Les deux Papineau/Discours prononcé par M. Papineau, 1834-02-28

DISCOURS

prononcé par M. Papineau, dans la Chambre
d’Assemblée, le 28 Février 1834, sur les
92 Résolutions.


Après avoir combattu la proposition de M. Neilson qui demandait qu’on retardât de quelques jours l’examen des 92 résolutions, M. Papineau entra dans le cœur de la question et fit l’histoire des griefs du pays, dans les termes suivants :

Depuis la cession du pays jusqu’en 1792, des gouverneurs militaires tels que le Général Murray, ont pu maintenir contre les Canadiens l’orgueil et les jalousies d’une partie de la petite population anglaise, de gens qui se disaient les conquérants du pays, et qui n’étaient que les vivandiers de l’armée ; qui se faisaient grands eux-mêmes et qui n’étaient que petits dans l’esprit des autres. Dès lors a été mis en opération le système d’exclusion et de distinction nationale. Dans ces temps de malheur et d’ignorance, où l’on appelait à des guerres religieuses les sectes protestantes et catholiques ; dans ces temps, dis-je, on prétendit faire régner dans les Canadas ces lois de sang, et appeler sur les catholiques Canadiens la même persécution qui pesait sur les catholiques d’Angleterre. Si ce complot inique n’eut pas tout son succès, il en eut au moins de grands. C’est à cette époque qu’on disait que les Canadiens ne pouvaient pas être jurés, etc., à cause de leur religion ; et cette exclusion a été longtemps mise en pratique. On n’a choisi que des shérifs protestants : et les juges ont toléré ces abus, malgré que ce fût une violation des lois. Et, quand il a fallu établir un nouvel ordre de choses, le préjugé était tellement enraciné, que dernièrement encore le shérif de Montréal, pour complaire à l’exécutif, en violation de la loi, et pour sauver des criminels qui tôt ou tard auront leur juste punition, a fait un de ces choix illégaux et partiaux de jurés, et oublié son devoir et son serment. C’est à l’époque dont j’ai parlé, qu’a commencé ce système de distinction dans les places, dans les honneurs, dans les privilèges, qui a été perpétué jusqu’à nos jours. Sous ces circonstances, des démarches furent prises alors, des requêtes furent dressées et présentées avec fermeté, avec assurance, avec espoir, par des hommes qui n’avaient pas l’inviolabilité de rang et de caractère qu’ont des représentants du peuple, qui voyant aujourd’hui des maux plus grands, n’osent demander ni des remèdes ni des réformes. S’ils disent que tout est bon, tout est bien, ils recevront, sans doute, des récompenses, mais personne ne leur enviera cet avantage. À cette époque, c’étaient des hommes qui réclamaient leurs droits comme hommes, et comme sujets britanniques. On reconnut qu’il y avait des principes conformes au droit des gens, qu’on ne pouvait violer ; qu’il y avait dans le Canada une population qui avait des lois, une religion, une langue, des mœurs et des institutions qui devaient lui être conservées ; on fit des représentations en Angleterre, appuyées par le peuple ; et dans un temps où les Canadiens n’étaient guère instruits du droit public et politique, au milieu du mouvement et de l’agitation de la population des États-Unis pour résister à l’oppression de la métropole, on ne craignit pas de demander des réformes, et on les obtint. La suite de ces démarches fut l’acte de Québec, tout vicieux, tout imparfait qu’il était, et qui a été le sujet de tant de plaintes, mais qui fut donné alors, parce qu’il parut conforme au vœu général. Tous ceux qui avaient été employés par l’ancien gouvernement s’étaient retirés, avaient disparu avec sa chute, et il n’était resté qu’une population agricole, sans éducation, tremblante et muette de terreur par suite des événements dont elle avait été témoin, et ignorante des droits de l’homme en société.

M. Papineau démontre ensuite que les abus des bureaux coloniaux avaient fait naître partout en Amérique des idées démocratiques et que les colonies les plus paisibles et les plus loyales étaient celles auxquelles on avait donné des institutions libérales. Il attribue au conseil législatif la plupart des maux dont le peuple se plaint et demande qu’il devienne électif.

