Les derniers Iroquois/05
CHAPITRE V
le montréalais
Les moyens d’existence des sauvages[1] de Caughnawagha sont très-bornés : la pêche, la chasse constituent les principaux. Et de même que les Hurons de Lorette, les curiosités indiennes, telles que mocassins, bourses, toques, paniers, porte-cigares, etc., fabriqués par leurs femmes et vendus soit aux étrangers, soit à des négociants de Montréal, les aident beaucoup à vivre.
Le gouvernement anglais leur a accordé des terres d’une grande fertilité autour de leur village, mais ils mourraient plutôt de faim que de les ensemencer. Une forêt assez considérable, contiguë à ces terres, leur fournit du bois de chauffage pour l’hiver. Si déplorable est cependant chez les hommes la paresse, ou plutôt le mépris du travail manuel, que la plupart périraient de froid si les squaws ne faisaient, pendant la bonne saison, quelques provisions de combustible.
Néanmoins il existe pour eux une source de gain dont ils profitent généralement volontiers.
Nous avons déjà parlé des rapides de Caughnawagha, appelés aussi rapides du Sault Saint-Louis, — nom chrétien de cette bourgade, — et parfois, rapides de Lachine.
C’est une chaîne d’écueils, qui barre la navigation du Saint-Laurent au bas de Caughnawagha et à deux lieues environ de Montréal.
Pour remédier à cet obstacle, on a, comme je l’ai dit, creusé un canal, le canal Lachine, qui, partant de la pointe Saint-Charles, dans le quartier Sainte-Anne, s’en va rejoindre le Saint-Laurent au-dessus du village Lachine, après un parcours de neuf à dix milles.
Cependant, si les vaisseaux de toute dimension sont incapables de remonter les rapides et doivent, à l’exception des steamboats, se faire remorquer dans le canal pour gagner le haut Saint-Laurent, il n’est pas sans exemple que des canots dirigés par des Indiens aient descendu, ou, suivant l’expression usitée, sauté les rapides.
Cette circonstance a donné aux compagnies des bateaux à vapeur qui mettent en communication Montréal et les localités supérieures l’idée de faire sauter les rapides à leurs navires, la route étant, à la fois, plus courte et plus agréable pour les voyageurs.
Dans ce but, ils emploient uniquement des pilotes iroquois, auxquels ils offrent une légère rémunération.
Dans l’après-midi du jour où Nar-go-tou-ké fut obligé de fuir pour se soustraire aux agents de la police, on avait signalé, à Caughnawagha, un vapeur qui paraissait près des îles Dorval.
Ce vapeur était le Montréalais, affecté au service du bas et du haut Canada.
Il arrivait de Toronto, et se rendait à Montréal.
Ce steamboat inaugurait la réouverture de la navigation fluviale ; aussi était-il pavoisé de banderoles aux couleurs chatoyantes.
Les Indiens tirèrent au sort pour décider qui aurait l’avantage de le piloter à travers les rapides.
Une vingtaine de petits bâtons (tout autant qu’il y avait de compétiteurs) réunis en faisceau dans la main fermée, et dont l’un était moins long que les autres, servirent à cet effet.
C’est exactement notre jeu de la courte-paille.
Le sort fut favorable au fils de Nar-go-tou-ké.
Quand le Montréalais arriva en face de Caughnawagha, Co-lo-mo-o se jeta dans un canot et alla aborder le navire, qui avait renversé sa vapeur pour attendre le pilote.
Le Petit-Aigle amarra son canot à la poupe du steamboat et grimpa lestement sur le pont.
Après avoir salué le capitaine, il se mit au gouvernail.
Un coup de sonnette retentit, la machine du bâtiment lâcha des sifflements stridents ; ses deux hautes cheminées vomirent des torrents de fumée qui ondoyèrent, dans l’espace, comme deux panaches immenses ; un bruit sourd, des craquements s’échappèrent de ses entrailles, et le navire reprit sa course.
À cette époque, la navigation à vapeur était loin d’avoir reçu les merveilleux perfectionnements qui l’embellissent aujourd’hui.
Le Montréalais n’avait ni la grâce, ni la beauté, ni l’éclat de nos steamboats actuels. Il ne ressemblait pas plus aux palais flottants, à plusieurs étages, tout resplendissants de glaces, de dorures, qui sillent maintenant les eaux du Saint-Laurent, de l’Hudson ou du Mississipi, qu’un caboteur ne ressemble à un vaisseau de haut bord.
