Imprimerie de l'Indépendance (p. 75-77).

CHAPITRE II

Le vent brutal et pénétrant de mars régnait en maître dans les rues de New York, dont il balayait la poussière avec une force terrible, qui menaçait de renverser les passants.

C’était un de ces jours où l’on préfère le coin du feu à la promenade.

C’est ce que pensait une jeune fille qui suivait des yeux, de la fenêtre où elle cousait, les ébats fantastiques d’un chapeau vagabond et de son propriétaire.

Sans être une beauté, cette jeune fille était assez jolie.

Petite de taille, mais bien proportionnée, elle avait un teint blanc et frais, bien qu’un peu pâle, des cheveux noirs qui ne cherchaient qu’à s’échapper de sa coiffure pour friser à leur goût, des traits piquants, sinon très réguliers, et de magnifiques yeux bruns pailletés d’or, des yeux expressifs qui reflétaient comme un miroir tous les sentiments qui agitaient son âme.

En ce moment, ils exprimaient la gaieté et la malice, et un sourire franc et spirituel révêlait ses dents blanches et petites, car l’homme au chapeau, en faisant un violent effort pour ressaisir son bien, venait de faire une culbute, tandis que le chapeau rebelle s’envolait encore plus loin.

Mais l’expression de ses yeux changea subitement car elle aperçut tout à coup, une femme traversant la rue avec difficulté, embarrassée qu’elle était par son grand châle broché, que le vent venait de transformer en une voile, qui menaçait de l’entraîner à la dérive.

— Maman, maman ! dit-elle en se retournant vivement. Voilà Mde Prévost qui vient nous voir, mais nous devrions aller lui porter secours, car le vent va sûrement l’emporter avant qu’elle atteigne la porte.

— Bonté du ciel ! s’écria, la mère qui se réveilla en sursaut, assoupie qu’elle était dans sa grande chaise berçante près du poêle.

Il faut qu’elle ait du courage pour sortir par un temps pareil.

Cependant, la jeune fille qui s’était levée et continuait à regarder par la fenêtre, constata que Mde Prévost était entrée au port, et un instant après, un cognement discret annonçait la visiteuse qui fut reçue avec empressement par la mère et la fille, car c’était une ancienne amie intime et dévouée.

Elle était encore toute essoufflée par le combat qu’elle avait eu à soutenir contre le vent.

— Bonjour, Mde Bonneville ! bonjour, ma belle Emma ! J’ai cru que le vent allait m’emporter à la rivière, tantôt. « Il fait un vrai vent à écorner les bœufs » comme disait mon grand'père. Enfin me voilà arrivée.

— Aussi pourquoi sortir par un temps pareil, Mde Prévost ? Ce n’est pas que votre visite ne nous cause un grand plaisir, mais je trouve cela un grand risque que de sortir par un vent terrible comme ça. On est toujours exposé à recevoir une enseigne par la tête. (Mde Bonneville était très nerveuse.).

— C’est que j’avais une nouvelle à vous apprendre, dit Mde Prévost en se débarrassant de son châle et de son chapeau. Et j’étais trop impatiente pour attendre à demain.

Mais je vais vous conter ça, ajouta-t-elle, en s’installant dans la chaise berçante, qu’elle remplit entièrement, car c’était une femme très bien prise, qui pesait 205 livres, comme elle le disait souvent avec orgueil.

Figurez vous, commença-t-elle, en regardant tour à tour Mde Bonneville et sa fille, qui s’étaient assises près d’elle, et l’écoutait attentivement, figurez-vous, que ce matin, pendant que je lavais ma vaisselle, j’entends tout à coup la sonnette, puis le sifflet du facteur.

Cela m’a donné un coup. Je n’avais pas reçu de lettres de personne depuis celle de mon frère, l’année dernière, qui m’annonçait la mort de ma pauvre défunte mère, et tout de suite, j’ai pensé à une mauvaise nouvelle.

Mais j’ai couru bien vite, toujours, en m’essuyant les mains sur mon tablier, et j’ai pris en tremblant la lettre que l’homme me tendait. Mais ce qui me rassura en la regardant, c’est que l’enveloppe n’était pas bordée en noir comme une lettre de deuil. C’est pas une mort, toujours, me suis-je dit.

Pendant que Mde Prévost parlait, Emma, qui trouvait ces détails ennuyeux, cessa d’écouter et se mit à penser à autre chose.

Voilà ce que dit l’imitation à propos des pensées. « Je suis là où est ma pensée, et ma pensée est ordinairement où est ce que j’aime. »

Emma se laissait donc aller à une douce rêverie, quand Mde Prévost, s’adressant directement à elle, la ramena subitement au sentiment de la réalité.

La bonne femme lui disait.

— C’est sur toi que je compte le plus pour amuser et distraire ma petite cousine. Tu seras bonne pour elle, n’est-ce pas, ma belle, et tu la mèneras promener partout ?

La compagnie d’une jeune fille comme toi lui sera sans doute plus agréable que celle d’une vieille femme comme moi, d’autant plus qu’elle ne me connaît pas plus qu’une autre, car nous ne nous sommes jamais vues.

Avec sa perspicacité féminine, Emma devina tout de suite, ce dont il s’agissait et fit la promesse qu’on lui demandait avec bonne grâce, car elle était aimable et complaisante de nature, et de plus, elle aimait sincèrement Mde Prévost.

— Comment avez vous dit qu’elle s’appelait votre jeune cousine ? demanda-t-elle innocemment.

— Marie Louise Bernier, mais c’est bien tout ce que je sais sur son compte, excepté qu’elle est la fille de ma cousine germaine, Maria Renaud, et qu’elle a dix huit ans faits.

Si elle ressemble à sa mère, elle doit être jolie, car sa mère était une vraie jolie fille avant son mariage. À présent, je ne sais pas, car je ne l’ai jamais revue depuis ce temps-là-.

Pauvre enfant, elle avait eu bien des peines avant de se décider à prendre Edmond Bernier qu’elle n’aimait pas du tout d’abord.

Celui qu’elle aimait, c’était un nommé LeClerc… Xavier LeClerc, je crois. Ça c’était un beau garçon et un bon garçon ; encore dans le temps qu’il lui faisait la cour.

Mais il était pauvre et le bonhomme Renaud n’a jamais voulu consentir à ce que Maria l’épousât.

LeClerc, qui aimait Maria comme un fou, se jeta à l’ivrognerie, et devint un des garçons les plus dissipés de Montréal. Au bout de cinq ou six ans, il mourut à l’hôpital, du delirium trémens, à ce qu’on m’a dit.

C’était après le mariage de Maria, toujours. J’étais déjà partie de Montréal dans ce temps là, mais j’ai appris tous ces détails par un de mes cousins qui connaissait bien le jeune homme. Je ne sais pas si Maria a jamais appris la mort de son ancien amoureux, elle. Je crois que cela lui aurait fait de la peine, car après tout, c’était sa faute. Elle aurait dû être plus fidèle que ça.

Mais je bavarde encore ici et je ne serai jamais rendue à la maison à temps pour préparer le souper de mon « vieux. »

Bonsoir ! donc. Venez-me voir ! et elle partit à la hâte.