait rapidement de Québec.

CHAPITRE XIV

En quittant New York, Mde Prévost avait prié Mde Bonneville et sa fille de vouloir bien aller visiter sa maison de temps en temps, pour voir si tout était en ordre.

Mde Bonneville étant peu sorteuse, cette légère tâche retombait entièrement sur Emma qui ne s’en plaignait pas du reste.

Au contraire, elle éprouvait un plaisir mélancolique à parcourir cette maison déserte et silencieuse, séjour habituel de celui qu’elle aimait, et elle goûtait ce plaisir d’autant plus que tout était resté dans l’ordre accoutumé, dans les appartements.

Depuis le départ de Mde Prévost, elle y était allée tous les jours, et toujours elle avait trouvé la maison sombre et silencieuse.

Elle fut donc bien étonnée, un matin, de trouver une des fenêtres du salon un peu ouverte du haut, elle qui avait toujours soin de les refermer toutes, après avoir aéré les chambres, chaque fois qu’elle venait.

Elle descendit aussitôt au soubassement bien qu’elle se sentait un peu nerveuse, mais elle constata que tout y était dans le même ordre que la veille.

Elle monta alors au deuxième étage, celui des chambres à coucher.

En arrivant au haut de l’escalier son cœur se prit à battre violemment, comme si elle eut senti la présence d’un être humain.

Cependant, elle continua à monter résolument et entra dans la chambre des visiteurs, (celle de Mde Prévost se trouvait un peu en arrière du salon) qui se trouvait le plus près de l’escalier.

Il n’y avait personne, là, et rien n’y semblait dérangé.

L’autre chambre, en avant, était celle de Joe Allard, et sans savoir pourquoi, elle hésitait à y pénétrer.

Comme elle restait là, toute tremblante, à la même place, il lui sembla entendre le bruit d’une respiration oppressée, dans l’autre chambre.

Prenant son courage, elle ouvrit la porte et entra résolument dans cette pièce.

Joe Allard, pâle et défait, gisait sur le lit, plongé dans un sommeil profond.

Elle étouffa le cri qui faillit s’échapper de ses lèvres et resta quelques instants immobile, ne sachant quoi penser, ni qu’elle résolution prendre.

Le jeune homme s’agitait péniblement, dans son sommeil, sa respiration était gênée et de temps en temps, des mots incohérents s’échappaient de ses lèvres.

Joint à cela, la pâleur et son visage changé ne laissèrent aucun doute dans l’esprit de la jeune fille. Il était décidément malade, très malade, peut-être, et elle ne pouvait se résoudre à le laisser seul dans cette maison déserte, même pour aller chercher le secours qui lui semblait nécessaire.

Pendant qu’elle délibérait ainsi sur ce qu’elle devait faire, Joe ouvrit tout à coup des yeux brillants de fièvre, et demanda à boire, sans paraître reconnaître celle à qui il s’adressait.

Sa voix était faible et si changée que le cœur d’Emma se serra douleureusement.

Sans perdre une minute elle descendit à la cuisine et remonta bien tôt avec un verre d’eau qu’elle fit boire au malade, en l’aidant à se soulever comme l’aurait faite une sœur de charité.

Puis elle le laissa retomber doucement sur son lit et il sembla s’endormir, car ses yeux se fermèrent et il demeura immobile pour quelques instants.

Mais cet état tranquille ne fut que de courte durée, car il tomba bientôt dans un accès de délire dont la jeune fille fut effrayée, car elle n’avait jamais vue rien de semblable.

Cependant, elle parvint bientôt à distinguer le sens des paroles qu’il prononçait pourtant assez indistinctement.

Le nom de Marie-Louise, de M. Bernier, revenait sans cesse dans ses discours, auxquels se mêlaient aussi les mots pauvreté, insultes, soupçons, richesse, insolence, puis son esprit semblait se reporter vers le temps de son enfance, il parlait confusément de sa grand’mère et de son oncle.

Le mot réparation revenait souvent aussi, et chose étrange, tantôt il suppliait son oncle de ne pas le séparer de sa grand’mère, et tantôt il le suppliait aussi de ne pas le séparer de Marie-Louise, comme s’il eut confondu ces deux personnages. Ce qui étonnait beaucoup Emma qui se disait pourtant que c’était là l’effet du délire qui le possédait.

Mais dans tout ce discours incohérent, elle ne tarda pas à démêler la vérité en ce qui concernait l’amour de Joe pour Marie Louise, et l’opposition que le père de celle-ci faisait à son mariage, ainsi que la cause de cette opposition.

Par les reproches que Joe accablait de temps en temps celle qu’il appelait “son ange adorée,” il ne lui fut pas difficile de découvrir que Marie-Louise, elle-même, entrait pour quelque chose dans le renvoi du jeune homme, du moins dans sa pensée à lui, sinon en réalité.

Cependant la fièvre augmentait toujours.

Son front était brûlant et ses joues étaient maintenant empourprées.

— Mon Dieu, que vais-je faire ? se demanda Emma. Je ne puis le laisser tout seul et pourtant il a grandement besoin de secours.

En ce moment la voix de quelques gamins qui jouaient dans la rue attira son attention.

Une idée lui vint et elle descendit à la porte, et sortit sur le perron.

De là elle fit signe à un des gamins de venir la trouver et lui proposa de porter un billet à l’adresse qu’elle lui indiquerait, lui promettant une pièce de monnaie pour sa peine.

Le gamin consentit et Emma ayant trouvé du papier et un crayon écrivit quelques mots à sa mère lui expliquant les circonstances qui la retenait dans la maison de M. Prévost, et la suppliant d’y venir elle-même sans tarder.

Ayant confié cette missive au gamin, elle remonta auprès de Joe qui lui demandait encore de l’eau, tout en divaguant de plus en plus.

En attendant sa mère la jeune fille se livra aux plus tristes réflexions.

— Pauvre garçon, pauvre Joe, pensait elle, en laissant tomber un regard doux et plein d’amour sur le jeune homme. Comme il est malheureux. Hélas, pourquoi a t-il aimé cette étrangère qui ne l’aime pas elle ; qui le dédaigne parcequ’il est pauvre et obscur ?

Pourquoi ne m’a-t-il pas aimée, moi qui l’aime tant, moi qui passerais ma vie à chercher à le rendre heureux ?

Il ne m’aime pas, il ne m’aimera jamais.

Donnez-moi la grâce de me résigner, ô mon Dieu !

Il ne me reconnaît même pas.

Si c’était elle, je suis certaine qu’il la reconnaîtrait, pourtant.

Mais moi, je ne suis rien pour lui. Il ne me reconnaît pas. Il n’a pas prononcé mon nom une seule fois dans son délire.

Pourtant, je l’aime mieux qu’elle ne pourrait jamais l’aimer, elle. Je donnerais ma vie pour lui. Oui, je donnerais ma vie pour sauver la sienne, et je serais heureuse de le faire.

Oh I Joe, mon amour, n’as-tu jamais senti combien je t’aimais ?

Ne l’as tu jamais deviné ?

Il fut un temps où je croyais qu’il m’aimait pourtant.

Il me regardait avec des yeux si doux et si sympathiques. Il semblait si heureux de venir chez nous. Il avait toujours quelque chose d’aimable à me dire.

Oh ! comme j’étais heureuse, dans ce temps-là. Plus heureuse que je ne le serai jamais, à présent. Je me trompais, pourtant. Le sentiment qu’il éprouvait pour moi n’était que de l’amitié.

Qu’ai-je donc fait, pour être si malheureuse ?

Au bout d’une demi heure, Mde Bonneville étonnée et consternée, arriva.

Elle eut d’abord envie de tancer vertement sa fille pour être restée seule aussi longtemps avec Joe Allard, car elle trouvait là le comble de l’inconvenance, mais elle finit par se dire que la pauvre enfant n’avait vraiment pu faire autrement et qu’elle-même en aurait fait autant à sa place.