On n’y voyait pas de magnifiques salons, couverts de riches tapis, meublés avec un luxe féerique ; pas d’élégantes cabines presque aussi commodes que les chambres de nos maisons ; et surtout pas cette somptueuse chambre nuptiale (bride room) où les jeunes mariés américains aiment à couler leur lune de miel, en faisant un trip[2] vers quelque paysage renommé.
En 1837, les steamboats canadiens n’étaient rien moins que confortables.
Non-seulement vous n’y trouviez point une table aussi délicatement servie que dans les meilleurs hôtels, mais sur la plupart vous ne pouviez même vous procurer à manger ; non-seulement les dames n’y avaient pas leur appartement particulier, mais on couchait pêle-mêle dans l’entre-pont, sur des cadres superposés et désagréables au suprême degré.
Heureusement que tout est relatif : le voyage en steamboat valait mieux encore que le voyage en goélette, en patache ou en carriole ; les gens d’alors s’y estimaient fort à l’aise et vantaient très-haut les charmes de leurs bateaux à vapeur.
Ainsi marche le monde. Nos anciens rois manquaient de la moitié des choses qui semblent, à présent, de nécessité absolue pour les prolétaires.
Avant un quart de siècle on se demandera peut-être comment on a pu naviguer jamais dans ces steamboats qui nous paraissent si splendides.
De son temps, le Montréalais passait pour un chef-d’œuvre d’architecture nautique.
Il avait cent cinquante pieds de longueur, trente de maître-bau, une puissante machine à basse pression, et jouissait d’une réputation de fin coureur justement méritée.
Mais ce qui le faisait préférer à ses rivaux, c’est que, pour la première fois au Canada, on avait élevé sur son pont deux constructions légères en bois blanc, dans lesquelles les passagers pouvaient se réfugier lorsqu’il pleuvait et qu’ils ne voulaient pas s’exposer aux nauséabondes odeurs de l’entrepont.
Ces constructions s’étendaient à bâbord-et à tribord, contre les aubes du vapeur ; elles étaient séparées par un intervalle affecté à la cage de la machine, la logette du pilote, et deux passages pour circuler de l’avant à l’arrière du vaisseau.
Elles formaient deux salles.
Sur la porte de l’une on lisait :
Ladies and gentlemen cabin (cabine des dames et des messieurs).
Et au-dessous :
No smoking allowed (défense de fumer).
La porte de l’autre portait cette inscription :
Crew’s cabin (cabine de l’équipage).
La première salle, bien éclairée et garnie de bancs de bois, était chauffée par un petit poêle de fonte. Le public s’y tenait habituellement plutôt que dans l’entrepont, où l’on mangeait et couchait, mais qui ne recevait de jour que par des lampes fumeuses.
Nous n’avons pas besoin de dire que, quand il faisait beau, on se promenait sur le tillac, ou bien on demeurait assis sur les banquettes disposées autour de son plat-bord.
La réouverture de la navigation signale, au Canada, la reprise des affaires ; alors chacun est d’autant plus avare de son temps que, durant l’hiver, les communications sont difficiles et la bonne saison très-courte ; aussi, comme les navires qui font alors les premières traversées sur le Saint-Laurent, le Montréalais était-il encombré de monde.
On y voyait pêle-mêle des Anglais, des Canadiens, des Écossais, des Irlandais, des Indiens, des Yankies ; des marchands, des trappeurs, des bateliers, des bûcherons, des pêcheurs ; des femmes de toutes les conditions, des toilettes distinguées et des vêtements en haillons, des physionomies avenantes et des figures hideuses ; mais par-dessus tout tranchait l’uniforme rouge anglais.
C’était un bataillon de la ligne que le gouverneur du Haut-Canada, sir Francis Head, expédiait de Toronto à Montréal, pour prêter main-forte à la troupe qui y était déjà casernée, car on appréhendait un soulèvement prochain.
Attroupés sur le pont, les passagers devisaient des événements politiques.
Quoique au premier aspect les races parussent confondues, un observateur n’aurait pas manqué de remarquer que les Anglais et les Écossais se rassemblaient d’un côté, les Canadiens-Français, les Irlandais et les Yankies de l’autre.
Ceux-ci s’étaient rangés à l’avant du vapeur, et ceux-là à l’arrière.
