Les dernières Explorations dans la Pampa et la Patagonie

Les dernières Explorations dans la Pampa et la Patagonie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 849-881).
LES DERNIÈRES EXPLORATIONS
DANS
LA PAMPA ET LA PATAGONIE

I. G. Burmeister, Anales del museo publico de Buenos-Aires, 1874; — les Caballos-fosiles de la pampa, 1876; — Description physique de la République Argentine, tomes I et II, 1876. — II. Darwin, Voyage d’un naturaliste. — III. Francisco Moreno, Description des cimetières et paraderos de la Patagonie, 1874; — Relation d’une exploration en Patagonie, 1876. — IV. W. Musters, At home with the Patagonians, 1873.

Les voyages dans les grands déserts de la pampa et de la Patagonie n’ont pas eu jusqu’ici la bonne fortune d’exciter l’attention publique au même degré que ceux tentés dans l’intérieur de l’Afrique ou tout autre continent aussi peu connu. Cependant les révélations recueillies au milieu de dangers nombreux justifient pleinement la persistance avec laquelle la science, en dehors de la curiosité publique, a poursuivi l’étude des manifestations de la nature dans ces contrées. Bien que la civilisation n’ait rien à emprunter aux peuples épars dans ces immenses déserts de l’Amérique du Sud, et à peine même quelques plantes à utiliser dans ces plaines presque stériles, l’homme moderne peut du moins, en foulant ce sol vierge, retrouver la trace fraîche encore de phénomènes ailleurs oubliés, et presque intact le souvenir d’une vie organique disparue, renouer peut-être le fil de l’histoire du Nouveau-Monde, en tout cas découvrir des exemplaires jusqu’ici inconnus d’animaux gigantesques et les restes de races humaines primitives, disparues depuis peu sans s’être mêlées à aucune autre. Nous nous proposons ici de passer en revue les observations rapportées par les explorateurs qui ont attaché leur nom à quelque découverte, et dont les études personnelles, faites à des points de vue différens, préparent pour un avenir prochain des conclusions importantes.


I. — LES ASPECTS.

La plaine, quand elle affecte ce double caractère d’immensité et d’uniformité qui est le propre de la plaine pampéenne, ne saurait intéresser au premier abord ; elle n’attire par aucun charme ni aucune promesse, semble ne rien dérober aux regards et n’offrir aucune difficulté à vaincre à l’explorateur. Cette opinion fut pendant les derniers siècles celle de tous les colonisateurs de ce continent. Aussi pendant cette longue période ne s’occupa-t-on que de la description extérieure, pour ainsi dire, de la pampa, et l’on crut avoir assez fait quand on eut dessiné les contours des côtes avec plus ou moins d’exactitude et relevé quelques baies qui pussent servir d’abri, en cas de besoin, aux escadres ou aux navires marchands en route pour le Pérou ou le Chili. La pauvreté des relations de voyages de toute cette période donne la plus triste idée d’un pays qui n’a su inspirer autre chose; ils n’ouvrent aucun horizon et n’encouragent aucun effort. Les navigateurs relevaient lentement et sans exactitude les profils des côtes où ils atterrissaient, et les écrivains qui de temps à autre tentaient de décrire les mœurs et les aspects du pays n’en rapportaient que des banalités ou se faisaient inconsidérément les colporteurs de fables ridicules, dominés qu’ils étaient par le désir de faire à ces contrées une célébrité en rapport avec celle qu’avait acquise le Pérou par ses mines d’or.

Géographiquement le territoire que l’on peut réunir sous le nom générique de pampéen s’étend du 23e degré de latitude sud jusqu’au détroit de Magellan par 54 degrés, et se trouve compris en longitude entre le 56e degré et le 74e que suit presque complètement la Cordillère des Andes. Les contrées peuplées de ces grandes plaines sont relativement peu importantes et se composent des quatorze provinces de la république argentine; en dehors de ces provinces, d’après une carte officielle que le gouvernement de cette république vient de publier, ce vaste continent comprend encore, sous la domination argentine, qui peut-être s’y manifestera un jour d’une façon effective, mais qui jusqu’ici est restée purement nominale, neuf territoires destinés à être peuplés dans un temps sans doute fort éloigné. Chacun d’eux suffirait à recevoir une grande nation, si leur fertilité était en rapport avec leur étendue; on les dénomme territoires du Rio-Vermejo, du Grand-Chaco et des Missions, au nord de ce qui forme le noyau de la république; au sud sont les territoires de la Pampa, des Andes, du Liniay, du Rio-Negro, du Rio-Chubut, et enfin le plus vaste, le moins connu et le moins réellement possédé, celui de la Patagonie. C’est principalement de ces territoires déserts que nous nous occuperons.

Il nous faut laisser de côté les territoires du nord, assez différens de tous les autres en raison de leur latitude tropicale, et où une végétation arborescente est entretenue par la chaleur humide de cette région baignée par de grands fleuves et fréquemment inondée en raison du peu d’élévation du sol. Ces territoires cependant ont beaucoup des caractères de leurs congénères du sud : ils en diffèrent en ce que la forêt y apparaît quelquefois; mais cette forêt même participe de la pauvreté de toute la région, elle n’a nulle part cet aspect touffu et impénétrable qu’elle présente dans les autres contrées tropicales, ou dans les contrées sylvestres des régions plus froides. Elle est clair-semée : genre de forêt tout à fait spécial, le seul connu, à de rares exceptions près, dans la plaine sud-américaine, elle se distingue de la forêt épaisse et ombreuse en ce qu’elle ne présente nulle part un toit de verdure formant un abri continu contre les rayons du soleil; elle est caractérisée par l’isolement et l’espacement des grands arbres entre lesquels poussent d’autres plantes arborescentes formant une espèce de fourré bas qui donne à toute cette région l’aspect d’une coupe récente, où l’on a respecté quelques arbres vieux et de haute futaie. De grands fleuves à peine explorés comme le Pilcomayo, le Vermejo et le Salado du nord, même les rivières des provinces de Cordova et de Santa-Fé, sont encore ou ont été bordés de forêts de ce genre. Le territoire du Grand-Chaco, baigné par ces larges cours d’eau, et qui occupe une superficie de 8,000 lieues carrées, est entièrement couvert de forêts clair-semées composées d’arbres de haute tige, isolés les uns des autres, et des essences les plus dures. Les feuillages de ces arbres sont généralement grêles et peu fournis, assez semblables à ceux du saule et de l’eucalyptus globulus; leurs feuilles sont épaisses, petites, non pennées, les extrémités des rameaux sans rigidité, s’agitant au gré du moindre vent, ne lui opposant pas même cette résistance qui ailleurs produit sous la brise un harmonieux bruissement, langage sévère de la forêt que nous connaissons, murmure que l’on écoute et que l’on se rappelle avec émotion.

La forêt n’existe dans aucune partie de la plaine, elle appartient en propre à ces territoires, et, si nous descendons dans la pampa proprement dite, nous ne trouvons plus cette végétation espacée, même dans la partie habitée et fertile qui se distingue des autres moins habitables par des caractères particuliers que nous avons analysés ici même[1]. Ces dernières sont aujourd’hui encore telles qu’elles étaient au jour de la conquête, elles n’ont rien perdu de leur primitif aspect de désolation, ne possèdent qu’une rare verdure, sorte de pelage presque roux en hiver aussi bien qu’en été, du sable, une poussière argileuse, et dans quelque creux, de maigres et chétifs arbustes, ne dépassant pas 6 ou 8 pieds; plus abondans dans les parties plus rapprochées des Andes, ils restent généralement au-dessous de cette hauteur, si bien qu’un cavalier peut dominer ces petits bouquets de bois, et, au lieu de marcher protégé par leur abri, projeter son ombre sur leurs cimes.

Plus on se rapproche de la Cordillère, plus la pampa manifeste sa stérilité; le terrain en est, en effet, formé d’alluvions modernes composées de détritus des cailloux charriés depuis la montagne par les cours d’eau qui en descendaient : il en résulte qu’au pied de ces montagnes restent amoncelés de gros débris généralement peu ou point arrondis que la force motrice aujourd’hui disparue a transportés et abandonnés là. Plus on s’éloigne en aval, plus la grosseur de ces pierres diminue, faisant place à un gravier progressivement plus petit, qui lui-même disparaît enfin tout à fait. Des agens divers qui ont travaillé à constituer le sol pampéen, l’eau courante descendant des hauteurs de la chaîne des Andes et servant de véhicule aux parcelles de roches déplacées par des commotions, alors plus fréquentes qu’aujourd’hui, était le plus puissant. Ces eaux douces venaient se mêler à celles de l’Océan dans un détroit ou peut-être un grand golfe, pénétrant fort avant dans le continent actuel, à l’endroit même où existe aujourd’hui le lit des grands fleuves qui descendent vers l’Atlantique, — golfe ou détroit dont la présence a été démontrée jusqu’en amont de la ville de Parana, située aujourd’hui à 200 lieues de l’Océan, et dont l’estuaire de la Plata, quelque immense qu’il puisse nous paraître, n’est qu’une réduction.

L’absence des arbres est donc générale dans la pampa; dans la partie fertile, on a fait des plantations artificielles, mais le sol ne semble pas s’y prêter suffisamment. Durant les premiers temps de leur végétation, la croissance des quelques espèces que l’on est parvenu à acclimater est très rapide, plus peut-être que partout ailleurs; mais la couche d’humus, fort peu épaisse, est rapidement traversée par les racines; elles rencontrent alors une couche de sable plus ou moins durci qui, s’opposant au développement de l’arbre, le condamne à l’immobilité, sinon à une décrépitude prématurée. C’est cette raison, beaucoup plus encore que la force des vents, qui hâte le découronnement des arbres de haute tige : parmi ceux d’une acclimatation récente, l’eucalyptus atteint rapidement une hauteur considérable avant que le tronc ait pu se développer suffisamment pour lui permettre de porter son mobile panache de feuilles glauques; après cinq ou six ans, ceux que le vent a épargnés s’arrêtent, se tordent sur eux-mêmes, semblent avoir perdu cette force d’impulsion qui les avait élevés si haut pendant le cours des premières années, et entrent déjà dans leur période de décadence.

Si la culture artificielle réussit si mal, on s’explique facilement que les forêts naturelles n’aient jamais pu se former, surtout si nous ajoutons à ces causes cette autre, que dans ces steppes l’humidité manque d’une façon presque absolue. Les pluies, peu fréquentes, sont rapidement absorbées par un terrain sablonneux sans laisser de traces de leur passage; les fleuves, de leur côté, assez rares, presque sans affluens, courent parallèlement les uns aux autres, en se dirigeant tous en droite ligne vers l’Océan. On ne trouve quelque végétation qu’autour des petites cuvettes situées dans les dépressions du terrain et dont la formation est favorisée par des raisons toute locales.