Cependant, elle voulut la renvoyer immédiatement à la maison, en lui disant que ce n’était pas convenable qu’elle restât là plus longtemps, mais Emma la supplia avec tant d’instance de la laisser rester qu’elle ne put lui refuser cette permission.

— Je suis arrêtée chez le docteur en venant, dit-elle, il ne doit pas tarder à venir.

En effet, celui-ci arriva bientôt et déclara après quelques minutes d’examen que Joe souffrait d’une fièvre cérébrale, et que son état était fort grave, bien qu’il ne fut pas encore en danger.

Il prescrivit un repos et un calme absolu, et se retira après avoir signé une ordonnance qu’Emma ne tarda pas à porter chez le pharmacien, après quoi, étant tant soit peu rassurée par les paroles du docteur, elle consentit à retourner chez elle pour préparer le dîner de son père et de ses frères pendant que sa mère s’établirait en garde-malade auprès de Joe.

Pendant plusieurs jours, l’état de Joe semblait s’empirer, et Mde Bonneville ne quittait son chevet que pour prendre quelques heures de repos chaque jour.

Pendant ce temps, elle était remplacée par Emma qui se rendait à la maison de Mde Prévost, aussi tôt qu’elle avait fini le ménage chez elle, pour y passer une partie de la journée.

Dans l’après-midi, elle retournait à la maison pour veiller aux préparatifs du souper, et surveiller un peu ses jeunes frères, quand ceux ci revenaient de l’école.

Un jour qu’il pleuvait et que Pti-Fonce, le plus jeune était resté à la maison, il se glissa dans la chambre de sa mère et y demeura longtemps, sans faire de bruit, ce qui était de mauvaise augure.

Quand on n’entendait pas ce gamin turbulent, on pouvait être certain qu’il était en train d’examiner la mécanisme d’une montre ou d’une pendule, qu’il dessinait avec un morceau de charbon sur les murs propres et blancs ; qu’il faisait des recherches dans les tiroirs de commode, ou bien encore, qu’il mangeait le contenu des pots de confitures, laissés par malheur à sa portée.

Ses plus grands méfaits s’étaient toujours accomplis dans un silence parfait.

Emma qui connaissait bien cette particularité de son petit frère s’alarma de son séjour prolongé dans la chambre de sa mère.

— Il doit être en train de faire quelque mauvais coup, se dit elle, et sans plus tarder, elle se dirigea vers la chambre sans faire de bruit pour le surprendre.

Le gamin était assis par terre et tenait en mains un petit coffret à serrure qu’il avait réussi à ouvrir d’une manière ou d’une autre et duquel il était occupé à tirer des lettres, des papiers et quelques vieilles photographies.

— Vilain enfant ! s’écria Emma indignée, et prenant le gamin par l’oreille, elle le força de se lever et de quitter la chambre, ce qu’il fit de mauvaise grâce et en pleurnichant tant soit peu.

Ce coffret était considéré presque comme une relique par Mde Bonneville, car il avait appartenu ainsi que son contenu, à son défunt père. A ce titre, elle l’avait toujours conservé précieusement dans un des tiroirs de sa commode, mais jamais l’idée de l’ouvrir et d’en examiner le contenu lui était venue, d’autant plus qu’elle ne lisait que très peu l’écriture. Mais elle savait que ce meuble contenait des papiers et lettres, ayant appartenu à son père, et elle l’avait dit à sa fille quand celle ci l’avait un jour questionnée à ce sujet.

Emma s’agenouilla par terre pour ramasser les papiers qu’elle commença à remettre dans le coffret tout en les examinant tour à tour.

A la vérité, ils n’étaient guère remarquables ; c’était, pour la plupart, des lettres de parents et d’amis, des reçus, des certificats de baptême, etc.

Ce qui attira le plus l’attention d’Emma, ce fut une dépêche télé graphique, celle-là même qui avait annoncé au grand’père Lecompte la maladie de son épouse.

Soudain, un livret de forme particulière frappa ses yeux.

Elle le prit et se mit à le feuilleter, avec une attention toujours croissante.

A mesure qu’elle disait, elle devenait de plus en plus pâle, et quand elle eut fini, elle resta longtemps immobile comme absorbée par des réflexions profondes.

Soudain, l’expression de son visage changea et un violent combat parut se livrer dans son âme.

De temps en temps, ses sourcils se fronçaient, ses yeux devenaient plus sombres et lançaient des éclairs, et une expression de haine farouche animait son visage, si calme et si doux à l’ordinaire.

Puis elle semblait devenir plus recueillie et plus soumise pendant un instant.

Mais un moment après, les sentiments de haine et de révolte semblaient reprendre le dessus.

Enfin, ses yeux se tournèrent vers un tableau de la Vierge placé en face d’elle.

Le doux visage de Marie semblait lui sourire avec encouragement.

Alors, elle fondit en larmes et murmura.

— Mon Dieu, que votre volonté soit faite !

CHAPITRE XV

Quand Mde Bernier, sa fille et Mde Prévost renvinrent de leur tournée à Québec, cette dernière n’eut rien de plus pressé que de s’informer du motif du voyage de Joe.

— M. Allard a reçu de son patron une lettre le mandant en grande hâte à New York, car il parait qu’on avait besoin de lui au magasin, dit hypocritement M. Bernier.

Il a cru devoir partir de suite,et m’a chargé de vous transmettre ses adieux. J’ai voulu l’engager à attendre votre retour, mais il n’a pu se décider à rester plus longtemps.

Mde Prévost ne trouva rien de bien étonnant à ce conte, mais Mde Bernier et sa fille en reçurent chacune une impression toute particulière.

— Hélas, les soupçons de papa étaient bien fondés, pensa tristement Marie-Louise.

Cependant elle ne perdit pas complètement l’espoir.

— Je me trompe peut-être, après tout, peut-être que cela est vrai, et que papa n’a pas eu le temps de lui parler d’aucune choses sérieuses.

Mais cette illusion ne dura pas longtemps. Le même soir son père eut avec elle un entretien qui ne lui laissa plus de doute au sujet de Joe Allard.

— C’est bien comme je le pensais ma pauvre enfant, dit son père. Ce jeune homme pour qui ta mère s’est pris d’un engouement incompréhensible n’est qu’un coureur de fortune qui spécule sur sa bonne mine, son beau visage et ses manières distinguées.

Mais il vaut mieux que tu le saches à présent que plus tard, n’est-ce ma chérie ? ajouta t il,en voyant que Marie-Louise fondait en larmes. Voyons, ne comprends-tu pas cela ?

Marie-Louise le comprenait bien, mais elle se sentait bien malheureuse et son père, malgré tous ses efforts, ne put réussir à calmer son chagrin.

La jeune fille se retira dans sa chambre où elle se renferma pour donner un libre accès à son désespoir, qui semblait augmenter au lieu de diminuer, et elle passa une partie de la nuit à pleurer.

Le lendemain, elle prétexta une migraine, et garda sa chambre toute la journée. — C’est ce voyage à Québec, qui en est la cause, dit son père, en dissimulant son inquiétude.

— Oui, ce doit être cela, dirent sa mère et Mde Prévost, et la chose en resta là.

Cependant, tout en se désolant autant que la veille, Marie-Louise se traça un plan de conduite.

— Il ne faut pas que l’on s’aperçoive que je l’aime encore. Il faut que je dissimule mon chagrin à l’avenir. Je n’en parlerai pas à personne, pas même à ma mère, car cela lui ferait trop de peine de penser que c’est elle qui a causé mon désappointement.

Je garderai mon secret, quand même je devrais en mourir.

Elle tint parole.

Après ce temps, elle sembla oublier Joe Allard, et ne songea qu’à s’amuser et à prendre du plaisir.

On organisa plusieurs pique-niques et plusieurs excursions, auxquels elle prit part avec un entrain admirable.

