Petit écho de la mode (p. 5-10).
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Les Deux Cahiers


I


Mme  Desaulmin venait de marier sa fille.

Un beau mariage, certes, et qui avait amené à Saint-Pierre-de-Chaillot, puis avenue de l’Alma, au 13 bis, tout Paris. Suzanne, qui ne s’était pas hâtée d’aliéner son indépendance, épousait à vingt-six ans un jeune maître des requêtes, Jacques Daramont, d’une vieille famille de robe. Les salons, maintenant vides, où tout à l’heure on se pressait pour serrer la main du marié, embrasser la mariée, avaler un sandwich et boire une coupe de champagne, montraient encore, étalée selon la mode nouvelle, la richesse du trousseau et des cadeaux. Chacun avait pu connaître et évaluer le linge de la jeune femme et dénigrer les présents de ses amis. Déjà, dans les corbeilles et les vases, les fleurs dépérissaient. Mais Mme  Desaulmin, encore toute parée, ne se souvenait plus de l’église pleine de lumière et de musique, ni du lunch, où parmi les félicitations et les admirations les invités innombrables s’écrasaient les pieds avec de mutuels sourires, ni des agents de la sûreté fort corrects qui, durant la fête, surveillaient les vitrines et les tables. Luxe fiévreux qui contrastait si vivement avec la simplicité de ses noces célébrées, vingt-sept années plus tôt, dans la modeste chapelle d’un village ! Elle ne voyait que la tristesse de ce grand appartement, où, désormais, elle se trouvait seule !

Toute seule ! On ne pouvait pas, en effet, être plus seule qu’elle. Son mari était mort, après une courte union sans nuages, lui laissant deux enfants, une fille, l’aînée, et un garçon. Le garçon, esprit aventureux, l’avait quittée très tôt, d’abord collégien que les Pères instruisaient dans un établissement célèbre de Province, puis jeune élève de Saint-Cyr, puis enthousiaste officier que l’Afrique attirait. Il lui restait sa fille : de quel amour l’avait-elle entourée, confondue pourtant de la découvrir parfois si différente d’elle-même, mais si heureuse de regarder son corps grandir et son caractère se former, si heureuse d’entendre sa voix et son rire, si heureuse de cette compagne chaque année plus intime sur laquelle s’appuyer !

Maintenant, il ne lui restait plus rien, et la vieillesse était là…, la vieillesse franchement acceptée, car Mme  Desaulmin n’appartenait pas à celles qui s’épuisent à combattre les ravages du temps. Elle avait dépassé la cinquantaine et, bien qu’à Paris la plupart des femmes se glorifient, à cet âge, de si beaux cheveux noirs ou blonds, elle gardait, elle, ses cheveux blancs, et même elle les gardait avec fierté. Partagés en deux bandeaux, ils descendaient, couleur de vieil argent, au bord du front, glissaient derrière l’oreille et se nouaient en un chignon bas, au-dessus de la nuque. Ils encadraient un visage très doux, d’un ovale très pur, demeuré très jeune, à cause des yeux limpides, de la bouche tendre, des dents éclatantes, mais ils révélaient, sans hypocrisie, comme sans amertume, les lustres révolus. Une glace refléta son image : quelle bonne grand’mère elle ferait, — sans doute pas trop ridée, pas trop fanée, une jolie grand’mère, — tout de même une grand’mère ! Mais, avant de bercer un petit-fils ou une petite-fille, comment occuperait-elle sa vie déserte ?

Mme Desaulmin s’était levée. Un gai soleil de juin attiédissait l’air, et les marronniers de l’avenue éployaient, en immenses bouquets, leurs branches et leurs feuilles. Elle pénétra dans la chambre de sa fille ; tout s’y présentait dans le même ordre et le même aspect que toujours : le lit étroit et peint en blanc avec ses rideaux en vieille Perse, le petit bureau en bois des Iles avec le papier, les enveloppes, le cachet et la plume bien rangés, la coiffeuse en marqueterie, la commode au marbre rose. Elle promenait sur ce décor familier ses yeux émus. Soudain, sur le bureau, elle aperçut un carnet… On l’avait abandonné là…, jeté, peut-être, dans l’impatience du départ.