Ces lagunes sont très nombreuses dans la pampa fertile, et beaucoup plus rares dans les autres parties de la plaine; elles ont peu d’étendue, l’eau s’y rassemble pendant les pluies, mais atteint rarement plus d’un mètre au centre; elles doivent leur origine, en même temps qu’à une dépression du sol, à l’imperméabilité de leur fond, généralement de marne diluvienne dure, d’une épaisseur de 10 à 12 mètres, qui constitue le sous-sol pampéen. L’eau des pluies, en se rendant à la lagune, déplace nécessairement quelques parcelles de terre végétale qu’elle dépose au bord, donnant ainsi naissance à une végétation peu fournie, quelquefois arborescente, presque toujours verdoyante même dans les temps de sécheresse. Quelques-unes de ces lagunes sont assez profondes et recueillent pendant la saison des pluies assez d’eau pour ne jamais s’épuiser; dans la partie stérile des pampas, elles manquent absolument, et ce fait semble dénoncer l’inutilité des tentatives que l’on pourrait faire pour rendre habitables et productifs ces vastes territoires. On rencontre bien quelques grands marais connus sous le nom de cienegas, mais presque jamais de lagunes conservant l’eau à la manière de celles répandues dans les pampas fertiles.

Par contre, on trouve dans le désert pampéen de nombreuses efflorescences salines à la surface du sol; dans certains endroits, la croûte qu’elles forment occupe plusieurs lieues carrées. Le sol salin se présente couvert d’une poussière fine que le vent soulève facilement tant qu’il ne s’est pas produit d’efflorescences ; celles-ci apparaissent après de longues pluies dont l’eau enlève le sel à la terre, le dissout et, en s’évaporant, le dépose à la surface. Ces sels sont des sulfates de chaux et de soude; ils existent dans le sol sous forme de gypse, et l’extraction s’en opère comme nous venons de le dire. La couleur blanche du sel n’apparaît bien qu’à la nuit tombante et surtout dans le clair de lune; les cristaux blancs brillent alors avec des reflets métalliques, et la plaine semble couverte de givre.

Il y a deux espèces de sols salifères : les uns connus sous le nom de salines, les autres sous celui de salitrales ou terrains nitreux. Les salines sont de grands lacs salés préhistoriques et desséchés; ils sont répandus en grand nombre dans la plaine du nord. Les salitrales ne sont pas des bassins, ce sont de vastes plaines dont la surface se couvre de temps à autre d’une fine couche de sel, qui, au rebours des sels ordinaires, disparait sous l’action des pluies, permettant le développement d’une riche végétation et entre autres d’une plante connue dans le pays sous le nom de jumen, de la famille des salicornias herbaceas, dont on utilise les cendres très riches en carbonate de soude. Les salitrales'' affectent deux types très différens. Dans les uns, qui sont connus par la lucrative exploitation que l’on en fait au Pérou dans le désert d’Atacama et de Taracapa, le nitrate alcalin se présente sous la forme d’un minéral compacte, en couches d’une épaisseur variable, couvert d’autres terrains, en un mot comme la majorité des minéraux. Les salitrales du second type sont produits par le terrain même à fleur de terre, sous l’action chimique de l’atmosphère agissant sur les matières qui composent le sol, phénomène qui n’a pu être encore suffisamment déterminé. Après un jour de pluie, le voyageur ne distingue pas trace de l’existence du nitre; mais, après quelques jours de chaleur, le sol se couvre pour ainsi dire à vue d’œil d’une couche de givre. Ce sel formé à la surface peut se recueillir avec la main, et, la couche première enlevée, une autre apparaît immédiatement au même endroit; on l’emploie dans la fabrication de la poudre, dans celle de l’acide nitrique, et surtout dans l’agriculture comme engrais. Ces salitrales ne sont pas spéciaux à la plaine argentine; il en existe en Navarre, sur les rives du Gange et du Nil et dans la république de l’Equateur.

On rencontre en outre dans les territoires du sud, du Rio-Negro et de la Patagonie, quelques lacs d’eau salée semblable à celle de la mer, et dont le sel est exploité depuis des siècles par les habitans. Darwin en décrit un, situé à cinq ou six lieues de la ville de Carmen de Patagones, d’où l’on extrayait le sel au siècle dernier pour la consommation de Buenos-Ayres et dont l’exploitation, suspendue à l’époque de son voyage, a été reprise récemment. Pendant l’hiver, ce lac rempli d’une eau peu profonde a l’aspect d’un bassin d’eau saumâtre; l’évaporation naturelle de l’eau sous l’influence du soleil d’été fait déposer le sel en cristaux sur les bords et le fond et le transforme en un riche champ de sel, dont la couche près du bord a 10 ou 12 centimètres d’épaisseur, augmentant peu à peu vers le centre. Ce lac a 2 milles de long et 1 mille de large; il en existe d’autres dans le voisinage beaucoup plus grands et dont le fond consiste en une couche de sel de 1 mètre d’épaisseur. Ces bassins admirablement blancs au milieu de cette plaine aride forment un contraste surprenant. On en peut extraire des milliers de tonnes de sel; le bord en est boueux, noir, et exhale une odeur fétide. Darwin a cependant constaté la présence d’un insecte vivant dans ce milieu repoussant et salé ; les rives sont en outre habitées par les flamans, qui préfèrent les lagunes d’eau saumâtre.

Les lagunes d’eau douce servent de point de concentration à tous les autres animaux répandus dans la pampa. C’est là que dans la plaine habitée viennent se grouper les animaux domestiques à certaines heures du jour, et, dans les temps de sécheresse, quand la réserve d’eau a disparu des lagunes où ils vont boire habituellement, c’est à la recherche d’autres lagunes plus favorisées qu’émigrent les chevaux et les bœufs par troupes innombrables qui s’augmentent à chaque étape des habitans des pays traversés. Ils partent ainsi sans autre guide que leur instinct pour un voyage de 100 ou 200 lieues à la recherche d’un peu d’eau et d’un peu de verdure, desséchant sur leur passage toutes les lagunes qu’ils peuvent rencontrer, marquant leur route d’une ligne de traînards qui se couchent pour mourir; ils s’arrêtent enfin quand ils trouvent à s’alimenter pour quelque temps, et ne reviennent que lorsque leur instinct encore leur annonce que les champs où ils sont nés ont reverdi.

Autour de ces petits bassins se réunissent aussi tous les animaux sauvages et lus oiseaux d’eau, si abondans surtout pendant la saison d’hiver, les flamans, les cygnes à col noir, les canards des espèces les plus variées, les oies sauvages, les ibis, les bécassines, les grèbes, plus au sud les pingouins, tant d’autres encore. Il serait difficile de rendre le spectacle magique qu’offrent au voyageur les approches d’une de ces lagunes à l’heure et à l’époque où tous ces animaux y sont réunis. L’arrivée du chasseur est annoncée de loin par le vanneau armé, toujours au guet, vraie sentinelle de la pampa, auquel le moindre événement arrache le cri d’alarme mille fois répété de tero-tero, qui lui a valu la substitution de ce sobriquet local à son nom patronymique. Ce bruit agaçant a mis en éveil toutes les familles, bariolées de rose, de blanc ou de gris, fort paisibles sur les bords fangeux de leur lieu de réunion. Le chaja est le premier à répondre par le cri que son nom imite, châaka, au cri d’alarme du tero-tero. Il s’élève majestueusement après avoir battu le sol de ses larges ailes en allongeant le cou avec des allures de grand vautour. L’éveil est alors donné; tout ce monde ailé s’agite, se dispose au départ, s’éloigne d’un pas lent perché sur ses hautes échasses, ou nageant rapidement vers le centre de la lagune jusqu’à ce qu’au bruit des coups de fusil la fuite devienne générale. Des bandes de quarante ou cinquante flamans, d’autant de cygnes, d’oies, d’innombrables canards, des cigognes et des ibis, s’envolent alors pêle-mêle, emplissant l’air de leurs cris, l’obscurcissant ou tamisant les rayons du soleil à travers leur plumage coloré. Dans la plaine du sud, ces animaux ne sont pas les seuls à fuir devant le voyageur : l’autruche, le cerf, plus loin le guanaque, sont réunis aussi par groupes autour des lagunes, où l’on ne trouve jamais les autres habitans de la pampa, tapis dans leur obscurité, la grosse perdrix, l’agouti, le lièvre des pampas, les diverses espèces de tatous aux armatures impénétrables, gros comme des chiens dans le nord et comme de petits hérissons dans le sud, descendans dégénérés des grands glyptodontes antédiluviens. Enfin, dans les parties les plus désertes, cachés dans les touffes épaisses du gynerium argenteum, le jaguar, le puma, félin au pelage de lion, aux allures du tigre, le tapir, le renard, le pécari et enfin les chiens, ces déclassés, qui par abandon ou indiscipline sont retournés à l’état sauvage et devenus contre l’homme l’allié des fauves, faisant en cela ce que fait le gaucho après un crime ou un malheur immérité ou irréparable : sa première pensée est de fuir au désert et, de s’allier à l’Indien pour se venger d’une civilisation où il n’a plus sa place.

Tels sont les seuls êtres que le voyageur puisse rencontrer dans la pampa en dehors de l’Indien, qui, lui non plus, ne s’éloigne pas des lagunes et trace sa route de l’une à l’autre. Toujours invisible, n’ignorant rien de ce qui se passe à la portée de sa vue très étendue, il a cependant, par ses allées et venues, frayé des chemins sous le pied de son cheval du nord au sud et de l’est à l’ouest : le sol mobile de la pampa qu’il habite se prêterait mal à servir d’assises à une route; l’Indien, seul intéressé à en tracer, ne lui de- mande qu’une fermeté suffisante pour porter son cheval. Ce chemin étroit se nomme dans le langage local rastrillada, proprement la traînée d’un râteau; il faut prendre soin de ne pas s’en écarter, non-seulement parce qu’il aboutit aux seuls points où l’homme et son cheval puissent trouver ce qui leur, est nécessaire, mais parce que de chaque côté existent le plus souvent des terrains mobiles et fangeux qui ensevelissent facilement cheval et cavalier : ce sont les guadales. Combien de fois, dans des opérations militaires, courant à la poursuite des Indiens, une colonne entière n’a-t-elle pas disparu, entraînée derrière le goum poursuivi, qui, lui, connaît le guadal, et, loin de le redouter, sait s’en servir pour échapper à son ennemi. Son cheval est dressé à ce dangereux exercice; il sait ne pas enfoncer, s’il tombe se relever, et par un effort vigoureux s’éloigner au milieu du bourbier, sans crainte d’être atteint. Que le guadal soit de sable, de boue liquide, de glaise humide ou sèche, l’Indien en connaît les secrets, s’y jette et le traverse le plus souvent ; s’il y meurt, il a du moins évité de mourir sous le sabre d’un chrétien.

La partie de la pampa au sud du 37e degré de latitude sud constitue une région différente, sorte de plateau plus élevé, distinct de l’autre, de la pampa basse; là commence une série de collines non interrompues qui viennent aboutir au Rio-Negro, où prend naissance la région patagonienne. Dans cette région intermédiaire, le pays se modifie; on y rencontre quelques arbres, le saule rouge, humholdtiana, des pommiers et des plaines entières de fraisiers couverts au printemps de fruits rouges qui produisent l’effet le plus bizarre sur la robe des chevaux blancs qui se roulent dans ce singulier pâturage.