Sa mère elle même, qui avait pourtant des doutes sur cette gaieté factice était toute disposée à croire qu’elle s’était trompée, parfois.

— Se peut-il qu’elle éprouve du chagrin en elle même, et que son rire soit si gai, que son chant soit si joyeux ? se demandait-elle, avec étonnement.

S’il en était ainsi, j’en serais bienheureuse toujours.

Après tout elle n’éprouvait peut-être qu’un sentiment passager pour ce jeune homme.

Si elle avait vu sa fille pâle et changée et que ses manières eussent annoncé la tristesse, elle n’aurait pas hésité à lui faire des questions au sujet de Joe Allard.

Mais voyant quelle tournure prenaient les choses, elle jugeait qu’elle ferait mieux de ne pas aborder ce sujet.

Cependant, bien que Marie-Louise eut appris à dissimuler ses sentiments sous un masque de gaieté, elle n’en souffrait pas moins.

Au contraire, son regret et son découragement augmentaient de jour en jour ; et de jour en jour, elle comprenait mieux combien était profond et durable son amour pour Joe, malgré les efforts qu’elle faisait pour l’oublier.

— Est il donc possible que je l’aime encore ce vil hypocrite qui simulait si bien le vrai amour et le désintéressement ? se disait-elle avec désespoir.

— Non ce n’est pas lui que j’aime, c’est mon idéal envolé.

— Oh ! s’il avait été sincère, comme je l’aurais aimé malgré sa pauvreté ! Comme j’aurais été heureuse de lui témoigner mon amour.

Et les riantes et douces espérances qui l’avaient bercée pendant rien qu’un jour hélas ! repassaient devant ses yeux pour la laisser plus triste et plus découragée qu’auparavant.

Sur ces entrefaites, les Prévost prirent leur départ, et la maison retomba dans l’ordre accoutumé.

Ce fut alors que Marie-Louise sentit réellement la profondeur de son chagrin, et qu’il lui fut bien difficile de conserver son air indifférent et joyeux.

Mais elle y réussit, cependant, et sa mère qui continuait toujours à l’étudier en silence ne pouvait rien découvrir de ses sentiments cachés.

Quant au père, il avait trop bien vu le chagrin qu’elle avait montré le soir où il lui avait dit que Joe n’était qu’un coureur de fortune, pour ne pas se douter que son air tranquille cachait une peine profonde.

— Il faut lui trouver un autre mari, se dit-il. Elle l’aimera et elle oubliera l’autre, et puis cela contrariera ma digne épouse qui s’était tellement mise en tête de lui faire épouser ce pauvre sire là.

Depuis l’explication qu’il avait eue avec sa femme il ne rêvait que vengeance, grande ou petites, envers elle, et il ne perdait jamais l’occasion de la contrarier ou de l’humilier.

Il y avait à Beauport, un très riche fermier, nommé Charles Laplante, pour qui Bernier professait une grande amitié, d’autant plus qu’il était du même parti politique.

Cet homme avait un fils de 24 ans, enfant unique et adoré, qu’il avait fait instruire à un des collèges en vogue.

Ce jeune homme, était grand, bien fait, joli, et assez spirituel, quoique peu profond, mais il était fier, vaniteux, insolent envers ceux qu’il considérait ses inférieurs, et toujours disposé à tourner les autres en ridicule.

Avec cela, il avait la manie de courtiser chaque fille qu’il rencontrait, et soit que les jeunes filles le repoussassent, ou soit qu’elles se montrassent disposées à accepter ses attentions, il les considérait toutes comme ses conquêtes et ne manquait jamais de raconter au premier venu combien il avait été aimé par celle-ci et recherché par celle là, ce qui causait des difficultés parfois parmi les amoureux du village.

Mde Bernier détestait ce grand garçon prétencieux, et le traitait de fat.

Son époux se souvînt de cela en se disant qu’il fallait trouver un mari pour Marie-Louise, et il résolut d’avoir ce jeune homme pour gendre.

— Il est beau garçon, il est jeune, il est instruit, il est riche. Que lui faut-il de plus ?

Avec cela, le père et moi nous nous arrangeons bien ensemble, je suis aussi riche que lui, a peu près, et il est certain qu’il ne demandera pas mieux qu’à faire marier son garçon avec ma fille.

Quant au jeune homme, il y a longtemps qu’il regarde Marie-Louise d’un œil tendre. Je m’en suis aperçu, et Marie-Louise elle-même, oubliera bientôt son misérable Joe pour ne songer qu’à ce charmant jeune homme qui ne pourra manquer, une fois autorisé par moi, de réussir à se faire aimer d’elle.

— Il faut que je m’occupe de ces affaires là sans perdre de temps.

Il se rendit donc chez le père Laplante où il fut reçu comme d’habitude, avec une grande cordialité, et après quelques préliminaires, il commença à parler, en termes sérieux, du bonheur qu’il éprouverait à voir sa fille chérie devenir la femme du jeune Laplante.

Comme il l’avait pensé, le bonhomme Laplante ne demandait pas mieux.

— Cette idée là m’est déjà venue, dit-il. Nos enfants feraient un beau couple.

Votre fille est belle et charmante, mon fils est bien instruit. Ils seront riches tous les deux. Voilà ce qui s’appelle un mariage bien assorti.

Reste à savoir, ajouta t-il, si votre Marie-Louise voudra de mon garçon. J’ai trouvé parfois, qu’elle prenait des airs pincés, avec lui, comme si elle l’eut dédaigné.

— Oh pour cela, vous vous trompez, père Laplante. Au contraire, Marie-Louise semble avoir beaucoup d’amitié pour votre garçon. Si elle est froide avec lui, c’est qu’elle l’est avec tous les jeunes gens, comme vous avez pu le remarquer vous-même.

— Elle avait l’air bien aimable pour ce jeune homme qui est resté quelques jours chez vous, l’été passé, pourtant

— Ce jeune homme là ? N’ayez pas de crainte à ce sujet ; père Laplante. Si elle était aimable pour lui, c’était par pitié seulement, car c’est un pauvre garçon et pardessus le marché un consomptif qui ne passera pas l’année, et que les Prévost, nos cousins, ont amené par pitié pour voir si l’air d’ici ne lui ferait pas de bien. Nous avions tous pitié de lui et Marie-Louise comme les autres.

— Il avait un bien beau teint pour un consomptif ?

— Les pulmonaires ont toujours des beaux teints. C’est la fièvre qui leur donne ces couleurs animées. Oui, comme je vous le disais, Marie-Louise, qui n’a jamais été malade, elle, était pleine de pitié pour ce pauvre garçon, et cherchait à le distraire de mille manières.

— Et qu’est il devenu enfin ?

— Il est retourné à New York, car son patron l’a fait demander. Je n’en ai pas eu de nouvelles depuis.

Les doutes du père Laplante étant dissipés, les deux amis continuèrent à parler du mariage projeté avec beaucoup d’entrain jusqu’à l’heure de départ de M. Bernier.

— Tout va bien, se dit-il, en retournant chez lui.

Dans quelques mois ce jeune homme que vous détestez tant sera votre gendre, Mde Bernier, et je

serai vengé !

CHAPITRE XVI

Quelques jours plus tard, étant allé faire une promenade en voiture avec sa fille, Edmond Bernier profita de l’occasion pour lui parler du mariage qu’il avait à cœur.

— Théophile Laplante est le plus joli et le plus charmant garçon du village, dit-il. Il est très bien instruit, ses manières sont distinguées ; de plus il est assez riche par lui-même pour que tu n’aies pas à craindre que ce soit ta dot qu’il convoite. Avec cela, il t’aime à la folie, le pauvre jeune homme. Il n’y a pas à se tromper, quant à celui-là. C’est bien un sentiment profond et véritable qu’il éprouve pour toi.