« Qu’on se demande, dit-il, si, sous un autre ordre de choses, le Conseil constitué de manière à avoir autant de bonne foi que de lumières, ne produirait pas le bien du pays ? parce que en effet, partout où il y a des lumières, il y a de l’amour pour la liberté. Réunis par le système électif, ils seraient les apôtres des droits de l’homme ; leurs sentiments seraient conformes à ceux de peuple ; et l’expérience en bien des choses, qu’ils ont acquise au-delà de l’océan, ferait marcher graduellement les améliorations dans cette colonie. Ces hommes si fougueux, et si acharnés contre les droits du peuple, ne voyant pas d’autre théâtre que celui qu’il leur offrirait, et rencontrant des compétiteurs dans la chambre d’assemblée, auraient des motifs d’agir d’après leur pleine conviction et de concourir dans tout ce qui serait bon ; tandis qu’aujourd’hui ils ont des motifs de semer la dissension. Et cela est d’autant plus vrai, qu’étant dans un pays nouveau, nous recevons des gouverneurs qui n’ont que de deux rôles l’un à jouer : s’ils ont des talents et des lumières, l’orgueil des Européens qui les environnent, fiers de cette qualité, comme s’ils emportaient toutes les lumières et tous les progrès de la nation qu’ils quittent, les corrompt bientôt. Quelle en est la récompense ? Portés dans les conseils, ces gens ont des intérêts contraires à ceux du peuple, et dès lors le gouvernement devient difficile et désavantageux pour le peuple. Si au contraire il se trouve un gouverneur ignorant et qui demeure dans l’inaction, bientôt le peuple le méprise, et se demande s’il n’est ici que pour s’engraisser. Il ne voit dans les emplois qu’un frelon indolent, qui dévore le miel, et n’est d’aucune utilité. Il est donc clair que le système qui donne le plus de patronage est le plus contraire à la permanence du régime colonial. Nous l’avouons, c’était un malheur de circonstances que celui de la différence d’origines, auquel il n’y a pas de remède. Néanmoins on a fait ce qu’on a pu pour le faire disparaître, en divisant les deux Canadas en deux provinces. Pourquoi était-ce, sinon pour permettre à chacune de ces diverses contrées de défendre ses droits respectifs ? mais non pas jusqu’au point d’être aveugles sur les améliorations introduites par les étrangers, et de ne vouloir pas recevoir ses co-sujets d’Angleterre. Il a fallu bien de la malveillance pour oser dire le contraire, quand toujours on a vu de la partialité en faveur des étrangers. Lorsqu’elle n’était pas avouée, on l’a tolérée. Le gouvernement a passé outre ; à l’ouverture d’une session, il a demandé des lois particulières pour une classe particulière, et ce qu’il y a de plus odieux et de plus condamnable dans le conseil, c’est qu’il a eu la lâcheté de l’appuyer. C’est passé en principe que le conseil veut tout ce que l’exécutif veut. Cet abus exige absolument une réforme. Quel est le moyen de la faire ? Est-ce de donner encore au gouverneur le pouvoir de choisir les conseillers, après un outrage aussi sanglant fait à ce pays, en y appelant ces étrangers, comme s’il ne s’était trouvé personne dans ce pays pour remplir cette place. Mais il a trouvé dans le cœur de ces gens, bien indignes du rang qu’ils occupent, des sentiments conformes aux siens. Que ceux qui n’ont rien de Canadien, qui ne savent pas ce qui est juste et équitable ; que cette vile faction s’attache à ces doctrines ; qu’elle nous menace, elle ne nous fera pas fléchir. Qu’elle nous dise qu’elle nous déteste, qu’elle nous hait ; nous lui répondrons que nous nous en réjouissons, et que nous la haïrons encore davantage. Mais il faut changer cet état malheureux de choses, sans redouter le tableau des dangers frivoles qu’on prétend y voir. Il n’y a rien à craindre pour ceux qui veulent le bien, dans ce siècle, et à la porte des États-Unis. C’est aux auteurs de nos maux à les dévorer, à les avaler eux-mêmes. Nous ne devons pas concourir dans leurs odieux projets ; ils voudraient nous faire pendre, ou nous faire égorger, s’ils pouvaient. Ils nous ont reproché jusqu’à notre langue, comme si ceux qui possèdent les deux langues, qui puisent à cette double source, n’ont pas plus d’avantages que ceux qui ne puisent que dans une seule. Les connaissances des deux nations dont on parle ici le langage, sont également étendues, et également essentielles à une éducation parfaite. On trouvera dans les publicistes anglais, dans les histoires parlementaires, dans les discours des Fox et autres, des maximes sublimes de droit et de liberté publics ; et celui qui n’a pas puisé à ces sources, s’est privé de grands moyens, et ne connaît pas tout ce que lui permet la loi publique, et jusqu’où elle lui permet de s’étendre : en sorte que les ennemis du nom canadien, qui veulent donner des bornes si étroites à la liberté anglaise, feraient bien mieux d’y aller puiser. Il est donc essentiel d’y voir quelles sont les institutions qui nous conviennent, et qui ne puissent jamais nous être arrachées. Du moment que nous avons appartenu à l’Angleterre, nous avons eu droit à des institutions aussi démocratiques que les siennes. On a tenté de nous donner une aristocratie, et le système ne se trouve pas applicable. Y a-t-il parmi les masses un commencement d’affection pour le Conseil Législatif ? Si lorsque quelqu’un est nommé conseiller, il était mieux vu, plus respecté, on pourrait dire que le principe commence à s’établir. Mais, je le demande, y a-t-il une époque où la place de conseiller ait été recherchée, enviée ? Au contraire, ne voit-on pas ceux qui y entrent, s’en retirer, n’oser y paraître, et avouer que c’est un opprobre pour eux d’y siéger, s’ils ont encore des titres au respect et à l’honneur de leurs concitoyens. »

M. Stuart rappelle M. Papineau à l’ordre sur ces dernières expressions, et M. Gugy, demande à faire vider les galeries. Après quelques moments le public est de nouveau introduit, et M. Papineau continue à démontrer que la chambre d’assemblée doit faire preuve d’énergie en acceptant les 92 résolutions.