C’était un ravissant carnet, en cuir jaune, de fabrication anglaise, assurément, avec ses feuilles légères alphabétisées, datées, amovibles et son stylographe d’or. Mme Desaulmin le conserva quelques secondes dans ses mains. Eh quoi ! Suzanne, cette Suzanne qu’elle aimait tant, mais qui était si moderne, y aurait-elle consigné des impressions, des souvenirs, des sentiments ?… Alors, comment avait-elle pu l’oublier ?… Mme Desaulmin se rappelait le journal que, jeune fille, elle écrivait soigneusement chaque soir, aussi bien à Paris qu’à la campagne, si fatiguée qu’elle fût, sur un de ces cahiers écoliers, rayés en rouge, à couverture guerrière, et qui coûtaient dix centimes. Le premier terminé, elle en avait acheté un second, puis un troisième, et les cahiers s’entassaient dans un tiroir de son secrétaire. Ils renfermaient non seulement le récit de ce qu’elle avait fait dans la journée, mais surtout la relation minutieuse de ce qu’elle avait éprouvé ou pensé, des tristesses, des joies, des rêves, des étonnements, même une puérile et touchante philosophie, de grands désespoirs, de folles exaltations aussi, car son âme avait toujours été ardente. Jamais elle ne s’en était séparée ; pourtant elle ne les relisait jamais, car elle ne s’estimait pas encore assez âgée pour revivre sa jeunesse. « Plus tard, plus tard », se disait-elle, quand la curiosité la tourmentait… Mais en cet instant elle ne résista pas à son désir, — et d’ailleurs l’époque était venue où seul le passé console du présent et procure la force d’endurer le rapide avenir.

Les cahiers étaient là, dans sa chambre contiguë à celle de sa fille, abrités dans le vieux secrétaire de son enfance. Elle en tira un, le premier. Sur la couverture, le général Lasalle, vêtu d’un uniforme aux couleurs éteintes, sabrait, avec quelques hussards très défraîchis, tout un régiment d’Impériaux flétris ; en haut de la couverture, il y avait, tracés en ronde, d’une encre jaunie, ces mots : « Ce cahier appartient à Marthe Cantuel. » Puis, au bas : « Ceci est mon journal. » Mme Desaulmin le posa sur la table. À côté du carnet en cuir jaune, il avait triste mine, tout juste la mine d’un parent pauvre et honteux. Cependant, le distingué carnet en cuir jaune devait, par tout ce qu’il contenait, lui ressembler un peu. Mme Desaulmin tourna un feuillet du cahier. Il débutait par ces lignes : « Je suis née le 12 juillet 1861, dans notre propriété de Ringen, qui est si jolie avec sa vigne vierge, ses grands arbres et la rivière qui l’encercle… De ma fenêtre, je vois un grand rocher rouge qui monte au-dessus des prairies… » Elle ouvrit le carnet en cuir jaune. La première feuille portait cette note : « Aujourd’hui, à deux heures, partie de golf : réprimandé un peu le Caddie qui baye aux corneilles. » Une seconde, celle-ci : « À quatre heures et demie, cours de Bergson, au collège de France » ; une troisième, cette autre : « Lucie et Jeanne me cherchent à dix heures du matin pour aller au skatingrink ; à deux heures, conférence… » Une quatrième : « Demain matin footing au Bois, l’après-midi golf à l’Ermitage… » C’était, rédigé avec l’exactitude d’un commerçant, le tableau de la journée : les dates, les rendez-vous et les heures pour les jeux sportifs, les jeux intellectuels et les jeux mondains. Une petite mention sèche, des chiffres, beaucoup de termes anglais, et voilà tout.

Un cahier, un carnet, et deux générations : l’une, éprise d’illusions, le cœur trop fragile, attardée à des plaisirs naïfs ; l’autre, éprise de grand air, de mouvement, de liberté, précise, raisonnante, le cœur naturellement en garde contre les surprises. Les jeunes filles d’aujourd’hui n’écrivent plus leur journal et se répandraient en moqueries presque indignées si on leur conseillait de se plier à une pareille tâche. Même les petites ont des distractions plus dignes de leur âge : elles collectionnent des signatures autographes ou des pensées qu’elles réclament aussi bien aux grands hommes de Paris qu’aux grands hommes d’arrondissement. Mme Desaulmin considérait tour à tour le cahier et le carnet, et, tandis qu’elle les considérait, une idée naissait dans son esprit. Elle la repoussa d’abord en haussant les épaules. Allait-elle céder au travers de nos contemporaines qui, dès quinze ans, se croiraient déshonorées si elles ne cachaient pas dans leurs cartons un livre de poèmes ou un roman, produit de leur imagination, de leur expérience et de leur labeur ? Écrire à cinquante ans, quelle démence ! Mais relire ce journal, l’arranger, l’ordonner, était-ce là écrire ? C’était seulement une récréation pour les soirées d’hiver, le moyen de ne pas s’ennuyer, presque une lecture avec des commentaires sur la marge du livre. D’ailleurs, qui le saurait ?… Et puis, si on le savait, plus tard, les petits-enfants liraient le journal, à la fois souriants et un pou ironiques : « Qu’elle était drôle, notre grand’mère ! » songeraient-ils, et peut-être tout de même lui accorderaient-ils une légère gratitude pour la peine qu’elle se serait donnée de raconter… ce qu’était jadis une jeune fille ingénue et sensible. Jadis, oui, jadis ; car il y aurait un temps où, parlant des premières années de la troisième République, on dirait, comme du premier Empire, ou de l’ancienne monarchie : jadis.

Le soir même, tandis que sa fille et son gendre gagnaient, par l’Espagne, le Maroc, Mme Desaulmin, tous ses cahiers en pile devant elle, commença…