— Mais mon père, dit la jeune fille, étonnée d’apprendre, tout à coup, l’existence d’un grand amour qu’elle n’avait eu aucune raison de soupçonner, je vous assure que M. Théophile ne m’aime pas tant que cela.

Vous ignorez donc qu’il fait la cour à toutes les filles du village en même temps.

— Petite folle, va ! Ne vois-tu pas qu’il fait cela pour t’inspirer de la jalousie ? Tu es toujours si froide et si réservée avec ce pauvre garçon.

— Malgré ce que vous en dites papa, je ne puis me résoudre à croire que M. Théophile m’aime autant que cela. Il ne m’a jamais parlé d’amour, d’abord.

— Il est trop bien élevé pour cela. Il sait qu’il doit d’abord s’adresser à moi, ton père.

(Ceci était une pierre dans le jardin de Joe Allard.)

— Mais pensez-vous, papa, qu’il commence toujours par s’adresser aux pères de toutes les filles à qui il fait la cour ? Dans ce cas, tout son temps doit se passer en grandes consultations avec les pères de familles du village.

— Tu m’impatientes avec tes sottises, répondit Bernier brusquement.

Où as tu pris qu’il soit si volage, enfin ? Cela doit être une noire calomnie inventée par quelque fille qui aurait remarqué la préférence que Théophile a pour toi, et qui est jalouse en conséquence.

Il est bien possible qu’il s’amuse un peu avec quelques unes des jeunes filles. Il est gai, parleur et il aime à badiner, mais il ne fait la cour qu’à toi, et tu es trop folle pour t’en apercevoir.

Marie-Louise commençait à se demander si son père avait en effet raison. Elle crut se rappeler que Théophile lui avait murmurer à l’oreille quelquefois des compliments plus ou moins banals, et qu’il l’avait peut-être regardée avec des yeux assez doux.

— Mais il fait pourtant la même chose avec toutes les filles. Je le sais bien, enfin, se dit-elle en elle-même.

Papa croit qu’il n’y a que moi de remarquable et d’agréable dans tout le village.

Elle réfléchit encore quelques instants. Enfin elle reprit en regardant franchement son père.

— Je ne sais pas si vous avez raison, papa, mais que M. Théophile m’aime ou ne m’aime pas, cela m’est égal. Je ne l’aime pas moi, et je ne voudrais jamais devenir sa femme.

Le visage de M. Bernier devint sévère et dur, à cette déclaration nette et franche.

— Comment, dit il d’un ton indigné, tu oses me parler comme cela, toi, ma fille ? Toi, que j’ai toujours aimée plus que moi même ; toi pour qui j’ai travaillé pendant de longues années afin de t’enrichir, toi dont j’ai toujours accompli les désirs et prévenu les moindres caprices ? Est-ce bien toi qui me parles comme cela ? Est-ce ainsi que tu dis non, sans réfléchir et sans considérer, à la première demande que je t’adresse depuis que tu es au monde ?

Ne crains-tu pas que le Ciel te punisse de ton ingratitude ?

Puis voyant Marie-Louise devenir de plus en plus pâle et tremblante, il changea tout à coup de ton et d’attitude.

— Pardonnes-moi, ma fille chérie, les dures paroles que je viens de prononcer. Je me suis emporté trop vite. Qu’il ne soit pas question de moi dans cette affaire. Qu’est-ce que je suis moi, dans ta jeune vie ? Rien qu’un pauvre vieillard qui ne peut vivre bien longtemps et que tu ne tarderas pas à oublier, quand il ne sera plus dans ce monde.

Voyant sa fille suffisamment agitée par le remord et le sentiment de son ingratitude cruelle envers le pauvre vieillard prêt à quitter le monde, il continua.

— Tout ce que je désire, c’est ton bien, c’est ton bonheur. Voila ma seule ambition sur la terre.

Je sais que Théophile Laplante est le meilleur garçon du monde, qu’il est honnête, vertueux, et généreux et que tu serais heureuse avec lui. Il est beau, jeune, aimable. Que peux-tu désirer de plus ? Si encore je voulais t’imposer un vieillard ou un homme laid et repoussant, tu pourrais te plaindre, mais je choisis le plus charmant garçon que je connaisse, afin d’être certaine que tu seras heureuse, et sans prendre le temps de réfléchir, tu me déclares nettement que tu n’en veux pas.

Est ce bien d’agir de cette manière, ma chérie ?

— Et bien mon père, je vais y réfléchir, puisque vous le désirez, et je prendrai conseil avec ma mère.

En entendant mentionner la mère, Bernier fronça des sourcils, mais il n’osa pas objecter.

De retour à la maison, Marie-Louise ne tarda pas à se rendre auprès de sa mère qui était retenue à sa chambre par une légère indisposition.

— Qu’as-tu donc, ma fille ? demanda-t-elle un voyant la jeune fille sérieuse et attristée.

Marie-Louise l’informa des projets de son père et de la promesse qu’elle lui avait faite de réfléchir sur la décision qu’elle devait prendre.

— Ma fille, dit lentement Mde Bernier, aimes-tu ce Théophile Laplante ?

— Non maman, je ne l’aime pas.

— Penses-tu que tu pourrais jamais avoir de l’amour pour lui ? Voyons, réfléchis bien.

— Non maman, je ne le pense pas, répondit Marie-Louise, après quelques instants de réflexions.

— As-tu au moins de l’estime et de l’amitié pour lui ? Aimes-tu son caractère ?

— S’il faut parler franchement, j’éprouve pour lui une espèce de dédain. Je ne le trouve nullement estimable. Il mène une vie trop oisive et malgré ce qu’en dit papa, je sais qu’il fait la cour à toutes les filles qu’il rencontre.

— Eh bien ma fille voila mon conseil.

N’épouses pas ce jeune homme, car tu serais bien malheureuse avec lui, et ta vie pourrait devenir comme un enfer.

— Mais si papa insiste ?

— Ton père n’a pas le droit de te faire marier contre ton gré, ni devant Dieu, ni devant les hommes.

Il avait le droit d’empêcher ton mariage avec celui que j’avais choisi pour toi et je ne t’aurais jamais conseillé de lui désobéir dans cette affaire, quand même tu aurais pu le faire. Mais ton père ne peut exiger de toi que tu épouses un homme pour qui tu n’éprouves ni amour ni estime.

— Je sens que vous avez raison, maman, et je voudrais bien que papa pensât comme vous à ce sujet, mais je crains de ne pouvoir résister à sa volonté. Je sens qu’il me domine, quand je suis avec lui, et qu’il finit toujours par me faire penser comme lui. Et puis je l’aime tant, ce bon père.

— Pauvre enfant ! pensait Mde Bernier, si elle savait quel homme est son père, elle n’aurait pas tant de confiance en lui, et elle ne serait pas disposée à subir docilement son joug despotique.

Mais comme elle serait malheureuse, en apprenant que l’homme qu’elle a toujours chéri et vénéré, n’est qu’un misérable fourbe !

Non, il vaut mieux qu’elle ne le sache jamais.

Mais je tâcherai d’empêcher ce mariage par tous les moyens possibles.

CHAPITRE XVII

Pendant ce temps, Théophile Laplanté qui ignorait encore les plans savants que son père et M. Bernier étaient en train de combiner pour son bonheur, était très occupé à assiéger le cœur d’une gentille fillette qui s’était montrée jusqu’alors rebelle à ses plus douces avances, ce qui avait bien irrité le jeune homme vaniteux, non pas qu’il aimait sérieusement Elisabeth Grenier, la jeune fille en question, mais il se sentait piqué au jeu, et il était résolu de gagner la partie.

Il était dans ces dispositions d’esprit quand son père le fit demander un beau soir.

— Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir, le vieux ? pensait-il, car comme la plupart des enfants gâtés, il n’était rien moins que respectueux, envers ses parents.

Il le sut bientôt.

— Dis donc, mon garçon, lui dit son pore sans préambule. Est-ce que tu ne vas pas songer bientôt à te marier ?

