Imprimerie de l'Indépendance (p. 45-48).

CHAPITRE X

En apprenant que Maria Renaud consentait enfin à devenir sa femme, le veuf Bernier se sentit heureux à un degré qu’il n’avait jamais cru possible d’atteindre.

— Me voici arrivé au faîte du bonheur, se disait il. Maintenant il ne s’agit que de m’y maintenir.

Quant aux remords et aux troubles de conscience il n’en éprouvait guère, car selon ses principes élastiques, il ne considérait pas qu’il avait mal agi dans aucune circonstance.

Il avait une façon de se dissimuler à lui-même les véritables motifs de ses actions.

C’était ainsi qu’il avait fait dans l’affaire de Xavier LeClerc.

Il ne s’était jamais avoué qu’il éprouvait pour ce jeune homme de la haine et de la jalousie et qu’il sentait le besoin de s’en débarrasser.

Au contraire, il s’était dit qu’il était de son devoir d’empêcher Xavier d’épouser Maria Renaud, parce que celle-ci ne serait pas aussi heureuse avec ce jeune homme, pauvre et obscur, qu’elle le serait avec lui-même.

Mais, comme toujours, il imposait silence à sa conscience.

Il savait bien qu’il avait calomnié Xavier LeClerc, mais il se justifiait en se disant qu’il l’avait fait pour de bons motifs.

Et, maintenant que Xavier donnait en effet prise aux mauvaises langues, il se sentait de plus en plus justifié et ne perdait jamais l’occasion de raconter au long tout ce qu’il apprenait de mal sur le compte de ce dernier.

C’était de la médisance, il est vrai, mais s’il est un péché auquel bien des gens, d’ailleurs bons et religieux, se livrent avec autant d’acharnement que le font les impies, c’est sans contredit celui de la médisance.

— Mais, c’est vrai, ce que je dis là, vous dira quelqu’un à qui vous reprochez ses discours peu charitables sur le prochain.

Sa conscience savait mieux que cela ; sa conscience savait qu’il ne se souciait pas que Maria fût heureuse, ou malheureuse, pourvu qu’il fût heureux lui-même.

C'est vrai ?

Eh bien ! voilà justement ce qui fait que c’est la médisance.

Si ce n’était pas vrai, ce serait de la calomnie, voilà tout.

Mais, dans le fond, la médisance fait plus de mal que la calomnie, car la calomnie est réparable, mais la médisance ne l’est pas.

De la médisance à la calomnie, il n’y a qu’un pas, et il est très rare que les médisants ne deviennent pas des calomniateurs.

Lorsqu’on a pris le goût et l’habitude de parler en mal du prochain, on est porté à inventer, lorsque l’on n’a rien de véritable à dire.

Une chose étrange : les médisants ne veulent jamais admettre qu’ils le sont. Ils trouvent toujours de bons motifs pour justifier leur manque de charité.

C’est ainsi qu’était Edmond Bernier et il aurait certainement qualifié de calomniateur celui qui l’aurait traité de médisant.

Pour dire la vérité, cet homme extraordinaire se trouvait bon, même excellent, malgré ses fourberies. Et ce qui contribuait le plus à le confirmer dans la bonne opinion qu’il avait de lui-même, c’était l’estime et l’admiration que professaient pour lui plusieurs prêtres avec qui il était en rapport.

Ces bons prêtres, n’étant pas doués de seconde vue, ne voyaient de lui que ses bonnes qualités qui étaient précisément celles que l’on remarque le plus chez les hommes.

Ils étaient édifiés par sa piété et sa conduite sage et régulière, et aussi, par les soins qu’il semblait prendre de sa vieille belle-mère.

Bernier leur avait toujours donné à entendre que la veuve n’était pas aussi riche qu’on le supposait, et que ses maisons étaient grevées d’hypothèques à l’époque où il avait commencé à prendre la direction de ses affaires.

De plus il insinuait que la bonne vieille commençait à tomber en enfance.

C’est à l’un d’eux qu’il s’adressa un jour pour servir un de ses desseins.

Le veuf n’aimait guère le jeune orphelin. Celui-ci, dont les grands yeux francs et hardis possédaient le pouvoir de troubler l’oncle, malgré son aplomb habituel, éprouvait une certaine aversion envers ce dernier, à qui il semblait que l’enfant lisait dans ses plus secrètes pensées.

Ce n’était pas le cas, à la vérité, mais il est certain que le neveu regardait souvent son oncle avec une défiance instinctive.

C’était cette expression, surtout, qui gênait le veuf.

Un jour il eut maille à partir avec le jeune orphelin qui avait refusé de lui obéir, sous un prétexte quelconque.

La difficulté s’était terminée par une véritable guerre.

L’oncle avait souffleté l’orphelin et celui ci s’était jeté sur l’oncle avec toute la fureur d’un jeune chat sauvage.

Cependant, la chose une fois passée, Edmond Bernier ne parla plus de l’incident et la grand’mère, qui s’était sentie pleine d’inquiétudes sur le résultat de cette aventure, commença à se rassurer.

Mais cette espérance fut de courte durée. Quelques jours plus tard, Mde Champagne reçut la visite d’un révérend père, ami du veuf.

C’était un digne et saint homme, universellement aimé et respecté. La veuve qui le tenait en haute estime fut flattée de recevoir cette marque d’amitié de sa part, mais son bonheur se changea subitement en tristesse, quand le prêtre, s’étant informé de sa santé et l’ayant entretenue sur différente sujets, amena enfin la conversation sur le jeune Joseph et lui conseilla fortement de le mettre dans une bonne pension ou maison d’éducation quelconque.

— Ma bonne dame, lui dit-il, vous ne pouvez donner à cet enfant les soins qui lui sont nécessaires. Faible et vieille comme vous l’êtes, il ne vous reste pas assez d’énergie pour l’élever convenablement, comme vous l’avez fait autrefois pour vos propres enfants.

La veuve ne put s’empêcher d’approuver ce raisonnement, de dire qu’elle avait élevé ses enfants strictement, mais qu’il était vrai qu’elle ne se sentait plus la force d’élever celui-là de la même manière.

— Vous voyez bien, alors, que vous devez suivre mon conseil. Votre gendre qui est si bon, si dévoué, se chargera de trouver une bonne école, où ce cher enfant recevra l’instruction et l’éducation qui lui sont si nécessaires ; et on en fera un bon chrétien et un bon citoyen.

La veuve sentait bien que le prêtre parlait sincèrement et que ses conseils étaient pleins de sagesse. Mais elle comprenait aussi, que son gendre, qui avait inspiré au prêtre la pensée de ces conseils à l’égard de son petit-fils, n’était pas désintéressé, lui, dans la question et que ses motifs, en voulant éloigner l’enfant, ne pouvaient être bons.

Pendant quelques secondes l’idée lui vint de raconter au prêtre toutes ses peines et ses misères et de lui dévoiler le véritable caractère de son gendre qu’elle commençait à démêler de plus en plus.

Mais une pensée décourageante l’en dissuada.

— Il ne me croira pas, se dit-elle.

Elle se sentit vaincue et donna son consentement au projet qui devait disposer de la destinée du jeune orphelin.

Le bon père, heureux d’avoir réussi dans ce qu’il croyait une bonne œuvre, prit congé d’elle en la félicitant sur sa bonne volonté et sa sagesse.