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Les Désirs
1930


Existes-tu, mon frère, mon pareil,
Ou dois-je seul, les paupières baissées,
Dans le désert de ma pure pensée,
Faire tourner mes cieux et mon soleil ?

AMOUR modifier

SEUL ET MOINS JEUNE modifier

Seul et moins jeune et l'âme plus humaine
Dans mon secret je chante à demi-voix ;
Nul ne m'entend, je connais seul ma peine ;
J'ai bien changé, que dirais-tu de moi.

Une lumière est en moi descendue ;
Elle a brûlé ce que tu n'aimais pas ;
Tant de plaisir, de jeunesse perdue ;
Je m'en vais seul, une ombre dans les bras.

Ô toi ma vie et flamme de ma vie,
Je n'ai rien dit quand je pouvais parler ;
Levons les yeux, notre page est finie,
Pour voir au ciel les nuages voler.

À PEINE ARRIVES-TU... modifier

La saison qui dévêt les bois
M'emporte encore loin de toi ;
Je n'aurai pas vu ton visage ;
Tu ne connais plus mon regard ;
À peine arrives-tu, je pars ;
Nous habitons d'autres rivages ;
Je crois que tu n'en souffres pas ;
Mais moi je n'ai plus de courage ;
Et je sais pourtant qu'il faudra
Passer le reste de mon âge
A te perdre en de tels voyages
Où jamais tu ne me joindras.

PEU D'IMAGES... modifier

Peu d'images, mais le bruit
De mon sang dans mes artères
Vont seuls remplir cette nuit
Où je veille solitaire.

La fièvre de souvenir
Me brûle dans le silence,
Et je l'écoute grandir
En sa nocturne puissance ;

Des heures passent sans fruit
Dans une morne paresse
Où suivre une ombre qui fuit,
Est tout ce qui m'intéresse.

LE VENT TIÈDE modifier

Le vent tiède aujourd'hui sentait déjà la mort ;
J'écris ; si je n'écris, que fais-je sur la terre?
Les mots sont doux ; j'apprends à vivre seul ; tout dort ;
Et toi, tu l'as rejoint, celui que tu préfères.
Tu parlais ; chaque mot trahissait son pouvoir ;
Ton cœur rêvait d'ailleurs ; tu m'as vu par devoir
Et c'est en t'observant que j'ai compris l'absence !
Un sourire, des mots, l'heure a vite passé ;
Tu n'as rien dit de toi ; plus une confidence ;
Je savais tout jadis, c'est un autre qui sait ;
Tu t'enfuyais déjà ; je voulus après l'heure,
Avec un mouvement câlin, comme autrefois
Te retenir encor ; mais une autre demeure
Joyeuse préparait ton retour et pour moi
Et pour nous tu n'avais plus un instant : tu l'aimes
Ainsi que tu m'aimais ; aime-t-il comme j'aime ?

SUR TES FLANCS NUS... modifier

Doux corps à qui j'ai renoncé,
Est-ce la paix où tu te plonges.
Ou quand le soleil a cessé,
Me désires-tu dans tes songes ?

Ne sens-tu pas quand le ciel dort
A la fin lourde des journées
Sur tes flancs nus brûler encor
Nos caresses mal terminées ?

Ne te soulèves-tu jamais,
Les yeux vacillants de folie,
pour briser tout ce qui te lie
Loin de ce corps que tu aimais ?

DANS LA CHAUDE, LA TROUBLE RUE... modifier

Dans la chaude, la trouble rue
Les yeux abandonnés j'attends ;
Toute ma force est disparue ;
Je m'appuie aux longs murs brûlants ;
Ah ! cette angoisse, cette attente,
Front incliné, gorge battante,
Ces yeux de leurs larmes honteux,
Toute cette triste tempête
À peine a mis mon ciel en feu
Qu'abandonné comme une bête
Serrant les dents, craquant des os,
Je te vois qui pars et t'effaces
Tandis que d'une marche lasse
Je m'en retourne de nouveau.

AMIS, PROTEGEZ-MOI… modifier

Si je sais maintenant composer mon visage,
Si mes yeux inquiets ne me trahissent plus,
Si mon cœur clos voit seul s’élancer mes orages
Et qu’on parle de moi comme je l’ai voulu,

Ah ! pourtant, dévoré sous ma paix qu’on admire,
Las de couvrir toujours des combats ténébreux,
Que j’aurais donc aimé me confier et dire :
Amis, protégez-moi quand je me dis heureux !

C’EST UN ACCENT… modifier

C’est un accent plus doux et plus sourd à la fois
Que la tristesse donne aux vers que je compose
Depuis que pour toujours tu t’éloignes de moi.
J’écris toujours des vers, les vers seuls me reposent ;
Ils sont doux ; j’ai besoin de douceur ; je t’attends.
Tu ne reviendras plus, je le sais, et pourtant
J’écris pour toi, j’écris pour que tu sois encore
Dans ma vie, et qu’un jour, quand tu liras ceci,
Tu n’évites de dire : « il n’avait pour souci
Que de rester fidèle au cœur qu’il adore ;

Aucun jour n’a passé sans qu’en son souvenir
Mon ombre n’ait régné ; vivre lui fut pénible ;
Mais il n’a jamais plus montré qu’un front paisible ;
Même il tint à l’honneur d’apprendre à l’avenir
Combien une infidèle a pu donner de joies.
Tant que j’étais présente, il se fût contenté
D’un sort modeste, mais afin que chacun voie
La grandeur de sa perte et ce qu’il a quitté,
On l’a vu désireux des plus belles victoires
Car il n’a rien de bas dans son cœur abrité
Et pour toute vengeance il a voulu ma gloire ».

Voilà ce que j’écris doucement cet été,
Seul dans cette maison qui nous a, l’autre année
L’un et l‘autre accueillis ; la course est terminée ;
J’écris dans le soleil et c’est d’un même choc
Que la vague brillante éclate sur les rocs ;
Le temps calme mon cœur ; la mer brunit mes joues ;
Des enfants demi-nus creusent le sable et jouent :
Les barques des pêcheurs déjà sortent du port,
La marée en montant se joint à leurs efforts
Et le vent, engouffré dans leurs sombres mâtures,
Les pousse vers le large et vers les aventures

QUE CE VENT ORAGEUX modifier

Que ce vent orageux qui se déchire aux pins
Te rappelle ce soir mon âme dévorante ;
Ne me crois pas surtout si je te dépeins,
Las de toujours me plaindre, heureuse, indifférente :
Tu l’as connue assez du temps que tu m’aimais
Pour savoir qu’avant tout c’est la paix qu’elle hait ;
Mais toi, qui ne vis pas au milieu des orages
Dès qu’il semble calmé, tu crois vrai mon visage.

COMME JE T’AIMAIS MAL modifier

Comme je t’aimais mal quand je t’aimais ; je vois
À quel point te cherchant je ne trouvais que moi ;
Je ne m'inventais pas : je t’ai vite lassée ;
Je me montrais si sûr de ton cœur que je t’ai,
En te l’affirmant trop, à la longue blessée,
Je parlais ; je n’ai pas assez su t’écouter…

A LA MER modifier

Je viens auprès de toi continuer le rêve
Dont l’invisible maille emprisonne mes jours ;
Je repose aujourd’hui sur le sel de tes grèves,
Et suis, les yeux fermés, la même ombre d'amour,
Qui ne cesse jamais de verser comme un astre
Son obscure lumière au ciel de mon destin.
Si j'ai pu, près de toi rêvant tant de matins,
Suivre d’un œil distrait tes jeux et tes désastres,
Insaisissable mer, ne t’en offense pas.
Tu roules comme moi tes secrets en silence;
Les hommes anxieux en vain portent leurs pas
Sur le sable facile où l’écume s’élance ;
Ils écoutent en vain ton bruit et ta cadence
Et fixent leurs regards en vain sur l’horizon :
Ta déroute éternelle échappe à leur raison,
Ton esprit consumé se meut loin de leurs songes.
Laisse-moi donc chérir d’un cœur inattentif,
Bercé par les reflux et par les flux plaintifs,
Les longs rêves muets que j'aime et qui me rongent ;
Assez d’autres rendront l'hommage qu’on te doit,
Laisse-moi te quitter et me poursuivre en moi.

ENIVRÉ DE RUISSEAUX… modifier

Enivré de ruisseaux, de vagues et de barques,
Mon regard lentement se tourne vers mon cœur
Pour y voir s’eflacer les douloureuses marques.
— Mais non, car je n’écoute au milieu des vapeurs,

O vagues, vos chansons que pour y mieux entendre
Une lointaine voix qui ne résonne plus,
Et je n'ai désiré sur la grève m'étendre,
Entre les mille bras des flux et des reflux,

Que pour mieux te nourrir, ma chair abandonnée,
Au mirage brûlent d’une autre destinée.

MAIS UNE TÊTE BRUNE… modifier

Je songe que j'avais montré peu d’exigence
Lorsque j'avais vingt ans,
Et malgré mes efforts, même cette humble chance
N'a pas duré longtemps.