A cette question, le beau Théohpile resta tout abasourdi, car le mariage était une chose à laquelle il n’avait jamais songé sérieusement.

— Me marier ! et avec qui ?

— Mais avec la petite Bernier, comme de raison. N’est-elle pas assez belle et assez riche pour toi ?

— Oh, pour cela, oui ! Mais elle ne voudrait pas de moi, peut-être, ajouta-t-il avec un faux air de modestie, et le père ne serait peut-être pas consentant, non plus.

— Tant qu’au père, c’est lui-même qui m’en a parlé le premier, et il m’a assuré que Marie-Louise te trouvait de son goût.

— Alors, pourquoi fait-elle la fière avec moi ? ne put s’empêcher de dire le jeune homme.

— Mais, c’est bien simple. Comment veux tu qu’elle montre sa préférence pour toi, quand tu t’amuses à faire la cour à toutes les tilles du village. Elle est jalouse, quoi !

— C’est bien possible, cela.

— C’est la pure vérité. Dans tous les cas, son père doit le savoir mieux que n’importe qui, il me semble.

— C’est bien sûr. — Mais tu ne m’as pas répondu, pourtant. Ce mariage là te conviendrait-il, oui ou non ?

— Il me conviendrait assez bien.

— Je n’en demande pas plus. Alors, je pourrai arranger les affaires avec le père Bernier ?

— Oui, mon père.

— Je t’assure que tu me fait bien plaisir en consentant si facilement à mon projet. Je m’attendais à quelques résistances de ta part.

— Il faudrait que je fusse bien bête pour refuser le meilleur parti du village.

— C’est bien certain, mais tu es un garçon d’esprit, je le sais, dit le bon père avec satisfaction, et la conversation en resta là.

— Mais si le soit-disant futur époux, était satisfait de l’arrangement que les deux pères avaient conclu ensemble, il n’en était pas ainsi de celle qu’on lui destinait.

Les conseils que sa mère lui avait donnés étaient restés gravés dans son esprit, et elle était bien résolue de ne pas consentir au mariage que son père voulait lui imposer.

Malheureusement, elle avait affaire a plus fort qu’elle.

M. Bernier, retrouvant son ancien entêtement, était décidé à se servir de tous les moyens pour imposer sa volonté à sa fille.

Il l’aimait pourtant ; il l’aimait peut-être mieux qu’il n’avait jamais aimé aucune autre créature, mais il ne pouvait souffrir de résistance, même de la part de ceux qu’il aimait le plus.

De plus, la pensée que Théophile Laplante déplaisait à sa femme, l’encourageait davantage à avoir ce jeune homme pour gendre.

En acteur consommé il savait changer de rôle à volonté.

Un jour il affectait un air triste et malheureux. Il ne mangeait pas, il parlait peu, et tout dans sa démarche annonçait un homme abattu par le chagrin.

Il réussissait si bien à attendrir Marie-Louise que celle-ci se sentait prête alors, à lui annoncer qu’elle consentait à accepter l’époux qu’il lui destinait.

Heureusement que sa mère veillait sur elle.

— Ma fille, lui disait-elle, ton père a du chagrin, en effet, mais son chagrin passera, et bientôt peut-être, tandis que le tien ne passera jamais, si tu épouses un homme que tu ne peux aimer. Après tout, ton père n’a pas sujet d’être malheureux pour une affaire, de ce genre.

Je comprendrais son chagrin si tu épousais un homme qui lui déplairait, mais il n’en mourra pas d’être privé d’un gendre aussi ordinaire que ce Théophile Laplante.

La saine logique de Mde Bernier réussissait ordinairement à consoler sa fille.

Mais ce qu’elle ne pouvait dissiper, c’était la terreur pleine de remords que la pauvre enfant éprouvait quand son père, prenant un air sévère et terrible, la menaçait de tous les malédictions et de tous les châtiments que le Seigneur réserve aux enfants ingrats envers leurs parents.

À chacune de ces scènes violentes, il semblait à Marie-Louise qu’elle allait perdre la raison.

Aussi sa santé commençait-elle à s’altérer, ses joues roses devenaient pâles, ses beaux yeux bleus se creusaient et se cernaient, et le sourire semblait avoir quitté ses lèvres pour ne plus y reparaître.

Mais dans son entêtement brutal Bernier ne semblait pas voir qu’il faisait mourir sa fille.

Mais Mde Bernier s’en apercevait bien, elle, et la pauvre femme devenait de plus en plus désespérée, car elle ne savait que faire.

Cependant Bernier commençait à s’impatienter de ne pouvoir vaincre la résistance de cette enfant, si faible en apparence.

Il se doutait bien que Mde Bernier encourageait Marie-Louise à ne pas céder, mais il n’osait pas s’attaquer à la première, car il se sentait toujours subjugué et mal à l’aise en sa présence.

Il n’osait pas non plus parler contre elle à sa fille, car il pressentait que Marie-Louise prendrait la part de sa mère dans le cas où il y aurait des difficultés entre les deux.

Quant à Marie-Louise, elle sentait bien, elle aussi, que sa santé s’altérait rapidement, mais la mort n’avait pas de terreur pour elle, au contraire.

— Je serais bienheureuse si je mourais, se disait-elle. La vie est trop lourde et j’en suis fatiguée.

Oh Joe ! mon amour ; pourquoi ne m’as-tu pas aimée comme je t’aimais ? Papa aurait consenti alors, à notre mariage, et j’aurais été si heureuse avec toi !

Il y avait déjà plusieurs semaines que M. Bernier avait fait les premières ouvertures auprès du père de Théophile, quand le bonhomme vint le trouver, une après-midi pour s’informer d’où en étaient les affaires.

— Avez-vous parlé à votre fille, dit-il. Moi j’ai parlé à mon garçon, et il est aux anges.

— Tant mieux ! J’ai parlé, moi aussi à ma fille, et elle ne m’a pas caché qu’elle préférait Théophile à tous les autres jeunes gens qu’elle connaissait. Cependant, comme tous les jeunes filles, elle hésite un peu avant de s’engager définitivement.

— Oh, je comprends cela. Dans tous les cas, nous ne sommes pas absolument pressés.

On ne doit jamais trop hâter ces choses là. Il faut donner à ces jeunes gens le temps de réfléchir avant de s’engager pour la vie.

— Vous avez bien raison, père Laplante.

Mais à part des hésitations assez naturelles de Marie-Louise, il y a une autre chose qui me tracasse parfois.

— Quoi donc ? Vous m’inquiétez :

— Ma femme ne veut pas entendre parler de marier sa fille. Elle veut la garder auprès d’elle, à ce qu’elle dit.

— Mais c’est ridicule, cela. Vouloir faire une vieille fille de cette charmante enfant. Et pourquoi, cela ? A-t-elle une raison au moins ?

— Non, elle ne semble pas en avoir de définie. Je ne sais pas ce qu’elle a, ma femme, depuis quelques temps. Elle, toujours si raisonnable, si sage, semble devenir de plus en plus capricieuse et revêche.

— C’est bien étrange, vraiment. Elle n’est pourtant pas âgée, votre femme. Elle ne doit guère dépasser la quarantaine.

— Elle a justement quarante et un ans. Non, ce n’est pas l’âge qui l’affecte bien certainement, car elle est encore jeune.

— Dans tous les cas, puisque Marie-Louise aime mon garçon, nous pourrons toujours les fiancer.

— Je le désirerais bien et je vais faire mon possible pour convaincre Marie-Louise qu’elle n’est pas tenue d’écouter sa mère dans cette affaire.

Quand le bonhomme Laplante fut parti, Bernier se mit à réfléchir profondément.

Il commençait à se sentir embarrassé et indécis, car il comprenait bien que les choses ne pouvaient marcher bien longtemps de ce train.

