Les Deux Pêcheurs

(Redirigé depuis Les deux Pêcheurs)
Michel Lévy (p. 1-6).


Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Bouffes-Parisiens, le 13 novembre 1857.


DISTRIBUTION DE LA PIÈCE
GROS-MINET, garde du commerce M. Pradeau.
POLISSARD, son neveu M. Gerpré.


La scène se passe à Charenton.



Le théâtre représente une berge à la pointe d’une île sur la Marne et faisant face à la maison de Charenton. La berge est un talus, presque à pic, et couronnée de saules et de peupliers. Un escalier creusé dans la berge par les pêcheurs à la ligne, descend jusqu’au bord de l’eau. À la gauche du spectateur la rivière tourne et à la pointe de ce tournant se trouve un saule. En face de cette pointe, l’autre rive avec des roseaux, des arbustes.


Scène PREMIÈRE

POLISSARD, GROS-MINET.

Au lever du rideau, Polissard est à droite dans l’eau jusqu’à mi-jambes, et pêche à la droite de l’île. Son pantalon est retroussé, sa boite à vers est suspendue à son cou. Un petit panier pour recevoir le poisson est également suspendu de l’autre côté. Il a son pince-nez. Du côté opposé et tournant le dos, est Gros-Minet, également avec un accoutrement grotesque, tous deux jettent la ligne et la retirent pendant le morceau suivant :

DUETTO.
GROS-MINET.
––––––Venez, venez, venez, venez (ter)
––––––––––Petits poissons,
––––––Venez, venez, venez, venez (ter)
––––––––––Mordre à mes hameçons !
––––––Je guette, je guette la fine ablette,
––––––––––Le goujon, le barbillon.
POLISSARD.
––––––Venez, venez, venez, venez (ter)
––––––––––Petits poissons,
––––––Venez, venez, venez, venez (ter)
––––––––––Mordre à mes hameçons !
––––––Je guette, je guette une blondinette !

(Les yeux tournés vers la maison aux volets verts.)

––––––––Regardons ! regardons !
––––––––Et pour tromper le barbon,
––––––––Ayons l’air d’un cornichon.
––––––––Oh ! amour, voilà comme…
––––––––Tu te ris d’un grand cœur ;
––––––––Être né pour être homme,
––––––––Et devenir Martin pêcheur !
GROS-MINET, arrangeant sa ligne.

Ça ne touche guère, je crois que je n’ai pas mis assez de fond. (Apercevant Polissard.) Que vois-je dans la pénombre ? un rival !

POLISSARD, le voyant.

Si j’en crois mon pince-nez, c’est un pêcheur sérieux… diable ! mauvaise affaire !… mon Octavie, qui ne m’attend pour l’enlever qu’au lever du soleil, quand son tigre sera parti ! (Il se remet à pêcher.) Continuons à avoir l’air d’un imbécile.

GROS-MINET.

Nom d’un goujon !… mais il va troubler le courant de mon onde pure… (Élevant la voix.) Dites donc, eh ! vous, là-bas !

POLISSARD, venant en scène.

Bonjour, mossieu… ça va bien, ce matin ?

GROS-MINET.

Vous vous êtes donc levé à trois heures ? vous êtes donc somnambule ?

POLISSARD.

J’aime à voir naître l’aurore.

GROS-MINET.

Je vous préviens que vous êtes sur ma propriété.

POLISSARD.

Cette île est votre immeuble ?

GROS-MINET.

Non, mais bien ce remou que depuis trois jours j’ai amorcé, j’y ai jeté plus d’un décilitre de blé.

POLISSARD.

Ah ! vous jetez du blé dans la rivière et vous croyez que ça poussera ?

GROS-MINET.

Du blé cuit, avec des boules de terre glaise et de chènevis, des fèves de marais à l’huile… d’aspic, pour faire venir la carpe.

POLISSARD.

Merci, homme intelligent… comme ça se trouve… des carpes !… Moi qui en suis à ma première ablette à prendre.

GROS-MINET, l’arrêtant.

Qu’est-ce que ça vous fait d’aller pêcher plus loin ?

POLISSARD, à part.

