Les derniers Peaux-Rouges, souvenirs de voyage dans l’Amérique du Nord

Les derniers Peaux-Rouges, souvenirs de voyage dans l’Amérique du Nord

LES
DERNIERS PEAUX-ROUGES
SOUVENIRS DE VOYAGES DANS L’AMÉRIQUE DU NORD.

Dans le courant du mois de juin 1870, j’étais à New-York. Les grands chefs sioux, dont j’avais trois ans auparavant rencontré les bandes nomades dans les prairies, au pied des Montagnes-Rocheuses, alors que j’accompagnais la commission de paix chargée de traiter avec les Indiens, se trouvaient également dans la métropole de l’Union. Ils venaient de Washington, où ils avaient rendu visite à « leur grand-père, » le président des États-Unis, et lui avaient exposé dans de beaux discours leurs griefs contre « leurs frères blancs. » Le général Grant avait prêté l’oreille à leurs doléances, avait fumé le calumet avec eux, leur avait fait cadeau de pipes en écume de mer, de boîtes d’allumettes en argent, de paquets de tabac ; il leur avait même donné une soirée à la Maison-Blanche, et l’on y avait servi des sorbets aux sauvages, qui eussent préféré du rhum ou du whisky.

Sitegaleshka ou la Queue-Bariolée, chef de la bande des Brûlés, Makhpiatluta ou la Nuée-Rouge, de la bande des Ogalalas, étaient les deux grands sachems qui venaient d’arriver à New-York avec leurs braves ou lieutenans. En 1867, ils avaient brutalement refusé de se rendre au fort Laramie pour traiter avec les commissaires de paix ; maintenant, devenus plus humbles, plus soumis, ils avaient, en consentant à faire le long et pénible voyage de Washington, rendu hommage au chef de l’Union, et s’étaient en quelque sorte déclarés ses fidèles vassaux. Avant de rentrer dans les prairies, d’aller revivre sous la tente et chasser le bison, ils venaient visiter « la cité impériale, » Le général Smith, MM. Beauvais et Bullock, agens du gouvernement auprès des Indiens, les interprètes Richard et Mac-Clusky, accompagnaient les Ogalalas. La Queue-Bariolée avait avec lui le capitaine Poole, agent auprès des Brûlés, et l’interprète Guérut. On avait logé les Peaux-Rouges comme de bons Américains, les uns à Astor-house, les autres à l’hôtel Saint-Nicolas, et on les avait promenés par la ville. Les Brûlés s’étaient même rendus à bord de la frégate française la Magicienne, ancrée dans la baie de New-York et commandée par l’amiral Lefèvre, qui fit à ces étranges visiteurs une réception des plus cordiales. Pour répondre aux politesses de l’amiral, les sachems lui dirent en s’en allant qu’ils préféraient de beaucoup sa frégate au monitor qu’on leur avait montré sur le Potomac à Washington.


I.

J’avais connu au fort Laramie en 1867 quelques-uns des lieutenans de la Nuée-Rouge et de la Queue-Bariolée, ainsi que M. Beauvais et les interprètes Richard et Guérut. Ces trois derniers étaient pour moi comme des compatriotes. M. Beauvais est natif de Saint-Louis, état de Missouri; il est d’origine française, et descend de ces hardis planteurs de la Louisiane qui les premiers colonisèrent le bassin du Mississipi. Richard est enfant des prairies, de sang mêlé, mais son père est Français. Quant à Guérut, c’est du Havre qu’il est venu, il y a quelque trente ans, courir les aventures au pays des Peaux-Rouges. Il eût été difficile d’avoir de meilleurs introducteurs auprès des grands sachems.

La nation des Sioux est la plus puissante parmi les tribus indiennes du far-west; elle compte environ 25,000 individus, partagés en différentes bandes ou clans. On vient de voir que la Nuée-Rouge commande les Ogalalas, et la Queue-Bariolée les Brûlés. Le nom de ceux-ci est français, et il est resté comme tant d’autres dans la langue des Américains ; il rappelle le temps où nos braves trappeurs du Canada et de la Louisiane parcouraient seuls les prairies que nous possédions alors et où notre langue se parle encore. La plupart des noms géographiques de ces contrées lointaines sont français. Un jour que je demandais à Pallardie, un traitant de Montréal qui nous accompagnait dans le Dakota, le pays des Sioux, d’où venait ce nom de Brûlés : « Ils s’appellent ainsi, me dit-il, parce qu’une fois, comme ils étaient campés dans les prairies, celles-ci prirent feu tout à coup ; les sauvages eurent à peine le temps de fuir et en eurent le... dos et les cuisses brûlés. » D’après mon guide, le nom de la Nuée-Rouge aurait été donné au chef des Ogalalas à la suite d’une bataille qu’il gagna : un nuage y couvrit un moment le soleil d’un voile rougeâtre ; mais d’autres disent que c’est parce que les soldats de Sitegaleshka portent une couverture de laine rouge, d’où le mot qu’on lui prête : « mes guerriers couvrent les collines comme une nuée rouge. » Quant à la Queue-Bariolée, il paraît que le père de ce chef s’appelait le Chat-Tigre ; les trappeurs et les traitans disaient à son fils : « Toi, tu es la queue du Chat-Tigre, » et le nom lui est resté de Queue-Tigrée ou Bariolée. C’est ainsi que se forment les noms des Indiens ; on y ajoute quelquefois des sobriquets fort comiques, mais qui sont intraduisibles, car les sauvages n’ont pas de pudeur. Dans les tribus, on donne aussi des noms indiens aux blancs ; les Ogalalas ont baptisé M. Beauvais du nom de Gros-Ventre à cause de sa corpulence. Les lieutenans de la Nuée-Rouge s’appellent le Chien-Rouge, Peau-d’Ours, le Faucon-Noir, l’Ours-Couché, le Corbeau-Mâle, Celui qui porte l’Épée — ceux de la Queue-Bariolée, les Cheveux-Jaunes, l’Ours-Agile, l’Ours-Vif, etc. La fille du chef des Brûlés s’appelait Moneka, nom qui signifie, m’a-t-on dit, la Perle-des-Prairies. La jeune Indienne est morte d’amour dans des circonstances émouvantes qui tiennent du roman. Elle aimait un officier du fort Laramie, et sa tribu était en guerre avec les blancs. Son père rapporta son cadavre dans ses bras, et, suivant ses dernières volontés, le remit au commandant américain pour être enterré dans le cimetière du fort, où j’ai vu le tombeau de Moneka[1]. Il y a plusieurs années qu’elle est morte, et cependant Sitegaleshka pleure toujours sa fille bien-aimée. Comme je parlais de Moneka devant lui : « Ne prononcez pas ce nom, me dit l’interprète, cela lui fait trop de peine. » En effet, la figure du sachem, d’ordinaire si mélancolique, était devenue plus sombre encore.

La Queue-Bariolée n’était venu à New-York qu’avec trois de ses lieutenans ; mais la Nuée-Rouge avait amené les seize chefs qui composaient son état-major et quelques-unes de leurs femmes. Les squaws sont loin d’offrir un type aussi beau que celui des hommes ; tandis que ceux-ci, pour la plupart grands, élancés, ont les traits nobles et fiers, l’œil profond, pénétrant, la figure ovale, bien découpée, les femmes sont plutôt de petite stature, de formes pesantes et sans élégance ; leur regard a je ne sais quoi de triste, de résigné, de fatigué, et il en est de même chez toutes les tribus. Certes ce n’est pas ici qu’on peut dire que la femme est la plus belle moitié de l’espèce humaine. Tout le monde méprise les pauvres squaws. « Je ne retiens jamais le nom des sauvagesses, » me répondit dédaigneusement M. Beauvais, quand je lui demandai le nom des Indiennes qui accompagnaient les Ogalalas. Chez les Peaux-Rouges, la femme est en servitude, on la regarde comme un être inférieur. Elle seule fait tous les gros travaux, ploie et déploie la tente conique ou loge qu’elle installe sur ses longs piquets, fait la cuisine, soigne les enfans, tanne les peaux, habille toute la maison, porte en route tout le bagage. Avec cela, on n’a point le loisir d’être belle, tandis que l’homme ne fait absolument rien que chasser, songer à sa parure, discourir et aller en guerre.

Chez les Indiens, comme chez beaucoup de peuples nomades, on pratique volontiers la polygamie, et le peu de cas que l’on fait des squaws n’empêche pas quelques maris d’éprouver le plus vif amour pour leurs femmes, surtout pour la favorite, et d’en être extrêmement jaloux. Un matin, le Faucon-Noir peignait sa femme avec ce soin et cette lenteur particuliers à sa race, et lui dessinait au vermillon, sur le milieu de la tête, la raie que toute Indienne doit porter. Je me laissai aller à prendre à pleines mains les cheveux de la Vache-Blanche et je fis mine d’en couper une mèche, non pour la garder en souvenir, mais pour l’envoyer à un savant anthropologiste qui a classé les races d’après l’étude microscopique de la section des cheveux[2]. Le Faucon-Noir me regarda de travers en grommelant et mit la main sur son couteau à scalper. Je ne pus parvenir à le convaincre de l’honnêteté de mes desseins, et tout le jour nous restâmes brouillés à mort.

Tous les sachems et les squaws que j’avais devant les yeux présentaient les mêmes caractères physiques, ceux de la race indigène des deux Amériques. La peau est bistrée, allant de la couleur du chocolat à celle du cuivre ; de là le nom de Peaux-Rouges sous lequel on distingue les Indiens, surtout ceux de l’Amérique du Nord. Les cheveux, noirs, longs, raides, jamais crépus, ne blanchissent pas. La barbe est rare et même absente, parce qu’on s’épile soigneusement. La prunelle de l’œil est noire, le regard sérieux, les paupières sont obliques. Dans les crânes, l’orbite de l’œil est large, carrée ; les pommettes sont saillantes, les lèvres fines, serrées ; le nez est aquilin. Les extrémités des membres sont délicates comme les membres eux-mêmes. La démarche est sévère, majestueuse, principalement chez les chefs. Ceux-ci, qui sont tous choisis à l’élection parmi les plus intelligens, les plus valeureux, les plus éloquens de la tribu, semblent avoir conscience de leur mérite. Les caractères que l’on vient d’indiquer se retrouvent chez tous les Indiens, mais sont encore plus prononcés chez ceux des États-Unis.