Le climat de toute la région pampéenne est soumis à des influences spéciales qu’on ne retrouve pas dans les pays situés sous la même latitude dans l’hémisphère boréal. Il faut en effet remarquer que Buenos-Ayres est située par 35 degrés de latitude australe, et le détroit de Magellan par 54 degrés; que l’espace compris entre ces deux points correspondrait dans l’autre hémisphère aux pays qui s’étendent entre le détroit de Gibraltar et le Danemark : or, en Norvège, contrée plus rapprochée du pôle que ce dernier pays, la température s’élève jusqu’à 14 degrés centigrades, et celle du détroit de Magellan ne dépasse pas 10 degrés en été, bien que ce dernier point soit beaucoup plus éloigné du pôle sud que le précédent du pôle nord. Ce climat pourrait paraître inhabitable, et cependant, par une anomalie étrange; même plus au sud, par 55 degrés, les arbres sont toujours verts et croissent parfaitement, et l’on voit les oiseaux-mouches et les perroquets voltiger et trouver à se nourrir. Par contre, si l’on remonte le Pacifique, on note des phénomènes contraires et une température plus basse à mesure que l’on s’éloigne du pôle. A Valdivia, par 40 degrés, ce qui correspond à la latitude de Madrid, non-seulement les olives et les oranges ne mûrissent pas, mais même, à cause de l’humidité, le blé et l’orge n’arrivent pas sur pied à maturité, pendant qu’en Patagonie, sur les bords du Rio-Negro, par la même latitude, on cultive avec succès la patate, la vigne, le figuier et l’oranger; ici on ne trouve, il est vrai, aucune végétation arborescente naturelle, pendant que des forêts, rivalisant avec celles des tropiques, couvrent les côtes du Pacifique du 45e degré au 38e degré, contenant des palmiers, des bambous, des fougères et des orchidées.

Au détroit de Magellan, les neiges éternelles, en raison de la basse température de l’été, se trouvent à 1,100 et 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, phénomène qui ne se produit en Norvège que par 67 et 70 degrés. Toute la côte du Pacifique, lorsque l’on sort du détroit, laisse voir des fleuves de glace dans des vallées qui ne s’élèvent qu’à 1,000 mètres. Sous une latitude égale à celle de Paris, il existe d’immenses glaciers dans un lieu où la montagne la plus élevée ne dépasse pas 2,000 mètres. Enfin, pour fixer les idées, le glacier le plus éloigné du pôle qui s’avance dans la mer est situé dans l’hémisphère sud par 46 degrés et dans l’hémisphère nord par 67 degrés, et dans ce même hémisphère sud ces glaciers n’existent qu’à l’ouest des Andes, et la glace est inconnue à l’est.

L’étroitesse du continent et l’influence qu’y exercent forcément les grandes masses d’eau de l’Océan et les courans chauds donnent naissance à ces étonnans phénomènes de température, si différens de ceux qui se produisent sur les vastes continens de l’hémisphère boréal, où la radiation d’une grande surface de terre dans une atmosphère très claire contribue principalement à rendre l’hiver très froid. Dans la partie de l’hémisphère austral dont nous nous occupons, les courans chauds de l’Océan empêchent la température de descendre beaucoup en hiver, et le ciel reste le plus souvent nuageux; les rayons du soleil ne peuvent ainsi réchauffer d’une façon excessive la surface de la terre ou de l’Océan; il en résulte que la moyenne de la température est fort basse, mais que la température ordinaire ne subit ni grande élévation ni grand abaissement, ce qui permet de vivre aux animaux et aux plantes des tropiques, auxquelles une température très élevée est moins nécessaire qu’une protection continue contre le grand froid.

Tels sont les aspects purement physiques sous lesquels se présente le territoire pampéen. Cette région, en dehors de la partie aujourd’hui peuplée par les Européens, est aussi pauvre qu’elle est vaste, les abords en sont aussi faciles que la colonisation en est pénible. Il nous a semblé utile de considérer la superficie actuelle des terrains pampéens et patagoniens, avant de suivre dans les investigations souterraines les savans qui se sont attachés à l’étude de la formation de ce continent et à la description de ses aspects et de ses habitans préhistoriques.


II. — LES FOSSILES ET LE DÉPÔT DILUVIEN.

De tous les grands dépôts sablonneux répartis sur la surface du globe, le dépôt pampéen est un des plus vastes et des plus mal connus, celui sur l’origine duquel les opinions sont le plus divisées. Parmi les géologues, les uns l’attribuent à l’époque géologique la plus récente, d’autres à la formation post-pliocène, c’est-à-dire la dernière de la période tertiaire. De grands ouvrages justement célèbres ont été publiés sur cette matière; ceux de Darwin et de D’Orbigny, déjà anciens, ont été rectifiés et complétés par les études de M. Bravard en 1856, et enfin dans ces dernières années par celles du savant directeur du musée de Buenos-Ayres, M. Burmeister, fort connu dans la science par sa remarquable Histoire de la création.

Les perforations faites à Buenos-Ayres ont démontré que le sous-sol de cette ville est composé de cinq couches superposées : la première superficielle et peu épaisse, formée d’alluvions modernes, la seconde diluvienne, les deux suivantes tertiaires, et la cinquième sédimentaire, formée de roches métamorphiques. Les observations faites sur ce point peuvent donner une idée générale du terrain pampéen, d’autant plus exacte que dans toute son étendue les couches sont uniformes et se présentent à peu près partout dans le même ordre, avec des différences d’épaisseur : la couche d’alluvions est la plus variable, et disparaît même tout à fait dans la partie occidentale la plus rapprochée des Andes, où le sol est couvert, comme nous l’avons vu, de gros cailloux déposés par les courans d’eau qui descendaient autrefois de la montagne, et où l’absence d’humidité ne permet à aucune plante même herbacée de se développer. Au sud du 40e degré, depuis une ligne de petites collines que l’on appelle Sierra de la Ventana (chaîne de la fenêtre), la couche diluvienne disparaît, et le terrain tertiaire se montre à la surface, donnant à toute cette partie un aspect de stérilité absolue qui se conserve dans toute la Patagonie avec les mêmes caractères.

La seconde couche, qui correspond à la diluvienne des anciens géologues, a été proprement dénommée formation pampéenne par D’Orbigny et Darwin; Bravard l’appelait formation post-pliocène ou terrain quaternaire. Quelque nom qu’on lui donne, cette formation est uniforme et s’étend dans tout le territoire pampéen sous la forme d’une couche rouge, rarement jaune, généralement d’une épaisseur de 10 ou 15 mètres, se prolongeant depuis les rives de la Plata jusqu’au pied des Cordillères, et dans ces montagnes jusqu’à une hauteur de 2,000 mètres, toujours composée des mêmes élémens, sable, argile et chaux, absolument mélangés et non pas étendus par couches distinctes. Elle se distingue particulièrement par la présence d’une quantité d’ossemens fossiles de différentes espèces et appartenant dans quelques cas à des animaux d’une taille gigantesque, qui dépasse celle de tous les êtres dont l’existence préhistorique a été constatée jusqu’à ce jour. Ces ossemens se trouvent à divers niveaux, mais plutôt dans les couches inférieures que dans les supérieures de la formation, sans que cependant ces dernières en soient dépourvues, ce qui suffit à démontrer que ces espèces n’ont disparu que peu à peu et n’ont pas été victimes d’un cataclysme général anéantissant simultanément tous les individus. Ces gisemens d’ossemens existent donc à une certaine profondeur, et comme les travaux publics pouvant donner lieu à des excavations ont été rarement entrepris, que les chemins de fer eux-mêmes, sur la surface pampéenne si plane, ne nécessitent aucun remblai ni déblai, leur existence aurait pu rester ignorée jusqu’à nos jours, si ces grands squelettes n’apparaissaient fréquemment à nu dans les berges entaillées des grands fleuves, et même des plus minces cours d’eau dont le lit est toujours profondément encaissé. Les berges du Parana, qui s’élèvent jusqu’à 20 mètres sur un parcours de plus de 300 lieues et se prêtent admirablement à ces études, ont fourni les remarquables échantillons qui abondent aujourd’hui dans le musée public et dans les collections particulières.

De longue date, ces grands squelettes que les plus ignorans remarquaient dans les rives des fleuves avaient attiré l’attention. Les indigènes et tous les gens ignorans en général avaient imaginé des explications qui ont une priorité de date sur celles de tous les savans modernes. Les gens de la campagne supposaient simplement que ces grands animaux devaient avoir de leur vivant l’habitude de se terrer, et que, sentant la mort venir, ils allaient l’attendre dans leurs immenses demeures souterraines, proportionnées à leur taille. De leur côté, les personnes préoccupées d’idées religieuses et de la nécessité de faire concorder les manifestations de la nature avec la lettre des Écritures se contentaient d’affirmer que les os fossiles de taille gigantesque ne sont pas dans leur état naturel, et qu’ils n’ont acquis leur grandeur que par accroissement dans la terre même, après la mort de l’animal, que sa taille pendant sa vie n’avait pu dépasser celle des animaux que nous connaissons et qui ont été sauvés du déluge.

A l’époque de la conquête et longtemps après, l’on attribua ces ossemens à des géans disparus. Un des chroniqueurs de la compagnie de Jésus, le P. Guevara, qui écrivait au XVIIIe siècle, discuta sérieusement l’existence d’hommes géans à une époque antérieure à la conquête, « formidable accumulation de chairs, dit-il, qui portent avec elles l’étonnement et l’épouvante, monstres humains qui ont dû peupler ce pays avant le déluge et dont il est probable que l’on découvrira un jour le lieu de sépulture! » Les chroniqueurs de l’école de Guevara s’occupaient d’ailleurs assez peu des restes d’organismes disparus et n’attachaient d’importance qu’aux coquilles qu’ils rencontraient dans l’intérieur des terres et sur des points élevés; sans chercher à reconnaître si elles étaient marines ou fluviatiles, ils déduisaient de leur existence sur la terre ferme et sur les montagnes la preuve du passage du déluge qui, gonflant les eaux de l’Océan, leur permit de déposer à ces hauteurs les restes de ses habitans. Ils en concluaient fort naturellement que le monde que l’on est convenu d’appeler le nouveau est certainement le plus ancien, puisque, les montagnes y étant plus élevées, les eaux ont à la fin du déluge découvert les premiers leurs sommets, qui, se trouvant ainsi émergés avant ceux de l’ancien monde, ont commencé la nouvelle époque. La science n’est du reste alors représentée par personne en Amérique, et les découvertes donnent lieu aux méprises les plus singulières.

Ainsi pour la première fois en 1766 on s’occupe de recueillir dans la pampa les ossemens de fossiles dans un lieu alors fort peu habité, nommé encore aujourd’hui Arrecifes et situé au nord de la ville de Buenos-Ayres. L’existence de gisemens considérables dans cet endroit avait été constatée par un capitaine de frégate espagnol en station dans les eaux de la Plata, qui, ayant cru reconnaître des sépultures de géans de l’époque diluvienne, demanda au gouverneur de nommer une commission pour les relever devant témoins avec toutes les solennités requises, s’excusant d’en faire partie, ne voulant pas, disait-il, que l’on pût croire, s’il les recueillait lui-même, qu’il avait préparé ces ossemens pour établir par une fiction la vérité d’une thèse qu’il croyait fondée. La commission se rendit au lieu indiqué, et découvrit les ossemens annoncés à 40 lieues de Buenos-Ayres, à 80 de la côte du Parana. Les médecins et chirurgiens qui composaient alors exclusivement le corps savant de cette colonie déclarèrent sous serment que les ossemens soumis à leur inspection appartenaient évidemment à des êtres raisonnables, que c’était d’ailleurs un fait avéré qu’il avait existé dans ces parages des hommes géans.