— Il faut que Marie-Louise consente, se dit-il avec rage, et il faut que sa mère la laisse tranquille, enfin. C’est elle qui a fait échouer mon projet jusqu’à ce jour. Quelle prenne garde, ou je saurai me venger.

En ce moment. Marie-Louise entra dans le salon.

Elle était pâle et triste, mais calme.

Sans remarquer son père qui était assis dans un coin obscur, elle se mit au piano, et commença à jouer un air doux et plaintif.

Bernier qui écoutait sans rien dire, se rappela que Joe Allard avait chanté cet air plusieurs fois.

— Elle pense encore à ce misérable, se dit-il avec une colère toujours grandissante, et ne pouvant se contenir plus longtemps, il dit brusquement, d’une voix qui fit tressaillir la jeune fille.

— Marie-Louise !

— Que voulez-vous ? mon père, dit-elle en se remettant

— Je veux une réponse définitive. Je veux que tu consentes à épouser Théophile Laplante.

— Je resterai fille toute ma vie, si vous le voulez, mon père, mais je n’épouserai pas ce jeune homme ; je vous l’ai déjà dit.

Suffoquant de rage, le père s’écria.

— Si tu ne l’épouses pas je te maudirai, et il semblait près à s’élancer pour anéantir cette enfant qui lui parlait d’un ton si calme et pourtant si ferme.

— Effrayée comme elle ne l’avait jamais été de sa vie, Marie-Louise s’échappa du salon et courut se réfugier dans la chambre de sa mère qui se leva toute tremblante en voyant sa fille entrer aussi subitement.

— Qu’as-tu donc, ma fille ? es-tu malade ? demanda-t-elle avec une inquiétude mortelle.

— Papa vient de me menacer de me maudire, si je n’épouse pas Théophile.

Elle n’en put dire plus long. Se sentant suffoquée elle s’approcha de la fenêtre ouverte pour respirer mieux. Au même instant, elle porta vivement son mouchoir à sa bouche et quand elle l’en retira, il était tout taché de sang.

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous, s’écria Mde Bernier. Ce misérable va la tuer !

Marie-Louise essaya de rassurer sa mère par tous les moyens, mais elle ne réussit pas.

— Écoutez, maman, dit-elle, enfin. Je vous assure que j’aimerais mieux mourir que d’épouser Théophile, et si je meurs, mon père ne pourra pas me maudire.

Dans son trouble, Mde Bernier ne songeait pas à appeler personne, ni à faire demander un médecin. À la vérité, elle sentait si bien que c’était le chagrin et les soucis qui tuaient sa fille, qu’elle trouvait inutile de chercher à la soulager autrement qu’en ôtant de son esprit les craintes qui la rendaient si malheureuse.

Cependant se sentant faible et brisée, la jeune fille s’était jetée sur le lit de sa mère.

— Écoute ma chérie, dit alors Mde Bernier. Je vais tenter une démarche qui réussira peut-être à prévenir tous les malheurs qui nous menacent. Reste ici, toi, et attends-moi.

J’aurai peut-être de bonnes nouvelles à t’annoncer à mon retour.

Sans prendre le temps de mettre un chapeau et un manteau, elle saisit un grand châle de laine, le jeta sur sa tête et ses épaules, et sortit de la maison sans avoir été observée de personne.

Une fois sur la route, elle prit le chemin de la demeure des Laplante qui se trouvaient bien à un quart d’heure de marche.

Elle était si troublée et si absorbée dans ses pensées, qu’elle ne remarquait pas que sa présence sur la route, avec un simple châle sur la tête, elle qui ne sortait ordinairement qu’en voiture et en toilette soignée, attirait l’attention de tous les gens du village.

— Que se passe-t-il donc chez M. Bernier, se demandait-on, et les commérages allaient leur train comme on le pense bien.

Enfin, elle arriva chez le père Laplante.

En la voyant entrer ainsi, pâle haletante, et les cheveux en désordre, sous le châle qui lui couvrait la tête, Mde Laplante qui était debout sur son perron, faillit perdre la tête.

— Mais, Mde Bernier ! commença-t-elle, mais elle ne put achever, tant elle était consternée par cette étrange visite.

Le père Laplante, qui était près de là arriva aussitôt, et resta aussi stupéfait que sa femme.

— Je voudrais vous parler seul, M. Laplante, dit Mde Bernier, d’une voix affaiblie par l’émotion et la marche rapide, et elle suivit le bonhomme qui entra machinalement au salon, n’étant pas encore revenu de sa surprise.

M. Laplante, commença-t-elle, quand la porte fut refermée. Je viens vous parler au sujet de ma fille. Elle n’aime pas votre garçon et elle ne veut pas consentir à l’épouser.

Cependant son père menace de la maudire, si elle ne fait pas sa volonté, et la pauvre enfant se meurt de frayeur et de chagrin.

Je sais que vous êtes un honnête homme, et je ne doute pas qu’en apprenant ces détails que mon mari n’a sans doute pas jugé à propos de vous raconter, vous retiriez la demande que vous avez faite pour votre fils, et je ne crois pas que ce dernier veuille consentir à épouser de force, une jeune fille qui ne veut pas de lui.

Voilà tout ce que j’avais à vous dire.

Je vous prie d’excuser l’étrangeté de ma visite ; dans un accès de désespoir ma fille est venue me trouver, et hors de moi-même je me suis décidée à venir vous voir sans attendre plus longtemps.

Pendant que la pauvre femme parlait, le père Laplante, qui était déjà rempli de préjugés contre elle à cause des paroles de M. Bernier qu’il se rappelait clairement, il se disait.

— Décidemment, elle est folle cette femme. Son mari ne sait pas ce qu’elle a depuis quelques temps, mais je le vois bien, moi.

Ne faut-il pas qu’elle soit folle pour ne pas vouloir d’un bon parti comme mon garçon pour sa fille. Et puis l’idée de venir ici, pendant qu’il fait encore clair, et qu’il commence déjà à faire froid, vêtue comme elle l’est et rien qu’avec un châle de laine sur la tête.

Ma femme n’est pas si fière qu’elle, mais elle ne sortirait pas attifée de cette manière pour bien de quoi, surtout pour marcher sur le chemin à la vue de tout le monde.

Il faut qu’elle soit folle.

Cependant, Mde Bernier avait fini de parler, et elle semblait attendre une réponse.

— Vous avez raison, ma bonne dame, dit aimablement le bonhomme, qui se flattait de savoir comment il fallait s’y prendre avec les fous.

— Oui, vous avez parfaitement raison, et je ferai comme vous dites.

— Dans ce cas je vais repartir dit sa visiteuse en s’enveloppant dans son châle qu’elle avait laissé tomber en rentrant dans le salon. Je crains qu’on ne soit étonnée de mon absence, à la maison, car je n’ai prévenu personne de mon départ.

— Permettez moi de ne pas vous laisser partir à pied, Mde Bernier. Dans une minute, ma voiture couverte va être à votre disposition et vous me permettrez de vous reconduire chez vous, je l’espère.

— Je ne veux pas vous donner cette peine, monsieur, dit poliment Mde Bernier.

— Ce n’est pas une peine, c’est un plaisir, je vous l’assure. Et puis, cela ne vous coûte-t-il pas de marcher ainsi sur la route en négligée comme vous l’êtes, sauf le respect que je vous dois ?

Mde Bernier qui sentait la justesse de cette observation, se décida à accepter l’offre qui lui était faite, et un quart d’heure plus tard elle monta dans la voiture couverte avec le bonhomme Laplante, qui se répétait en lui-même qu’il savait bien comment s’y prendre avec les fous.

M. Bernier qui ignorait la sortie de sa femme fut fort surpris en la voyant descendre de la voiture devant sa porte, avec l’aide de son ami.

— D’où venez-vous donc, Madame ? demanda-t-il sévèrement, et que signifie cette nouvelle folie ?