Plus que la gloire alors et plus que la fortune
Je ne voulais vraiment,
Auprès de toi perdu dans les ombres communes
Que vivre ton amant.

Je méprisais alors tous les bruits de la terre
Que je cherche aujourd’hui,
Et n’imaginais pas qu’en un art volontaire
On pût chercher l’oubli.

Mais une tête brune entre mes mains posée
Etait tout mon bonheur ;
Ses yeux avaient alors un éclat de rosée ;
Je sentais sa chaleur.

J’écoutais longuement sur ses lèvres mouvantes
Comme un lointain appel
Et la paix succédait aux soudaines tourmentes
Qui brûlaient notre ciel.

Et la sombre couleur des paupières baissées
Me troublait sourdement
Et pâle tu rêvais, contre mes reins glissée,
Sans faire un mouvement ;

Parfois une lueur entre tes cils parue
Me venait caresser;
Parfois un léger bruit s’élevait de la rue
Pour aussitôt cesser ;

Et nous sentions sur nous la fatale envolée
D'on ne sait quoi de grand,
Et nos formes d’un jour s’abattaient emmêlées
Ainsi que deux torrents.

O LIEUX D’AMOUR… modifier

O lieux d'amour, d’où l'amour s’est enfui,
Me voici seul dans les odeurs marines ;
Je vois glisser aux abords de la nuit
Sous le ciel clair les voiles qui s’inclinent;
Et les yeux las attachés sur la mer
Où chaque flot expire et recommence,
Je m’abandonne à l'éternel silence
Qui sourdement gonfle mon cœur amer.


UN CRI, UN SEUL… modifier

Un cri, un seul— non, tu n’entendrais pas.
Nuit, sombre lac, j’erre sur vos rivages;
Les flots obscurs s’y lamentent tout bas.
Ah ! que vos chants soient calmes ou sauvages,
Qu'importe à l’homme en son mortel voyage,
Si tôt ou tard il voit toujours au loin
Sur l’autre bord fondre le seul visage
Qu'il chérissait et ne reverra point.

EN REVOYANT TES YEUX SANS TREMBLER... modifier

En revoyant tes yeux sans trembler, j'ai compris
Ce que c’est que la vie humaine
Et sur quel flot rapide, en dépit de nos cris,
La sourde barque nous entraîne
Et glisse, en un élan qui ne peut s’attarder.
Les villes, les monts, les ramures
Échappent à nos yeux, à peine regardés;
Un coup de rame, l’eau murmure;
Et de nouveau, jaillis du fond de l’horizon
Flambent les hautes cathédrales,
Les jardins ombragés et les calmes maisons ;
La barque plus vite dévale,
Et déjà̀ laisse au loin le rivage et le jour
Inondés de joyeux aromes
Où j'avais en passant désiré́ pour toujours
D’échouer mon vaisseau fantôme.


MAIS J'ABORDERAI SEUL... modifier

Et lentement porté dans l’ombre et la lumière,
Le visage incliné je vais à mon destin
Sans savoir de quel ciel mes pesantes paupières
Découvriront les feux à mon dernier matin.
J'avais longtemps rêvé́ qu’un unique visage
M’apparaîtrait encore au delà̀ du tombeau ;
Mais j’aborderai seul nos rivages nouveaux;
Et le temps, qui ternit nos plus chères images,
A sur ces sombres traits si bien posé ses doigts
Que je reste muet quand je les entrevois.


À TRAVERS TOUT, DE BONNE HUMEUR... modifier

À travers tout, de bonne humeur,
Je vais, je ris et je m'amuse ;
Je feins d’avoir changé mon cœur ;
Le monde se prend à mes ruses,
Et j'y veux croire aveuglément
Quoique dans l’ombre je mesure
De quelle subtile blessure
Meurt l’âme à chaque apaisement.

TES YEUX, TES SOMBRES YEUX... modifier

Tout a glissé́, les mois, les prières, les cris,
Les saisons et les aventures;
En proie au même amour et toujours plus meurtri,
Je n’ai pu changer ma nature.
Tes yeux, tes sombres yeux gardent seuls le pouvoir,
Quand il est tant d’amours au monde,
D'éveiller à la fois la détresse et l’espoir
Dans mon âme la plus profonde.
Et prisonnier je vois autour de ma prison
Battre le vol des jours stériles
Qui dirigent vers moi des bords de l’horizon
Leurs aiiles mortes et tranquilles.

J'AI DÉSIRÉ LA MORT, CE SOIR... modifier

J'ai désiré la mort, ce soir, l’as-tu senti ?
La nuit était voilée, harmonieuse et douce;
À peine un air léger glissait-il sur les mousses;
Sous les phares d’autos et les oiseaux de nuit
Les amants aux yeux lourds suivaient les avenues;
Je passais lentement et leurs voix se sont tues;
Les lacs luisaient au loin, et les sentiers du soir
Sous l'étrange clarté des globes électriques
De longs reflets laiteux doublaient leurs rameaux noirs
Et l’air muet, chargé de fièvre et de musique,
Dans mes membres déserts jouait avec mon sang,
Et dans cette heure trouble où l’âme se délivre,
Je sentais que l’amour même le plus puissant
Pour la seconde fois me laisserait moins ivre.
C’est alors que perdu dans ce soir de juillet,
Si loin déjà de l'heure où mon bonheur brillait,
J’ai compris malgré moi par quel sombre mystère,
Quand on marche si seul, désaccordé. si las,
On désire forcer les portes de la terre
Et plonger dans la paix d’où l’on ne revient pas.

QUAND JE DEVRAI MOURIR... modifier

Quand je devrai mourir, je veux que tu reviennes.
L'image que je veux emporter d’ici-bas,
Après avoir souffert dans l’ombre, c’est la tienne ;
Tous mes amis feront silence ; alors ton pas
Frappeera mon oreille ;au milieu de la porte,
Je te verrai debout, tu n’auras pas changé,
Les autres s’en iront comme des étrangers ;
Et moi je trouverai, dans ma chair bientôt morte,
Assez de force encor pour soulever les yeux
Et sourire; un instant je me sentirai mieux ;
Sans doute à mon côté pleureras-tu penchée ;
Je te consolerai ; tu ne t’enfuiras plus ;
Je te raconterai ce que tu n’as pas su :
Ton âme sera douce et, peut-être touchée;
Tu n’empêcheras plus que je prenne ta main,
— J'avais trop craint la mort: rien ne sera funèbre,
Et même mon visage, à cause des ténèbres,
Rayonnera toujours de son éclat humain ;
Tu feras un effort ;tu parleras de vie :
J'écouterai ta voix, tu parleras d’espoir ;
Bientôt je sentirai ma paupière alourdie;
Je t’entendrai pleurer ;ce sera près du soir ;
Et Dieu, qui ne l’aura jamais rendue heureuse,
Détachera de moi mon âme douloureuse.

J'ÉCRIVAIS AUTREFOIS... modifier

J’écrivais autrefois dans un jour de douleur:
Quand je devrai mourir je veux que tu reviennes,
Et voilà qu’aujourd’hui cette plainte ancienne
N’éveille même plus un écho dans mon cœur.
S'il ne tenait qu’à moi de te faire apparaître
Et de recommencer notre cruel passé,
Si l’amour d’autrefois pouvait encor renaître,
Si trois ans de douleurs se laissaient effacer,
Crois-moi, je me clouerais les bras sur la poitrine
Plutôt que de refaire un appel insensé ;
Même si ton image était aussi divine,
Même si ton doux corps me tenait embrassé.
Non, rentre dans cette ombre immobile et profonde
Où le bruit de tes pas a longtemps retenti;
Tu m'as trop laissé seul parmi l'immense monde;
La douleur est usée et l’amour est parti.
Avec l'amour j'ai vu s’enfuir bien d’autres choses.
L'enfant fidèle et doux que je serais encor;
Son cadavre est enfoui sous de lointaines roses:
Paix à ce qui n’est plus ;respect à ce qui dort
Mais puisque c’est la loi de traverser la vie
Avec le cœur désert et les deux poings fermés,
Et puisque entre les corps que nous aurions aimés
L'un est notre ennemi et l’autre nous oublie,
Ne nous acharnons plus à poursuivre l’amour;
Assez de jeunes corps viennent s’offrir en proie,
Les doux seins inconnus recèlent trop de joie ;
On n’aime qu’une fois, on peut jouir toujours.


GLOIRE modifier

AVANT TOUT, J'AI DU PUR LANGAGE... modifier

A M. André Bellessort.

Avant tout, j'ai du pur langage
Toujours chéri la dureté
Et reconnu dès mon jeune âge
Les mystères de la clarté.

Dans mon ciel je veux pour étoile
Le mot juste seul triomphant;
Les auteurs ceints d’un triple voile
Dès aujourd’hui vont s’étouffant.

Je veux des mots et des cadences
Si clairs que tous à demi-voix,
Les retrouvent dans leur silence,
En oubliant qu’ils sont de moi.


Je veux, surgi hors des ramures
Comme un elfe rapide et bon,
Montrer du doigt la source pure
Et fuir dans l’air d’un léger bond.

CES VERS IMPURS... modifier

À M. Gaston Gallimard.