Portés en Espagne, ces restes sont les premiers ossemens de mégathériums qui aient pu être connus en Europe ; mais on ne sait rien du sort qu’ils éprouvèrent après l’examen des célébrités médicales de Buenos-Ayres. Ce ne fut que douze ans après, en 1778, que parvint à Madrid, envoyé par le vice-roi, marquis de Loreto, un squelette complet de mégathérium qui excita à ce point la curiosité du roi Charles III qu’il ordonna qu’il lui fût envoyé un de ces animaux, vivant, si c’était possible, mais pour le moins empaillé. Ce désir royal fit l’objet d’une ordonnance du 2 septembre 1780, conservée dans les archives de Buenos-Ayres, contre-signée par le ministre don Antonio Porlier.

Aujourd’hui tout le monde connaît l’importance des découvertes faites dans les environs de Buenos-Ayres, et la riche collection d’ossemens fossiles entassés dans le musée public de cette ville peut compter comme une des plus curieuses réunions d’objets intéressant la paléontologie. L’habileté et la science spéciale de M. Burmeister, depuis quatorze ans conservateur de ce musée, n’ont pas peu contribué à l’augmentation et à la classification de cette collection. En même temps une publication des plus intéressantes due à ses soins, — les Annales du musée public de Buenos-Ayres, écrites et répandues par lui dans toutes les bibliothèques d’Europe, — a permis au monde savant de connaître dans leurs détails scientifiques les exemplaires d’animaux disparus contenus dans ce musée, que son isolement dans un coin retiré du globe avait empêché jusque-là de fournir à la science les précieux renseignemens aujourd’hui divulgués. Décrire cette collection, ce serait passer en revue tous les mammifères éteints de l’Amérique du Sud. Bien que la liste ne puisse en être considérée comme fermée, elle est aujourd’hui assez longue pour laisser entrevoir une période préhistorique où le continent sud-américain et le territoire pampéen en particulier étaient couverts d’un nombre considérable d’animaux, presque tous de taille gigantesque. Nous ne saurions tenter de suivre le savant auteur des Annales dans la description détaillée de toutes les espèces et de toutes les variétés découvertes et classées, il nous suffira de donner un aperçu de nature à compléter la physionomie générale du territoire pampéen à l’époque géologique antérieure à la nôtre.

Disons tout de suite que rien jusqu’ici n’est venu confirmer l’hypothèse timidement émise par quelques savans de l’existence de l’homme dans ces régions à une époque contemporaine des mammifères éteints. Cependant des ossemens humains mêlés à des ossemens de mégathériums ont été trouvés au Brésil par le docteur Lund; mais cet auteur n’a pas affirmé que ces ossemens fussent fossiles, il a dit seulement qu’ils avaient les caractères du fossile et que leur crâne ne ressemblait pas à celui des races actuelles, qu’il était plus petit, que le front en était plus fuyant et se rapprochait du type du singe. Ces crânes diffèrent de ceux trouvés dans l’Amérique du Nord et décrits par M. Lyell, qui les rattache à l’époque des alluvions les plus anciennes de l’époque moderne. Jusqu’ici l’on n’a pas découvert d’ossemens de singes fossiles dans la pampa ni même dans l’Amérique du Sud ; par contre, les autres mammifères sont exceptionnellement nombreux.

On a trouvé en effet dans ces lieux des squelettes entiers et des parties de squelettes, suffisantes pour servir de base à une restauration d’animaux appartenant à peu près à tous les genres parmi les carnassiers, les félins, les édentés, les pachydermes; un tigre, d’une taille un peu plus grande que celle du tigre actuel de l’Inde, connu sous le nom de machœrodus, et dont le squelette entier existe au musée; la race canine représentée par deux variétés, et une grande partie des rongeurs vivant encore aujourd’hui, renards, rats, viscache. La famille représentée par les échantillons les plus remarquables d’animaux disparus ou du moins remplacés par des descendans d’une taille fort réduite est celle des édentés, ainsi nommés parce qu’ils sont généralement dépourvus d’incisives et de canines. Les édentés sont subdivisés en plusieurs genres distincts : le mégathérium et ses variétés, scalydothérium, mégalonix et mylodonte, les cuirassés et les fourmiliers.

Cuvier n’a connu le mégathérium que par des croquis de l’exemplaire envoyé à Madrid en 1778; sur cette simple donnée, il traça cependant dans les Annales du Muséum d’histoire naturelle (t. V, 1804) la description la plus exacte qui ait encore été donnée de ce fossile. L’exemplaire existant au musée de Buenos-Ayres a été trouvé en 1837 par un savant médecin, le docteur Munoz, qui consacra sa vie à des recherches archéologiques. Parmi les animaux actuellement existans, le kangourou est celui qui, sauf la différence de taille, peut le mieux donner une idée du mégathérium, qui avait la faculté de se soulever sur sa queue très puissante et sur ses pieds de derrière, aussi très larges, pour atteindre probablement les feuilles des arbres dont il se nourrissait. Ainsi dressé, il pouvait mesurer une hauteur de 5 mètres environ, peut-être davantage: une particularité de cet animal est l’étroitesse de son gosier, en disproportion avec sa taille, et qui semblerait confirmer l’opinion émise par Darwin sur les animaux gigantesques, qui sont loin, dit-il, d’exiger une nourriture proportionnée à leur grande taille, puisqu’aujourd’hui encore les animaux les plus grands de notre globe, lions, rhinocéros, éléphans, hippopotames, habitent des régions où la végétation est très pauvre, le sol peu fertile et peu favorable à un appétit exigeant.

Le genre des cuirassés est plus varié, en même temps que son importance est égale à celle du genre précédent. Il est représenté dans l’époque actuelle par toutes les variétés de tatous, diminutifs identiques, quant aux formes seulement, à ceux de l’époque diluvienne qui constituent une des grandes curiosités du musée de Buenos-Ayres. Ces glyptodontes, dont huit espèces disparues ont été déterminées, étaient protégés par une double cuirasse dorsale et abdominale; la première, d’un seul morceau, dépourvue de ces anneaux mobiles que possèdent aujourd’hui, en nombre variable, différentes espèces de tatous. L’énorme poids de cette carapace devait les condamner à une immobilité presque complète; elle se composait de plaques hexagonales unies par des sutures qui s’ossifiaient chez des animaux vieux et dont la superficie externe était formée de rugosités plus ou moins prononcées. Parmi ces glyptodontes, une variété, le chlamypharus, possédait des sortes d’anneaux, qui, sans être mobiles, étaient composés de plaques en files transversales reliées par des sutures fixes; l’on a recueilli en outre des fragmens d’une variété que l’on a pu classer sous le nom de Loricata Dasypus, qui avait des anneaux articulés et pouvait ainsi se mettre en boule et se mouvoir dans tous les sens.

En ce qui touche les ruminans, il est assez curieux de remarquer que les ossemens fossiles que l’on trouve appartenant à ce genre, soit à des cerfs, soit à des lamas ou chameaux de l’Occident, ne dénotent aucune différence avec ceux de l’époque actuelle.

Les pachydermes sont représentés par plusieurs genres connus en Europe, macrauchenia, toxodonte, mastodonte, et, ce qui est plus singulier, par le cheval, qui avait vécu sur ce sol, d’où il devait plus tard disparaître, pour y rentrer ensuite en colon. Il n’existait, on le sait, en Amérique aucun animal qui pût lui être comparé lors de la découverte de ce continent par les Européens; mais son existence à l’époque diluvienne ne saurait être mise en doute en présence des preuves nombreuses recueillies par plusieurs savans et surtout du magnifique exemplaire complet que renferme le musée. Dans un mémoire qu’il vient de publier sur ce sujet, M. Burmeister établit que le cheval fossile, comme tous les autres animaux éteints de cette époque, ne se trouve que dans la couche inférieure; il disparut comme eux. La première découverte qui en fut faite est due à Darwin, qui, en 1832, découvrit sur les bords du Paraná une molaire de cet animal, et, frappé de l’importance de ce fait, le communiqua immédiatement à Londres, sans se douter que lui-même avait envoyé déjà deux mois auparavant une autre molaire de cheval, enveloppée dans la terre qui couvrait le crâne d’un mégathérium. Depuis, les trouvailles ont été nombreuses; différens savans ont contribué à classer les variétés du cheval fossile, curridens, principalis, macroquathus, americanus. Aujourd’hui cette démonstration est complète, et une particularité constatée par M. Burmeister a servi de point de départ à une nouvelle classification : c’est l’existence, chez certains chevaux fossiles, d’un os super-nasal, indépendant, de 28 centimètres de long et de 2c, 5 à sa base, venant s’unir à l’os frontal. Ce genre nouveau a été désigné sous le nom d’hippidium ; il se distingue par cet appendice nasal, qui peut faire supposer qu’il avait une sorte de trompe, et en outre par des différences de molaires et par ses pieds de devant possédant les restes d’un quatrième doigt qui manque aux pieds de derrière. Ce genre, comme le précédent, se rapproche plus, par son aspect extérieur, de l’âne et du zèbre que du cheval domestique : le tronc est plus fin, les membres plus petits que chez le cheval actuel, la tête plus grande et disproportionnée, le cou court, les pieds larges, imitant en un mot le type des poneys ; en résumé, une apparence peu gracieuse. Sa taille devait être à peu près celle des chevaux modernes de la pampa, légèrement plus petits que ceux d’Afrique.

Il nous reste à dire ce qu’étaient les aspects de la plaine pampéenne à l’époque où ces animaux, si nombreux et si variés, l’habitaient. Ce n’est qu’au commencement de ce siècle, avec Darwin et D’Orbigny, que l’on songea à se préoccuper de l’étude préhistorique du continent sud-américain. D’Orbigny soutint cette thèse qu’une mer avait couvert la pampa à la suite d’un violent cataclysme, probablement produit par un soulèvement dans les Cordillères, qui éleva le fond de la mer voisine et fit déborder ses eaux. Darwin ayant reconnu que cette théorie se heurtait à des impossibilités, qu’elle n’était pas compatible avec la présence du terrain pampéen à 1,100 et 1,500 mètres d’élévation, avec l’épaisseur générale de la formation, ni surtout avec la présence d’animaux terrestres et l’absence d’animaux marins, essaya de la modifier. Il admit la formation marine, mais déposée sur les bords d’une grande baie réduite peu à peu aux proportions d’un estuaire boueux, sans se préoccuper de l’absence d’animaux marins, et en établissant que les animaux terrestres avaient été transportés par les eaux après leur mort sur les rives de l’estuaire ou dans l’estuaire même. Les deux seuls points étudiés par ces deux grands naturalistes étaient la côte du Paraná, près de la ville de ce nom, et la baie à l’embouchure du Rio-Negro. Ces observations étaient évidemment insuffisantes pour servir de base à une théorie complète et définitive de la formation de terrains aussi étendus, qui couvrent plus de la moitié du continent sud-américain ; elles ne tiennent pas compte du soulèvement des Andes, phénomène qui devait avoir concouru à la formation aussi bien que déterminé les cataclysmes qui avaient changé l’aspect de ces régions. Aussi ces deux hypothèses ne résistent-elles pas à un examen attentif, et ne sauraient-elles être mises d’accord avec tous les faits déterminés depuis. Il n’est pas admissible que des animaux aussi gigantesques que ceux dont on trouve les squelettes aient été transportés, après leur mort, des hauteurs où ils vivaient, jusque sur les bords de l’estuaire actuel de la Plata.