Quelques-uns des chefs sioux m’avaient vu naguère dans les prairies; ils me reconnurent tout de suite. « Quand ils ont vu un homme une fois, me dit M. Beauvais, ils ne l’oublient plus. » Je lui demandai de leur faire comprendre que je venais du pays du soleil levant, de là-bas, bien loin, derrière la mer. « Ils ne me croiront pas, répondit-il; ils prétendent qu’après l’Océan tout est fini et qu’après l’eau il n’y a plus de terres. » J’allai plusieurs fois visiter « les barbares, » comme les appellent volontiers les interprètes canadiens, et fumer le calumet avec eux. D’habitude ils étaient tous assis en rond dans une chambre commune, accroupis, roulés dans leur couverture. Ils se tenaient là immobiles, fumant silencieusement. En entrant, suivant la formule de politesse en usage dans les prairies, je leur serrais la main à tous en laissant échapper le cri guttural h’aou, qui sert à la fois de salutation et de signe approbatif chez les Peaux-Rouges. Ils poussaient chacun à leur tour la même interjection, et c’était tout. Si je m’asseyais à côté d’eux, ils me passaient la pipe, j’en tuais une bouffée, la passais à mon voisin de droite, et le calumet faisait le tour de l’assistance sans que personne dît un mot. Tous affectaient, comme chez certains peuples, les Arabes par exemple, de ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait autour d’eux; c’est à peine s’ils levaient les yeux sur leurs visiteurs. Dans la rue, les bandes de curieux dont ils étaient suivis les gênaient fort. A Philadelphie, une troupe nombreuse s’étant attachée à leurs pas en criant, la Queue-Bariolée se tourna vers l’interprète et lui dit : « Chez nous, on ne permettrait pas aux enfans de se conduire de la sorte. » C’est pourquoi, quand les Brûlés furent sur la frégate française, où la sévère discipline du bord n’autorisait à leur égard ni une curiosité indiscrète, ni la moindre approche familière, ils se déridèrent peu à peu. « Ici, au moins, nous sommes tranquilles, disaient-ils, on ne nous importune pas. »

Le calme, l’impassibilité des Peaux-Rouges, ne se démentent en aucune occasion; même quand ils partent pour la première fois en chemin de fer, ils feignent de n’éprouver aucune surprise à la vue de la locomotive, u le cheval de feu, » et pourtant cet engin leur inspire une secrète terreur. Généralement ils ont peur de tout ce qu’ils ne comprennent point, de ce qu’ils n’ont jamais vu. À bord de la Magicienne, ils n’ont pas osé tirer eux-mêmes le canon, ni le chassepot, qu’on avait fait au préalable manœuvrer en leur présence. Les inventions des blancs répugnent à leurs habitudes ; eux aussi ont leur routine. Quand ils sont loin du logis, dans les centres civilisés, une espèce de nostalgie les prend, ce spleen de l’homme du désert qui veut à tout prix retourner dans sa solitude. La Nuée-Rouge faillit ne pas venir à New-York ; il voulait repartir tout de suite pour les grandes plaines en quittant Washington. « Ce sont partout les mêmes maisons, les mêmes faces, disait-il, cela commence à m’ennuyer. Si j’ai besoin d’acheter quelque chose, il y a assez de magasins le long de la route. » Ce qui le séduisit, ce fut l’idée de venir faire un grand speech à New-York. Il s’était grisé des succès obtenus à Washington, et voulait remporter une seconde victoire.

La nouvelle conférence que l’on allait tenir n’avait pas été du goût de la Queue-Bariolée ; il ne se sentait pas porté à disputer la palme à son rival, et toujours il était resté silencieux. Il venait de partir pour le cantonnement que le gouvernement fédéral lui avait indiqué vers le haut Missouri, et allait y conduire sa bande. Il avait signé à Washington le traité qu’on lui avait présenté, tandis que la Nuée-Rouge avait refusé d’y apposer sa griffe en disant que ce n’était qu’un tissu de mensonges. Les sachems ont souvent recours à cette échappatoire quand est venu le moment décisif de signer. La Nuée-Rouge était du reste furieux contre le général Grant et ne cessait de déblatérer contre lui, parce que le président lui avait refusé les dix-sept chevaux qu’il avait demandés pour lui et son état-major, afin de rentrer à cheval dans les prairies, comme il convient à des guerriers.

Ce fut le 16 juin que tous les Ogalalas et les femmes qui les avaient accompagnés ouvrirent devant les blancs leur solennelle conférence dans la vaste salle de Cooper-Institute. Dans la langue des Indiens, on appelle cela un pow-wow, mot que les Américains traduisent par big talk, « un gros parler. » La salle était comble ; la réunion comptait plus de 3,000 auditeurs, attentifs, recueillis, sympathiques. On me permit, en ma qualité d’étranger, de m’asseoir sur l’estrade à côté des Indiens, des interprètes, du général Smith et des principaux invités et reporters de journaux. C’était pour tous un véritable régal des yeux et de l’esprit, et l’on aurait vainement cherché ailleurs, pour une démonstration publique de ce genre, une salle aussi belle, aussi grande, aussi bien disposée. Rien n’y laissait à désirer, ni l’éclairage, ni l’acoustique, ni la ventilation. Les Indiens avaient rois pour ce jour-là leurs plus beaux ornemens ; mais tous portaient la cravate, la chemise, le gilet européens, et jusqu’au chapeau de feutre mou, qui défigurait affreusement ces visages cuivrés. La couverture de laine, bleue ou rouge, que l’on jette sur les épaules ou qu’on serre autour de la taille, remplaçait la robe indigène velue en peau de bison. Le pantalon de drap, dont ils enlèvent toujours le fond, ce qui fait de singuliers hauts-de-chausse, avait détrôné chez quelques-uns les jambières en peau de daim ou bas de cuir. Il n’y avait presque pas de différence entre le costume des hommes et celui des squaws. Tous les Indiens étaient chaussés de mocassins ou sandales en peau de daim, ornées par les femmes de dessins élégans faits de perles enfilées. Tous avaient aux doigts de nombreuses bagues et portaient diverses parures en métal, en os, en coquilles nacrées, au cou, sur la poitrine, aux oreilles, — tout cela travaillé par les artistes indigènes et d’un goût fort original. Le Chien-Rouge se faisait remarquer par une énorme paire de pendeloques en argent, de forme étrange ; c’étaient des roues dentées à six rayons, mesurant au moins 10 centimètres de diamètre, et qui tombaient de ses oreilles sur son épaule. Chez tous, les longs cheveux noirs étaient divisés en deux tresses, chacune pendant sur le côté, enroulée dans une bandelette de drap, comme la queue dorsale des Chinois. La raie sur le milieu de la tête était, selon l’usage, peinte en vermillon. Une petite queue tressée descendait par derrière, et celle-ci était libre ; c’est la queue du scalp, celle que le guerrier arrache avec la peau du crâne, quand il a tué son ennemi à la guerre ; il la porte alors comme un trophée, comme une décoration. Celui qui, dans un combat, a pris beaucoup de ces scalps est bien près d’être nommé chef. On avait laissé pour ce jour-là ces hideuses chevelures au logis (on ne les montre jamais aux blancs, quand on est en paix avec eux).

Le président de l’assemblée était le vénérable M. Peter Cooper, à la générosité duquel on doit la fondation du Cooper-Institute, cette magnifique école technique libre, dans une des salles de laquelle se tenait la réunion. Quand le calme se fut établi et que, suivant la coutume américaine, les sachems eurent été présentés à l’auditoire par le président, la Nuée-Rouge se leva pour parler. Par exception et pour cette fois seulement, on ne fuma pas en rond le calumet avant de prendre tour à tour la parole ; on laissa les Peaux-Rouges fumer tout seuls. Le discours de la Nuée-Rouge fut prononcé dans la langue harmonieuse des Sioux, d’une voix lente, sonore, cadencée, accompagnée de gestes nobles, quoique nombreux. L’orateur s’anima peu à peu. Jusque-là, sa figure sévère ne s’était aucunement déridée, et tandis que son premier lieutenant, le Chien-Rouge, avait quelque peu plaisanté avec « les visages-pâles, » Makhpiatluta s’était toujours montré réservé et pensif. On eût dit qu’il avait conscience d’être le dernier des grands sachems venus pour traiter avec leurs pères blancs. Debout sur l’estrade, il avait serré sa couverture autour de sa taille comme un jupon, ce qui faisait encore ressortir son imposante stature. MM. Beauvais et Richard, à tour de rôle, traduisirent à haute voix, phrase par phrase, le discours de l’orateur, pendant que celui-ci regardait l’assemblée avec assurance, et ne perdait aucunement le fil de ses idées. « Vous êtes mes frères et mes amis, venus pour m’entendre, dit en substance la Nuée-Rouge; le Grand-Esprit nous a faits tous. Vous ne m’avez pas payé les terres que vous m’avez prises. Le Grand-Esprit vous a faits blancs et riches, et nous rouges et pauvres. Quand vous vîntes la première fois dans ce pays, vous étiez peu et nous étions en nombre ; aujourd’hui c’est nous qui sommes peu. Je représente la race indigène, la première qui parut sur ce continent. Nous sommes bons et non mauvais : nous vous avons donné nos terres. Connaissez-vous quelqu’un qui soit venu chez nous et que nous n’ayons pas bien traité ?.. » Puis, comme dans tous les discours des sachems, des demandes de secours pour son peuple, pour leurs enfans, des plaintes sur les traités violés par les blancs, sur les incursions des soldats qui sortent des forts de l’ouest pour ravager les prairies, sur la disparition des marchandises et des cadeaux envoyés par le gouvernement aux Peaux-Rouges, sur les mauvais traitemens infligés par les colons aux Indiens qui ont voulu, comme on le leur conseillait, cultiver la terre, enfin des récriminations contre le « grand-père » qui est à Washington, qui promet toujours de faire rendre justice à ses frères rouges et ne le fait jamais, et, en passant, un coup de bec à l’adresse de son rival, la Queue-Bariolée, « qui dit aujourd’hui une chose, demain une autre. » Dans sa péroraison, Makhpiatluta rappelle qu’il veut rester en paix avec les blancs, qu’il ne leur demande aucune richesse, rien que paix et amitié, — les richesses ne s’emportent pas dans l’autre monde. Il dit encore que les derniers traitans et agens des Indiens les ont toujours trompés, et qu’il est temps que cela finisse. Il remercie les auditeurs qui sont venus le voir et l’entendre ; enfin, à la façon des héros d’Homère et de Virgile, et de tous les sachems à la peau cuivrée, il clôt son discours par la phrase sacramentelle : « j’ai dit. »

Les Indiens avaient écouté d’une oreille attentive la harangue de leur grand-chef. A la façon dont ils en avaient applaudi les principaux passages, en laissant tous ensemble échapper avec une unanimité plaisante le son guttural h’aou, on aurait pu deviner, si on ne l’avait su déjà, que c’était le plus illustre et le plus brave parmi tous les guerriers sioux qui venait de prendre la parole. La Nuée-Rouge, le chef suprême des Ogalalas, Red-Cloud, comme l’appellent les Américains, est en effet le plus connu des modernes sachems dans toute l’Amérique du Nord. Quand nous nous rendions au fort Laramie en 1867, il n’était question que de lui et de ses hauts faits dans toute l’étendue des grandes plaines, et les pionniers du Colorado, qui colonisaient ce naissant territoire, nous racontaient avec terreur ses récentes dévastations. Red-Cloud avait répondu hautainement aux messages que lui avaient adressés les commissaires fédéraux ; il n’avait pas daigné se déranger pour venir voir « ses pères blancs » et signer la paix avec eux. « Il faisait froid, il ne voulait pas se mettre en route et préférait chasser le bison. À quoi bon aller rendre visite aux visages pâles, qui l’avaient toujours trompé et avaient bâti des forts sur ses terres ? » Depuis, la Nuée-Rouge était revenu à des idées plus conciliantes et avait consenti à faire le long voyage de Washington pour aller conférer avec le général Grant. C’était une visite qui avait dû plaire au président des États-Unis. Le grand-chef avait plus de 10,000 individus dans ses campemens, et pouvait mettre 3,000 hommes en ligne de bataille ; il avait assisté à quatre-vingt-sept combats et reçu nombre de blessures. Les Paunies, les Serpens, les Pieds-Noirs, les Yutes, les Corbeaux, les Omahas, les blancs, en maintes rencontres, avaient tour à tour été témoins de sa valeur. D’une stature imposante, haut de plus de six pieds, calme, fier, son masque impassible, impénétrable, n’avait trouvé d’égal que celui du président des États-Unis, dont aucun trait ne s’anime, aucun muscle ne vibre, et le général Grant avait sans doute serré la main avec une sorte de plaisir maçonnique au chef suprême des Ogalalas.