Ces vers impurs qu'après chaque pensée
Je laisse en héritage au temps,
Seront la proie infime et dispersée
De coquillages miroitants,
De varechs pourpres, d'algues rousses,
De ruisselets salés eet clairs
Éparpillés entre les mousses,
Alors que, fille de la mer,
La lourde vague verte et grise
Roulant avec tous ses éclairs
S’écrase au loin hors de la prise.


IL VAUT PEUT-ÊTRE MIEUX... modifier

A André Fraigneau.

Il vaut peut-être mieux que dans ma sombre vie
Rien n’ait duré
De ce que je voulais avec le plus d'envie
Me procurer.
J'aurais peut-être omis d’alimenter la flamme
De mon destin;
O sort, qui mieux que moi sais gouverner mon âme,
Tu m'as atteint
Afin de préserver ma gloire véritable ;
Car sans effort,
Une œuvre s’engloutit à l'instant redoutable
Qui suit la mort.
Mais quel ardent orgueil ou quelle confiance
Ne faut-il pas
Pour se mettre à chanter au milieu du silence
Quand tout s’en va ?


DANS LES OMBRES DE MA RAISON... modifier

A Maurice Bayen.

Dans les ombres de ma raison
Quel dieu murmure et m’encourage?
Ma pensée est comme l’image
D’une pensée encor plus sage
Qui luit derrière l'horizon.
La sourde voix qui me conseille
Dira le mot essentiel,
Car c’est au bord obscur du ciel
Que je recueille tout mon miel
Sans jamais voir glisser l’abeille.

JE NE CHOISIRAI PAS... modifier

À M. Charles-Henry Hirsch.

Je ne choisirai pas pour modèles ces vers
Qui pour tout charme n’ont que d’étranges images ;
Ils perdent leur secret, le livre à peine ouvert :
La Muse que je sers vit sur d’autres rivages;
Je sais qu’on peut troubler à force de clarté
Et que les ruisseaux purs ont le plus de mystère ;
J'évite les récifs, dans les flots projetés,
Qui rompent un courant limpide, et je préfère
Laisser par le seul jeu de l’ombre et des reflets
Sous les yeux attentifs l’enchantement se faire.

N'ÉCOUTE PLUS LE BRUIT DES MOTS... modifier

À André David.

N’écoute plus le bruit des mots, mais sens l’ardeur
Qui roule sourdement à l’abri de ces pages;
Avance-toi sans crainte :au début nulle image
Ne surprendra tes yeux, et même la couleur
En sera d’abord grise : une ligne légère,
Une ombre, m'ont toujours suffi pour tout fixer.
Mais si sur chaque page, ainsi qu’une étrangère
Tu laisses ton regard avec ennui glisser
Et songes que bientôt tu fermeras le livre
D'un cœur égal et lent comme tu l’as ouvert;
Tu te trompes : n’as-tu,durant les nuits de givre,
Jamais surpris soudain dans ton foyer d’hiver,
Alors que nonchalant près des cendres paisibles
Tu veilles sans danger, une flamme flexible
Et sanglante qui fuse et couronne le feu
Et tout à coup te force à détourner les yeux ?


MON CŒUR DEMEURE OBSCUR... modifier

À Jean Cocteau.

Mon cœur demeure obscur si ma phrase est limpide ;
J'aime que la clarté baigne mes flots sans ride;
Que des chants ingénus s'élèvent de mes eaux
Et qu’une brise pure incline mes roseaux ;
Mais malheur au passant esclave de ces charmes
Qui sur ma rive dort sans prudence et sans armes,
La fièvre sourde et lente erre à travers les vents
Mon lit se creuse et change et mes bords sont mouvants.

MEME QUAND JE LA FUIS,MA GRANDEUR ME TOURMENTE... modifier

A Madame Aurel.

Même quand je la fuis, ma grandeur me tourmente;
De la colline en vain je veux poser mes yeux
Sur les ruisseaux, les bois, les avoines dormantes,
Je m’évade aussitôt de ces modestes lieux :
Je respire, je vis et j'aime sur la terre;
Je m'y veux attacher, je fais tout de mon mieux;
Mais ce n’est point par là que se vit mon mystère ;
Il n’admet pour abri que des lieux désolés,
Reconnus seulement par des héros ailés
Et même si je veux je n’en pourrai parler,
Car le sort de quiconque y désire voler
Est d’abord de brûler ici-bas solitaire.

À PEINE APPARUS... modifier

À M. Paul Reynaud.

À peine apparus nous glissons
Entre les hommes de la terre;
Nos formes scintillent, légères,
Un éclair entre deux buissons,
Et ce sont les plus passagères
Qui laissent le plus de chansons.

LES SIÈCLES QUI VIENDRONT... modifier

A Jacques Chabannes.

Je suis semblable au fleuve à travers la montagne
Qui ne peut dans les rocs épanouir son cours ;
Je m’élance, mais mal, mon tourment m’accompagne,
Et je ne vois au loin que le désert des jours.

Nul regard amoureux n'ira sur cette page
S'assurer doucement que j'ai fait des progrès;
La foule même ignore et mon nom et mon âge,
Je marche sans appui, je travaille en secret.

Les siècles qui viendront m'offrent tout mon refuge ;
Je les veux pour amis , je les choisis pour juges ;
Ils nous pèseront tous, et de loin nous verrons
Qui pouvait du laurier se couronner le front.

OUI, JE SAIS CE QUE JE PEUX... modifier

Oui, je sais ce que je peux ;
Mais tout ce qu’il me faut dire
Ne se pourra bien traduire
Que si l’on me rend heureux.

De ma pure intelligence
Je n’attends pas de secours
Et ce n’est que dans l’amour
Que je trouve ma puissance.

Je ne vis que lorsque j'aime ;
J'interroge l'avenir ;
Qui, sachant me retenir,
Viendra me rendre à moi-même ?

POÈME, O FILS DE LA PRIÈRE... modifier

A Mlle J. Douillard.

Poème, à fils de la prière,
Quand tu parais dans ta lumière
Comment pourrais-je être orgueilleux ?
Tu viens de Dieu, tu vas à Dieu.

Quand les derniers mots sont écrits,
Si le poète sait se taire,
La route est ouverte à l’esprit
Qui veut échapper à la terre.
 
Et l'âme dans sa vérité
Déjà transperce la matière
Qui composait une frontière
Entre elle et son éternité.


MES VERS NE CROYEZ PAS... modifier

À Frédéric Lefèvre.

Mes vers, ne croyez pas que je vous abandonne:
Je souffre du silence où je suis condamné;
Tout arrête ma plume et pourtant je suis né
Pour vous ; le temps toujours m'est dérobé ; l'automne

Va commencer demain, qu’ai-je fait de l’été ?
Je vais de soir en soir, poursuivant le silence ;
De soir en soir, il fuit, par les bruits écarté.
Devrai-je donc toujours, sans gloire et sans défense,
Poursuivre obscurément d’inutiles efforts,
Me serais-je trompé dès le seuil de l’enfance
Et dois-je à mon destin mêler l’ombre de la mort?

MUSE modifier

Toujours tu gardes ta douceur;
Las de tout, tu me plais encore,
Et toi seule, Ô paisible sœur,
Un instant calme la douleur
Aux plis de ton manteau sonore.
Tu ne viens plus me voir souvent;
Je t'aime encor, tu m’abandonnes,
Selon l'usage des vivants:
Et je résiste seul aux vents
Au désespoir et à l'automne.


O POÈME, O REFUGE... modifier

À Mme la Comtesse A . de Chabannes La Palice.

O poème, à refuge, Ô bois silencieux
Dont j'entends aujourd’hui courir les mille sources,
Ta mouvante clarté seule est douce à mes yeux
Et ta mousse profonde offre seule à mes courses
Une ombre de douceur où tromper mon corps las ;
Et lorsque au vent du soir nous poursuivons nos pas,
Quand la vaine espérance est tremblante dans l’âme
Et que les yeux perdus nous regardons au loin,
Écho de notre appel, lueur de notre flamme,
O poème, c'est toi qui nous trompes le moins.

POUR PEU QU'APRÈS MA MORT... modifier

À Mme la Comtesse Jean de Pange.

Pour peu qu'après ma mort on songe à mon destin,
On n’y trouvera pas de quoi tenter l’envie ;
J'aurai deviné plus qu’atteint
Ce qu’il faut conquérir pour une belle vie ;
J'aurai,sans être grand,mesuré la grandeur;
Et su ce qu’est aimer alors que nul ne m’aime,
Et, n'ayant révélé mes secrets qu’à moi-même,
J'aurai dû parcourir comme un vain enchanteur
Cet univers aux mille routes,
Seul, toujours seul; sans qu’on m’écoute...


DONC A L’AFFUT D'UNE UNIQUE BEAUTÉ... modifier

A Jacques Maritain.