M. Bravard et M. Burmeister, qui, tous les deux, ont combattu ces théories, sont d’accord sur ce point que ces animaux ont vécu et sont morts là où l’on a trouvé leurs cadavres ; mais ils diffèrent d’opinion sur la manière dont s’est déposée la formation. M. Bravard était un paléontologue français venu à Buenos-Ayres vers 1852, attiré par la richesse des gisemens fossiles, et qui, après avoir consacré toutes les heures de son séjour à des études sur la géologie de ce continent, périt malheureusement enseveli sous le tremblement de terre de Mendoza en 1864. Il attribuait la formation des dépôts pampéens à des causes atmosphériques et terrestres, posant en principe qu’à l’époque où vivaient les grands mammifères éteints, il ne s’était produit autre chose que des phénomènes semblables à ceux que nous avons constamment sous les yeux, formation de dunes de sable sur le bord de la mer et accumulation de ce sable sur toute la plaine sous l’influence des vents. Le sous-sol de la pampa est, dit-il, absolument semblable par sa composition à celui des dunes en France; de plus, si l’on étudie l’histoire des dunes, il est facile de suivre leur envahissement successif au grand préjudice des riverains, de noter les villes ensevelies : celle de Escoublac en 1779, et 25 kilomètres de côtes subissant le même sort près de Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère, de 1666 à 1722. Une végétation naturelle quelconque, un lichen suffit à fixer ce terrain mobile et à lui donner un peu de consistance. C’est un phénomène semblable qui a lentement formé l’immense surface pampéenne. La végétation et les animaux ont dit souffrir de violentes perturbations dans les conditions de leur existence et de leur habitat; les tempêtes devaient activer la formation du dépôt, très lente en temps de calme. C’est pendant ces perturbations atmosphériques que les animaux émigraient là où ils rencontraient une alimentation plus abondante; de là ces grandes accumulations d’ossemens. Aujourd’hui même, il n’est pas rare de voir de violens pamperos ou vents de la pampa soulever des dunes intérieures, que l’on nomme medanos, malgré leur épaisseur, qui atteint souvent 20 mètres. Les contemporains ont eu plusieurs fois sous les yeux, dans les plaines de Buenos-Ayres, des phénomènes qui peuvent servir de point de comparaison. C’est ainsi que de 1827 à 1831 se produisit une grande sécheresse, encore présente à l’esprit de ceux qui en ont souffert, sous le nom de la gran seca. Pendant ces trois années, à peine tomba-t-il sur toute la surface du terrain pampéen quelques pluies passagères. Tout le pays, desséché, fut converti en un immense désert; les bêtes sauvages, réunies aux animaux domestiques, erraient et mouraient ensemble. La terre, soulevée par les rafales du pampero et désagrégée par la sécheresse, tourbillonnait dans l’air et couvrait rapidement des monceaux d’animaux, les uns déjà morts, les autres impuissans à se lever et tués par la tempête. Des troupeaux innombrables, entraînés instinctivement vers les lagunes connues ou les rives des fleuves, débilités par le manque de nourriture, se traînaient jusqu’à la rive fangeuse; les derniers venus forçaient les premiers à avancer, et tous s’enfonçaient sans avoir la force de sortir de cette boue accumulée sur les bords de ces petits réservoirs d’eau. Les cadavres de chevaux et de bœufs s’amoncelaient ainsi par milliers et étaient bientôt ensevelis sous une couche de sable qui s’éleva dans certains endroits jusqu’à 2 mètres.

Si l’on prend la peine d’interroger l’habitant, de rappeler ses souvenirs, il vous dépeindra ces années de longue souffrance, où, ruiné, enfermé dans son rancho, exposé à mourir de faim ou de soif, rudement éprouvé par ces tourbillons incessans, il n’avait d’autre spectacle que la campagne, ravagée, dépouillée de toute verdure, semée de cadavres plus ou moins décomposés, ossemens blanchis, squelettes décharnés, dévorés par les jaguars, les pumas, les renards, que la tourmente ensevelissait, eux aussi, au milieu de leur festin; il vous dira encore comment ces trois années de sécheresse et de stérilité furent suivies de pluies continues et torrentielles, les rivières grossies, le pays inondé, les cadavres arrachés de leurs sépultures par le courant.

Reportons-nous maintenant à l’époque géologique antérieure, et nous comprendrons ce qui devait se passer alors : des phénomènes semblables produisant des effets identiques, avec cette différence que les perturbations atmosphériques avaient nécessairement une influence plus grande à une époque où les forces de la nature n’étaient pas équilibrées.

M. Burmeister, dont l’autorité en pareille matière s’augmente de la valeur d’observations recueillies dans de nombreux voyages à travers la pampa et pendant un long séjour à Buenos-Ayres, s’élève vigoureusement contre cette théorie qui prétend former 25,000 milles géographiques sur une épaisseur moyenne de 25 à 30 mètres, par des sables mouvans, sans même indiquer d’où pouvaient provenir ces sables. Les dunes en effet sont des dépôts étroits sur des côtes marines, mais ne se présentent jamais sous l’aspect de couches horizontales aussi étendues que les pampas ; leurs matériaux sont toujours apportés de loin. Elles supposent de grands dépôts de sable préexistans, une mer desséchée dont le fond aura été dispersé par le vent, un désert de sable qui n’a pu exister là où vivaient les grands mammifères éteints. Il est également impossible d’admettre que ces animaux aient été ensevelis vivans sous des monceaux de sable apportés par le vent; le mégathérium, en particulier, était construit de telle manière qu’il pouvait laisser passer une tourmente de sable, même d’une certaine durée, en se dressant sur ses pieds de derrière; mais ce qui est péremptoire, c’est que, dans les découvertes faites d’ossemens fossiles, l’on observe le plus souvent que le tronc n’est pas déposé au même endroit que la queue et en général les extrémités, fait que seule peut expliquer l’existence probable de nombreux courans d’eau permanens ou discontinus, qui, venant frapper le squelette sans pouvoir le déplacer, poussaient seulement devant eux les extrémités plus légères. La nature de la couche de sable qui enveloppe chacune de ces parties vient confirmer la présomption de l’existence de nombreux courans d’eau. La couche de sable en effet qui entoure toujours le tronc et les gros ossemens corrobore l’hypothèse que le cadavre en tombant faisait son creux; survenait une crue d’eau, le courant formé rencontrait cet obstacle et bouillonnait autour, laissant tomber là même les cailloux plus ou moins gros qu’il transportait et qu’il n’avait plus la force de charrier plus loin : l’argile fine, plus légère, suivait au contraire le fil de l’eau et se déposait plus loin autour des extrémités du cadavre, dont l’eau bouillonnante s’emparait et qu’elle emportait après la décomposition des attaches. Enfin c’est surtout la présence de cailloux de gros calibre et par couches qui prouve que le terrain pampéen n’a pas pu se former sous l’influence des vents. Les dunes peuvent contenir des cailloux isolés, même d’un gros calibre, mais jamais par couches entières; ces cailloux ne sauraient avoir été arrondis, transportés et réunis que par des courans d’eau. On peut même admettre que quelques cadavres aient été couverts de temps à autre par des sables mouvans, mais ce sont là des cas particuliers sur lesquels on ne saurait baser une théorie générale.

L’opinion de M. Burmeister, qui attribue la formation de la marne diluvienne pampéenne à la décomposition prolongée à travers les siècles des roches métamorphiques dans la Cordillère des Andes, fut émise par lui en 1866 dans les Annales du Musée; il la confirme aujourd’hui dans son nouvel et important ouvrage qu’il intitule Description physique de la République Argentine, mais qui contient dans son cadre élargi une véritable histoire de la formation du continent sud-américain : ce sont les granits, les syénites et les gneiss mélangés de chaux qui forment le fondement de toutes les montagnes de ce continent, qui ont fourni les matériaux de cette immense couche diluvienne. L’influence de l’atmosphère décomposait ces roches, et les eaux des pluies descendant des montagnes transportaient jusque dans la plaine les matières désagrégées. C’est ce procédé qui a fourni, par accumulation, la couche pampéenne de 30 mètres, travail lent et insensible qui se continue encore sous nos yeux sans que nous en ayons conscience, et qui a exigé un espace de trente mille années pour se compléter, si l’on prend pour base de calcul l’activité des fleuves actuels, dont les plus grands ne produisent pas plus de 7 centimètres d’alluvion par siècle. De grandes pluies ont lavé les roches et conduit jusqu’à la plaine les parcelles transportées par le courant; aujourd’hui encore le Paraná et l’Uruguay charrient dans leurs eaux bourbeuses des quantités considérables de produits d’une décomposition semblable, et chaque année des bancs se forment ou augmentent d’étendue dans le grand estuaire de la Plata jusqu’à compromettre, dans un avenir peu éloigné, les abords de Buenos-Ayres, en même temps que le long des côtes du Paraná et de l’Uruguay, en dehors de l’estuaire, des îles d’une étendue déjà considérable se forment par alluvion et réduisent peu à peu le lit de ses fleuves. Il est certain que l’estuaire de la Plata avait à cette époque antérieure une étendue plus considérable et affectait les proportions d’un grand golfe : des coquilles marines, des squelettes de baleines, trouvés à 100 ou 150 lieues de l’embouchure actuelle, le prouvent surabondamment; mais on ne saurait admettre que la mer ait contribué à la formation du territoire pampéen, qui est due à l’affritement continu des Cordillères, travail que des soulèvemens successifs des montagnes venaient de temps à autre activer. Il est démontré aussi, par la position des cadavres, que les grands mammifères éteints n’ont pas été victimes à la même heure d’un cataclysme général; ils ont disparu peu à peu et successivement. Peut-être cette disparition a-t-elle été amenée simplement par le développement rapide d’espèces plus petites naturellement envahissantes : dans cette lutte pour la vie, la progression en nombre des petits animaux devait rendre impossible l’alimentation des grands, moins bien constitués pour arriver à se nourrir sur un terrain pauvre. Ne voyons-nous pas aujourd’hui un phénomène analogue se produire au même lieu, sous l’état de domesticité : le terrain réservé aux bêtes à cornes est chaque jour rétréci, le mouton, par une multiplication rapide, exigeant chaque année de nouvelles surfaces pour s’épandre, si bien que, si ces deux races étaient abandonnées à elles-mêmes, le mouton resterait certainement maître du terrain, organisé qu’il est pour brouter jusqu’au ras du sol les herbes les plus menues sans laisser au gros bétail la possibilité d’en couper la largeur de sa langue.