Les femmes avaient suivi l’exemple des hommes : les Anglo-Saxonnes à la proue, le reste à la poupe.
Plus encore que les différences de nationalités, les différences d’opinions créaient cette division.
Parmi les passagers ainsi placés à l’avant, on ne pouvait s’empêcher de distinguer trois personnes qui caquetaient et riaient gaiement sans se préoccuper de la sombre gravité de ceux qui les environnaient. L’une était un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, les autres deux jeunes femmes fort jolies, fort attrayantes, quoique leur genre de beauté fût en parfaite opposition, car l’aînée avait le teint blanc comme un lis, les cheveux noirs, lissés en bandeaux contre les tempes, l’air doucement mélancolique, et la moins âgée montrait un visage rose comme la pulpe d’une pêche, toujours souriant, que couronnait une abondante chevelure blond-cendré, dont les grappes voltigeaient, par boucles soyeuses, autour de son cou.
Toutes deux étaient coiffées d’un casque ou toque de pelleterie, et douillettement emmitouflées dans de chauds manteaux de drap garnis de vison.
Leur compagnon avait aussi la tête couverte d’un casque de fourrure, et sur les épaules un pardessus en peau de castor ; car, bien que le soleil brillât de tout son éclat, la brise était fraîche et piquante sur le Saint-Laurent.
— Mon Dieu, que voilà un sauvage qui a bonne mine ! fit avec la vivacité d’un enfant la plus jeune des dames en voyant Co-lo-mo-o monter sur le vapeur.
— Voulez-vous bien ne pas parler si haut, petite imprudente !
— Et pourquoi, monsieur, je vous prie ?
— Si votre cavalier[3] vous entendait ! répliqua le jeune homme, en la menaçant du doigt.
— Sir William ? Oh ! il est bien trop occupé à déblatérer contre les Canadiens ; et puis, au surplus, je me soucie de lui comme d’une vieille papillote, ajouta-t-elle en riant.
— Oh ! Léonie, commença l’autre dame…
Mais elle l’interrompit brusquement.
— Dites donc, ma cousine, est-ce que les Indiens que vous commandiez ressemblaient à celui-là ? Alors vous avez eu bien tort d’épouser un vilain garçon comme M. Xavier !
— Est-elle insolente, un peu ! dit le jeune homme en la gratifiant d’une petite claque sur la joue.
— Dame, mon cousin, l’insolence est le privilège des jolies femmes, vous me l’avez trop souvent répété pour que je l’oublie jamais.
— Attrapez, mon mari ! reprit la seconde.
— Quoi ! tu t’en mêles, Léonie ?
— Dans tout ça, ma cousine, vous n’avez pas répondu à ma question, dit Léonie.
— Vous êtes une méchante espiègle.
— Ce n’est pas toujours une réponse. Je vous demandais si vos sauvages de la Colombie étaient aussi beaux que notre pilote.
— Mais, petite ignorante, ils ont la tête aplatie comme une poire tapée, intervint Xavier.
— Et ma cousine, qui était leur reine, ne l’avait pas la tête aplatie ? reprit Louise avec une ténacité plaisante.
— J’espère, dit le jeune homme.
— Et, s’écria-t-elle vivement, si elle avait eu la tête aplatie comme une poire tapée, est-ce que vous l’auriez épousée, malgré ce grandissime amour qui vous a entraîné dans les pays d’en haut[4] pour aller la chercher ?
Ces paroles furent prononcées avec une expression si comique par la folle créature, que Xavier Cherrier[5], tel était le nom du jeune homme, s’abandonna à un bruyant accès d’hilarité.
— Ça n’empêche, poursuivit Léonie, en jetant un coup d’œil sur le Petit-Aigle, qu’on voyait attelé à la roue du gouvernail, dans sa guérite, au-dessus de la machine ; Ça n’empêche, c’est une drôle d’aventure que la vôtre, je voudrais bien en avoir une comme ça, moi : être souveraine d’une tribu sauvage jusqu’à vingt ans, puis, tout à coup, rencontrer un parent, comme mon cousin Cherrier, qui vient de la Louisiane, dans le désert, exprès pour moi, m’enlève à mes sujets et me marie[6]. Vraiment, Louise, vous avez eu trop de bonheur ! J’envie votre sort !