 — Donc à l’affût d’une unique beauté,
Toute mon œuvre est un guet dans la brume.
T'ai-je saisie, Ô lointaine clarté,
Qui dans mon ciel de nuit en nuit t’allumes?
Douce clarté, je ne sais rien de toi;
Mon pouvoir meurt si je veux te décrire;
Ton existence ou ton ardeur à luire,
Étoile unique, est tout ce que je vois ;
Et je le vois à des heures étranges
Que sur mon gré je ne puis rappeler;
Lors l’âme vole et les feux se mélangent:
Tout l’univers pour ces instants ailés.
Mais retombé de ces brusques batailles,
Le sol humain me recueille ébloui;
L’ange qui part est de trop haute taille,
Je suis brisé quand je lutte avec lui.
Pourtant je l’aime et le guette, fidèle,
Je chante seul et j’aspire à l'instant
Où fugitif, en sa flamme éternelle,
Au vol atteint par mes doigts hésitants,
Esprit et corps, l’immuable modèle,
Rien qu’un éclair à mes yeux se révèle,
Avant de fuir dans les gouffres du temps.


RIEN D'AUTRE ;SUR MON LIT JE NE VEUX QUE DES VERS... modifier

A Mlle Suzanne Tromeur.

Rien d’autre : sur mon lit je ne veux que des vers;
Venez vous y poser, ô brûlantes abeilles;
Que par onde jailli des feuillets entr’ouverts,
Votre bourdonnement adoucisse mes veilles.
— Voici sur les draps clairs , apportés au hasard,
Racine, Du Bellay, Madame de Noailles;
Voici Villon, Chénier, Vigny, voici Ronsard ;
On a pu mélanger les siècles et les tailles
Au point qu’en les voyant j'ai souri tout d’abord.
Mais voici que soudain s’élèvent les murmures,
Que tout l'étrange chœur grandit, se transfigure,
Et que je n’entends plus qu’un surprenant accord
Des poètes chantant avec leur voix de France.
Sur vos lèvres les mots, les tendres mots français,
Si transparents, si purs, de si douce apparence,
Dégagent, au milieu de vos divers succès,
Une telle lumière, un si merveilleux charme
Qu’ivre d’amour je ris et je verse des larmes
En songeant que j’aurai peut-être le bonheur,
Si j'ose me fier aux espoirs de mon âge,
Puisque je parle aussi votre divin langage,
D’ajouter une voix aux voix de votre chœur.

JOURS modifier

O TEMPS QUE J'AI CONNU... modifier

O temps que j'ai connu dans ma prime jeunesse,
Si lent à fuir, Ô temps dont j'ai maudit alors
Le cours si sage, arrête !Ah, qu'est-ce qui te presse,
J’étais fou de vouloir ta fuite ; quel effort,
Quels cris te suspendront dans ta rude vitesse,
O temps qui sans pitié nous ravis aux caresses
Et qui si promptement nous jettes dans la mort?


LE JOUR N’EST QUE SILENCE... modifier

À Robert Sébastien.

Le jour n’est que silence et l’âme n’est que feu ;
La vie à l’ombre dort :l'oiseau suspend ses jeux;
Alors je vais farouche et baissant la paupière,
D'espérance étourdi, de mystère oppressé,
Et je sens d’un long trait d’angoisse et de lumière
Mon cœur percé.


O MA CHAIR DE VINGT ANS ROSÉE... modifier

À ma mère.

Ô ma chair de vingt ans rosée,
Si mêlée avec l'univers,
Ô compagne de la rosée,
Mouvante sœur des rameaux verts;
Toi qui dans ton sang pur recèles
Toute l’ardeur universelle,
O mon corps dont les larges bras
Comme une ceinture profonde
Tournent autour des fleurs du monde,
Est-ce donc vrai, tu périras?


Ô matin doré, je ris, j'aime,
Que mes jeunes membres sont beaux!
— Mais les morts sous les chrysanthèmes,

N’en glissent pas moins au tombeau ;
Le vent chasse, le vent rapproche
Le terrible glas de vos cloches,
Et sur le bois luisant jeté,
Chaque sonore grain de sable
Rappelle à la chair périssable
L’inévitable vérité!
À ces mots sourds, à ces images,
Frémissant je serre les poings;
Je lutte avec les jours et l’âge,
Ils volent, je ne les tiens point:
Mais si dans l’ombre où vont mes pères
Vous me noyez,flots de la terre,
Je veux du moins que nul d’entre eux
Du gouffre triste de ses mœlles
N’ait fait jaillir jusqu'aux étoiles
Un hurlement plus douloureux.

Dans un bruit de tempête et d'ailes,
Poème, viens à mon secours;
J’ai soif de cris et d’étincelles,
J'ai soif de feu, j’ai soif de jour ;

Isolé sur la chaude grève,
J’étouffe d’un excès de rêves
Et comme sur l'éclair des flots,
Les lumineuses mouettes volent,
Je laisse battre mes paroles
Entre l’écume des sanglots.

Et plus que les déshérités,
Je me promène tourmenté
Ayant pour sœur la mer dorée
Qui, sans connaître son pareil,
N'est que le miroir du soleil
Et la captive des marées.

JE SUIS LE VIN NOUVEAU... modifier

Je suis le vin nouveau, triste au cœur des barriques,
Qui gémit sourdement dans l'ombre du cellier
À l'heure printanière où de troubles musiques
Sur les pas du printemps montent dans les halliers.

Assez d’un long hiver pour mûrir ma puissance!
Sur la douve moussue assez de cercles durs!
Que le vin d’aujourd’hui dans la coupe s’élance
Et que son libre feu bondisse dans l’azur!

Ah, qu’une lèvre rouge ait goûté son écume.
Qu'un corps voluptueux ait chéri son ardeur
Avant que les saisons de silence et de brume
Ne lui viennent ravir cette brûlante fleur!

UNE BRUME NOUVELLE... modifier

Une brume nouvelle enveloppe mon cœur;
Je ne sais quels cristaux lourds s’y forment ; la terre
Et le flot des désirs s’écoulent sans me plaire;
J’incline mon front las sous un ciel sans couleur
Et vois au loin glisser dans la lumière blanche
Le cortège muet des ombres du dimanche.

AUTREFOIS, JE COURAIS A TRAVERS LES PRAIRIES... modifier

Autrefois, je courais à travers les prairies;
Le ciel lustrait les peupliers
Et le vent qui descend les collines fleuries
Avait l'odeur des espaliers ;
Je ne songeais à rien, je jouais dans les sources,
Je me contentais d’être heureux,
J'étais pris tout entier par l’ardeur de mes courses
Et la fatigue de mes jeux.
Comme tout est changé ! il faut de chaque geste
Prévoir les cercles de remous ;
Nos appels, nos espoirs, nos discours même restent
Et servent d'armes contre nous.
Et le vent qui descend des collines fleuries
La famille au regard trop tendre est remplacée
Par la file des noirs guetteurs
Qui du moindre abandon de notre âme blessée
S'empare et pousse des clameurs.

TROUBLE JEUNESSE... modifier

Trouble jeunesse, Ô secret des aurores,
Tout a passé, je te possède encore.
Couleur du ciel, un vol de mots légers
Font et défont l’histoire de mon âme ;
Et d’un œil calme, à moi-même étranger,
Je vois s’inscrire entre l’ombre et la flamme,
Indéchiffrable et pourtant obstiné,
Ce sourd récit à Dieu seul destiné.

O CAPTIVE SECRÈTE... modifier

A M. Pierre de Nolhac.

Ô captive secrète et douce dans tes larmes,
Mon âme, l'esclavage est le fardeau d’un jour ;
Courage, tu t'en vas vers la paix sans retour ;
L'ange des grands départs t'offre déjà ses charmes.

Par toi-même blessée et toujours par tes armes,
Tu crois répandre en vain le beau sang de l’amour;
Tu fuis et crois fuir seule en tes mille détours,
La distance du ciel augmente tes alarmes;

Mais ne vois-tu déjà derrière l'horizon
Émerger le soleil des amours éternelles
Qui vient blanchir les murs de la triste maison ?

N’entends-tu pas déjà parmi les étincelles
Gémir le vent du large aux souffles embaumés
Qui porte jusqu’à Dieu ceux qui ont trop aimé.