Il paraît qu’il tient à rester ici… Diavolo ! si c’est un voisin du tyran aux volets verts, il verra le signal que doit faire Octavie avec son foulard… Il me vendra au Bartholo… comment le mettre en fuite ?

GROS-MINET.

Tenez, je vas vous dire une chose : là-bas, au bout de l’île, je connais un petit endroit où l’on en prend à tout coup ; des gardons, des vendaises, des ablettes, des goujons… On n’a que le temps de jeter sa ligne et ça biche ; on jette et toc ! ça biche !

POLISSARD.

Vrai ? eh bien ! je ne veux pas vous en priver… allez-y si ça biche !

GROS-MINET, à part.

Ah ! tu ne veux pas y aller… eh bien ! attends, j’ai une petite scie non patriotique qui ne manque jamais son effet… je m’en vas te la servir… Voyons laquelle… (Il fredonne.)

Air : Toi qui connais les hussards de la garde.

––––Toi qui connais la couleur de mes guêtres,
––––Tu n’connais pas la couleur de mes bas ;
–––Car si tu connaissais la couleur de mes guêtres,
––––Tu connaîtrais la couleur de mes bas ;
––––––Mais tu n’connais pas la couleur…

Non, ça l’amuserait ! ah ! j’en tiens une : La Gronouille au camélia. (Riant.) Servez chaud ! boum !

POLISSARD.

Qu’est-ce qui vous prend donc ?

GROS-MINET.

Il me prend… une envie de vous chanter quelque chose d’agréable.

POLISSARD.

Chantez… j’en serai bien aise.

GROS-MINET.
––––––Dans l’intérieur d’une citrouille
––––––Vivait un vieux crapaud volant,
––––––Fort amoureux d’une grenouille
––––––Qu’avait un très-fort mal de dent.
––––––Le crapaud dit : Belle verdâtre,
–––––––Voilà un beau camélia ;
––––––Mais la grenouille au gros folâtre,
––––––Chante en faisant ce geste là. (Il fait un pied de nez.)
––––––Notre crapaud d’amour succombe,
–––––––Avec son camélia là,
––––––Et la grenouille sur sa tombe
––––––Répète en dansant la polka. (Il danse.)
––––––Ceci vous prouve jouvencelles,
––––––Que lorsqu’on a par accident
––––––Le malheur d’avoir des dents telles,
––––––On se trouve pas mal dedans !
––––––Aie ! aie ! aie ! aie la dent !
–––––––––La gueuse de dent !
–––––––––La coquine de dent !
––––––Aie ! aie ! aie ! aie la dent
–––––––––La gueuse de dent !
–––––––––La coquine de dent !
––––––Aie ! aie ! etc.
POLISSARD.

Tiens ! c’est très-gentil cette balançoire-là.

GROS-MINET.

Ah ! bah !… et moi qui voulais le faire décaniller… quelle veste ! (Il tire son étui à cigares pour se donner une contenance.)

POLISSARD, prenant sans façon dans l’étui.

Tiens ! ils sont beaux : où donc prenez-vous vos cigares ?

GROS-MINET.

Dites donc, il me semble que c’est vous qui prenez…

POLISSARD.

Faites pas attention, ça se fait dans les meilleures sociétés.

GROS-MINET, à part.

Avec ça il ne s’en va pas, cet animal-là… Si je pouvais lui faire peur… (Regardant au dehors, et jetant un cri.) Ah ! le fou !… le fou, là-bas ! le fou par amour.

POLISSARD.

Qui ça ?… ce fou furieux, échappé de la maison de Charenton qui est en face, et qui erre depuis trois jours dans les environs ?

GROS-MINET.

Lui-même… sauvez-vous, malheureux !

POLISSARD.

Pourquoi ça ?

GROS-MINET.

Vous ne savez donc pas que cet infortuné a horreur des chapeaux pointus, vu que, dans le temps, il a été distancé de son épouse par un monsieur qui en avait un… juste comme le vôtre.

POLISSARD.

Ah ! bah ! je n’ai peur de rien, moi… si… je me trompe… il y a une chose dont j’ai peur ; ah ! mais, là, une vraie monomanie à me faire courir comme un express…

GROS-MINET.