Celle à qui s’adressait cette réflexion traîna vers son mari un long regard d’amour.
— Ce serait juste, si vous aviez dit que le trop heureux, c’est moi, dit-il.
— Égoïste ! murmura joyeusement Louise.
— Mais, s’écria Xavier, de quoi vous plaignez-vous, ma belle cousine ! vous avez parmi vos galants un gentilhomme accompli…
— Sir William ! ripostait-elle avec une moue dédaigneuse.
— Il est très-riche, titré…
— C’est la moindre de mes préoccupations.
— Il vous adore…
— Et je le déteste.
— Hypocrite, va ! dit Xavier en la poussant légèrement du genou.
— Vous croyez !
— J’en suis sûr.
— Eh bien, voulez-vous savoir la vérité ?
— Nous vous défions de la dire.
— Oui-dà ? repartit-elle d’un ton piqué.
— Parlez, ma chère Louise, car moi je suis convaincue que vous serez franche, dit madame Cherrier.
— Alors, répliqua la jeune fille, de sa voix railleuse, je vous déclare que j’aimerais mieux ce beau sauvage que le noble sir William King.
Une nouvelle explosion de rire accueillit cette plaisante déclaration.
— Ma foi, oui, ajouta Léonie, cette fois d’un accent sérieux ; sir William me déplaît. Et s’il ne tient qu’à moi, jamais je ne l’épouserai. Quoiqu’il soit venu exprès de Montréal pour me chercher chez ma tante où j’étais, Dieu merci, parfaitement, je vous jure que si vous ne m’eussiez pas accompagnée, je ne serais pas descendue avec lui, malgré les ordres de mon père. D’abord il a toujours à la bouche quelques mauvais propos contre les Canadiens, puis, enfin, il s’est permis une fois des libertés… Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est que cela ?
Cette exclamation avait été arrachée à la jeune fille par un violent mouvement de tangage.
— Rien, poltronne ; nous sautons les rapides ; faites des vœux pour que votre Adonis Peau-Rouge ait le coup d’œil juste et la main ferme, répondit Cherrier.
Le Montréalais venait effectivement de s’engager dans un étroit chenal, lequel, serpentant entre les écueils du Sault Saint-Louis, permet aux vapeurs de franchir la dangereuse passe.
De toutes parts l’onde bouillonnait autour du navire et le fouettait de ses gerbes liquides, qui s’égrenaient en des milliards de gouttelettes scintillant aux rayons du soleil à son déclin, comme de la poussière de rubis, avant de retomber, en fine pluie, sur le pont. Tous les passagers avaient suspendu leurs conversations, et, malgré ces rosées consécutives, se tenaient immobiles pour contempler le spectacle qu’ils avaient sous les yeux.
Devant eux, à perte de vue, le fleuve semblait rouler des mamelons de neige, qui s’agitaient incessamment avec la fluidité du vif-argent. Mais, s’abaissant sur le côté, les regards reconnaissaient bien vite que cette neige mobile n’était que l’écume des eaux, hachées par une multitude infinie de rochers de formes et de couleurs variées, disséminés, comme des gradins, sur toute la largeur du Saint-Laurent.
Si cette scène n’a pas le caractère imposant des grandes cataractes, elle est émouvante ; elle produit une certaine sensation d’effroi, la première fois qu’on la parcourt emporté sur un bateau à vapeur.
Le Montréalais plongeait entre les récifs, ainsi que plonge, entre des vagues géantes, le navire battu par la tempête ; sa proue se trouvait toujours à plusieurs pieds au-dessous de la poupe, ce qui obligeait les passagers à s’appuyer à la lisse pour conserver leur équilibre. Et, à tout moment, on pouvait craindre qu’il ne se déchirât sur la herse de roc qu’un caprice de la nature a fixée à cet endroit.
Un éblouissement du pilote, un engourdissement passager de son bras, une seconde d’inattention de son esprit, et c’en était fait du vaisseau, de ceux qui le montaient.
Nul n’eût pu échapper à sa destruction. Tous auraient été mis en pièces, lacérés de mille manières avant d’être engloutis par l’abîme inexorable. Une agonie lente, affreuse, sans remède, eût été le seul et triste avantage laissé aux plus vigoureux nageurs.
Mais Co-lo-mo-o connaissait son métier.
Le Montréalais, dirigé par une main expérimentée, opéra gaillardement la descente : au bout de deux minutes, il se redressait calme et fier dans la baie de la Prairie.