Il entre dans la théorie de M. Burmeister de prendre le lieu où ces cadavres ont été trouvés pour celui même où les animaux éteints ont vécu. Les longues pérégrinations étaient difficiles aux grands édentés, mégathériums, fourmiliers, paresseux et tatous, et si l’on peut admettre que l’hippidium, le mastodonte et autres grands quadrupèdes pouvaient entreprendre de longs voyages, il est prouvé aussi qu’ils rencontrèrent devant eux, pendant une longue période, la barrière du grand plateau méridional du Mexique, sous le 20e degré de latitude nord, qui limita leur habitat. Toutes les émigrations trouvaient là un obstacle assez infranchissable pour que la faune de chacune des parties de l’Amérique ainsi divisée soit restée distincte, formant deux provinces zoologiques qui contrastent vivement l’une avec l’autre et ne se rapprochent par des similitudes partielles qu’à une époque géologique très récente. Retenons donc toutes ces propositions, elles concordent ensemble et nous paraissent jusqu’ici contenir la meilleure théorie de la formation du terrain diluvien et de la vie dans les pampas à une époque géologique antérieure.


III. — LA PATAGONIE.

Le territoire patagonien, qu’il nous reste à parcourir pour compléter l’étude de la partie orientale du continent sud-américain, commence géographiquement au Rio-Negro par 40°, et géologiquement au nord du Rio-Colorado par 41°. Il diffère par sa constitution et son aspect général du territoire pampéen, dont il est la suite, en ce qu’il se compose non pas d’une plaine uniforme, mais bien de steppes disposées par étage et formant de vastes plateaux juxtaposés en gradins successifs depuis l’Atlantique jusqu’aux Andes, Ces terrasses sont au nombre de huit; la plus élevée forme la base de la Cordillère, la plus basse la côte de l’Océan, comme une falaise de 55 mètres d’élévation. Elles se prolongent du Rio-Colorado au détroit de Magellan, et dans certains points rapprochés de ce détroit elles n’ont pas assez de largeur pour qu’on ne puisse d’un lieu élevé en embrasser l’ensemble et compter d’un coup d’œil les gradins de cet amphithéâtre s’étendant sur une longueur de 14 degrés et sur une superficie de 20,000 lieues carrées. Dans le centre des plateaux successifs existent de profondes dépressions du sol qui sont les seuls endroits garnis d’un pâturage assez maigre, brun et coriace, sans uniformité et parsemé de bouquets d’arbustes épineux dont les plus élevés atteignent à peine 6 pieds. L’eau n’existe nulle part en permanence sur ces plateaux : le sol serait, il est vrai, trop compacte pour l’absorber; mais les pluies sont peu abondantes, et l’évaporation s’en fait rapidement sous l’influence des vents qui soufflent du cap Horn. Le mirage cache presque toujours l’horizon derrière une vapeur trompeuse qui s’élève de la surface surchauffée; le guanaque seul, dont les formes et le mode d’existence rappellent le chameau d’Afrique, peut vivre dans ces plaines misérables. De distance en distance, le sol est coupé perpendiculairement à l’Atlantique par cinq grands fleuves, presque sans affluens : le Rio-Colorado, le Negro et le Chubut, d’une importance à peu près égale, puis le Rio-Chico et le Rio-Santa-Cruz, qui, plus rapprochés du détroit de Magellan, sont nécessairement moins importans. Ces cours d’eau sont formés de la fonte des neiges et roulent leurs flots rapidement, plus ou moins puissans suivant la saison, à peu près en ligne droite depuis les Andes jusqu’à l’Océan. La végétation est un peu moins pauvre sur leurs rives; ils sont bordés de saules rouges qui, malgré leur importance relative, semblent au milieu de cette immensité de maigres bouquets d’arbres. La partie occidentale de la Patagonie la moins explorée est riche en sombres forêts d’arbres verts et résineux : les Araucans sont les maîtres de cette région. Tout ce territoire semble en somme n’avoir pas complété sa dernière évolution géologique, et être en retard d’une époque sur les contrées voisines.

D’après Darwin, ce sol aurait été soulevé en masse à une hauteur de 300 ou 400 pieds pendant la période des coquillages marins actuels. Hait longues époques de repos auraient interrompu ce long soulèvement; pendant ces intervalles, la mer aurait entamé profondément les terres et formé à des niveaux successifs les longues lignes de falaises escarpées dont l’ensemble simule un gigantesque escalier; tous ces phénomènes se succédant avec une grande uniformité, ainsi se seraient formées huit terrasses à peu près identiques, chacune élevée à peu près à 30 mètres au-dessus de la précédente. L’Indien lui-même qui habite ces solitudes a remarqué ces dispositions naturelles du sol et appelle cette contrée pampas hautes. La surface en est couverte de gros gravier produit du travail continu des flots de la mer à l’époque où elle frappait chacune des terrasses qui ont formé tour à tour son rivage. La rive actuelle subit encore aujourd’hui cette action des flots, et peut-être sera-t-elle un jour remplacée dans ce rôle, soulevée elle-même, en même temps qu’il se produira un abaissement du fond de la mer comme cela a eu lieu à d’autres époques. Pendant ces soulèvemens successifs, les terrasses supérieures ont pu se couvrir d’une végétation nourrie des parcelles terreuses étendues sur leurs surfaces, et provenant du broiement des parties désagrégées des montagnes, mais les inférieures laissent apparaître la couche tertiaire que l’on trouve dans les pampas basses à 92 mètres de profondeur, et qui est ici la continuation apparente de cette couche souterraine, à laquelle, en raison de ce caractère, on a donné le nom de couche patagonienne.

Jusqu’à la fin du siècle dernier, l’intérieur de la Patagonie est resté tout à fait ignoré, l’Espagne s’étant contentée de prendre idéalement possession de ce territoire. Magellan en 1520, Samiento et Drake vers 1580, Cavendish en 1591, s’étaient bornés à décrire les côtes; ce dernier seul avait remonté un petit cours d’eau insignifiant, la rivière Désirée, par 48 degrés, jusqu’à 30 milles dans les terres. Au XVIIIe siècle, quelques explorateurs tentèrent la description du pays intérieur, entre autres le père Falkner, chirurgien irlandais affilié à l’ordre des jésuites, Viedma et Villarino. Ces plaines stériles n’offraient par elles-mêmes aucun attrait, et ce que l’on en connaissait était plutôt de nature à éloigner quiconque eût eu la malencontreuse idée de s’y aventurer; la fable seule leur avait fait une célébrité. Sans que l’on sût l’origine de ce bruit, il s’était répandu que dans les plaines patagoniennes existaient des villes au nombre de deux ou trois, désignées sous le nom général de Césarès. Ces villes avaient été fondées, disait-on, par des Européens venus on ne savait d’où, et qui, sans communications avec le reste du globe, gardaient des trésors comparables seulement à ceux du Pérou. Ces villes, et cela était consigné dans des documens publiés sous forme authentique, avaient été bâties par des naufragés ou des Espagnols échappés aux massacres qu’en avaient faits les Araucans en 1599. La ville principale était placée près de la lagune Payeque, voisine d’un vaste marais appelé Llanqueco, sans que l’on sût même qui avait imaginé ces noms; on allait jusqu’à décrire ces villes, entourées de fossés et de murs ouverts d’un seul côté, où l’on entrait en passant un pont-levis. Les édifices, les temples étaient somptueux ; l’or et l’argent y abondaient, on décrivait le costume de leurs habitans et jusqu’à la couleur de leurs cheveux; ils parlaient, disait-on, une langue aussi inintelligible pour les Indiens que pour les Espagnols, ne laissaient pénétrer aucun étranger et tenaient à se maintenir dans un isolement des plus complets; mais ils n’avaient, malgré leurs précautions, pu empêcher que des Espagnols et des Indiens ne s’approchassent assez pour entendre le son de leurs cloches. Ces bruits prirent une telle consistance que la cour de Madrid s’en occupa plusieurs fois, et que des édits royaux ordonnèrent des expéditions en Patagonie, qui avaient pour but d’explorer ces terres inconnues et de révéler les secrets qu’elles cachaient. Ces secrets ne valaient vraiment pas l’émotion qu’ils causèrent pendant trois siècles; le père Falkner en donna la clé. Il découvrit, après de nombreuses questions faites aux Indiens de toutes les régions, que, chaque fois qu’il demandait à un Chilien s’il avait quelque connaissance de ces villes, il obtenait une réponse affirmative, mais que tous les détails qu’il recueillait désignaient clairement Buenos-Ayres et les villes fondées sur l’Atlantique; s’il faisait les mêmes questions à un Indien pampa, celui-ci répondait de même, mais désignait, sans en avoir conscience, les villes espagnoles de la côte du Pacifique. Cette confusion réciproque avait donné naissance à des récits que la fantaisie de chacun avait amplifiés. Malgré les révélations de Falkner, six ans après, en 1781, la cour ordonnait encore une exploration; elle ne se fit pas, elle eût été du reste inutile : on ne déracine pas les légendes, et celle-là aujourd’hui encore a ses croyans.

Le voyage de Falkner n’avait pas que ce seul objet. La compagnie lui avait donné mission de l’éclairer sur la possibilité de civiliser les Indiens de Patagonie, et le gouvernement de Buenos-Ayres celle de rechercher les au Leurs des déprédations qui prenaient alors dans la pampa des proportions inquiétantes et que l’on supposait commises par des tribus descendant des montagnes du Chili; mais il s’en était donné une autre toute personnelle, qui consistait à étudier ce pays pour faire bénéficier de tous ses renseignemens l’Angleterre, à laquelle il ne cessa de conseiller une expédition dans ces parages, afin d’y établir un port de ravitaillement d’où l’on pourrait facilement assaillir les établissemens espagnols des deux océans. La partie qu’il décrit avec passion est la rive de la baie sans fond, ou baie de Saint-Mathias, située par 39 degrés. Si nous comparons ses récits et ses descriptions merveilleuses aux relations des explorateurs modernes, nous devons croire qu’il avait, par un hasard heureux, mis le pied sur le seul point fertile de toute cette région. Il semble cependant qu’en Angleterre, aussi bien qu’à Buenos-Ayres, on fit peu de cas de tous ces renseignemens; il ne s’y fonda aucun établissement d’importance, il y eut simplement quelques maisons de refuge de pêcheurs, dont Darwin retrouva les ruines en 1832. Le dédain le plus absolu pour tout le territoire patagonien, c’est là tout ce que produisirent et la légende de la ville de Césarès et les ordonnances des rois d’Espagne et la croyance que l’on avait généralement que tout le sol américain devait contenir des richesses sans nombre. Il semble au contraire que de notre temps la mode soit aux explorations en Patagonie; on s’occupe de cette contrée, on y cherche, sans beaucoup de résultats, il est vrai, quelque élément de fortune à exploiter, — des relations récentes en font foi. — Nous ne mentionnerons ici que les voyages qui ont un objet scientifique, et en particulier celui du commandant W. Musters, qui, en 1870, explora ce continent presque dans sa totalité, et ceux d’un jeune archéologue déjà fort connu en Europe par ses études anthropologiques, M. Francisco Moreno.

Les beautés du paysage, les richesses du sol ne sont pas ce qui saurait attirer personne en Patagonie.. Sorti des vallées des grands fleuves, dont le lit est bordé d’une bande de terrains assez étroite couverte de pâturages plus ou moins riches, on ne trouve plus que les plateaux qui dominent ces vallées, domaine exclusif du quanaque et de l’autruche, etc. Ce n’est aussi que sur la rive des fleuves que de loin en loin le voyageur rencontre quelque tribu indienne méfiante, sinon hostile. M. Moreno avait pu en 1874, dans un premier voyage limité aux environs de la ville argentine du Carmen de Patagones, se rendre un compte exact de toutes ces misères locales; mais il avait en même temps mis la main sur un trésor anthropologique suffisant pour lui laisser entrevoir des découvertes plus importantes encore, qu’il a poursuivies depuis dans des voyages successifs dont il publiera bientôt les résultats définitifs.