Quoi donc ?

POLISSARD.

Les chiens enragés.

GROS-MINET, faisant un saut en arrière.

Ne parlez pas de ça devant moi. (A part.) Je tiens une autre finesse !

POLISSARD.

Qu’est-ce donc qui vous prend ?

GROS-MINET.

On m’a bien dit que j’étais guéri radicalement… mais quand on m’agace, voyez-vous… brrrr… brrrr !… dire que la morsure d’un petit roquet vous met dans des états pareils. (Retroussant sa manche et s’approchant de lui.) Tenez, une petite cicatrice, à peine si on la voit.

POLISSARD, reculant.

Je m’en rapporte, je m’en rapporte !

GROS-MINET, durement, le prenant par le bras.

Mais regardez donc !… brrr ! brrr !

POLISSARD.

Je vois parfaitement. (Il cherche à se dégager.)

GROS-MINET, le retenant.

Aussi, j’ai tort de venir auprès de la rivière… rien que la vue de l’eau… brrr ! brrr ! mais la pêche, c’est une passion, une rage… et dans ce moment… ça mord ! ça mord !

POLISSARD.

Ça mord ! merci ! bonjour, monsieur ! (Il se sauve.)


Scène II

GROS-MINET, POLISSARD.
GROS-MINET, seul et riant.

Enfoncé le jobard !… ah ! j’éprouve le besoin de calmer ma rage. (Il boit.)

POLISSARD, reparaissant.

Ah ! gueusard ! tu es hydrophobe et tu bois ! à moi la pose à mon tour ! (Il disparaît.)

GROS-MINET.

Qu’on dise encore qu’une ligne est un instrument qui a une bête à chaque bout… non, mais qu’on le dise… voyons !… vite mes engins !… (Il les dispose.) Ce grotesque m’a fait perdre un temps précieux. Au lever du soleil, il faut que je décampe, car si je suis pêcheur, je suis également garde du commerce, et il y a surtout un nommé Polissard, contre lequel je possède un bon petit jugement, et que je serais heureux d’interner à Clichy… non pas que je sois méchant, témoin l’innocence de mes plaisirs ; outre la pêche à la ligne, je cultive le rébus, le calembour, le logogriphe, et autres niaiseries divertissantes : voilà mon caractère aux douces teintes du crépuscule ; mais aux premiers rayons de l’astre du jour, l’homme pacifique et spirituel disparaît, le blond Phœbus fait fondre en moi les atomes sensibles ; je reprends la peau du renard, et toute la sévérité qui distingue l’homme de… loi… là… voilà qui est prêt… comme je vais m’en donner !… comme je vais en faire mourir de ces amours de poissons, de ces amours de petits poissons (Il se dirige vers la rivière, mais au même moment, Polissard, les cheveux hérissés et l’air effaré, saute du rocher devant lui, il a en outre une couronne de paille et de roseaux. Il est tout couvert de feuilles de nénuphar.)


Scène III

GROS-MINET, POLISSARD.
POLISSARD.

Couic !

GROS-MINET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

POLISSARD.

Turlututu, chapeau pointu ! où est ma femme ?

GROS-MINET.

Nom d’un barbillon, c’est le fou !

POLISSARD.

Vous me l’avez volée !

GROS-MINET.

Moi, je vous ai volé votre femme ? fouillez-moi plutôt !

POLISSARD.

Ah ! ce n’est donc pas vous ?

GROS-MINET.

Regardez mon chapeau.

POLISSARD.

C’est vrai… chapeau plat… (Il tape sur son chapeau de paille.) Figure plate… il n’y a que le nez qui est pointu… (Il lui pince le nez.) Couic !…

GROS-MINET, grimaçant.

Je vous trouve très-gai.

POLISSARD.

Et très-laid aussi, n’est-ce pas ? ça n’est pas étonnant… ah ! monsieur, voilà qui est déplorable !… j’avais un ami, monsieur, un jour il me dit : Antinoüs, je veux me marier ; tu as une jolie tête, prête-moi ta tête pour vingt-quatre heures… Je la lui prête, et comme elle n’était pas mal, le filou me la garde, et voilà la binette qu’il m’a laissée… (Il lui tire le nez.) Couic !