Le lieutenant Chien-Rouge parla après son grand-chef ; c’est le premier orateur de sa tribu. Il eut de ces tirades pleines d’humour comme les aiment les Américains, et son discours n’eut qu’un défaut, celui d’être prononcé trop vite. Tandis que la Nuée-Rouge a des traits austères et sérieux, le Chien-Rouge est d’aspect plaisant, rieur, plein de verve et de santé, une sorte de chanoine bon vivant près la gent cuivrée. « Les hommes rouges assemblés en conseil sont sages, dit-il, mais les blancs sont mauvais. Voyez mes jeunes hommes et mes guerriers ; ils sont tous pauvres parce qu’ils sont honnêtes. J’étais maigre et fluet jadis, je suis gros et gras maintenant par suite de tous les mensonges que vous m’avez fait avaler. » Et il continue sur ce ton aux applaudissemens des blancs. Il termine en disant à l’assemblée qu’elle paraît composée d’hommes de sens, favorables aux Indiens, et qu’il serait à propos qu’elle usât de son influence pour leur faire rendre la justice qui leur est due et qu’ils attendent depuis si longtemps.

Le président de la réunion, M. Peter Cooper, parla après les sachems. Les docteurs ou révérends Crosby, Washburne, Bellows, le Juge Daly, enfin un voyageur qui revenait des prairies, prirent aussi tour à tour la parole. Un même esprit de fraternité animait tous les orateurs. « Nous ne voulons pas la guerre et l’extermination, nous demandons l’alliance et la paix, » s’écria le docteur Washburne. « Le chemin de fer du Pacifique n’est pas votre ennemi, c’est votre ami, puisqu’il vous apporte rapidement des secours et des vivres, » dit de son côté le docteur Bellows aux Indiens. Avant de clore la séance, M. Cooper annonça que le gouvernement accordait enfin à la Nuée-Rouge les dix-sept chevaux qu’il avait demandés pour lui et son état-major. L’assemblée applaudit, et la Nuée-Rouge dit que cette nouvelle « lui rendait le cœur tout joyeux. »

La conférence fut bonne pour tous. Le public, en se retirant, fit entendre à plusieurs reprises les cris accoutumés : hip, hip, hip, hourrah ! jetés en faveur des Indiens ; il n’y a pas sans cela de vrai meeting en Amérique. La foule se pressa, même sur l’estrade pour voir « les diables rouges » de plus près, et l’on faillit un moment s’étouffer. En sortant, je rencontrai M. Beauvais, qui me recueillit dans sa voiture ; les Indiens suivaient dans deux omnibus de l’hôtel Saint-Nicolas. « Ils garderont longtemps le souvenir de cette séance, me dit mon compagnon ; jamais ils n’avaient vu autant de monde réuni pour les entendre, et surtout des gens si bien disposés pour eux. »


II.

La conférence dont on vient de retracer les principaux traits ressemble à toutes les conférences d’Indiens. Que ce soit à la Maison-Blanche devant le président des États-Unis, ou dans les salles du département de l’intérieur devant le ministre et le commissaire des affaires indiennes, au Cooper-Institute devant la foule, ou dans les prairies en présence des généraux de l’armée fédérale et des commissaires de paix, ces réunions se tiennent presque toujours de même façon. Quand il s’agit d’une assemblée officielle, le sachem qui doit parler se lève, serre la main aux personnages groupés en rond autour de lui, allume le calumet, en tire une bouffée, et le passe à chacun : « Père, fume et écoute ce que je vais te dire ; » puis il vient prendre sa place au milieu du cercle et fait son discours. Les Germains de Tacite tenaient ainsi leurs parlemens en plein air, sauf la cérémonie du calumet. Depuis le temps des premières colonies anglaises, la formule des palabres d’Indiens n’a pas varié. C’est de la sorte qu’il fut préludé au traité signé par Penn avec les sauvages delawares en 1682. Plus tard, le roman a initié les profanes à ces sortes de choses, sur lesquelles Cooper ne raconte que l’exacte vérité. Les Peaux-Rouges ont un penchant décidé pour l’art oratoire, et recherchent toutes les occasions de faire une harangue. Ce besoin de parler est inhérent à l’espèce humaine, et l’on retrouve la coutume de la palabre chez les nègres de l’Afrique, chez les indigènes de Madagascar, chez les Polynésiens. « Envoie-moi un grand parasol rouge, le plus grand que tu pourras trouver, sous lequel on puisse palabrer et même conspirer à l’aise, » écrivait à l’un de ses correspondans de Paris un chef nègre de la côte d’Afrique. Chez les nations civilisées, le parlement a remplacé la palabre des sauvages. A chaque événement de quelque importance, déclaration de guerre, signature d’un traité, translation d’un campement, départ pour une grande chasse, élection d’un chef, souvent pour des raisons moins sérieuses, les tribus indiennes tiennent un pow-wow. Il est des tribus bavardes où l’on parlemente sur le moindre sujet; il en est peu où l’on ne tient conseil que dans les grandes occasions. C’est une école utile pour les jeunes braves qui veulent se former à l’éloquence, et qui ne réuniraient jamais à l’élection les suffrages de leur bande, s’ils n’étaient pas en même temps aussi bons orateurs que guerriers intrépides.

Bien que beaucoup de sachems aient au plus haut point le don d’improviser, leurs discours sont généralement préparés d’avance. Ils en étudient soigneusement le sujet, en disposent les preuves d’après les règles de l’art de bien dire, qui sont les mêmes partout. La nature est ici maîtresse et non les livres; c’est au plus si les vieux orateurs donnent aux jeunes quelques leçons. La pose, le débit, le geste, laissent rarement à désirer, alors que chez les peuples policés certains avocats en renom auraient tout à apprendre de ce côté. Le sauvage retient de mémoire l’ordonnance de son discours, et, quand il parle devant les blancs, s’arrête à chaque phrase pour laisser à l’interprète le temps de traduire; cela ne le gêne nullement : on dirait qu’il récite par cœur; nul trouble, nulle hésitation. Quelquefois, quand il s’agit de discours importans, l’orateur est aidé par les agens et les interprètes, qui lui soufflent ce qu’il doit dire, j’entends qui lui conseillent de parler dans tel sens, d’arriver à telle conclusion, à laquelle les uns et les autres sont le plus souvent également intéressés. « Demain matin, ne venez pas voir les sauvages, me dit un soir M. Beauvais; je leur fais répéter le discours qu’ils vont prononcer au Cooper-Institute. »

Toutes les harangues des Peaux-Rouges sont composées sur le même moule, formées de phrases courtes, hachées, sans périodes, procédant par alinéas distincts, à la façon de celles qu’Homère prête si volontiers à ses guerriers, ou mieux de ces versets si communs dans la Bible et dans tous les livres en langues sémitiques. Comme dans ces langues, les images sont fréquentes, et parfois l’orateur atteint à des effets d’une singulière éloquence. On se plaît à citer, en Amérique, quelques-uns des plus célèbres discours prononcés par les Indiens, et l’on peut les retrouver tous dans les archives du bureau des affaires indiennes à Washington. Il en est qui sont de vrais modèles, tel le discours du fameux Logan, le chef des Mingos, prononcé devant un envoyé de lord Dunmore, gouverneur de Virginie en 1754, ou celui du vieux Faucon-Noir, — Black-Hawk, comme l’appellent les Américains, — quand le major Garland lui demanda de reconnaître Keokuck pour chef de sa tribu, les Sacs et les Renards. On cite encore l’allocution adressée au président Buchanan lui-même, à la Maison-Blanche, par un des chefs paunies, qu’accompagnait une députation d’autres chefs, ponkas et pottowatomies.

Le discours prononcé par la Nuée-Rouge à Washington, devant le secrétaire ou ministre de l’intérieur et le commissaire des affaires indiennes, mériterait d’être rapporté en entier. La harangue du même orateur à Cooper-Institute n’en fut qu’une paraphrase bien affaiblie. Voici du reste quelques passages du premier discours : « Je suis venu du pays où le soleil se couche. Vous, vous avez été élevés sur des chaises; pour moi, je veux m’asseoir ici comme dans le pays du soleil couchant. » En disant cela, l’orateur s’assied sur le parquet à la mode indienne, et poursuit en ces termes : « Le Grand-Esprit m’a fait nu et m’a élevé nu... Ce que j’ai à vous dire, à vous et à ces hommes, et à mon grand-père, le voici : Regardez-moi, j’étais né où le soleil se lève, et maintenant je viens du pays où il se couche[3]. Quel est le peuple qui le premier a fait entendre sa voix sur ce continent? C’est le peuple rouge, qui fait usage de l’arc... Notre nation fond et disparaît comme la neige sur le penchant des montagnes quand le soleil est chaud, tandis que votre peuple est nombreux comme les brins d’herbe de la prairie à l’approche de l’été... Regardez bien, quand je m’en irai, si je suis taché de sang; vous, vous avez arrosé de sang le gazon des grandes plaines sur la ligne du fort Fetterman[4]... Vous faites passer des chemins de fer à travers mon pays, et pour la surface qu’ils occupent je n’ai pas seulement reçu la valeur d’un anneau de cuivre... Vous fabriquez toute sorte de munitions; pourquoi ne m’en donnez-vous pas? Avez-vous peur que je vous fasse la guerre? Vous êtes nombreux et puissans, nous ne sommes plus qu’une poignée d’hommes. Ce n’est pas pour vous faire la guerre que je veux des munitions, c’est pour chasser. Je vois bien qu’il me faudra finir par cultiver la terre, mais je ne puis le faire à présent. J’ai dit. »

Dans ces dernières années, des orateurs moins fameux que la Nuée-Rouge ont fait aussi devant les blancs de très remarquables discours. C’est ainsi qu’en 1867 il me fut donné d’entendre au fort Laramie quelques-uns des orateurs de la tribu des Corbeaux, Pied-Noir, Dent-d’Ours, le Loup. Les deux premiers furent d’une éloquence émouvante, Pied-Noir surtout, doué de traits imposans, majestueux, et dont les longs cheveux tombaient jusque sur les hanches. À ses lamentations touchantes, on aurait cru entendre un des prophètes d’Israël exposant devant les rois de l’Asie les plaintes du peuple juif. Le Loup fut au contraire plaisant, diseur d’apologues, à la manière du Chien-Rouge. Les commissaires de paix, les généraux Harney, Augur, Terry, habitués aux palabres des Peaux-Rouges, surtout le premier, qui avait conquis tous ses grades dans les forts de l’ouest, disaient qu’ils avaient rarement entendu de meilleurs orateurs que ceux-là, et cependant ils venaient de visiter les cinq nations du sud, les Chayennes, les Arrapahoes, les Comanches, les Kayoways et les Apaches, où de vaillans interprètes, entre autres une femme de sang mêlé, mistress Adams, qui avait reçu une bonne éducation à Saint-Louis, avaient traduit en anglais, avec une entière intelligence de l’original, les éloquens discours des chefs des cinq nations.