En 1874, M. Moreno, parti pour la Patagonie à la recherche d’objets anthropologiques destinés à enrichir sa collection particulière, eut l’occasion de découvrir quelques cimetières préhistoriques et quelques paraderos ou campemens d’anciens Indiens. Les descriptions jusque-là données ne provenaient pas de témoins oculaires, le professeur Strobel, M. W. Musters et M. Burmeister en avaient seuls parlé, mais sans leur attribuer l’importance que devaient leur donner les récentes découvertes. Disons d’abord que les Indiens qui occupent actuellement les régions voisines n’ont rien de commun avec les tribus disparues ou déplacées qui y ont laissé la cendre de leurs morts. En 1781, le vice-roi de Buenos-Ayres établit en ce Leu un pénitentiaire, ce qui détermina le déplacement des tribus antérieurement établies et que Falkner avait décrites, les Puelches, les Tehuelches, qui habitent aujourd’hui au sud du Rio-Chubut et ne viennent plus au Carmen qu’une fois l’an, pour négocier leurs tapis de plumes d’autruches et de guanaques.

Ce sont des individus de cette race que Magellan aperçut sur la rive de la baie de Saint-Julien, où il relâcha, et qu’il décrivit comme des géans, leur donnant le nom de Patagons à cause de la grandeur de leurs pieds, qui lui parurent immenses, recouverts qu’ils étaient de peaux de bêtes pour les préserver du froid. Ces Indiens se servaient de flèches à pointe de silex encore à cette époque, et n’en abandonnèrent l’usage que lors de l’introduction du cheval, vers le milieu du XVIIIe siècle. Tous les ossemens contenus dans les cimetières de cette région doivent être considérés comme appartenant aux Tehuelches. Ils se trouvent presqu’à la surface du sol; les Indiens, ne possédant pas d’outils pour entamer une terre dure, plaçaient leurs morts dans des dunes de sables faciles à remuer, mais que le moindre vent dissipait. Cette action du vent mêlant les ossemens les uns aux autres, on crut longtemps que ces Indiens enterraient leurs morts en fosse commune, ce qui n’était pas dans leurs usages et était tout à fait en contradiction avec le respect que tous les Indiens en général et ceux-ci en particulier ont toujours eu pour leurs morts. Leur mode de sépulture, mieux connu, démontre au contraire la volonté bien arrêtée de ne pas laisser les ossemens se mêler les uns aux autres. Le cadavre, pour l’ensevelissement, était rétabli dans la position que le fœtus avait occupé dans le sein de sa mère, les genoux touchant le menton; ainsi cousu dans un cuir fraîchement écorché, on le déposait dans le sol sablonneux, la tête presqu’à découvert à la surface. Ils attachaient, et leurs descendans attachent encore la plus grande importance à l’accomplissement de ce dernier devoir, et même, par une étrange déviation du sens moral, lui sacrifient le respect de la vie humaine. Quand un vieillard approchait de sa dernière heure, on se préoccupait moins d’adoucir ses souffrances que de le bien ensevelir, et, de peur que les membres ankylosés par l’âge ne se raidissent trop après la mort, on avait et l’on a encore soin de le revêtir vivant de son linceul. Après avoir placé de force ses jambes le plus près possible de la poitrine, on maintenait l’agonisant sous une pression énergique qui produisait souvent la fracture de quelque membre, puis on l’enveloppait dans un cuir frais que l’on cousait au moyen d’une lanière découpée dans le cuir même, qui se resserrait en se desséchant. Le vieillard pendant ce temps terminait son agonie au milieu des plus affreuses douleurs. On déposait avec le mort ses armes, ses instrumens, la nourriture dont il pouvait avoir besoin pour ce long voyage. Ces mœurs se sont conservées jusqu’à nos jours; on y ajoute, s’il s’agit d’un cacique, le sacrifice de son plus beau cheval, toujours pour le même motif. On trouve donc dans les sépultures des pointes de flèches de silex travaillé, des pointes de javelots de la même forme et matière, des petites hachettes très rondes, de petits couteaux de silex, des poteries ornées de dessins et de toutes les formes, des balles de grès avec une profonde rainure pour introduire le cuir servant à les lancer, de grands mortiers et leurs pilons, des coquilles percées d’un trou et ayant servi d’ornemens, des os de guanaques, d’autruches, de loutres ou de petits poissons destinés à la nourriture du mort.

M. Moreno eut la bonne fortune de découvrir trente cimetières de paraderos intacts, entre autres celui auquel il a fait une célébrité sous le nom de cimetière de l’Indien Pascal, fort connu dans la science anthropologique. Il y trouva des restes humains rangés en deux cercles concentriques chacun de huit cadavres, séparés par un espace de 1 mètre 1/2, formé par une éminence mamelonnée prenant naissance sur les crânes et s’élevant à peu près jusqu’à 60 centimètres; les crânes et les squelettes étaient peints en rouge, coutume aujourd’hui délaissée. Les paraderos ne contiennent pas de restes humains, mais révèlent le séjour des habitans par de nombreux débris, flèches, javelots, poteries, cailloux réunis en ordre et des traces de foyers.

Au printemps dernier, M. Moreno partit pour explorer le cours entier du Rio-Santa-Cruz, suivre les traces de Villarino, de Cox et de Musters et faire ce que ces voyageurs n’avaient pu faire, c’est-à-dire passer les Andes et aboutir à Valdivia; mais, par une circonstance fortuite, il dut revenir au Rio-Negro et tenter inutilement le passage des Andes en remontant la vallée de ce fleuve et de son grand affluent, le Rio-Limay. Ce voyage devait en effet s’exécuter forcément dans des conditions spéciales qui le rendaient aussi pénible que dangereux. Disons même que pour tout autre il eût été inexécutable ; non pas que M. Moreno ait cette prétention émise, il y a quelques années, par un soi-disant conquérant du pays d’Araucanie, de jouir, dans ces contrées inabordables, de privilèges royaux, mais il compte sur quelques présens antérieurs, quelques services déjà rendus, pour avoir le droit de solliciter l’entrée dans les territoires respectifs des tribus sans être immédiatement assassiné, ou, une fois introduit, sacrifié à un caprice d’Indien ivre. Ainsi même il ne saurait se permettre de faire ni un geste inopportun, ni un pas en dehors du chemin tracé, et il lui est interdit de toucher aux sépultures, ce qui cependant est le seul but de son voyage et ce qui est la seule prohibition qu’il ne respecte pas. Méfiant envers tous, capable de tous les crimes, l’Indien juge tous les hommes par lui-même, ce qui lui donne une triste idée de l’humanité et le décide à faire disparaître tous ceux en qui il soupçonne des espions. Ajoutez à cela que l’étranger, bien reçu par quelques caciques, est par cela même suspect aux autres, qu’enfin il lui est formellement enjoint de voyager seul. Si en pénétrant dans ce domaine déjà si défendu, il a un bon cheval, un bon vêtement ou quoi que ce soit qui puisse exciter la convoitise du premier Indien qui passe, il le lui faut donner de bonne grâce, restant ainsi au bout de quelques heures mal monté, sans provisions, et par conséquent à la merci de son hôte.

Au sang-froid et à toutes les qualités morales qu’exigent ces circonstances, il en faut joindre d’autres d’un ordre purement physique; ce n’est pas en effet une alimentation européenne que celle que les Indiens tehuelches offrent à leurs hôtes. M. Moreno nous montrait un restant de viande sèche de quanaque longtemps macérée entre cuir et selle; quelques bouchées de cette chair répugnante, d’odeur fétide, rebelle à la dent, étaient encore ce qu’il pouvait souhaiter de mieux dans les longues étapes entre chaque campement; mais le plus souvent il lui fallait manger des alimens d’un caractère tout à fait national et d’une préparation par trop tehuelche ; c’eût été s’exposer à se faire traiter en ennemi que d’hésiter devant des mets que l’Indien préfère et qui témoignent d’un goût peu délicat. Ainsi, en voyage, il se nourrit exclusivement de viande crue de bœuf, de guanaque et d’autruche, et ce qu’il mange, ce sont précisément les morceaux que, même cuits, l’habitant de Buenos-Ayres n’admet pas sur sa table, les poumons, le cœur, le foie, et qui, crus, baignant dans le sang, sont les plus répugnans; c’est ainsi cependant que le Tehuelche les présente, soumettant son hôte à une épreuve d’où son amitié doit sortir justifiée par la résistance de son estomac. Aussi le savant explorateur argentin attache-t-il une importance considérable à des découvertes qui lui ont coûté de si vilains momens; il est revenu cette fois Lien décidé à désespérer les savans d’Europe par ses refus péremptoires de répartir entre toutes les collections les richesses uniques de la sienne.

Dans le voyage qu’il vient de faire, il étudia d’abord les régions au nord du Rio-Colorado, dans les environs de Bahia-Blanca par 41 degrés, et put se convaincre que la pampa basse et fertile ne se prolonge pas jusque-là, et fait place à un terrain de transition sans fertilité, remplacé bientôt lui-même par le terrain patagonien, dont il a pu d’autant mieux reconnaître l’aridité qu’il y resta égaré pendant trois jours sans alimens aux environs de Carmen de Patagones. Après d’assez longs préparatifs dans cette ville, il commença sa longue exploration du cours du Rio-Negro, qu’il lui fallait remonter pendant 120 lieues pour arriver au Rio-Limay. Son projet était de suivre la rive jusqu’à sa source, pour de là descendre le revers de la Cordillère jusqu’à l’Océan-Pacifique; mais, pour tout cela, il était nécessaire d’obtenir le consentement de toutes les tribus, et c’est devant cet obstacle insurmontable que la fin de l’exploration échoua.

La vallée du Rio-Negro est seulement fertile jusqu’à 30 lieues de son embouchure; la rive en est bordée de saules à l’ombre desquels on peut presque toujours marcher; au-delà de ce rayon, nulle part la vallée n’a une étendue suffisante pour l’établissement d’une colonie ; il en est de même du Rio-Chubut. Les peuples qui habitent ces parages sont les Mapunches, les Tehuelches et les vrais Pampas ou Tehuelches du nord; cette dernière nation, assez mélangée, habitait en d’autres temps les environs de Buenos-Ayres. En se rapprochant du Rio-Limay, on rencontre les plateaux qui bordent la vallée et qui sont couverts de couches de cailloux roulés d’une épaisseur de 15 pieds; la rivière a dans cet endroit environ 250 mètres de large, c’est là que passe la grande route des Indiens par laquelle ils conduisent, depuis Buenos-Ayres jusqu’au Chili, les animaux volés : de loin en loin existent des cantonnemens de tribus peu nombreuses. Le but du voyage dans cette contrée était la demeure du cacique principal de la Patagonie, Shay-Hueque, qui commande à sept nations : les Araucans, les Picunches, les Mapunches, les Huilliches, les Tehuelches, les Agoupures et les Traro-Huilliches, répartis entre 84 caciques; c’était à lui qu’il fallait s’adresser pour obtenir le libre passage à travers la Cordillère ; mais toute sa puissance ne lui permettait pas de résoudre un point de cette importance sans réunir un aucantrahun, parlement général où, avec lui, assistèrent les quatre plus vieux commandans-généraux, accompagnés de 453 lances, — et l’autorisation fut refusée! On imposa au jeune voyageur, avant d’être admis à recevoir cette dernière preuve de confiance, une sorte de stage très actif comprenant une mission à Buenos-Ayres, l’obtention de certains avantages jusque-là refusés; en un mot, les fonctions de plénipotentiaire très diligent de toutes les tribus, ce qui porte avec soi moins d’honneur que de charges. Forcé de renoncer au passage pour ne pas compromettre ses relations et l’appui qu’il trouvait dans ces régions, M. Moreno limita donc son exploration à la vallée du Rio-Limay, qu’avant lui aucun blanc n’avait parcourue : les campemens de Shay-Hueque et de Nancucheuque lui servaient de centre. Il trouva chez ces deux importans caciques toutes les démonstrations d’une vive amitié d’où la méfiance et l’hypocrisie n’étaient cependant pas exclues; il vécut de la vie de la tente, un peu moins dure que celle qu’il avait connue en voyage.