GROS-MINET[1].

Quel vilain trait ! (*)

POLISSARD.

Ah ! si l’on ne m’avait volé que ma femme ! mais croiriez-vous, gros papa, qu’on m’a encore volé ma voix… mon galoubet ? Oui, mossieu, je devais débuter à l’Opéra, j’avais la parole du maestro, mais voilà qu’à l’audition, dans mon grand air, au lieu de faire couic, je fais couac… et alors, va te promener mon engagement, trois cent mille francs par semaine, et treize mois de congé par an !

GROS-MINET, chantant très-fort.

Ah ! quel malheur !

POLISSARD, le prenant à la gorge.

Ah ! brigand ! je reconnais mon organe : c’est toi qui m’as volé mon do.

GROS-MINET, tremblant.

Eh bien ! oui, eh bien ! oui… mais je m’en vais vous le rendre… tenez, attrapez-le au vol… (Il chante.) Do ! quel sot do ! (Même jeu.) Ut ! ah ! quel sale ut ! (Même jeu.) Do ! do !

POLISSARD, comme s’il attrappait une mouche.

Je le tiens ! je le tiens ! Ah ! j’ai retrouvé mon do ! j’étais canard ; je redeviens rossignol… Ta, ta, ta, ta ! (Il lance des notes criardes et de tête.)

GROS-MINET.

C’est un raccommodeur de robinets.

POLISSARD.

(*) Connaissez-vous Castibelza ?

GROS-MINET.

Très-bien, très-bien ! (Chantant sur l’air connu.) Castibelza, l’homme à la canardière.

POLISSARD.

C’est mon cousin, à la mode de Charenton, et voilà ma lamentable histoire.

CASTILBÊTA, ballade.
POLISSARD.
––––Castilbêta, le pêcheur à la ligne,
––––––––––Chantait ainsi :
––––Ça ne mord pas et mon Alexandrigne,
––––––––––All’s’est enfuie ;
––––J’ai pour chasser le chagrin qui me gagne,
––––––––––Bu comme un trou !
––––Le vin qui mousse à travers la Champagne
––––––––––Me rendra fou !
ENSEMBLE.
GROS-MINET.
Bom bi di bom, bom bi di bom, bom bi di bi di bom, bi di bom,
––––––––––L’a rendu fou,
Bom bi di bom, bom bi di bom, bom bi di bi di bom, bi di bom,
––––––––––L’a rendu fou,
––––Bi di bi di bom bom, bi di bi di bom,
––––––––––Il est fou.
POLISSARD.
Bom bi di bom, bom bi di bom, bom bi di bi di bom, bi di bom,
––––––––––M’a rendu fou,
Bom bi di bom, bom bi di bom, bom bi di bi di bom, bi di bom,
––––––––––M’a rendu fou (bis).
DEUXIÈME COUPLET
––––Vrai, la Géante, auprès d’ell’n’était guère
––––––––––Que d’la Saint-Jean ;
––––On la montrait, à la fête d’Asnière,
––––––––––Pour de l’argent ;
––––Elle relevait sa dentelle d’Allemagne
––––––––––Jusqu’au genou !
––––Le vin qui mousse à travers la Champagne
––––––––––Me rendra fou !
ENSEMBLE.
––––Bom bi di bom, bom bi di bom, etc.
TROISIÈME COUPLET.
––––Pleurez, pleurez : ma tendre Alexandrigne,
––––––––––Un beau matin,
––––Me vola tout, mes hameçons et ma ligne,
––––––––––Jusqu’à mon crin ;
––––Et, pour aller faire un’partie de campagne,
––––––––––Mit tout au clou.
––––Le vin qui mousse à travers la Champagne
––––––––––Me rendra fou !
ENSEMBLE.
––––Bom bi di bom, bom bi di bom, etc.
POLISSARD, examinant la ligne de Gros-Minet.

Tiens, vous pêchez aussi, vous, vieux filou ?

GROS-MINET.

Oui, quand je peux ; mais ne cassez rien.

POLISSARD.