Si les préludes de ces harangues se ressemblent toujours, si la rhétorique en est toujours la même, le thème traité est aussi invariable : l’envahissement par les blancs, par les colons, par les pionniers, des champs de chasse des Peaux-Rouges, — le refus que font ceux-ci de vendre leurs terres au gouvernement et de se confiner dans les cantonnemens qu’il leur impose, de cultiver le sol, d’élever du bétail, d’apprendre un métier, d’envoyer leurs enfans à l’école ou au prêche, — les plaintes incessantes qu’ils font entendre à propos de la violation des contrats signés avec eux, de la disparition des cadeaux et des marchandises qu’on leur envoie, à propos des forts construits dans l’extrême ouest pour les tenir en respect, des incursions des soldats sur leurs terres, des chasses sans trêve auxquelles ceux-ci se livrent contre le bison et autres animaux du désert pour le plaisir de les abattre, tandis que le Peau-Rouge y trouve son unique nourriture. Les Indiens adressent aussi aux blancs des lamentations sans fin sur ces défrichemens, ces routes, ces chemins de fer, ces télégraphes, qu’ils jettent au milieu des prairies. Ces étapes toujours plus rapprochées de la civilisation refoulent la race indigène, en restreignent de plus en plus les domaines, et font diminuer la population cuivrée à mesure que le sol qu’elle occupe se rétrécit et que les ressources en décroissent.

Malheureusement pour le sauvage, il s’agit, dans sa rencontre avec le blanc, de l’éternel combat de la vie, de cette lutte pour l’existence qu’a si bien définie Darwin. Ignorant des lois économiques, l’Indien accuse les blancs d’un phénomène social dont la nature seule est la cause. Voici 300,000 hommes qui ont besoin pour vivre d’un espace presque aussi grand que l’Europe centrale, parce que, tribus errantes, n’ayant pas même franchi la première étape de l’humanité, celle de peuple chasseur, émigrant du nord au sud suivant la saison, ils ne font sur cette vaste étendue qu’une chose, chasser le bison, l’animal primitif des prairies. Sur cet espace, 100 millions d’hommes pourraient vivre, à la condition de le féconder de leurs sueurs, de le défricher, de le planter. Ces 100 millions d’hommes viendront peu à peu, par essaims de plus en plus serrés, et ils auront à la fin raison des 300,000 sauvages ; ainsi le veut la force inéluctable des choses, ou mieux la loi du progrès et de la civilisation, qui est la seule loi de l’histoire. À cela, les philanthropes, qui voudraient défendre les droits de l’Indien au nom de la fraternité humaine, ne peuvent rien. Depuis les premiers temps de la colonisation américaine, le même phénomène se poursuit, et les Peaux-Rouges disparaîtront jusqu’au dernier, parce qu’ils n’ont pas voulu se plier au travail, parce qu’ils n’ont pas su utiliser, autrement que par la chasse, le vaste domaine que la nature avait mis en leurs mains. Ce n’est pas le cas de dire qu’ils succombent sous le nombre, car dans le principe les Peaux-Rouges étaient plus nombreux que les visages pâles, les Indiens eux-mêmes le reconnaissent dans tous leurs discours. « Autrefois mon peuple avait d’immenses étendues de terres, disait la Nuée-Rouge, aujourd’hui on ne m’a plus laissé qu’une île. » À la conférence de Laramie, Dent-d’Ours, usant d’une figure analogue, s’écriait : « Le Grand-Esprit a mis l’homme rouge au centre et le blanc tout autour. »

Ce n’est que par l’effet d’une loi générale de la nature que les sauvages des prairies s’éteignent devant l’envahissement de l’homme civilisé. Celui-ci n’y apporte le plus souvent aucun esprit de domination, d’asservissement, de cruauté. Je ne veux innocenter personne ; je sais que la colonisation n’a pas toujours été faite d’une manière pacifique par l’ Anglo-Américain : le Français, l’Espagnol, surtout aux premiers temps de leurs conquêtes, n’ont pas été plus doux que lui. On peut lire ce que Charlevoix et d’autres anciens auteurs ont écrit de notre colonisation autour des grands lacs et le long du Saint-Laurent et du Mississipi. Quant aux Espagnols, leurs historiens nous ont raconté ce qu’ils ont fait au Mexique et au Pérou, et les cruautés qui ont accompagné la mort d’Atahualpa et celle de Montézuma, éternel opprobre au nom de Pizarre et à celui de Cortez n’ont été égalées par aucune autre race de colonisateurs. Toutefois ce ne sont là en quelque sorte que des actes de sauvagerie individuelle qu’on peut opposer à ceux des Indiens eux-mêmes. Il faut chercher ailleurs la cause de la disparition graduelle des Peaux-Rouges, et cette cause ne peut être que cette lutte pour l’existence qui, dans le même milieu, fait fatalement disparaître l’espèce la plus faible devant l’espèce la mieux douée, l’espèce qui ne travaille pas devant celle qui travaille, l’espèce enfin qui a besoin d’une trop grande étendue de territoire pour vivre devant celle à qui suffit une étendue réduite au minimum.

Ce n’est pas, on le devine, sans un combat quotidien que s’établit cette prédominance de la race blanche sur la race cuivrée dans des régions que celle-ci regarde, non sans une apparence de raison, comme son domaine propre, et qu’elle ne veut pas abandonner aux envahisseurs. Ce que le pionnier, le colon, ont de luttes à soutenir dans les lointains territoires contre la race indigène qui leur dispute pas à pas le terrain, sentant qu’à la fin elle sera inexorablement vaincue, tout cela a été dit maintes fois par l’histoire, le roman, la poésie, tout cela pourrait être redit encore, car la lutte dure toujours et ne sera finie qu’avec le dernier Indien. Tocqueville, dans son admirable livre de la Démocratie en Amérique, parle du pionnier isolé dans son log-house, cabane de troncs d’arbres liés par des mottes de terre, portant avec lui son rifle, fusil à longue portée, sa Bible, et venu avec une charrette où il a chargé quelques vivres, quelques outils, une hache, une pioche, sa femme, ses enfans. A mesure que la foule des émigrans approche, le pionnier, sentinelle avancée, fait une étape en avant, et s’enfonce encore plus dans le désert. Ce portrait n’est pas de fantaisie; nous avons rencontré dans toutes nos courses sur le continent américain cet éclaireur de la colonisation, mineur dans les plus lointaines stations du Colorado, maître de poste dans les relais si espacés de la diligence transcontinentale, alors que le chemin de fer du Pacifique ne traversait pas encore d’un bout à l’autre l’immense empire des États-Unis, défricheur, forestier, planteur, dans nombre de lieux perdus de la Californie, de l’Utah, de la Nevada, du Dakota, du Nebraska, du Wyoming. Il en était de même dans l’ Arizona, le Montana, l’Orégon, l’Idaho, le territoire de Washington, le Texas, le Nouveau-Mexique, le Kansas. Et ne croyez pas que la vie fût facile et que l’Indien fût loin ! Chaque jour, il fallait se défendre contre les attaques du Peau-Rouge, qui se venge sur un blanc quelconque des injustices que les blancs peuvent avoir commises contre sa tribu. On se croirait dans les anciens dans de l’Ecosse ou dans les dans encore existans en Corse et en Sardaigne. C’est bien pis quand toute la tribu se met en guerre. Alors la dévastation s’étend sur des centaines de kilomètres à la fois. Tout le Colorado, en 1864-66, a été ainsi plusieurs fois pillé, incendié, et au mois de septembre 1867, sur la route qui mène de Julesburg, sur la Rivière-Plate, à Denver, capitale du territoire au pied des Montagnes-Rocheuses, sur une étendue de 300 kilomètres, nous avons pu relever, mes compagnons et moi, les traces des incursions des Chayennes, des Sioux et des Arrapahoes. Les pionniers n’en étaient pas moins revenus peu à peu, et dans leurs blockaus munis de meurtrières ils auraient vendu chèrement leur vie au cas d’une nouvelle attaque. La diligence du désert, arrêtée encore quelquefois par le Peau-Rouge, avait recommencé, comme aux plus beaux temps, sa course accoutumée. Les femmes étaient les premières à donner aux hommes l’exemple de ce courage froid et résolu qui distingue l’Américain, et chacun avait repris son poste au cri traditionnel de go ahead, en avant, toujours en avant! En Amérique, on ne doute de rien, et l’on ne compte jamais que sur soi-même; c’est pourquoi le désert s’y peuple et s’y colonise si vite et si sûrement.


III.

En relisant le livre de Tacite sur les mœurs des Germains, on est étonné de trouver autant de points de ressemblance entre les barbares de la Germanie et ceux de l’Amérique du Nord. Les uns et les autres se revêtent de peaux, vivent sous la hutte, chassent le bœuf sauvage, sont divisés en tribus commandées par des chefs, et qui se font entre elles une guerre acharnée, s’assemblent en parlemens où les princes de la tribu prennent la parole. Les tribus indiennes, restées nomades, ne vivent que de chasse; aucune n’a encore atteint la seconde étape de l’humanité à ses débuts, celle de peuple pasteur. Elles campent toutes sous la tente, qui est faite de peaux de bison ou de grosse toile; les sauvages reçoivent celle-ci des blancs, car, si l’Indien sait tanner les peaux, son industrie ne s’est point élevée jusqu’à tresser les fibres textiles, bien qu’il y ait dans les prairies des plantes au tissu filamenteux, comme certains yuccas. La tente, la loge ou wigwam, est pour l’ordinaire conique, elle est soutenue par de longs piquets croisés. On y entre par une ouverture étroite, en rampant. Au milieu, suspendu à une chaîne ou à une corde, est le chaudron où l’on cuit les alimens. Le feu est toujours allumé, la fumée sort par le haut de la tente en remplissant l’étroit logis; le sauvage n’en a cure, et se fume résolument. Les peaux de bison, étendues par terre, en dedans, tout autour de la loge, servent à la fois de lits, de canapés, de sièges; on y dort, on y fait la sieste. Toute la famille couche dans la même hutte, le père, la mère, les jeunes hommes, guerriers à leur aurore, les enfans. Dans le jour, on reçoit là ses amis, et l’on joue aux cartes, au jeu de la main, sorte de morra, comme celle des Italiens, ou bien l’on cause. La conversation est lente, et se fait à voix basse, d’une façon presque solennelle; chacun parle à son tour et peu, tandis que le calumet circule à la ronde, présenté et reçu d’après les rites de la tribu. Les hommes s’amusent, la femme va et vient, porte de l’eau, allaite les enfans, dépèce les quartiers de venaison, tisonne le feu, prépare au dehors les peaux de bison ou de castor, étrille même les chevaux.