SUR MON CORPS DÉLAISSÉ... modifier

Sur mon corps délaissé s’acharne le printemps
Et je fuis, au travers des ardentes journées ;
Seuls d’obscurs souvenirs en mon cœur hésitant
Se déroulent encore et j'aime ces nuées;
Elles sont mon seul jeu ; je m'y livre en secret ;
Et je m’obstine encore à suivre d’heure en heure
Une ombre de plaisir au milieu des regrets.
Amour, passant perdu, ton image demeure ;
Mais dans le long sentier que tes pas ont tracé,
Une seconde fois te revoit-on passer ?
J'ai peur qu'un sourd espoir malgré moi ne renaisse ;
Vivrais-je encore en proie à l’avide jeunesse
Qui des pires douleurs compose sa santé ?
Ah,c’est elle ! Je vois comme hier son visage,
J'entends grandir le bruit de son pas enchanté ;
Me voici rejeté sur son fatal passage,
Et les bras étendus je retombe à genoux :
« Ô jeunesse, sois-moi cette fois favorable;
À l'enfant incertain que ton retour soit doux !
Tu sais, tu sais assez que je suis vulnérable,
Qu'un triomphe déjà suffise à ton orgueil!
Mets tes mains sur mon front, adoucis ton accueil;
Laisse un plus tendre feu briller dans ta prunelle ;
Éclatante toujours, sois aussi maternelle,
Puisque je suis soumis comme tu peux le voir,
Puisque je viens t’attendre au détour de l'allée
Et n'ai d’autre désir que de pleurer ce soir
Auprès de tes beaux flancs dans ma chambre étoilée. »

PLUS RAPIDE BAT L'HORLOGE... modifier

Plus rapide bat l’horloge,
Plus traîtres s’enfuient les jours,
Et tremblant je m'interroge :
« Quel visage, quel amour
Dans l’ombre vont apparaître ?
Quand luiront à ma fenêtre
Ces yeux troubles que j'attends
Dans l'ivresse du printemps ? »
— Puisque malgré ma souffrance
Et malgré ton abandon,
Voici que je recommence
À poursuivre d’autres dons;
De nouveau pris par la ronde
Qu’à travers tous les chemins
Vient dérouler sur le monde
Le désespoir des humains.

L'ILE TRISTAN modifier

A Mme Colle-Adorjan.

Le vent du large a chassé les nuages,
Mais les douleurs, quand les chassera-t-il ?
Et quel esquif, en ses rouges cordages,
Saura me rendre un espoir juvénil ?
O mer paisible et pourtant tourmentée,
J’aime songer au bord des flots nouveaux ;
Et longuement je vois l’île enchantée
Où dans ses bras Tristan reçut des eaux
Iseult penchée à l'avant du vaisseau ;
Muets tous deux, sombres, brûlants et tendres,
Ne formant plus qu’une flamme et qu’un corps,
Et quand viendront les souffles de la mort,
Se rejoignant dans une même cendre.


AINSI COMME UN PASSAGER.. modifier

Ainsi, comme un passager,
Dans chaque maison humaine,
À peine ai-je pu songer
Que déjà l'heure prochaine
Me contraint de repartir
Vers une autre destinée;
Et mon âme exténuée
Aspire au doux avenir
Où, par les anges menée,
Loin des mois et des années,
Elle pourra se blottir
Dans la demeure étonnée,
Que nul vent ne fait fléchir.

NOURRI D'ESPACE ET DE VENT... modifier

Nourri d’espace et de vent
Je me livre à la nature
Qui referme ma blessure
À chaque soleil levant ;
Je soupire sur le sable,
Je m’endors, j'ouvre les bras ;
Ce qui semble irréparable
Un beau matin s’oubliera;
Mais pour ce trait de lumière
Qui jadis m’a déchiré,
Même en fermant les paupières
Je sais que je le verrai;
Et je berce ma tristesse,
En imaginant ce ciel
Qui centuple la jeunesse
Dans un amour éternel.

VOICI TOUS LES GLAÏEULS... modifier

À Mme Le Fer de la Motte.

Voici tous les glaïeuls du jardin sur l'autel.
Je sais par quelle main vigilante, au parterre
Qui borde le manoir, ils furent pour Vous plaire
Soigneusement coupés :neigeux ou pourpres, tels
Qu’après avoir fleuri le salut, ils demeurent
Epanouis et droits pour éclairer encor
La messe du matin. La main, durant des heures,
À dans les vases bleus où courent des fils d’or
Redressé chaque tige et lustré chaque feuille ;
Il faut que pour Vous brille un logement parfait
Quand Vous viendrez sous ce toit clair qui Vous accueille,
Et sur le linge blanc de votre autel, on met
Les vases lumineux et leur moisson humide
Dont la clarté marine exalte les couleurs.
Pour moi je ne pourrai, secouant mes mains vides,
Que murmurer des vers le soir entre vos fleurs,
A l’heure où sous un ciel plein de Votre présence,
Quand la mer chante au loin et que la maison dort,
Les poèmes légers dans l’espace s’élancent
Et montent s’enrouler à votre trône d’or.

LE CIMETIÈRE DE TRÉBOUL modifier

À Mme la Princesse Henri de Polignac,

Au pied du pin funèbre erre le flot marin;
La descente est légère et rose le terrain ;
Dans leurs fidèles bras serrant les véroniques
Les veuves au soleil déposent lentement
De leur geste éternel sur le grés gaélique
Leur fragile moisson couleur du firmament :
Un silence d'oiseaux et de tremblants feuillages,
Une brise enfantine, une tendre clarté
Impriment dans le temps leur lumineux sillage ;
Le golfe aux mille fleurs meurt de sérénité.

ÉCRIT A PANGE modifier

À M. le Comte Jean de Pange.

Quand j'entr'ouvris mes yeux aux brumes de l’aurore,
Les fantômes flottaient encore entre mes bras,
Je parcourus sans bruit, le regard lourd encore,
La chambre gris de lin où tremble chaque pas.
Et lentement je me glissai vers l’aube douce.
Sous le soleil naissant commençait à briller,
En ses eaux sans remous près du perron rouillé,
La Nied, verte, sans voix, entre ses lentes mousses,
Ses nénuphars jaunis et ses calmes roseaux,
Berçant, sur les reflets immobiles des eaux,
Leur longue feuille aiguë et leur couronne rousse ;
Plus loin, sur l’autre bord, c’est vous, étrange pré,
De rosée éclatant et d’arbres entouré,
Qui vous élargissez en un cercle tranquille,
Où meurent doucement les vapeurs de la nuit ;
Où debout à l’orée en un geste immobile;
Un marbre blanc semble sortir du bois jauni ;
Oui, c’est vous, large pré pâle et mélancolique
Que l’automne légère a fleuri de colchiques,
C’est vous que, longuement, à l’heure du départ,
Je viens revoir avec les gerbes de vos rêves ;
De vous, le temps fatal, le temps déjà m’enlève:
Mais vos pures couleurs restent dans mon regard ;
Elles seront longtemps chères à mes fantômes;
Ils aimeront longtemps errer sur votre chaume
Et , parlant à mi-voix comme ils parlent au soir,
Glisser dans l’air de la fleur mauve au lent flot noir.

II modifier

J’ai vu les formes légères
Que le soleil du matin
Soulève entre la lumière
Et les brumes du lointain.

Filles d’une songerie
Que de l’aurore à la nuit
Toute l'étrange prairie
Dans le silence poursuit ;

Blanc cortège qui des arbres
Se déroule dans le pré,
Hésite autour des vieux marbres
Et fond dans le ciel doré.

À quel cœur pur et tranquille,
Ô fantômes effacés,
Demandez-vous un asile
Lorsque vous disparaissez ?

Vous y glissez, tels les feuilles
Sur un gazon jaune et doux,
À ce cœur qui vous accueille,
Fantômes, qu’apportez-vous ?

Au jeu de quelles images
Avez-vous su l’enchanter
Pour donner à son visage
Un tel air de fixité?

De quelle famille d’anges
Êtes-vous, vous qui naîtrez
De ces doux brouillards que Pange
Voit mourir sur ses grands prés.

IL EST DES HEURES DE SILENCE... modifier

Il est des heures de silence
Où la tête inclinée et les yeux entr'ouverts
Je suis le royaume où s’élancent
Tous les désirs obscurs épars dans l'univers;
À toutes ces forces sans nombre
Qui cherchent sourdement un poète et des vers
Pour les tirer hors de leur ombre,
Je tends mes jeunes mains, je propose ma voix,
Car à ces anges misérables
Qui donc voudrait, si ce n’est moi,
Offrir un cœur inépuisable ?

NOUS ÉCARTONS SOUVENT SUR TERRE... modifier

À Mme la Vicomtesse Curial.

Nous écartons souvent sur terre
De pauvres êtres sans mystère
Qui sans compter d’humbles efforts
S'en vont dans l'ombre vers la mort ;
Jamais ils n’ont sous leurs paupières
Surpris ces éclats de lumière
Qui savent étourdir les cœurs;
Jamais un de ces cris vainqueurs
Qui frappent la foule et la touchent
N’a jailli de leur faible bouche;
Les plus sauvages sentiments
Chez eux agitent vainement
Leurs courtes ailes mutilées ;
Mais dans la grande ombre étoilée,
Quand Dieu nous emportera tous,
Qui verra-t-il d'un œil plus doux
De ces esclaves ou de nous ?

CES MOUVEMENTS D'AMOUR modifier

A L-G. Guerdan.

Ces mouvements d’amour vers les cœurs affamés,
Ces mains timidement ouvertes parmi l’ombre
Pour y toucher les fronts en sueur, pour calmer
Les longs appels muets et les combats sans nombre
Qu’abrite avec pudeur le plus déshérité ;
Ces phrases dans la nuit sourdes et maladroites
Où l’on ne cherche plus le sens des mois, porté
Par une impulsion plus secrète et plus droite,
Où le son de la voix est tout, où l’on ne peut
Tant l'âme fraternelle est alors dégagée,
Faire le moindre mal à l’âme protégée ;
Cette minute pure où le plus malheureux
Sait trouver des accents pour rendre l’espérance ;
Cette communion dans un ciel de malheurs
De deux frères obscurs dont l’un est sans défense
Et l’autre pour l’aider cache ses propres pleurs,
- Pour nous qui sans savoir allons de peine en peine
C'est la seule clarté dans nos ombres humaines.