N’ayez pas peur ; je suis très-doux, très-bon enfant… à preuve, je vais vous dire, comme pêcheur, un grand secret pour amorcer. Je l’ai lu dans Bibitellus, auteur latin, livre 3, chapitre 17, de Gardonis anguillibus et carpibus

GROS-MINET.

Je vous écoute de toutes mes oreillibus.

POLISSARD.

Vous prenez un homme…

GROS-MINET.

Un homme !

POLISSARD.

Oui, un homme entre deux âges, un gros pli potelé, comme vous.

GROS-MINET.

Hein ?

POLISSARD, lui défaisant peu à peu sa cravate.

Vous le débarrassez de ses vêtements.

GROS-MINET.

Ah ! vous croyez comme ça… que… dans certaines circonstances…

POLISSARD, lui déboutonnant son gilet, que Gros-Minet remet pendant la réplique.

Quand il est complètement nu vous lui attachez une pierre au cou, une grosse pierre ; vous le balancez doucement sur la plaine liquide, et vous le déposez voluptueusement pendant quarante-huit heures dans le sein d’Amphitrite.

GROS-MINET, s’efforçant de rire.

Eh ! eh ! eh !… (Sérieusement.) Je la trouve bête.

POLISSARD, avec force.

Allons, déshabillez-vous !

GROS-MINET.

Minute ! minute ! j’ai affaire chez moi… j’ai des choux à repiquer. (Il se sauve).


Scène IV

POLISSARD, chantant sar l’air : Hélas ! elle a fui comme une ombre.
–– « Il se la casse… il se la brise, talala… »

Merci, vieux baleinier, à moi le champ de bataille… je peux attendre le signal du foulard qui doit paraître au lever du soleil !… Ah ! le burgrave a laissé sa ligne toute tendue, abusons de sa confiance et de son amorce… tiens ! on dirait que le bouchon remue… ah ! ça, mais ça mord donc quelquefois ? ça n’est donc pas un bruit que font courir les martins pêcheurs ? (Il guette.)


Scène V

GROS-MINET, POLISSARD.
GROS-MINET, rentrant, à part.

Ah ! il y est… Ma nièce m’a tout avoué… ce faux insensé qui la poursuit, c’est Polissard, c’est le débiteur que je poursuis moi-même… oh ! douce et fructueuse vengeance !

POLISSARD, se relevant et courant à lui.

Couic !

GROS-MINET.

Trop tard le couic ! vous n’êtes pas plus fou que moi… faux fleuve ! quittez ces attributs, faux Scamandre, je m’appelle Gros-Minet et voilà mon domicile, là-bas, la maison derrière les peupliers.

POLISSARD, à part.

Malédiction ! c’est mon tyran aux volets verts… et ce n’est qu’au soleil levant que ma Léda doit me faire signe… si je pouvais le retenir jusqu’à l’apparition du blond Phœbus.

GROS-MINET, à part.

Impossible de l’arquepincer sans l’intervention de l’astre du jour… si je pouvais gagner quelques minutes, je serais dans la légalité.

POLISSARD.

Voyons, monsieur Gros matou…

GROS-MINET.

Gros-Minet, monsieur !

POLISSARD.

Oui, mon gros chat, expliquons-nous tranquillement.

GROS-MINET.

C’est ça ; tranquillement, tout en pêchant ensemble, comme deux frères.

POLISSARD.

C’est ça… (Chantant.) « Martins pêcheurs, peuple de frères !… »

GROS-MINET.

Tel que vous me voyez, j’ai l’air féroce… eh bien, non, je suis bon que j’en suis bête !… croyez-vous que mon bonheur, c’est de deviner des charades, des rébus ; je devine tout, monsieur, tout, tout, tout ! un esprit de chien !

POLISSARD, à part.

Qué chance de tomber sur un azor pareil !

GROS-MINET.
Cependant, il y en a un qui me trotte dans la tête depuis sept ans… (Il va à ses lignes, puis poussant un cri.) Ah !
POLISSARD.

Quoi donc ? ça mord ?

GROS-MINET.

Je la tiens !

POLISSARD.

Quoi donc ? une carpe ?

GROS-MINET.