Un certain nombre de huttes composent ce qu’on nomme « un village indien. » Le géomètre, l’explorateur, qui auraient marqué ce village sur leur carte seraient bien étonnés au bout de quelques mois, peut-être même de quelques jours, de n’en plus retrouver l’emplacement, tant les bandes sont vagabondes. Le cadastre n’a rien à faire ici, et le fisc n’y lève aucune taxe. On n’y paie de terme à personne, on déménage selon le vent et la saison, pour suivre les animaux que l’on chasse, changer le pâturage des chevaux, s’éloigner ou se rapprocher de l’ennemi. Il est des villages stables, mais ils sont vus de mauvais œil par le nomade guerrier. Là résident ceux des Indiens que les Américains ont appelés loafers, comme qui dirait paresseux, mendians. Ces gens sans foi ni loi s’établissent auprès des forts, vivent d’aumônes, leurs femmes se vendent aux passans, ils ne chassent et ne pèchent presque plus, ne vont plus à la guerre, et ont complètement oublié les nobles traditions de leurs aïeux. J’ai vu au fort Laramie un de ces villages d’Indiens dégénérés; on les appelait les Laramie-loafers. C’étaient des Sioux rejetés de leur tribu pour quelques méfaits, paresseux, indolens, voleurs, et que les soldats avaient peine à tenir en respect. En Californie, dans la Nevada, j’ai vu aussi de ces villages de loafers, notamment près des camps de mineurs. Les chercheurs d’or, mieux encore que les soldats, savaient les mettre à la raison.

Les Indiens font la guerre et la chasse à cheval, avec la lance, l’arc, la hache ou plutôt la massue ou casse-tête, le tomahawk, comme armes offensives, et souvent un vieux fusil à percussion et un pistolet ou un revolver. Comme armes défensives, ils ont le bouclier. On se prépare à la guerre et aux grandes chasses par des chants, par des jeûnes, par des prières, et par les invocations du magicien, qui est à la fois le savant, le prêtre et le médecin de la tribu, quelque chose comme le marabout et le tabib des Arabes ; les blancs l’appellent pour cette raison du nom étrange « d’homme de médecine.» Les premiers coureurs des plaines de l’ouest, les Canadiens et les Louisianais, qui étaient loin d’être des lettrés, ont fait dans la traduction de certaines expressions indiennes un grand abus de ce mot de « médecine, » qui est maintenant partout adopté, même par les Anglo-Américains, et qui est comme l’équivalent de tout ce qui, dans la langue des sauvages, veut dire merveilleux, surnaturel, divin ou diabolique, par exemple le mot waken en sioux. « L’arme de médecine, » c’est le fusil, « l’eau de médecine » toute liqueur forte. Dieu ou son représentant, c’est « l’homme de médecine. » Quand le pianiste Henri Herz vint se faire entendre à la Nouvelle-Orléans, un Natchez appela son piano « la boîte de médecine. » La « loge de médecine, » qui existe dans toutes les tribus, est la demeure sacrée du prêtre, celle où les croyans suspendent leurs amulettes, celle où il reçoit les initiés, les soumet à certaines pratiques qui rappellent celles des francs-maçons, mais sont quelquefois en réalité terribles. Il y traite aussi les malades et y applique aux patiens des ventouses de sa façon ou les bains de vapeur torrides, qui les font suer jusqu’à extinction de force vitale.

C’est pour les éternelles raisons qui ont toujours divisé, qui diviseront toujours, hélas! l’humanité, que deux tribus se font souvent une guerre à mort. Pourquoi se battent les tribus? Pour un territoire neutre, pour une limite de frontière, qui n’ont pas été respectés, — pour un champ de chasse qu’on se dispute, ou bien encore pour une femme, pour une Hélène enlevée à la tribu par quelque Paris d’un camp rival. L’arme principale du combattant est l’arc. Le guerrier porte une trentaine de flèches et plus dans un élégant carquois fait de la peau d’un animal sauvage. La pointe des flèches est généralement en fer; à cause de sa forme même, elle reste souvent dans la blessure, mais elle n’est presque jamais empoisonnée. On scalpe invariablement son ennemi mort, et cet usage existe chez toutes les tribus. Pour scalper, on couche le mort la figure contre terre, et avec un instrument tranchant, un couteau, un os effilé, une pointe de fer acérée, on incise en rond soit toute la calotte, soit seulement la partie culminante du crâne. L’Indien appuie alors un genou sur sa victime, saisit une touffe de cheveux et tire à lui. « Ça vient tout seul, » me disait le traitant Pallardie un jour qu’il me donnait dans les prairies une leçon de scalp, car les blancs ne se font pas faute de scalper aussi les Indiens. J’ai vu à Washington en 1869, aux mains d’un soldat de l’Union, un scalp entier, c’est-à-dire avec toute la peau du crâne bien nettoyée et bien tannée, et dont les cheveux mesuraient plus d’un mètre de long. C’était la chevelure d’un Indien que le soldat avait lui-même tué et scalpé dans une des rencontres qui venaient d’avoir lieu dans le Kansas. Il refusa de me vendre pour 20 dollars (100 francs) ce trophée, que je voulais acheter pour le Muséum de Paris. — Quelques personnes scalpées vivantes sont revenues de cette terrible opération. En 1867, à Omaha, sur le Missouri, j’ai vu un blanc qui avait été scalpé trois mois auparavant par les Indiens. Il n’est pas rare de rencontrer dans l’extrême ouest, sur les confins des tribus, des pionniers dans le même cas.

Quand la chevelure est belle et qu’il a enlevé avec elle toute la calotte du crâne, l’Indien porte ces scalps à la guerre au bout d’un bâton, et souvent il en peint la peau en vermillon à l’intérieur, ce qui pourrait faire croire qu’ils sont encore saignans ; mais ils ont été nettoyés et tannés avec grand soin. Les scalps plus petits sont portés en franges le long de la couture des hauts-de-chausse, ou sur le bord et le devant de la robe de bison. A voir ces filasses noires, soyeuses, on les prendrait pour de l’astrakan. Les scalps sont reçus avec des cris de joie par les femmes de la tribu qui attendent les guerriers; elles s’emparent de ces hideux trophées pour leur donner la dernière préparation, et préludent avec des sauts de tigresses à la « danse du scalp. » Les prisonniers que l’on ramène sont gardés en esclavage, et quelquefois on les livre aux femmes, qui les font mourir lentement dans d’affreuses tortures, en leur arrachant un jour un œil ou les ongles, leur coupant l’autre jour un pied, et à la fin leur allumant du feu sur le ventre, pendant qu’elles dansent en rond. Ce n’est pas là un moyen d’apaiser les vieilles haines; aussi existe-t-il des tribus qui ont toujours été en guerre entre elles de temps immémorial, comme les Paunies et les Sioux.

Aucune des nations indiennes n’a de légendes bien certaines sur leur première apparition en Amérique, sur leurs anciennes migrations. Quelques-unes croient que la race primitive a un jour été emportée dans une grande inondation, et qu’un homme seul et une femme ont été sauvés par Manitou, le Grand-Esprit, et destinés par lui à repeupler le monde. On retrouve là la tradition du déluge de Noé, qui existe partout, même chez les Chinois. Les Indiens croient aussi que Manitou a fait les prairies, ces immenses champs de graminées naturelles qui s’étendent du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, exclusivement pour les Indiens, pour y chasser éternellement, et non pour être colonisées par les blancs. Ils regardent les étoiles comme des lampes suspendues au firmament pour égayer la terre la nuit; lorsqu’ils voient filer une étoile, ils disent que c’est le fil qui s’en est cassé et que la lampe tombe. Selon eux, le firmament est une calotte d’azur solide. La lune est éclairée par le soleil, et un animal fantastique la mange peu à peu jusqu’à ce qu’elle repousse. Le soleil est un globe de feu qui tourne autour de la terre pour l’éclairer et la réchauffer ; sans lui, tout mourrait. Les éclipses ne les effraient point ; tout feu ne s’éteint-il pas et ne se rallume-t-il pas ? Le vent est produit par les coups d’aile d’un oiseau merveilleux que personne ne voit ; l’éclair, c’est le reflet du soleil sur ses ailes ; le tonnerre, le bruit de sa voix. Quand l’air est calme, c’est que l’oiseau est satisfait. C’est dans les étoiles et la lune que sont les prairies heureuses où l’homme en mourant émigré pour recommencer une autre vie ; c’est pourquoi chez les Indiens on n’enterre jamais les corps, mais on les ensevelit en plein air, quelquefois au milieu des branches d’un arbre, et cela pour que le départ de l’âme se fasse plus commodément.

Il serait hors de propos de nous étendre ici davantage sur les coutumes et les croyances des Peaux-Rouges, qui souvent varient d’une nation à l’autre ; nous ne nous arrêterons pas surtout à relever toutes les erreurs qui ont cours sur leur compte. Le Peau-Rouge, fatigué d’être questionné, souvent répond affirmativement à tout ce qu’on lui demande, si bien que les uns ont cru pouvoir faire venir l’Indien, d’après ses prétendues traditions mêmes, d’Europe, voire du pays de Galles, les autres d’Asie, au temps de la dispersion des tribus d’Israël. Comment les traditions de ce peuple seraient-elles positives dans des questions aussi délicates, quand nous sommes si peu fixés nous-mêmes sur nos origines ? Cependant nous avons plus de deux mille ans de traditions écrites, quand les Peaux-Rouges n’ont encore pour toute écriture qu’une grossière représentation de la pensée par un dessin tout à fait primitif, ce qu’on a nommé l’écriture pictographique, sur laquelle les hiéroglyphes des Égyptiens sont déjà un incommensurable progrès.