J'AI TROP OUVERT A TOUS, A TOUTES... modifier

A Madame LucieDelarue-Mardrus.

J’ai trop ouvert à tous, à toutes,
Ô, mon âme, toutes tes routes ;
Tel qu’un poète et qu’un enfant,
J’eus le don d’être confiant ;
Mais qu’a-t-on fait de mes mystères!
Frère ingénu des sources claires
Qui chantent entre les roseaux,
J’offrais à tous le ciel et l’eau ;
Hélas ! la foule inattentive
A rendu troubles et captives
Les lumières que je roulais;
Elle a trouvé ce qui lui plaît,
Au cœur de ma course la boue;
On m’aime, on me quitte, on me loue
Pour des attraits ou pour des biens
Qui n’ont jamais été les miens,
Et mon âme trompe la vue
De ceux qui l’ont le mieux connue.

CHAUMIÈRE modifier

Dans le trouble où je suis, Seigneur, inspirez-moi.
Daignez vous incliner sur la lampe qui fume
Et blanchir de clarté les solives du toit ;
Cette basse demeure au-dessus de l’écume,
Qui dans les soirs d’orage en ses murs craquelés
Doit subir tour à tour l’assaut des vents salés
Et des longs ouragans déchaînés sur les terres,
Si vous l'avez, Seigneur, acquise pour maison,
Empêchez que ces chocs ne brisent pierre à pierre
La chétive muraille esclave des saisons,
Ne rongent les volets, ne fendillent la porte,
Ne moisissent les draps dans le lit délabré,
Sinon vous n'aurez plus qu’une chaumière morte
À l'heure inattendue où vous arriverez.

J'AI VOULU VIVRE UN JOUR... modifier

A Mme la Princesse de Ligne.

J'ai voulu vivre un jour entre des formes grises :
La rue était légère et pâle ; les jardins,

Où les dahlias roux se meuvent sous la bise,
Longs et déserts; au creux des poiriers secs soudain,
Dans Fombre, aux coups de vent, quelques poires pesantes
Tombaient ; d’un toit luisant s’envolait dans le vent
Une fumée intime et bleue;— une soirée

Paisible a commencé ;la lune se levant
Domine une maison doucement éclairée ;
Pas un bruit ; le soir clair de silence est noyé:
Ceux qui ne sont pas seuls sont rentrés au foyer.

L'AIR SENT LA PLUIE... modifier

Le vent tiède, le vent bleu d'hiver, tout humide
A soufflé longuement sur le gazon : le bruit
Des feuilles est moins sec, moins fier ;un peu d’eau luit
Sur des cailloux le ciel tremblant dort moins limpide;
L'air sent la pluie ; il fait lourd ; on bâille , on attend
On ne sait quel orage, et l’heure lentement
Passe et la journée est passée et la lumière
Brusque et dure n’a pas déchiré les paupières.

DANS MON SOMBRE FIRMAMENT... modifier

Dans mon sombre firmament
Se lève une lente aurore ;
Je fais voile lentement
Vers une île que j'ignore,
ELes oiseaux avant-coureurs
Autour de mes voiles errent
Et le vent venu de terre
M’apporte le goût des fleurs.

RETOURNER EN TON SEIN... modifier

Retourner en ton sein, malgré l'horreur humaine,
Ne me fait plus souffrir.
Et j'accepte aujourd’hui que mon sang dans mes veines
Cesse un jour de courir.

Si je songe à la mort, j'ai l'âme d’une source
Échappée à l’hiver
Et sais que les détours n’empêchent point la course
D’aboutir à la mer.

Mais de quel cœur brûlant j'espère entendre encore
Un murmure d’appel
Et m’enivre toujours des nuits et des aurores
De ce monde mortel.

J'ai trop tôt appelé le céleste silence;
Qu'il ne règne encor pas ;
Que j'ose un jour encor porter ma vigilance
Sur les chants d’ici-bas!

Oui, je sais, dans nos jeux tu t’en vas et nous laisses
Muets d’étonnement:
Mais que je puisse encor te donner, ô jeunesse,
Un peu d’attachement !

Oui, toutes les amours qui semblent les plus sûres
Ont pour sort de périr ;
Mais qu'importe, je veux, à ces chaudes blessures,
Une heure encor m’offrir

J'irai, j'irai plus tard adorer vos mystères,
Ô divine clarté,
Laissez-moi vivre encor ce beau soir de la terre
Avant l'éternité !

IL M'EST DOUX DE CHANTER.. modifier

À André Paudrat.

Il m'est doux de chanter longuement à voix basse
Et de laisser les mots se rejoindre à leur gré.
D’étranges mendiants, ayant à travers pré
Traîné sous le soleil leurs légères besaces,
Se retrouvent ainsi quand le soir va tomber
A l’ombre d’un château d’où nul bruit ne s'élève ;
Ils font halte dans l'ombre, et de leurs dos courbés
Détachent lentement leurs guitares : ils rêvent
Puis, les yeux demi-clos, ils chantent sous les murs,
Insoucieux de voir si quelque ombre se penche,
Blottis dans le fossé sous les donjons obscurs,
Éclairés par la lune et cachés par les branches ;
Leur voix sauvage monte à travers l’air du soir;
Leurs doigts glissent, touchant les cordes sans les voir
Puis, de nouveau debout, dans la nuit immobile,
S’éloignent des créneaux où rien ne veut bouger,
Ils s’en vont , col levé , d’une marche tranquille,
Dans les champs de rosée et d’ombre, à pas légers.


NOTRE DESTIN, A COUPS SECRETS... modifier

À Mme la Vicomtesse de Gaigneron.

Chaque journée en ténèbres féconde
Murit le cœur pour d’éclatants matins ;
Notre destin, à coups secrets, émonde;
Dans l’ombre il touche, il incline, il atteint.
Il va tarir les sources de la vie,
Il nous détruit ; du moins nous le croyons,
Lents à savoir de quels feux est suivie
Cette nuit lourde et sous quels beaux rayons
La branche neuve, humide encor de sève,
D'un jet ardent s'échappe, se soulève
Et dans l’azur creuse son pur sillon.

SI CEUX QUE NOUS AIMONS... modifier

Si ceux que nous aimons songeaient combien leur voix
Leurs gestes, leurs silences même
Vont soulever en nous de surprise et d’émoi;
S'ils savaient comme lorsqu'on aime
Un regard dur longtemps demeure dans le Cœur ;
S'ils sentaient par quelle humble peine
Battent les yeux blessés pour contenir les pleurs,
Ils connaîtraient le prix de la tendresse humaine,
Ils souriraient avec douceur
À ceux qui marchent dans les chaînes
Et qu'un destin fatal entraîne
À l’inutile don du cœur.

MONTE, MONTE, BRUIT DU TONNERRE... modifier

Monte, monte, bruit du tonnerre,
Vite l’orage, il fait trop chaud ;
Que les cieux étouffés desserrent
Leur sombre, leur ardent manteau;
Que les lourds arbres immobiles
Sortent de leur pesant sommeil :
Et que sur l’anxieuse ville,
Comme un tourbillon de soleils
Entre la pluie et les poussières,
Les mille éclairs libérateurs
Fassent trembler sous leurs lumières
Toutes les brûlantes paupières
Qui se baissaient dans la tiédeur.

QUI DONC CHÉRIT PLUS QUE MOI. modifier

Qui donc chérit plus que moi
Le sourd appel des visages
Et cherche avec plus de rage
Leur inépuisable émoi ?

Qui donc à ces troubles lèvres,
À ce profil inconnu,
À l'éclat de ce cou nu,
Se livre avec plus de fièvre ?

Qui ressent plus de regret
A voir fuir quand la nuit tombe
Comme un envol de colombes
Ces doux corps pleins de secrets ?

TOI QUI ME BERCERAS.. modifier

Toi qui me berceras lorsque je serai mort,
Qui seul rassasieras mon corps insatiable
Et qui feras peser sur ce lugubre corps
Le seul baiser durable ;

Toi qui, m'ayant un soir saisi dans tes bras sourds,
Appuieras sur mes flancs ton souffle que j'ignore
Et qui préserveras nos ténèbres d'amour
D’importunes aurores:

Toi qui, nouant à moi tes muscles ténébreux,
T’avoueras si jaloux d’une si belle proie
Et qui feras chanter dans ton gazon pierreux
Ta maîtrise et ta joie ;

Toi qui, si mes amis entourent mon tombeau,
Engloutiras leurs pleurs, astres de mon silence,
Pour que rien ne me trouble, Ô mon ami nouveau,
Dans mon appartenance;

Je te salue, Ô sol infaillible des morts
Que ne peuvent cacher ni les fleurs ni les branches,
Athlète dont le doux et fatal corps à corps
N’admet point de revanche;

Je te salue en ton visage de printemps,
À cette heure limpide où tu veux me séduire
Par les bois lumineux et les airs transparents
Qui couvrent ton empire

Par les vents incertains, merveille de midi,
Dont ce front printanier aime les mille bouches;
Par le sommeil léger des jardins engourdis
Dans leurs sentiers farouches;

Par l’haleine des buis et des fleurs de pêchers
Par le voile neigeux de chansons indécises
Que tissent doucement douze bouvreuils nichés
Aux branches encor grises;

Par l’orient secret de ce tranquille jour
Où la tendre lumière est sœur de l'espérance,
Où le monde léger sous les cieux suit son cours
Et fleurit en silence,

Par ta robe de vie, ô sol qui sais mentir,
T’embellis de rameaux, de lumières et d’ailes,
Afin de me montrer douces à pressemtir
Nos amours immortelles.