En prononçant ces paroles, une pensée diabolique traversa son esprit, et dut refléter dans ses yeux, car Mde Bernier se sentit défaillir sous ce regard dur et cruel.

— Mon Dieu ! ayez pitié de moi, dit-elle. Il veut me faire passer pour folle.

C’était en effet l’idée de son époux, idée qui lui était déjà venue à l’esprit, quand il s’était plaint à son ami de l’étrange conduite de sa femme.

Avec sa perspicacité ordinaire, il devinait le motif de cette visite subite et assez inconséquente à la vérité, et il voyait clairement le parti qu’il pouvait en tirer en cas de besoin.

Cependant, il se contenta pour le moment, de remercier le père Laplante de s’être ainsi dérangé, et prenant le bras de sa femme d’un air d’autorité, il la reconduisit à sa chambre en prenant soin de faire du bruit et de parler haut afin d’éveiller l’attention des deux servantes, qui accoururent de la cuisine pour voir ce qui se passait.

C’était précisément ce que voulait Bernier.

Cependant, il feignit de leur lancer un regard courroucé, comme si leur curiosité lui eut beaucoup déplu.

Marie-Louise était restée endormie sur le lit de sa mère.

Elle se réveilla en sursaut en entendant ouvrir la porte de la chambre et, en voyant sa mère pâle et défaite, elle voulut s’élancer vers elle, mais son père la saisit brusquement par le bras et l’entraîna hors de la chambre dont il referma la porte avec fracas.

Il entraîna sa fille dans un des salons donnant sur le jardin, et là, il lui dit d’une voix dure et méchante.

— Ta mère est folle ; j’en ai la preuve ; et si tu ne consens pas à épouser l’homme que je t’ai choisi, je la ferai mettre à l’asile pour te punir de ton obstination.

Je te donne dix minutes pour te décider.

Marie-Louise, prise d’épouvante regarda son père, comme si elle n’eut pas compris le sens de ses paroles.

— Je te dis que ta mère est folle ! répéta-t-il, et que je la ferai mettre à l’asile, si tu ne consens pas à m’obéir.

— Mon père, je vous en supplie, ne me faites pas épouser Théophile Laplante ; je ne peux pas ! je ne veux pas !

— Alors ta mère ira à l’asile.

— Elle n’est pas folle, mon père ; vous savez quelle n’est pas folle, tout le monde le sait, personne ne vous croira.

— Tout le monde me croira, au contraire, à commencer par le bonhomme Laplante et les deux servantes. Elle vient de courir comme une folle chez les Laplante avec son peignoir et un châle sur la tête. Tout le village a dû la voir passer, et personne ne sera étonné d’apprendre qu’elle a perdu la raison, après cette équipée. Quand même, qui osera m’accuser de ne pas dire la vérité, moi l’homme le plus honorable et le plus estimé du village. Pour un cent piastres je trouverai bien un médecin qui dira comme moi.

— Mon Dieu, ayez pitié de nous ! s’écria la pauvre enfant dans son désespoir.

— Tu feras mieux de faire ce que je te commande plutôt que de te recommander au bon Dieu qui ne t’aidera pas bien certain.

— Je déteste Théophile ! Je le méprise l Oh ! mon père, ne me forcez pas à l’épouser.

— Je sais qui t’empêche d’aimer Théophile ; c’est ce misérable Joe Allard, ce mendiant qui voulait t’épouser pour ta dot.

En ce moment une lumière soudaine se fit dans l’esprit de Marie-Louise, au sujet de Joe.

Comprenant pour la première fois le véritable caractère de son père, elle sentit qu’il avait dû la tromper en lui parlant de celui qu’elle aimait. Elle répondit donc hardiment.

— Oui, je l’aime ; je l’ai toujours aimé, et je crois sincèrement que vous m’avez trompée en me disant qu’il ne m’aimait pas pour moi-même.

Écumant de rage à cette franche accusation, Bernier s’écria hors de lui.

— Eh bien ! fille maudite, va le rejoindre, puisque tu l’aimes, mais ta mère ira à l’asile. Je l’y ferai mettre demain.

— Non, mon oncle ! dit une voix grave et sonore, qui fit tressaillir Marie-Louise.

Vous ne ferez pas cela !

Et au même instant, Joe Allard, car c’était lui, entra par la fenêtre qui donnait sur le jardin, et vint se placer près de sa bien-aimée, comme pour la protéger.

CHAPITRE XVIII

Quand les Prévost revinrent à New York, Joe Allard entrait en convalescence.

Ces derniers ne virent rien d’extraordinaire dans la maladie du jeune homme.

— Je t’avais bien dit que tu ne devais pas faire la route à pied par une chaleur pareille, dit solennellement M. Prévost.

Il y avait de quoi te faire mourir du coup.

Tu n’en es pas plus avancé à l’heure qu’il est.

Bientôt, Joe fut en état de sortir.

Sa première visite fut pour les Bonneville qui s’étaient montrés si dévoués pour lui.

Il trouva Emma seule à la maison.

— Je suis bienheureuse de vous voir enfin rétabli, dit celle-ci, d’autant plus que j’ai une nouvelle importante à vous apprendre, ou plutôt quelque chose qui vous appartient, à vous rendre.

Là dessus, elle le quitta un instant et revint avec un petit paquet qu’elle lui tendit en disant.

— J’ai trouvé cela dernièrement dans un coffret qui avait appartenu à mon grand-père Lecompte, celui qui était l’ami de votre grand’mère.

Vous étiez trop malade, alors, pour que je puisse vous faire part de ma découverte.

Et comme Joe, tout intrigué, semblait disposé à ouvrir, à l’instant même, le paquet, elle s’écria vivement.

— Pas ici, je vous en prie. Attendez que vous soyez de retour chez vous. Et comme vous devez avoir hâte de savoir ce dont il s’agit, je vous permets de vous retirer de suite, si vous le voulez.

— Merci, mademoiselle, dit Joe de plus en plus intrigué, et il se retira aussitôt après avoir pressé fraternellement la main qu’Emma lui tendait.

Quand il fut parti, enfin, Emma se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer amèrement.

— C’est bien fini, maintenant, pensait-elle ; il va partir et je ne le reverrai jamais. Mon Dieu que votre volonté soit faite !

Arrivé chez lui, Joe se renferma dans sa chambre et se hâta d’ouvrir le paquet mystérieux.

Il contenait plusieurs lettres, une dépêche télégraphique et un petit livret sur le dehors duquel était écrit ce mot : Testament.

De plus, un papier plié sur lequel Emma avait écrit ces mots qui devaient aider Joe à comprendre le rapprochement qui existait entre ces documents si différents.

« Ce télégramme qui est le même qui avait été envoyé à mon grand-père pendant la maladie de ma grand’mère, devait être dans sa poche d’habit en compagnie du testament ci inclus, qui se trouvait d’une manière ou d’une autre, en sa possession.

« Mon grand-père était mort subitement en arrivant ; ce doit être un de mes oncles qui, ayant trouvé le télégramme et le testament dans la poche d’habit de mon grand-père, les a mis, sans y faire attention, dans le coffret.

« Ces lettres sont celles que mon grand-père écrivait à sa famille pendant qu’il était à Montréal.

« Elles contiennent sur votre oncle des indications qui vous seront utiles. »

Joe qui avait commencé par lire ce papier, saisit le testament d’une main tremblante.

Il commençait à deviner vaguement toute la portée de la découverte d’Emma.

Aussi chercha-t-il d’abord la signature de ce document.

Ses yeux troublés par l’émotion, la crainte et l’espérance, lurent avec peine, ce nom, tracé d’une main tremblante :

Elisabeth Beaudry,
veuve Champagne.

C’était bien le testament de sa grand’mère qu’il avait entre les mains.

Sa première pensée fut pour Marie-Louise.

— Je serai peut-être assez riche pour demander sa main sans qu’on m’accuse de calcul, pensa-t-il.