L’origine des Indiens prêtera toujours à controverse. Cette race est-elle venue d’Asie par le détroit de Behring ou le courant marin du Japon, et s’est-elle épanchée de là dans les deux Amériques, comme le veulent la plupart des ethnologistes, partisans de l’unité de l’espèce humaine, qui s’autorisent surtout pour appuyer leur assertion des caractères crâniologiques de la race rouge : pommette saillante, œil oblique, etc., — ou bien cette race est-elle un produit indigène, le fait d’une apparition spontanée, comme le prétendent d’autres naturalistes, par exemple le regrettable Agassiz, ce défenseur si résolu de la fixité des espèces ? Le problème est peut-être insoluble. Pour nous, il nous paraît évident que le Peau-Rouge est en quelque sorte le produit du sol qu’il habite, un homme primitif qui n’a pas progressé, et qu’il a pris naissance dans les prairies avec l’animal primitif des prairies, le bison ou le bœuf sauvage américain, ce frère de l’urus d’Europe qu’ont chassé les Germains et les Celtes. Quelle que soit, en cette délicate matière, l’opinion que l’on adopte, il n’en est pas moins vrai que, de l’Atlantique au Pacifique, du nord au sud des deux Amériques, la race rouge est la même ethnologiquement, sauf les variations de langage et de coutumes signalées par tous les voyageurs, et quelques modifications physiques, produites peut-être par le climat. « Lorsqu’on a vu un Indien, de quelque région que ce soit, on les « tous vus, » disaient avec raison les Espagnols de la conquête. Assurément il y a dans les hommes de race blanche, Allemands, Français, Espagnols, Persans, plus de différences qu’entre les Peaux-Rouges de la Californie et du Chili par exemple. Ceux-ci ont invariablement le même teint, la même couleur d’yeux et de cheveux, la même saillie des pommettes, la même obliquité de l’œil, et de plus, phénomène très important à noter, leurs langues, bien que n’ayant entre elles aucune racine commune, même dans les tribus dont les frontières sont limitrophes, leurs langues obéissent toutes au même mécanisme, ce que les linguistes nomment l’agglutination, qui permet de combiner ensemble plusieurs mots pour en faire un seul, représentant une idée complète et dont participe chacun des mots composans. C’est ainsi, pour ne citer qu’un cas, qu’en joignant ensemble les mots bâtir, maison, rivière, les langues américaines, notamment celle des Astèques, une des mieux étudiées, peuvent composer et conjuguer un seul verbe qui signifie : «bâtir une maison près de la rivière. » Les langues aryennes sont au contraire analytiques, ou, comme on dit encore, à flexion, et elles offrent, sauf quelques cas familiers à tous ceux qui connaissent le grec et l’allemand, un phénomène absolument contraire à celui des langues agglutinatives. Humboldt disait de celles-ci : « C’est une disparité totale des mots, à côté d’une grande analogie dans la structure, qui caractérise les langues américaines. Ce sont comme des matières différentes revêtues de formes analogues. » Il exprimait ainsi très heureusement l’affinité que ces langues avaient entre elles dans toutes les tribus du Nouveau-Monde.

Il peut être intéressant de computer le nombre total d’Indiens nomades répandus sur toute la surface des États-Unis. En 1870, on l’estimait à 228,614, non compris les Indiens du territoire d’Aliaska[5], dont on portait en bloc le nombre à 70,000. Entre le Missouri et les Montagnes-Rocheuses, dans le nord des prairies, dans le Dakota, se fait surtout remarquer la grande nation des Sioux, qui ont donné leur nom à ce territoire[6]. Ils sont au nombre d’ environ 25,000, et parmi eux se distinguent les Brûlés et les Ogalalas. Les Corbeaux, les Gros-Ventres, les Têtes-Plates, les Nez-Percés, les Cœurs-d’Alène, les Pend’-d’Oreilles, les Pieds-Noirs[7], occupent, principalement dans le nord-ouest des prairies, les territoires d’Idaho, de Wyoming et de Montana, et offrent ensemble un chiffre de population inférieur à celui des Sioux, mais qu’on peut encore estimer à 20,000. Dans le centre et le sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes, les Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, les Navajoes, les Pueblos[8], atteignent tous ensemble le chiffre de 60,000. Le Nebraska, le Kansas, le Texas, les territoires de Colorado, du Nouveau-Mexique, d’Arizona, sont ceux que ces tribus parcourent ou sur lesquels elles sont installées. Les Paunies sont cantonnés dans le Nebraska, au voisinage du chemin de fer du Pacifique, et les Yutes dans le Colorado, dans les Parcs, plateaux boisés et gazonnés des Montagnes-Rocheuses. Entre le versant occidental de cette chaîne de montagnes et le Pacifique sont les Pah-Yutes, les Bannocks, les Serpens ou Shoshones, qui occupent surtout l’Utah et la Nevada, enfin les Indiens de la Californie, de l’Orégon et du territoire de Washington; prises ensemble, toutes ces tribus atteignent le chiffre d’environ 80,000 individus.

Il y a des degrés en tout, dans la barbarie comme dans la civilisation. La plupart des dernières tribus qu’on vient de nommer vivent dans une condition encore plus précaire que les premières; elles n’attendent leur nourriture que du hasard. Elles ne chassent guère, pèchent peu ; il est vrai que le bison est ici disparu, et que les rivières, sauf dans l’Orégon, ne sont pas poissonneuses. Comme les premiers hommes dont parle Ovide, ces Indiens se nourrissent de glands et vont jusqu’à manger des sauterelles, voire de la vermine. Ils arrachent à la terre vierge les maigres végétaux comestibles qu’ils peuvent y trouver, surtout des racines, et c’est pourquoi les Américains appellent tous ces sauvages Indian diggers, les Indiens piocheurs. Cette dénomination a du moins l’avantage d’être commode pour le classement des Indiens, et elle est généralement adoptée en Amérique. Ces tribus, restées ainsi au dernier échelon de la barbarie, ne vivent pas même sous la tente, elles s’abritent sous des cahutes en branchages; elles ont encore la pointe de flèche en obsidienne ou en silex, voire en cul de bouteille, et le mortier de lave volcanique pour broyer les glands.

Dès le premier jour, le droit du Peau-Rouge à l’occupation du soi qui l’a vu naître a été reconnu par les fondateurs des colonies américaines. William Penn, avant de fonder la Pensylvanie avec ses quakers, paya aux Delawares la partie de leur territoire qu’il allait coloniser. Précédemment l’île de Manhattan, où est bâti New-York, avait de même été payée aux possesseurs naturels, les Mohicans, par les colons hollandais. Les premiers actes constitutionnels de la république américaine s’empressèrent aussi de constater les droits primitifs des Indiens, et Washington fut sur ce point fort explicite. Nous avons fait voir comment l’expropriation du Peau-Rouge était en quelque sorte dictée par des raisons d’utilité publique. La politique américaine a toujours tendu à refouler les Indiens dans des réserves ou cantonnemens, des enclaves soigneusement délimitées, pour livrer à l’agriculture, à l’industrie, le territoire trop étendu que les sauvages ne conservaient que pour la chasse.

Les affaires indiennes comprennent une des principales divisions du département de l’intérieur à Washington, et ce bureau a des ramifications dans toute l’Union, par le moyen de surintendances et d’agences. Il est largement doté, car il doit pourvoir au maintien d’environ 300,000 Peaux-Rouges. Il est vrai que ceux-ci donnent leurs terres en retour. On leur paie ces terres par des cadeaux, de l’argent, des fournitures de vivres, d’habits, des munitions, on leur envoie dans leurs réserves des cultivateurs, des minotiers, des forgerons, des maîtres d’école, des médecins, des missionnaires, pour leur apprendre à bêcher le sol, à moudre le grain, à travailler le fer, pour former leur esprit, soigner leur corps et leur âme; mais ce n’est pas là malheureusement leur souci, et la moindre chasse au bison, à l’antilope dans les grandes plaines, dans le pays des hautes herbes, ferait bien mieux leur affaire. Trouvés hors de leurs réserves et mettant en danger la paix et la vie des blancs, les Indiens sont punis ; en revanche, il est défendu aux blancs d’entrer dans les réserves indiennes et de s’y établir. Le Peau-Rouge y cultive le sol, s’il lui plaît, et peut y chasser, y errer à son gré du matin au soir. Ces réserves ont été toujours choisies de manière qu’elles soient assez isolées des dernières habitations des blancs et qu’elles aient à leur portée l’eau courante et des pâturages naturels. Parfois les animaux sauvages, le bison, l’antilope, le castor, l’élan, l’ours, y sont encore en quantité, et cela permet au Peau-Rouge d’y installer avec avantage des champs de chasse et d’y tendre ses trappes. Dans quelques réserves abondent aussi les bois et les terres d’alluvion, mais le sauvage ne veut rien entendre à l’art du forestier ni de l’agriculteur. Aujourd’hui la plupart des difficultés qui surgissent entre les blancs et les Indiens viennent à propos de ces cantonnemens, dont les limites ne sont pas toujours bien marquées, et que les blancs envahissent volontiers, souvent sous le plus futile prétexte. « Qui terre a guerre a, » et toute frontière est sujette à procès. Ici le procès se vide presque toujours les armes à la main.

Dans son message de 1873, le général Grant rappelait les dernières luttes entre les blancs et les Peaux-Rouges, qui ont éclaté parce que chaque race oubliait les droits de l’autre au lieu de les respecter. Depuis que la civilisation marche à pas si rapides à travers le désert, ces luttes se renouvellent presque chaque année, et quelques-unes ont fait assez de bruit pour retentir jusqu’en Europe, notamment celles avec les Indiens modocs, qui vivent sur la frontière qui sépare la Californie de l’Orégon. Tout récemment le gouvernement fédéral a dû procéder à une punition exemplaire des principaux chefs de cette bande, dont quelques-uns ont été pendus comme traîtres, entre autres le capitaine Jack, qui avait assassiné par surprise le brave général Canby et le commissaire de paix. — Revenant à la politique adoptée par ses prédécesseurs vis-à-vis des Peaux-Rouges, le président de l’Union, dans son dernier message, proclamait qu’il n’en voulait pas suivre d’autre, et il indiquait la partie de l’Amérique du Nord qu’on nomme le Territoire Indien, au sud du Kansas, à l’ouest de l’Arkansas, comme suffisante en superficie et en terres cultivables pour recevoir toutes les tribus indiennes disséminées à l’est des Montagnes-Rocheuses. « Il faut y rassembler tous les Indiens aussi rapidement que possible, disait-il, leur enseigner là les arts de la civilisation, et leur apprendre à gagner eux-mêmes leur vie... Le temps viendra, je n’en doute point, ajoutait le président, où tous, excepté un petit nombre qui préféreront s’établir au milieu des blancs, seront réunis dans ce territoire[9]. »