QUAND LA ROSÉE ÉCLATE.. modifier

Quand la rosée éclate aux tiges des fougères
Et que le merle court des hêtres aux bouleaux,
Quand souffle sur la lande une brise légère
Et que l’aurore en feu se lève sur les flots ;

Quand j'avance si jeune et si doux aux caresses;
J’appelle près de moi mes frères les parfums
Qui savent tant bercer ma vivante paresse
Et qui me veilleront quand je serai défunt,

Et libre, environné d’azur et de bruits d’ailes,
Je me sens trop l’ami de ce joyeux matin,
Pour ne pas découvrir que mon âme immortelle
Comme un oiseau des mers s’est perdue au lointain.

J'ÉCRIS À MA FENÊTRE... modifier

J'écris à ma fenêtre et je vois le village
Sous l’averse ; déjà l’arc-en-ciel miroitant
Chasse l'ombre et le feu de ces jeunes orages
Qui montent si fougueux au début du printemps ;
Quel démon m’a poussé dans cette calme terre
Qui dès qu’elle aura bu cette belle eau,
Sur son placide sein bercera fraîche et fière
Ses grands champs de blé vert pleins de coquelicots.
Cette simplicité, cet azur, ce village
Irritent mon ennui plus qu’ils ne le soulagent ;
Je feins de les aimer ; je me dis leur ami,
Mais c’est faux, je ne puis me plaire que parmi
Vos lumières, ô bars, que je revois si douces,
Vos lourds fauteuils de cuir préférables aux mousses
Et plus que la clarté trop limpide des cieux,
J'aime un cerne d’amour qui grandit sous les yeux.

ON VOIT DE MA FENÊTRE UN ÉTROIT PAYSAGE.. modifier

A Marcel Augagneur.

On voit de ma fenêtre un étroit paysage :
Des fourrés, puis un pin tout contre la maison ;
Une route, et plus loin les toits roux du village ;
Enfin des peupliers découpent l'horizon.

Le jour d’été sommeille en un demi-silence ;
On entend un ruisseau, dans des saules caché ;
Un coup de vent :le pin murmure et se balance ;
Dans un carré de choux parlent deux maraîchers.

D'avance, on connaît tout de cette simple terre;
On le croit ; mais soudain , tout change , tout surprend
De la simplicité naît un autre mystère
Et l’étroit horizon semble infiniment grand.

QUE FAIS-JE DONC ICI. modifier

Que fais-je donc ici et que fais-je sur terre ?
— La campagne est si belle après l’orage, on voit
Une ombre de nuée à la cime des bois,
Et dans l’air vif chaque arbre scintillant s’éclaire ;
Au loin les jeunes blés au-dessus des sentiers
Plus lumineusement roulent leurs vagues vertes ;
Pour écume elles ont les clairs bleuets mouillés
Et les coquelicots dont la fleur entr’ouverte
À peine épanouie incline et meurt déjà,
Car tout vient rappeler que chaque renaissance
À pour sort d’être vaine, et qu’en vain l’on changea
L’heure contre laquelle il n’est point de défense.

JAILLIS COMME UN SOUPIR... modifier

À Mme Helen Mackay.

Jaillis comme un soupir ou comme une prière,
Mes vers de ce matin puissent-ils vous porter
Un peu de cette verte et brillante lumière
Qui répand sur mon corps ses longs flots enchantés.

Je me suis éveillé si docile à l’aurore,
Si vif à percevoir tous les secrets du jour,
Et ma vie emportée ainsi qu’un chant sonore
Vers la terre et les cieux s’élance tour à tour.

Sous le soleil naissant des chaudes matinées
S'évapore dans l'air ton ombre, ô destinée;
Je regarde monter la lumière, et j'attends
Ce que le ciel voudra faire de mon printemps.

NARCISSE modifier

À Max Joly.

Je n’aime cette nuit que le cercle enchanté
De ce pur horizon où la lune immobile
Verse limpidement sa lumière tranquille
Sur les sapins obscurs et les blés argentés;
Un lac brillant reflète à travers le feuillage
La campagne dormante et les astres des cieux ;
Une source légère y trace son sillage
Par un frémissement long et silencieux;
Des oiseaux d’un vol lourd tombant de branche en [branche
Font brusquement craquer les rameaux endormis;
Et dans la clarté calme où me plonge la nuit,
Le long des bords muets je me glisse et me penche
Pour surprendre sur l'eau les éclairs de mon corps,
Et te nomme à voix basse, Ô frère, enfant des songes,
Qui suivais sur les flots ton mobile mensonge
Narcisse, et ne connus ni l’adieu ni la mort.

ADONIS modifier

À Mme la Comtesse Melchior de Polignac.

Doux comme un étranger.
J'apporte sur ta tombe
D’un pas léger
La paire de colombes.

Je veux mêler encor
À ces dons funéraires
Des fruits du Nord,
Des présents de ma terre,

Car mon sol fabuleux
À sur sa neige grise
Les renards bleus
Et les aigres cerises.

Adonis, ton beau sang
Ne court plus dans tes veines,
Tout innocent,
Plus doux que la verveine.

Consacré le plus beau
Par l’amour de Cythérée
Voici donc sous un tombeau
Ta dépouille enterrée.

Ton sang rougit à flots
Les lys où l’on te couche;
Loin d’une ardente bouche,
Tes cils purs se sont clos.

Amis, pleurons sur le sable
Où voici tous nos plaisirs,
Les dieux sont inexorables
Puisqu’un beau corps peut mourir.

POUR SOUTENIR DANS MES BRAS NUS... modifier

À M. Henri de Régnier.

Pour soutenir dans mes bras nus la charge
D'un corps tremblant,
Farouche encor, et des embruns du large
Tout ruisselant;

Pour l'emporter, sans que son poids ne pèse
À mes doigts secs
Loin de la vague, à l'ombre des falaises,
Sur le varech ;

Pour l’y coucher encor toute surprise
En ses attraits,
Longue, légère et respirant la brise
A larges traits;

Pour m'enivrer à loisir à la vue
De ces bras blancs
Entrecroisés en armure ingénue
Des seins aux flancs;

Pour étouffer sur sa lèvre captive
Un cri de peur
Qui deviendra sous ma bouche attentive
Chant de bonheur;

Pour me serrer dans un brûlant silence,
Les yeux mi-clos,
Contre son corps qui sent mourir l'enfance
Et son repos,

L'heure est venue, Ô mon enfant lointaine,
Qui doucement
M'ose rêver, d’une audace non vaine,
Moi, ton amant.

Mystérieuse et pourtant animée,
Les vents plus forts
Te vont pousser d’une haleine embaumée
Jusqu'à ces bords ;

Et frémissant au sable du rivage,
Je suis debout,
Mon sang gémit, j'invente ton image
Dans les remous.

L'UN DES FILS, LES DERNIERS... modifier

A François Lang.

L’un des fils, les derniers de l’ancienne Europe,
Perdu sur mon îlot,
Je vois la jeune mer qui monte et m’enveloppe
De son vivace flot.
Les arbres les plus beaux et les plus profitables,
Au choc des vents nouveaux,
Ainsi que des géants s’abattent sur le sable,
Effrayant les échos;
Les plus secrètes fleurs et les plus lumineuses
Qu’au fond de nos jardins
Croisèrent lentement des mains ingénieuses,
Mourront sans lendemain,
Et toute âme amoureuse, à jamais exilée
De ces étranges lieux,
Ira porter ailleurs d’une sombre envolée
Sa lumière et ses dieux.

AMANT DE LA LUMIÈRE ABSENTE... modifier

D’une ombre toujours renaissante
Ainsi mes pas sont entourés;
Amant de la lumière absente,
Je m’avance le front barré
Et saisis dans mes mains obscures
Un flot de fleurs et des ramures
Que dans le doute et dans le soir
Je disperse au vent sans savoir.