Non, la solution de mon problème.

POLISSARD.

Il était donc bien difficile, celui-là ?

GROS-MINET.

Tenez, lisez ce problème étrange, ce rébus qui a jeté la perturbation dans tous les cerveaux assez spirituels pour… tenez… jugez-en vous-même !

POLISSARD, lisant.

« Étant donné un navire de soixante-sept mètres de long…

GROS-MINET, lisant.

» Avec un mât de misaine de semblable hauteur ;

POLISSARD.

» Le navire jaugeant cinq cent cinquante tonneaux…

GROS-MINET.

» Parti de Smyrne, pour Marseille…

POLISSARD.

» Et ayant à bord soixante-cinq jours de vivres…

GROS-MINET.

» Onze passagers, huit hommes d’équipage… trouver l’âge du capitaine, ah ! ah !

POLISSARD.

Eh bien !

GROS-MINET.

Eh bien ! je dis que lorsque ledit navire aura parachevé sa petite traversée… lorsque le capitaine sera devant Marseille, il vous aura dans les trente-huit à trente-neuf ans.

POLISSARD.

Pourquoi ça ?

GROS-MINET.

Parce que, lorsque ledit capitaine sera en vue du lazaret, il approchera de la quarantaine… ah ! ah !… vous n’êtes pas surpris ?…

POLISSARD.

Je le savais… il y a beau temps. Nous en faisons bien d’autres… ah ! vous aimez ce genre de bêtises carabinées ?

GROS-MINET.

On m’a surnommé le gros Sphinx.

POLISSARD.

Oh ! alors, nous sommes matelots, vous sommes copins !

GROS-MINET.

Quoi ! vous seriez aussi godiche que moi ?

POLISSARD.

À preuve… écoutez !

GROS-MINET.

Comme pêcheur, je vous prête mes ouïes.

POLISSARD.

Quelle différence y a-t-il entre un brochet et mon paletot ?

GROS-MINET.

Diable ! quelle différence ? (Cherchant.) Attendez… ma foi, Gros-Minet donne sa langue aux chats !

POLISSARD.

Voilà la différence… c’est que le brochet se mange au bleu, et que mon paletot, hélas ! se mange aux vers.

GROS-MINET, lui tapant sur le ventre.

Boum !… ah ! vous le prenez comme ça ! bon pour le poisson d’eau douce ; mais pour le poisson de mer… connaissez-vous le procédé pour donner de la gaieté aux harengs ?

POLISSARD, réfléchissant.

De la gaieté aux harengs ?

GROS-MINET.

Oui, aux harengs… sors de là si tu peux.

POLISSARD.

Je demande la perche !

GROS-MINET.

Eh ! bien, vous guettez le passage… pas du saumon… du hareng… et quand vous en apercevez un banc, gardez-vous de vous y asseoir.

POLISSARD.

Comprends pas !

GROS-MINET.

Vous profitez du rassemblement ; vous prenez la parole, vous leur faites un long, un très-long discours ; ça les embête, et pourtant vous obtenez des harengs… gais !

POLISSARD.

Mais vous êtes très-fort… joutons !

ENSEMBLE.

Joutons !

(En ce moment, le soleil commence à se montrer.)

ENSEMBLE.
POLISSARD.
–––––––––Ah ! ah ! me trompé-je ?
GROS-MINET.
–––––––––Oh ! oh ! m’abusé-je ?
POLISSARD.
–––––––––––Il se lève !
GROS-MINET.
–––––––––––Il se lève !
POLISSARD.
–––––––Le voici ! le voici ! ah !
GROS-MINET.
–––––––Le voici ! le voici ! ah !
POLISSARD.
––––––––Le voilà ! le voilà !
GROS-MINET.
––––––––Le voilà ! le voilà !
POLISSARD.
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
GROS-MINET.
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
POLISSARD.

À présent, mon petit vieux, bien le bonjour, j’ai un rendez-vous.

GROS-MINET.

Halte-là !… comme débiteur, vous, et comme garde du commerce, moi, je vous arrête (riant) de poisson.

POLISSARD.

Pas de mauvaise farce… laissez-moi passer.