L’habitation de Shay-Hueque est la plus grande de ces régions, elle mesure 12 mètres de largeur, les murs et le toit sont faits de peaux de chevaux tendues et fixées à des pieux, le sol est couvert de peaux de guanaques cousues ensemble en forme de grands tapis. Elle est idéalement divisée en deux compartimens. D’un côté sont posés sur le sol les lits des quatre femmes du cacique et de ses nombreux enfans; ces lits sont un amoncellement de peaux de moutons et de guanaques, recouverts d’une peau de cheval dont le revers est orné de peintures; auprès de chacun de ces lits, une branche d’arbre piquée en terre sert à suspendre les vêtemens. De l’autre côté de la séparation imaginaire, tous les hommes indistinctement peuvent prendre place pour dormir. Les femmes sont chargées des soins de cet intérieur fort propre et bien disposé, en tout point supérieur au rancho du gaucho de la plaine civilisée. L’Indien même semble avoir plus de besoins que ce dernier, il sait employer à son usage, à l’amélioration de sa demeure tous les objets qui sont à sa portée, se faire des plats de bois, des armes de pierre; une fois sous la tente, il ne se contente plus de viande crue et exige de ses femmes une certaine habileté culinaire que favorisent peu les élémens restreints dont il dispose. Il faut attribuer son goût pour un bien-être relatif à l’influence du milieu pittoresque où il vit, qui lui inspire des pensées nécessairement plus élevées que ne saurait en inspirer la pampa à son habitant. Ces campemens sont en effet situés à l’entrée des vallées des Cordilières, à 7 lieues du volcan de Quetropillan, entouré de forêts d’araucaria imbricata dont le tronc mesure plus de 4 mètres de circonférence; le sol est couvert de fraisiers, la lisière du bois est formée de tuyas et de pommiers dont la présence dans ces régions, inexpliquée, est attribuée à des fruits jetés ou consommés le long du chemin par les Indiens de Valdivia dans leurs traversées des Andes : il est à remarquer en effet que la plupart de ces arbres se trouvent sur les bords des chemins et des petits ruisseaux et généralement réunis en groupe comme les rameaux d’un même tronc.

Le Rio-Limay, affluent du Rio-Negro, est un torrent navigable qui descend impétueusement dans une vallée de la Cordillère, au milieu de roches volcaniques; il est alimenté par les eaux d’un lac semblable aux plus beaux de la Suisse, le Nahuel-Huapi et quelques autres cours d’eau formés eux-mêmes des écoulemens de lacs pittoresques. Le lac Nahuel-Huapi est le plus important, il a de 70 à 80 kilomètres dans sa plus grande largeur et alimente en même temps que le Rio-Limay un affluent du Chubut. Le campement de Shay-Hueque est à environ 20 lieues du lac; le cours du fleuve, resserré entre les montagnes, est difficile à suivre; il est coupé par de grandes et bruyantes cascades : le terrain est du reste improductif partout dans cette contrée, à l’exception des rives du lac, où, au siècle dernier, les jésuites ont tenté d’établir une mission; tout autour on découvre des cimes couvertes de neiges éternelles.

M. Moreno avait un autre but que celui d’étudier, comme l’avait fait déjà Musters en 1870, les mœurs des habitants : il attachait plus d’importance à la découverte des vestiges laissés par les générations disparues. Ses recherches n’ont pas été vaines, il possède aujourd’hui un musée préhistorique incomparable, composé de plus de 300 crânes complets des races sud-américaines; aussi peut-il se permettre de fonder sur ces découvertes quelques propositions qu’il développera dans son prochain ouvrage. La race disparue à laquelle appartiennent ces restes vivait pendant l’époque géologique actuelle, mais dans les mêmes conditions sociales que l’homme quaternaire découvert dans diverses parties de l’Europe : ses armes étaient les mêmes, faites de silex, ses instrumens similaires; tous les objets enfin que l’on trouve dans les sépultures dénotent des mœurs à peu près semblables. Les animaux qui vivaient avec lui ne sont en rien différens de ceux qui fournissent à l’homme moderne de ces contrées son alimentation : le guanaque, le lièvre, l’autruche et diverses espèces de tatous. Il est facile de distinguer deux races différentes, la plus ancienne dolichocéphale et la plus moderne brachycéphale[2], quelque peu antérieure à l’époque de la conquête et dont les descendans sont les Tehuelches et les Pampas. On trouve aussi un troisième type, type de transition entre les deux précédens.

La première race se distingue par sa ressemblance avec les Esquimaux et en diffère seulement par le développement de ses arcades sourcilières qui le rapprochent de l’homme quaternaire européen; elle peut être classée parmi les races les plus dolichocéphales du globe, plus de 100 crânes ayant donné une moyenne de 72.15. Elle se distingue encore par la singulière usure de ses dents, par la capacité interne de son cerveau, qui n’est pas des plus petites et peut être estimée entre 1.400 à 1.450 centimètres cubes. Il n’existe plus aujourd’hui de représentant de cette race, la plus ancienne d’Amérique, éteinte depuis longtemps lors de l’arrivée des Européens. La seconde race est brachycéphale ; c’est le type des Tehuelches qui habitent aujourd’hui le territoire de la Patagonie ; les crânes de ces derniers sont bien connus pour leur grande taille; le plus grand nombre est déformé dans la partie postérieure par des compressions artificielles. Les Patagons dolichocéphales cherchaient, par ces compressions, à allonger le crâne, les brachycéphales au contraire à lui donner une forme carrée.

Toutes ces découvertes présentent cet intérêt de permettre d’étudier sur le vif une race humaine primitive à peine disparue et restée sans mélange dans un coin du globe. À ce point de vue, les voyages en Patagonie seront longtemps suivis avec intérêt; mais il faut bien avouer que ce pays déshérité n’offre guère d’autre attrait. Après les voyages que nous venons de citer et celui du commandant anglais W. Musters, qui parcourut pendant une année entière toute cette contrée depuis le détroit de Magellan, visitant les vallées des Andes, explorant tous les fleuves et descendant le Rio-Negro jusqu’au Carmen de Patagones, on peut affirmer qu’il n’est aucune des parties de ce pays qui offre à la colonisation des avantages sérieux, et c’est à cela seul qu’il faut attribuer l’abandon où ce pays est resté depuis bientôt quatre siècles qu’il est connu des Européens. Les seuls établissemens qui existent seront vite énumérés : au Carmen de Patagones, le gouvernement de Buenos-Ayres envoie ses convicts depuis 1781; à Punta-Arenas, dans le détroit de Magellan, le Chili envoie les siens depuis 1856. Ces deux villes ont une bien modeste importance ; cette dernière sert de point de relâche aux steamers qui se rendent au Pacifique par le détroit, elle contient 1,150 habitans, dont le seul commerce se réduit à faire des échanges avec les Tehuelches, établis au nombre de 500 entre le détroit et le Rio-Santa-Cruz. Ces Indiens se consacrent exclusivement à la chasse des autruches et des guanaques; ils sont hospitaliers et d’un commerce facile, sauf dans les momens d’ivresse, qui se prolongent quelquefois jusqu’à trente jours sans discontinuer, tant que dure la provision d’eau-de-vie obtenue contre les produits de la chasse. Au Rio-Chubut, une colonie fut fondée en 1865 par 180 Anglais du pays de Galles : leur nombre s’est un peu augmenté; mais les produits de la colonie sont à peine suffisans pour la faire vivre. Au Rio-Santa-Cruz, une tentative faite par des Français sur un terrain de concession donné par le gouvernement argentin aboutit à une dépossession violente par ordre du gouvernement chilien et à l’abandon des travaux faits. Le territoire patagonien ne contient donc pas plus de 6,000 habitans répartis sur une surface de 20,000 lieues carrées, sur laquelle même ils ne trouvent pas à vivre; il se passera encore bien des siècles avant que l’on en puisse tenter avec profit la colonisation. Les dernières explorations auront du moins servi à démontrer que l’heure de cette conquête, qui doit étendre les domaines du pasteur de l’Atlantique aux Andes et des rives du Paraná à celles du détroit de Magellan, est encore fort éloignée; elles auront servi à mettre en lumière cette vérité, que là où vivent en nombre restreint les animaux les moins exigeans, où subsiste misérablement l’Indien presque nu et sans abri, il est inutile de chercher à remplacer par des colons européens, pour industrieux et résistans qu’ils soient, une race qui a acquis par une longue sélection les qualités nécessaires pour se maintenir dans ce milieu désolé. Jusqu’ici on n’a tenté autre chose que de faire pénétrer l’influence et les mœurs européennes par la destruction de la race préexistante. Puisqu’elle seule peut vivre dans ce milieu, l’intérêt bien entendu aussi bien que l’humanité ordonneraient de l’y laisser vivre, en mettant dans ses mains, et non dans d’autres, l’instrument de travail qui lui permettra de féconder le sol et de le préparer pour ses descendans régénérés; la nature elle-même se prêtera peu à peu avec moins de résistance à cette œuvre de civilisation sous l’influence du travail humain jusqu’ici inconnu dans ces régions. Toute tentative violente faite en dehors de ce chemin tracé entraînera la ruine de ceux qui s’y sacrifieront, sans avancer d’une heure la conquête des territoires pampéen et patagonien, qui, l’Indien disparu, resteront dépeuplés et ne seront pas conquis, faute d’offrir à la race blanche les conditions d’habitat qu’elle exige : mince profit, qui ne saurait excuser la destruction d’une race humaine qu’il serait injuste autant que nuisible d’arrêter dans l’accomplissement de sa destinée.


EMILE DAIREAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1875.
  2. Bien que ces deux mots, adoptés par l’école française d’anthropologie, soient assez vulgarisés pour ne pas demander d’explication, nous rappelons, pour fixer les idées, que l’on entend par dolichocéphales les crânes dont l’indice céphalique, c’est-à-dire le rapport du diamètre transverse maximum au diamètre antéro-postérieur, donne 75.00 et au-dessous, — et brachycéphales ceux dont l’indice céphalique donne 83.34 et au-delà.