Le Territoire Indien, que le général Grant, et avant lui les présidens Lincoln et Johnson, ont choisi comme lieu de cantonnement définitif des sauvages des prairies, est en partie occupé, depuis quarante ans, par d’autres tribus qu’on pourrait appeler les tribus mississipiennes ou appalaches, et qui autrefois vivaient principalement dans les parties de l’Amérique du Nord où sont aujourd’hui les états des Carolines, de l’Alabama, de la Floride, de la Géorgie, du Mississipi, du Missouri. Ces tribus se sont pliées peut-être de meilleure grâce que d’autres à ce cantonnement. Les Cherokees, les Muscogees ou Creeks, les Chactas, les Chickasaws, les Osages, les Séminoles, auxquels on a joint quelques tribus atlantiques, telles que les Shawnees, les Senecas, les Delawares, venus des états de Pensylvanie et de New-York, se sont peu à peu civilisés ou du moins assouplis à la vie sédentaire, dans cette vaste enclave où chaque tribu distincte a elle-même sa réserve. Les Cherokees, les Creeks, se sont fait surtout remarquer dans cet essai de passage graduel de la vie sauvage à la vie policée. Ils habitent des maisons couvertes, cultivent le sol, exercent quelques métiers, sont dociles aux enseignemens du maître d’école et du pasteur. Un grand nombre d’entre eux savent lire et écrire. Ils ont une imprimerie, publient des livres, un journal. Les Cherokees écrivent leur langue avec des caractères particuliers, syllabiques ou phonétiques, c’est-à-dire représentant chacun un son complet, et qui ont été inventés par un des leurs en 1830. Ces caractères sont au nombre de soixante-dix-sept. Les Creeks écrivent leur langue avec les caractères européens ordinaires; les lettres sont au nombre de dix-neuf[10]. Les Cherokees et les Creeks ont voté des constitutions calquées sur celle des États-Unis; ils ont une chambre haute et une chambre basse, la chambre des rois et celle des guerriers, comme disent les Creeks. Enfin ces tribus envoient chaque année, à l’instar des autres territoires américains qui ne sont pas encore reconnus comme états, un délégué à Washington pour représenter la tribu auprès du congrès et du gouvernement fédéral. J’ai rencontré dans la capitale de l’Union, en 1869, plusieurs de ces délégués, et même le grand chef ou président des Cherokees, Tzwanôski ou le Plan-Incliné, appelé Lewis Downing par les Américains, qui donnent à tous ces délégués des noms anglais. C’est un métis parlant très bien l’anglais, vêtu à l’européenne, de manières dignes, réservées. Il est venu visiter Londres et Paris en 1872. Quelques-uns des Cherokees et des Creeks ont, comme lui, reçu une éducation complète, à Saint-Louis, à la Nouvelle-Orléans, à New-York; plusieurs sont en outre de riches propriétaires fonciers, et possèdent un nombre d’hectares cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie à beaucoup de nos agriculteurs. Avant la guerre de sécession, les Creeks, les Cherokees, les Chactas avaient des esclaves noirs comme les Américains ; on prétend qu’ils en ont conservé par fraude quelques-uns. Ce trait indique encore mieux que tout autre l’état de civilisation auquel ils sont arrivés; mais les autres Peaux-Rouges cantonnés dans le territoire Indien, notamment ceux des cinq nations du sud qu’on y a également confinés à la suite des solennelles conférences tenues en octobre 1867 dans le Kansas, ne paraissent nullement vouloir marcher sur la trace de leurs intelligens devanciers. En 1866, la population du Territoire Indien était estimée à 53,500 individus, distribués de cette façon :

¬¬¬

Creeks 44,500
Cherokees 14,000
Chactas 12,500
Chickasaws 4,500
Osages 3,000
Séminoles 2,000
Shawnees, Senecas, Delawares, etc 3,000
Total 53,500


Au commencement de 1868, les Kayoways, les Apaches, les Comanches, les Chayennes et les Arrapahoes du sud, qu’on venait de cantonner dans ce territoire, auraient dû grossir ce chiffre d’environ 10,000 individus; mais il est certain que les sauvages des cinq nations du sud, non plus que d’autres, auxquels on a depuis également indiqué ce territoire, ne se sont pas rendus en nombre dans leurs cantonnemens, puisque le recensement officiel de 1870 ne fixe, pour la population totale du Territoire Indien, que le chiffre de 59,367 individus, tandis que nous venons de voir que ce même chiffre était de 53,500 en 1866; un recensement de 1858 indiquait une population dépassant 58,000 âmes.

Que les Indiens se résignent à être cantonnés dans des enclaves, à vivre même au milieu des blancs, ou qu’ils persistent obstinément à rester à l’état nomade, le même phénomène a lieu : on les voit graduellement disparaître. Sans doute les maladies, notamment la petite vérole et la syphilis, la famine, l’abus des liqueurs fortes, de l’eau-de-vie, du whisky, que les sauvages appellent « l’eau du diable, » entrent pour quelque chose dans cette disparition; mais la raison principale est toujours cette grande loi naturelle de la lutte pour l’existence. Les deux races, la rouge et la blanche, ne sauraient coexister l’une à côté de l’autre; l’une, a-t-on dit, se développe en travaillant le sol, l’autre est détruite, faute de vouloir se plier à cette culture. Les chiffres qui marquent la diminution progressive de la population cuivrée parlent d’eux-mêmes. En 1866, d’après un tableau dressé par le commissaire des affaires indiennes à Washington, le nombre de tous les Indiens des États-Unis, non compris les Indiens citoyens de l’Union ou vivant sous la protection de certains états, était de 306,/i75. Le même nombre était en 1865 de 307,842, ce qui indiquait une différence en moins de 1,367 individus en un an; mais la diminution est en réalité encore plus rapide. En 1870, le chiffre des Indiens nomades ou cantonnés était déjà descendu à 287,981; en comparant ce chiffre à celui de 1865, on relève une perte de 19,861 Indiens en cinq ans, soit près de 4,000 par an. De quelque manière que l’on groupe les chiffres, cette loi de diminution progressive se vérifie, même parmi les Indiens qui vivent librement au milieu des blancs. Ainsi en 1860 le nombre d’Indiens civilisés était estimé à 44,201; en 1865, il était descendu à 39,898; en 1870, il n’était plus que de 25,731[11], ce qui indiquait une diminution de 18,470 Indiens en dix ans ou plus de 1,800 par an. Dans aucun état, aucun territoire, si clément en soit le ciel, les Indiens ne sont à l’abri de cette implacable mortalité qui les frappe. Aucune partie de l’Amérique ne jouit d’un climat aussi salubre que la Californie. En 1852, on estimait à 32,266 le nombre des Indiens civilisés de cet état; en 1860, il n’était plus que de 17,798, en 1870 de 7,241, diminuant ainsi de plus de 50 pour 100 à chaque décade d’années, c’est-à-dire qu’à la fin du siècle il n’y aura plus en Californie que quelques centaines d’Indiens civilisés et peut-être plus d’Indiens nomades. En 1870, le nombre total des Indiens de Californie était de 29,025; il était environ le double en 1860.

Ce phénomène va partout se vérifiant depuis que les blancs ont mis les pieds en Amérique. Les Delawares, qui ont jadis été si puissans, ne comptent plus que de rares représentans. Cooper a célébré le dernier des Mohicans, et les Mandanes, qui jadis allèrent des embouchures du Mississipi jusqu’auprès des grands lacs, les Mandanes, qui avaient bâti des villes et pouvaient lever des armées, n’étaient plus en 1866 que 400; ils étaient même moins nombreux en 1838, année où ils disparurent presque tous dans une épouvantable épidémie de petite vérole. La maladie fut apportée dans leur camp, sur le haut Missouri, par un navire à vapeur qui venait y faire la troque. Où sont maintenant toutes ces tribus atlantiques et celles des grands fleuves et des grands lacs que les premiers colons rencontrèrent en si grand nombre, et quelques-unes si florissantes, ces Iroquois, ces Algonquins, ces Hurons, ces Chactas, ces Séminoles, ces Natchez et tant d’autres? Des unes, on a oublié jusqu’au nom; les autres, jadis si populeuses, n’ont plus que des représentans épars. J’ai vu à Caughnawagah, près Montréal, les derniers des Iroquois chanter au lutrin, mener des convois de bois sur le Saint-Laurent, ou guider les bateaux à vapeur sur les rapides, qu’eux seuls ont la hardiesse de franchir[12]. A la Nouvelle-Orléans, j’ai aperçu les derniers descendans des Natchez, dont les infortunes émurent jadis la plume de Chateaubriand, installés au marché public comme vendeurs d’herbes. Qui eût jamais songé qu’Atala et Chactas devraient ainsi finir ? Enfin au bord du lac Érié, près la chute du Niagara, j’ai acheté pour quelques dollars aux derniers enfans des Six-Nations, que Fenimore Cooper avait connues dans toute leur gloire, des colliers de coquillages et des mocassins ornés de perles. Au commencement du XVIIe siècle, on estimait à 2 millions le nombre des Indiens répartis sur toute la surface occupée aujourd’hui par les États-Unis; à la fin du XVIIIe ce nombre était déjà diminué du quart, c’est-à-dire qu’il n’était plus que de 500,000. On a vu qu’il était descendu à 300,000 environ en 1866, et à 288,000 en 1870[13].

Cette diminution progressive des Peaux-Rouges est donc désormais un fait historique qui se réalise suivant une loi fatale, irrésistible. Néanmoins il y a encore en anthropologie une école, sans doute bien intentionnée, qui persiste à méconnaître ce fait indéniable, qui même prétend que la population indienne est partout en croissance, et se mêle utilement aux blancs. « Lorsqu’elle diminue, dit-on, c’est uniquement par suite des mauvais traitemens des colons, qui n’acceptent pas le Peau-Rouge comme un égal, comme un frère, » et l’on oppose alors aux chiffres officiels nous ne savons quelles statistiques des républiques espagnoles, comme si les colonies hispano-américaines, qui sont en si grande décadence, pouvaient être mises en parallèle avec celles des Anglo-Américains, comme si en pareille matière le self-government hardi des pays protestans ne l’emportait pas sur la centralisation étroite et mesquine des pays catholiques. Il y a longtemps que Chateaubriand l’a dit, « les descendans de Pizarre et de Fernand Cortez valent-ils les fils des frères de Penn et ceux des indépendans ? »

Quelques-uns ont parlé d’assimilation, d’absorption lente, qui permettrait à l’Indien de se fondre avec le blanc. Les faits sont aussi contraires à cette théorie. Combien avons-nous relevé de Peaux-Rouges au milieu des blancs en 1870? Pas même 26,000, et le nombre en va diminuant d’année en année. Depuis trois siècles et plus que les Indiens assistent à la colonisation de leur pays par les Européens, aucun ne s’est réellement rapproché de l’homme civilisé. Il y a entre les deux races comme une répulsion instinctive, une antipathie naturelle qui ne permet pas à l’une de se joindre fraternellement à l’autre. Dans toute l’étendue des États-Unis, on ne peut citer qu’un seul Indien vraiment civilisé : c’est le général Parker, qui a succédé comme chef des Senecas au fameux Red-Jacket ; encore est-il métis. Ce qui se passe pour le Peau-Rouge a lieu aussi pour le nègre. Dans tous nos voyages, nous n’avons entendu citer qu’un noir réellement instruit, parlant et écrivant bien : c’est Lislet-Geoffroy, que plusieurs créoles encore vivans ont connu. Il était de l’île Maurice, mulâtre, bien qu’il eût la peau et les cheveux d’un nègre ; il se connaissait en sciences physiques et mathématiques, en topographie, et fut nommé correspondant de l’Académie des Sciences de Paris. Arago le mentionne dans ses écrits. Cet exemple est le seul en ce genre dont on puisse arguer; il n’est même pas probant, puisque le sujet est de sang mêlé.