Et il se mit en devoir de lire le testament d’un bout à l’autre.

— Quatre maisons et dix mille piastres ! c’est plus que j’aurais jamais espéré de posséder, se dit-il.

Mais sa première pensée avait été pour Marie-Louise, sa seconde fut pour l’oncle tant détesté, qui avait rendu son enfance si malheureuse, et il s’empara des lettres dont Emma lui avait parlé.

Ces lettres, très longues, contenaient bien des détails qui ne laissaient aucun doute sur le véritable caractère du fourbe qui avait nom Edmond Bernier.

— Bernier ! Edmond Bernier ! murmurait Joe en lui-même. Mon oncle s’appelait donc Edmond Bernier ?

Joe avait toujours entendu sa grand’mère appeler son oncle, mon gendre ou Edmond. Quant aux frères de l’école, ils disaient toujours, ton oncle, en parlant de lui.

— Edmond Bernier ! continuait-il. Mais c’est le nom du père de Marie-Louise. Serait-il possible ? et il s’abîma dans ses réflexions.

— Mais oui, se dit-il, enfin. C’est bien ce même visage déplaisant, ces yeux gris-durs et gênants, cette façon de parler qui me donnait envie de lui sauter au visage quand j’étais enfant.

Je sentais et je comprenais déjà la fourberie et l’hypocrisie de ce misérable.

Oh ! je comprends maintenant, que ce qu’il m’a dit de Marie-Louise était faux ; faux et inventé par lui, pour me décourager et me dégoûter de sa fille qu’il voulait donner à un plus riche que moi.

Lui non plus ne m’a pas reconnu.

Il me croit mort sans doute.

Il sera agréablement surpris de me voir ressusciter.

Dans tous les cas, je vais d’abord tâcher d’arranger toutes ces affaires là en famille.

S’il veut bien me rendre une bonne part de mon héritage, et me donner Marie-Louise pour épouse, je n’en demanderai pas plus.

Je m’adresserai à la loi que dans le cas où il refuserait d’entendre raison.

Ce fut dans ces sentiments que Joe Allard se rendit à Beauport.

Une fois arrivé là, il commença cependant à se sentir un peu embarrassé.

— C’est facile d’arranger les choses de loin, se disait-il, mais entré tout à coup dans une maison d’où on est parti en colère quelques semaines avant, et dire au maître de la maison :

« Je suis votre neveu, rendez-moi mon héritage, et donnez-moi votre fille en mariage. »

C’est bien dramatique, mais c’est gênant tout de même.

Sur ces entrefaites, il arriva à la maison de son oncle.

Il commençait à faire sombre.

— Entrons toujours dans le jardin. se dit-il, et poussant la barrière, il pénétra dans le domaine de son oncle.

Comme il s’approchait de la maison, un bruit de paroles s’échappant du salon qui ouvrait sur le véranda, attira son attention.

Instinctivement, il prêta l’oreille et c’est ainsi qu’il entendit tout le dialogue entre Marie-Louise et son père.

Enfin, ne pouvant se contenir, il s’élança dans le salon, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

Bernier était resté dans un état de stupéfaction profonde à l’apparition soudaine de ce fier jeune homme qui l’appelait si hardiment « mon oncle ».

Était-ce vraiment le petit Joseph qu’il avait cru mort, ce grand jeune homme, noble et beau, dont les grands yeux noirs, francs et honnêtes, le fixaient si résolument ?

C’était bien là ce regard qu’il avait tant détesté dans l’enfant, ce regard qui semblait lire jusqu’au fond de son âme.

Son instinct, plus que sa raison, lui dit que ce jeune homme devait être en effet, son neveu, et cette pensée le transporta de rage.

— Vous êtes un imposteur ! un misérable ! s’écria-t-il. Sortez d’ici ! je vous l’ordonne.

— Modérez-vous, monsieur, répondit Joe, pâle de colère, ou vous pourriez avoir sujet de vous repentir de vos paroles.

Je ne viens pas ici en ennemi.

Au contraire.

Pour l’amour de votre fille que j’aime, et de votre épouse qui a été si bonne pour moi, je préférerais, s’il est possible, me dispenser d’en appeler aux tribunaux.

Il ne tient qu’à vous de régler nos affaires à l’amiable.

Mais je dois vous prévenir que j’ai retrouvé le dernier testament de ma grand’mère, celui par lequel elle me lègue tous ses biens.

— Ce n’est pas vrai ! vous êtes un imposteur ! s’écria encore Bernier. Mde Champagne n’a fait qu’un testament.

— Elle en fit un second, quand elle découvrit votre véritable caractère : Le voici.

— Vous êtes un faussaire ! Ce testament vous l’avez fait vous-même. Je vous le dis, Mde Champagne n’a fait qu’un testament dans sa vie.

— Vous savez bien que non, dit d’une voix ferme et méprisante, Mde Bernier qui entra en ce moment, étant revenue de l’état de stupeur dans lequel son mari l’avait laissée après son retour de chez les Laplante, et qui écoutait à la porte depuis quelques instants.

Vous savez bien que lors de la lecture du testament, après la mort de votre belle-mère, un notaire se présenta et déclara qu’il avait rédigé un testament plus récent que celui qu’on avait en main en ce moment. Cependant les recherches furent vaines.

C’était ce testament ; il n’y a pas à en douter, et vous ferez mieux de rendre à ce jeune homme, votre neveu, l’héritage dont il aurait dû jouir depuis si longtemps.

À ces paroles de sa femme, Bernier fit un mouvement comme pour s’élancer sur elle, mais il chancela tout à coup et tomba lourdement par terre, frappé d’une attaque d’apoplexie.

Il n’était pas mort, cependant.

Les soins qu’on se hâta de lui prodiguer le ramenèrent bientôt à la vie.

Cependant, il resta malade longtemps, et finit par perdre la raison complètement.

Il croyait toujours être dans le cimetière auprès des tombes de ses victimes qui lui apparaissaient soudain pour lui reprocher ses méfaits.

Il devint enfin si violent qu’on fut contraint de le mettre à l’asile, où il est encore en ce moment.

— C’est le jugement de Dieu, se dit Mde Bernier, terrifiée.

Seigneur ayez pitié de son âme !

ÉPILOGUE

Joe Allard et Marie-Louise Bernier sont mariés depuis plusieurs années.

Ils se sont établis, dans un charmant village sur la rive sud du fleuve St-Laurent, car Joe ne pouvait supporter la pensée de demeurer à Beauport.

Mde Bernier demeure avec eux. Elle est aussi heureuse qu’elle ne pourra jamais l’être dans ce monde. Les bonnes gens de Beauport ne comprirent jamais très bien ce qui était arrivé dans la famille Bernier. Le père Laplante fut un des plus étonnés. Il se disait en lui-même.

— Je pensais que c’était elle qui était folle, et tout le temps, c’était lui qui n’avait pas sa raison. C’est bien étrange cela.

Quant au beau Théophile, il fut tant soit peu déconcerté, mais il se consola bientôt en faisant la cour à une jolie brunette nouvellement arrivée dans le village et se décida enfin à l’épouser, ce qui fit maugréer le bonhomme, car la fillette n’avait pas le sou. Enfin il se résigna, et son fils lui en sut gré.

Nos amis de New York sont toujours les mêmes.

Le charmant cottage de Mde Prévost a subi le sort commun. On l’a démoli il y a un an, et les Prévost habitent maintenant un beau flat, mais la bonne dame qui engraisse toujours, et devient de plus en plus essoufflée, se plaint beaucoup des escaliers.

Emma Bonneville n’est pas elle encore mariée, malgré l’abondance des prétendants.

Elle a trop aimé Joe Allard pour l’oublier facilement.

Mais la pensée qu’il est vraiment heureux, et que ce bonheur est son ouvrage à elle, a été jusques à présent sa plus douce consolation.

FIN.