Déjà chacun des passagers souriait de son émoi, ou renouait les entretiens interrompus, et le sifflet éclatant de la machine proclamait le triomphe du vapeur, quand un cri sinistre porta le trouble dans tous les cœurs.
— Le feu ! le feu est au navire !
Ce cri, en mer le plus épouvantable de ceux qui peuvent frapper l’oreille humaine, gagna, de proche en proche, toutes les parties du bâtiment, depuis les cabines supérieures jusqu’à la cale, et bientôt une masse compacte de deux cents individus se foula sur le pont. Je renonce à peindre la stupeur, les exclamations vibrantes, le désordre ! Vainement le capitaine essaya-t-il de donner des ordres, sa voix ne fut pas entendue, ses gestes ne furent point écoutés.
Cependant on ignorait encore si la terrible nouvelle était vraie ou fausse, lorsqu’une flèche de feu jaillit soudainement, au-dessous de la cage du pilote, par l’écoutille qui conduisait à la chambre du machiniste.
Co-lo-mo-o ne sourcilla point. Sans déserter son poste, malgré la flamme qui grimpait à ses pieds et malgré les clameurs, le bruit inqualifiable, il tourna le cap vers le rivage de la Prairie qu’on distinguait à travers le crépuscule, à un mille de distance au plus.
Par malheur le vaisseau cessa subitement d’avancer, les chauffeurs ayant abandonné leurs fourneaux.
Les passagers et les matelots se ruèrent avec fureur sur les embarcations pendues aux porte-manteaux. Dans leur frénésie, ils renversaient et foulaient sans pitié les femmes, les enfants. Plusieurs râlaient étouffés par la cohue.
Une chaloupe détachée tomba à l’eau et sombra ; une autre fut enfoncée par le poids des personnes qui l’envahirent dès qu’elle eut été mise à flot ; la troisième parvint à s’éloigner de quelques mètres du foyer de l’embrasement qui, en moins de rien, avait pris les plus vastes proportions ; mais le fleuve était jonché de naufragés, se soutenant, se submergeant, se suicidant les uns les autres : — aux premières lueurs de la conflagration, ils s’étaient précipités dans le Saint-Laurent. Ces malheureux, hommes et femmes, s’accrochèrent désespérément à la troisième chaloupe et la firent chavirer.
Alors, illuminé par les torches fulgurantes de l’incendie, commença un de ces drames palpitants que le pinceau et la plume sont impuissants à reproduire. On vit accomplir des traits de courage héroïque, exécuter des actes d’un égoïsme hideusement sauvage.
Qu’il nous soit permis de tirer le voile sur ce sombre tableau, dont le souvenir ne restera que trop longtemps gravé dans la mémoire des Canadiens ; car la catastrophe coûta la vie à plus de cent cinquante personnes qui périrent, le plus grand nombre par l’eau, les autres par le feu, en un temps serein, à quelques centaines de brasses de la rive, et sous les yeux d’une population intrépide, ingénieuse, bienveillante, que le tocsin avait amenée de tous côtés et qui organisa aussitôt des moyens de sauvetage.
Une poussée de la multitude avait violemment séparé Léonie de ses amis.
Pressée contre le plat-bord, elle crut, un moment, qu’elle allait perdre connaissance. Puis elle se sentit soulevée et lancée par un bras robuste dans l’espace.
La jeune fille tomba à l’eau, ses vêtements la soutinrent à la surface. Mais ce mince secours ne lui pouvait être d’une grande utilité : car déjà dix mains avides s’allongeaient autour de son corps pour s’y cramponner, pour l’enfoncer dans le gouffre avec elles, en voulant se sauver, lorsqu’un nageur vigoureux la saisit à la taille et l’entraîna loin de ce théâtre d’horreurs.
- ↑ Les Indiens de Caughnawagha et de Lorette sont ainsi désignés par les Canadiens-Français.
- ↑ Excursion.
- ↑ Chez les Canadiens-Français ce terme s’emploie ordinairement pour futur, fiancé, amoureux.
- ↑ Les territoires habités par les Indiens du nord-ouest américain sont ainsi nommés au Canada.
- ↑ Voir les Nez-Percés.
- ↑ Cette locution, comme une foule d’autres employées en Normandie, est très-usitée au Canada, même dans la haute classe de la société.