GROS-MINET, lui jetant son épuisette sur la tête.

Oh ! vous ne m’échapperez pas.

POLISSARD, se débarrassant du petit filet.

Mais vous me prenez pour un autre !

GROS-MINET.

Ah !… je vous prends pour un autre !

POLISSARD.

Grossièrement !

GROS-MINET.

Et cette petite lettre de change ?…

POLISSARD.

Moi !… faire des lettres de change !… (Avec dignité.) Apprenez que je n’ai pas assez de crédit pour ça !

GROS-MINET.
Nierez-vous votre signature ?… là… au bas : « Polissard. »
POLISSARD.

Ce n’est pas mon seing… Polissard est un nom que j’ai emprunté, vu que ça ne coûtait rien.

GROS-MINET.

Oh ! connu, connu !…

POLISSARD.

Mettez-vous à ma place… j’avais reçu de mes auteurs, un nom impossible.

GROS-MINET.

C’est une craque !…

POLISSARD.

Une craque ?… eh bien, lisez plutôt mon passeport.

GROS-MINET.

Je veux bien, montrez ; mais je ne vous lâche pas… (Il le tient par un bras.) Que vois-je ?… vous vous nommez Polydore Anaxis Polisson ?…

POLISSARD.

Oui, Polisson… Allez donc solliciter une place, avec un nom pareil… On vous répondra : Je ne veux pas de vous, vous êtes un Polisson… et, pour le mariage, quelle serait la beauté qui consentirait à dire : Je suis la femme d’un… Mes enfants seraient donc tous des petits… et dans l’âge mûr, on dirait donc que je ne suis qu’un vieux… voilà pourquoi j’ai adopté la variante.

GROS-MINET.

Mais, attendez donc… plus je vous regarde, vous que je n’ai jamais vu… vous êtes mon neveu…

POLISSARD.

Ah ! bah !…

GROS-MINET.

Et moi, votre oncle, par la même raison. Je m’appelle Gros-Minet ; mais, sous ce nom de Gros-Minet, je cache aussi un Polisson ; je suis un Polisson par ma femme Crinoline.

POLISSARD.

Quoi ?… vous seriez cet oncle si tendre, qui m’a abandonné dès mon enfance ?…

GROS-MINET.

Entendons-nous !… Je t’ai abandonné quand tu n’avais rien, vu que j’avais déjà ta cousine sur les bras… mais maintenant que je sais que tu hérites, je te cherche partout, pour te la faire épouser.

POLISSARD.

Comme ça se trouve, moi qui l’ai enlevée !…

GROS-MINET.

Comment, tu as enlevé ta cousine ?… Poliss… sard !…

POLISSARD.

Calmez-vous ; elle n’est pas perdue… elle m’attend, là-bas, sous l’orme.

GROS-MINET.

Alors, tu l’épouses sans dot ?…

POLISSARD.

Puisque j’hérite.

GROS-MINET.

Qu’on dise encore que les martins-pêcheurs sont de la famille des oies !… Grâce à ce délassement inoffensif, j’ai pêché un neveu, toi une jolie femme.

POLISSARD.

Donc, toutes mes espérances ne sont pas détruites…

GROS-MINET.

Mais notre pèche n’est pas terminée !… (Ils vont prendre leur ligne.) Il s’agit maintenant, pour tous deux, de triompher sur toute la ligne.

GROS-MINET.
––––––Si nous avons fait sourire,
––––––Sans calembour, même en pêchant.
POLISSARD.
––––––Ici, messieurs, n’allez pas dire,
––––––Comme la reine de l’étang.
GROS-MINET.
––––––Aie ! aie ! aie ! aie la dent !
–––––––––La gueuse de dent !
–––––––––La coquine de dent !
––––––Aie ! aie ! aie ! aie la dent !
–––––––––La gueuse de dent !
–––––––––La coquine de dent !
POLISSARD.
––––––Donnez-nous, ce baume charmant,
––––––––––Charmant, charmant,
––––––C’est un bon, bon onguent,
–––––––––C’est un bon onguent
––––––Pour notre mal de dent !


FIN

  1. A la représentation on passe tout ce qui se trouve entre les deux signes (**).