Un rêve tout aussi chimérique que la fusion des races, c’est la civilisation graduelle du Peau-Rouge par le cantonnement, par la culture du sol. Combien de ces Peaux-Rouges qui ont réellement accepté ces enclaves, et qui y ont quelque peu prospéré? Les premiers seuls que l’on cantonna, il y a quarante ans, dans le Territoire Indien. Ils étaient alors peut-être 100,000; combien sont-ils aujourd’hui? Un peu plus de 50,000. Tous les autres Indiens ne veulent pas entendre parler de cantonnement. « Nous voulons vivre comme nous avons été élevés, en chassant les animaux des prairies. Ne nous parlez donc plus de nous envoyer dans des réserves et de nous faire cultiver la terre, » disait le grand sachem des Corbeaux, Pied-Noir, aux commissaires venus au fort Laramie, et il ajoutait : « Laissez-nous aller où va le buffle. Envoyez vos fermiers, mais que ce ne soit pas pour nous. Le Corbeau promène son camp à travers la plaine, et chasse l’antilope et le buffle. C’est là ce qu’il aime. Pères, regardez-moi et regardez tous les Corbeaux, ils sont de la même opinion que moi. » Dent-d’Ours, l’autre grand sachem, qui avait parlé avant Pied-Noir, avait été non moins explicite que lui. « Pères, vous m’avez dit de bêcher la terre et d’élever du bétail; je ne veux pas qu’on me tienne de ces discours. J’ai été élevé avec le buffle et je l’aime. Depuis ma naissance, j’ai appris comme vos chefs à être fort, à lever ma tente quand il en est besoin et à courir à travers la prairie selon mon bon plaisir. » Nous savons que la Nuée-Rouge n’a pas autrement parlé à Washington et à New-York. Les seuls parmi les sauvages qui acceptent sans se plaindre d’aller dans les enclaves où on les confine et d’y cultiver la terre sont ceux de caractère faible et chez lesquels a diminué l’esprit guerrier. « Celui-ci est un bon sauvage, me disait le traitant canadien Pallardie en me montrant un pauvre Sioux, il va partir pour sa réserve et mener la charrue cet hiver. »

Une dernière école de philanthropes voudrait réunir tous les Indiens des États-Unis, quels qu’ils fussent, dans un seul et même territoire, qui entrerait comme une unité dans l’Union, et qui resterait soumis à une sorte de fédération intérieure comme territoire indien. Ce seraient de petits États-Unis rouges, si l’on peut ainsi parler. M. R. de Sémallé, qui le premier a conçu cette idée, nous dit que le général Parker, comme grand chef des Senecas, s’est mis enfin à la tête de ce projet, et qu’il a jeté les bases de la future constitution qui régira « l’état des hommes rouges. » Déjà des difficultés se rencontrent, ce projet subit un temps d’arrêt, et il en sera sans doute de la formation de cet état comme de l’installation des réserves. En toutes ces choses, on oublie de consulter le principal intéressé, l’Indien, qui ne veut ni de réserve, ni de territoire, ni de constitution, ni d’état, mais qui entend vivre et mourir nomade, comme il est né. Nous avons la plus grande estime pour la personne et les talens du général Parker; néanmoins nous croyons que lui aussi poursuit un rêve, généreux, il est vrai, qui est de tous le plus réalisable, mais qui malheureusement ne se réalisera jamais.

Les preuves si nombreuses que nous avons données de l’anéantissement fatal des Peaux-Rouges dans une limite de temps assez rapprochée sont, hélas! hors de toute contestation. Soit que l’Indien aille se confiner dans les réserves que les blancs lui indiquent, et où il trouve toujours plus de protection, plus d’abri que dans l’isolement du désert, — soit qu’il persiste à vivre à l’état nomade dans les prairies, dans les grandes plaines, dans les plateaux élevés de la Nevada, du Grand-Bassin[14] ou des Montagnes-Rocheuses, — soit enfin que, venant se perdre au milieu des blancs, il se résigne à vivre de la vie de l’homme civilisé, la loi de sa disparition graduelle est partout la même, et toutes les étapes qu’il peut essayer de faire aujourd’hui vers un autre genre de vie ne le sauveront pas, il est trop tard; le barbare et l’homme policé, paraît-il, ne peuvent ici vivre côte à côte. La nature avait fait présent à celui-là du champ le plus étendu qu’elle eût donné à aucune autre nation pour le coloniser, le peupler. Là sont les plus belles eaux, les plus vastes plaines, les plus fertiles alluvions, les plus riches mines, les plus denses forêts, les plus grands lacs, les rivages les mieux défendus. La nature, généreuse et patiente, a laissé au Peau-Rouge le temps nécessaire pour tirer profit de tous ces trésors, de tous ces avantages. Le Peau-Rouge n’a pas voulu se plier à la dure loi du travail, qui est celle de toute l’humanité; il n’a pas voulu labourer le sol, le féconder de ses sueurs; les plaines, les forêts, il ne les a utilisées que pour la chasse, — les eaux, que pour une pauvre pêche faite le plus souvent à l’arc, et à la fin, comme si la nature s’était lassée d’attendre, le blanc est venu, qui a porté sur tout ce continent une énergie, une ardeur indomptables. Il a bâti des villes, créé des ports, jeté sur les lacs et les fleuves des navires sans nombre, et uni par une canalisation savante, la plus longue qui existe sur le globe, les eaux douces aux eaux de l’Océan. Il a partout exploité les mines, installé des fermes, des manufactures, des usines, défriché les bois, construit des routes, des chemins de fer, des télégraphes, et un jour, dans un accès d’audace que plus d’un croyait ne devoir pas réussir, il a joint les deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, par un ruban de fer continu à travers l’immense étendue des prairies. Ce jour-là a sonné le glas du Peau-Rouge. On peut plaindre le pauvre indigène, mais on ne doit accuser que lui de sa défaite et de sa mort.

Curieuse et mélancolique destinée que celle de cet enfant du désert condamné fatalement à disparaître, parce qu’il n’aura pas voulu se mêler à ses vainqueurs, et profiter des leçons qu’ils lui apportaient, alors qu’en une autre circonstance mémorable c’est le barbare, ce sauvage de Germanie, qui a tant de ressemblance avec les Peaux-Rouges, qui a vaincu et régénéré l’homme civilisé ! Ici le barbare envahisseur a détruit le vieux monde romain pour en former l’Europe moderne, là le sauvage aborigène aura regardé passer sans le comprendre le civilisé venu d’Europe, et la jeune Amérique se sera faite sans lui ; bien plus, sa race aura entièrement disparu le jour où le grand continent sera tout à fait colonisé.


L. SIMONIN.

  1. Le cercueil est une caisse rectangulaire en bois de cèdre. Il est en plein air, selon la coutume indienne, et porté sur quatre piquets. On a jeté dessus une couverture de laine rouge, la couleur que préférait Moneka. Entre autres cérémonies, on immola pour cet enterrement les deux poneys de la jeune Indienne. On cloua leurs têtes sur les piquets qui portaient la sienne, leurs queues où elle avait ses pieds, et l’on mit devant les têtes deux petits tonnelets remplis d’eau. J’en demandai la raison, « C’était afin, me répondit un Sioux, que les chevaux pussent boire dans leur longue course vers les prairies heureuses où ils allaient emporter Moneka, vers ces prairies où l’Indien chasse le bison sans jamais être fatigué. » Les débris des deux petits tonneaux défoncés gisaient à terre au mois de novembre 1867, lors de mon séjour à Laramie.
  2. La section des cheveux, examinée avec un fort microscope, est, paraît-il, ronde chez les blancs, ovale chez les Indiens, elliptique allongée chez les noirs.
  3. La Nuée-Rouge veut dire que sa tribu occupait jadis la rive gauche du Missouri, et que les blancs l’ont refoulée à l’extrême ouest, au pied des Montagnes-Rocheuses.
  4. Un fort sur la Rivière-Plate, au-delà du fort Laramie.
  5. Naguère l’Amérique russe, achetée à la Russie en 1867-68 pour la somme de 7 millions de piastres.
  6. Les Sioux s’appellent dans leur langue Dakotas.
  7. Tous ces noms sont restés français.
  8. Ces deux dernières tribus ont conservé leurs noms espagnols.
  9. Message of the president of United-States, Washington 1873.
  10. Revenant d’une mission dans l’Amérique du Nord en 1869, nous avons eu l’honneur de remettre à M. V. Duruy, alors ministre de l’instruction publique, tout un carton de documens écrits et imprimés se rapportant à ces tribus. La plupart de ces documens ont été déposés depuis à la Bibliothèque nationale à Paris.
  11. Ninth Census of the United-States, statistics of population, Washington 1872.
  12. Sur le dernier rapide, le plus dangereux, on stoppe, on appelle Baptiste, qui arrive en pirogue, monte à bord, prend la barre, et l’on franchit, entre deux murs de rochers, l’abîme vertigineux. Le navire craque, les eaux montent en poussière jusqu’à bord; les passagers inquiets, haletans, trouvent la minute bien longue. Un marin français, l’amiral R….., à bord d’un de ces steamers, avouait que, dans tous ses voyages sur mer, il ne s’était jamais trouvé dans une situation aussi chanceuse, et il admirait le sang-froid de Baptiste, qui, calme à la barre, guidait le steamer, incliné, suspendu sur le rapide, entre deux écueils qui le touchaient presque.
  13. Le chiffre exact, 287,981, se décompose ainsi : ¬¬¬
    Indiens de l’Indian Territory 59,307
    Indiens des autres réserves et nomades 228,614
    Total 287,981
    A quoi il faut ajouter les Indiens du territoire d’Aliaska, acquis en 1868 et estimés en bloc à 70,000
    Et les Indiens civilisés de tous les États-Unis 25,731
    On arrive ainsi à un total de 383,712

    qui représente le chiffre de tous les Indiens disséminés en 1870 sur la surface de l’Union. Il sera curieux, quand le dixième cens sera dressé en 1880, de comparer ce chiffre avec celui qui sera alors relevé. — Le nombre des femmes est chez les Indiens plus grand que celui des hommes. La différence en faveur des femmes est souvent d’un tiers. On a signalé le même fait chez toutes les nations polygamiques, les Turcs, les Persans, les Chinois.

  14. Plateau de l’Utah, dont les eaux n’ont aucune issue vers l’Océan, mais vers des lacs salés ou mers intérieures. La principale de ces mers est le grand Lac-Salé, près duquel est la capitale des mormons.