SUR VOS FLOTS AMBIGUS... modifier

Sur vos flots ambigus je me laisse porter,
O vie, et les yeux clos, l'ombre sur mon visage,
Je glisse mort d'amour et lourd de volupté;
Je ne demande plus à connaître au passage
Quels bois ou quels coteaux tremblent dans la clarté ;
Le cœur le plus ardent s'endort dans le voyage,
Et ce n’est plus qu’en songe, Ô mes beaux paysages,
Que j'aime à vous revoir, par une ombre habités;

J'AI TOUJOURS SUR LA LÈVRE UN GOUT SOURD DE DÉSIR... modifier

J'ai toujours sur la lèvre un goût sourd de désir
Et mes yeux sont flottants sur des formes humaines;
Dans mes cils obscurcis dort l’ombre du plaisir ;
Comme une plainte humide erre dans mon haleine;
Les sourds aveux du corps ne me délivrent pas ;
Dans le silence, obscurs, glissent mes tristes bras
Dont la vaine douceur se referme sans proie ;
Je ne sais plus pourquoi, ni si je vis encor
Et je doute en songeant si le jour de ma mort
Ne sera pas le jour de ma première joie.

QUI VÉCUT PLUS SENSIBLE... modifier

Qui vécut plus sensible à la beauté des êtres,
Plus vif à savourer, plus sûr à reconnaître
L’harmonie onduleuse et flexible d’un corps ?
— Amants, si dans vos cœurs l’âpre désir s'endort,
Quand vos regards noyés suivront dans la pénombre
Les fantômes légers, fils de la volupté,
Quand vos bras engourdis se chercheront dans l’ombre
Et que vous rêverez heureux et abrités,
Songez parfois à moi qui serai sous la terre
Et ne connaîtrai plus le moment des baisers;
Songez, vous dont battra le flanc mal apaisé,
À mon corps dans la nuit qui sera solitaire ;
Puis, ayant soupiré, serrez-vous sans tristesse;
Emmêlez de nouveau la chaleur de vos doigts
Et songez en vivant votre ardente jeunesse
Que vous n’auriez pas eu meilleur ami que moi.

JE TE FUIS, VOLUPTÉ... modifier

Je te fuis, volupté, je te fuis, mais je t’aime.
Je ne suis pas de ceux qui sentiront ce soir
Une fuyante chair se glisser contre eux-mêmes,
Et verront, au travers de quelques beaux cils noirs,
La flamme du désir briller dans la nuit douce.
Mais te fuir, insensé, quel scrupule me pousse
À fuir un corps facile et sa tendre beauté ?
Mon désir s'est-il tu? Mon corps est-il de pierre?
Ah! viens encor ce soir sur mes sombres paupières
Appuyer doucement tes lèvres, volupté!

SI POUR TROUVER LA JOIE. modifier

Si pour trouver la joie on quitte le plaisir,
Seigneur, j'aime encor mieux le poids de la jeunesse;
Qu'elle demeure, avec les farouches désirs,
Que de ses mains encor s’envolent les caresses
Que ses brûlants soupirs sur mes cheveux dorés
Se répandent toujours durant les nuits d'automne,
Que, dans l’ombre du soir mollement éclairé,
À l’ardeur de nos jeux mon corps toujours frissonne;
Que chaque nuit son flanc si tiède sous les doigts
Comme une mer see gonfle et s'écrase sur moi.

MON DÉSIR, C'EST FINI. modifier

Mon désir, c’est fini, que reste-t-il de toi?
Je tremble, le front chaud et la bouche fiévreuse ;
La sombre volupté, glissant entre nos doigts,
Regagne d’un vol sa terre mystérieuse.

Et toi, pâle dans l'ombre et prête à sommeiller,
J’ignore les appels qui peuplent ton silence;
Tes larges yeux ouverts luisent sur l’oreiller ;
Ton corps semble rêver d’impossibles défenses;

Rêvons ; tu m'as livré ta plus secrète chair,
Et j'ai posé sur toi ma dure convoitise ;
Le temps de notre accord n’a duré qu’un éclair
Et te voici perdue, à peine t’ai-je prise.

FAIBLESSE DU CORPS... modifier

Ô faiblesse du corps, patience des cieux !
Comment donc le Sauveur peut-il jeter les yeux
Sur la futile créature
S1 prête à replonger dans l’humaine aventure,
Et comment sans rougir l’homme peut-il penser
Au ciel qui l’aime encore et qu’il court offenser ?

DES PLUS ARDENTS BANQUETS... modifier

Des plus ardents banquets, l’âme sort altérée;
Un sourd, un long désir traîne jusqu’au matin ;
La figure vieillit, par la lampe éclairée ;
Connaîtrai-je jamais les innocents festins ?

Quel est le chant du cœur aux aurores sans honte ?
J'aimerais découvrir la nouveauté du jour
À l’heure où les vapeurs entre les maisons montent
Et que le printemps meurt de courage et d’amour.

Je suis las du sinistre éclat des verres vides
Et d'entendre rouler les vases effeuillés;
Mes yeux de vingt-cinq se fanent et se rident,
Il est temps de dormir sur un autre oreiller.

Rejoindre les enfants qui n’ont pas l’habitude
D’entendre les désirs de leurs veines chanter,
Qui parcourent sans peur leur propre solitude
Et ne chérissent pas tout ce qu'ils ont quitté.

JE VOULAIS FUIR LA VOLUPTÉ... modifier

Je voulais fuir la volupté :
Une sourde voix entendue
Au téléphone m'a jeté
Dans une ivresse trop connue;
Les yeux baissés et chancelant,
Je viens me remettre à pas lents
À mon travail à cette table ;
Mais un obscur bonheur m’accable ;
Et je sens hors de mon pouvoir ;
Malgré mon désir d’être sage,
D'écarter et de ne plus voir
Vos flancs nus et votre visage.

ASTRES IMPÉTUEUX... modifier

Ah! que je suis las d’être emprisonné sur terre
Dans les saisons, dans les orages, dans la chair,
Par des fleuves portant leurs vagues moutonnières
Entre de mêmes bords jusqu’à la même mer.

Aucun lait nourrissant pour mon âme affamée
N’a pu couler du sein des terrestres brebis;
J’ai toujours mal dormi sous les chaudes ramées
Dans l’appel et la faim je consume mes nuits.

Jaillissez donc enfin de vos lentes ellipses,
Astres impétueux des résurrections,
Mon cœur n’aspire plus qu'aux jours d’Apocalypse
Où je verrai flamber les nouvelles Sions;

Où les vents éternels se levant dans l’espace
Rouleront dans leurs plis les roses et les bois,
Où trouvant à mes pieds les longs liens de ma race,
J'entrerai dans des lieux assez larges pour moi.

AFIN QU'A CHAQUE ENFANT... modifier

À Mme la Comtesse de Nouailles.

J'ai laissé, dans les lieux où j'ai dû respirer,
Je ne sais quelle ardeur attachée à la terre;
Que ce soit en mes jeux sur mon sol préféré,
La Touraine, aux vapeurs flottant sur des parterres,
Où me fut révélée, à l’âge de seize ans,
La saveur du désir et le goût du printemps ;
Que ce soit en foulant les sentiers et les grèves
Où ma jeunesse ardente a poursuivi son rêve,
Le sol rose d’Alsace ou les bosquets du Ris,
Les lacs étincelants des Alpes ou Paris,
Dans le calme du ciel monte parfois encore
La lueur des foyers que j'y vins allumer ;
Sans savoir de quels feux une âme s’y dévore,
La vierge aux longs cils purs, enhardie, ose aimer;
Et ce soir, où la nuit d’avril brille si belle,
Où les vergers en fleurs tremblent laiteusement
Sous la fraîche clarté de la lune nouvelle,
Où je sens, enivré, dans un seul battement
À mon sang printanier s’unir toutes les sèves
Et toute ma puissance aux puissances du soir,
Je rêve que partout où j'ai vécu se lève,
Doué d’un plus aigu, d’un plus brûlant pouvoir,
Le désir merveilleux qui grandit et transporte,
Afin qu’à chaque enfant soit donné son émoi,
Et que longtemps après que ma voix sera morte,
Tous, m’ignorant ou non, ne vivent que par moi.

==AH ! QUAND JE SERAI MORT ==
A Jean Wald
<poem>
Ah ! quand je serai mort, n'écoutez plus de moi
Les mots, les calmes mots dits je ne sais pourquoi,
Par scrupule, par crainte ; oubliez-les, ces phrases

Où je m'éfforce en vain de feindre des extases ;
Oubliez tout ce qui de moi, dans mes écrits,
N'a pas l'air d'un appel, d'une fureur d'un cri ;
Écartez comme faux ce qui semble tranquille ;
J'ai voulu tour à tour la retraite, les villes,
Et dans les lieux bruyants ou les lieux écartés,
Je t'ai cherché en vain partout, sérénité.
Non il ne peut de moi demeurer qu'une fièvre
Et le dernier soupir que pousseront mes lèvres
Sera brûlant, sera l'appel desespéré
Que tout l'être étourdi jette à l'instant sacré
Où du corps prisonnière une âme se détache ;
- L'appel, l'appel constant vers tout ce qui se cache
Et qu'en toute une vie on n'a pas pu saisir ;
Le mot, le mot dernier sera le mot désir ...

SUR LA ROUTE DÊÉSERTE... modifier

Sur la route déserte où s'élèvent les vents,
Dans le creux de mes mains j'enferme ma lumière ;
Le falot, dont la mèche brûle en s’activant
Charbonne, et se réduit dans l'ombre et les poussières ;
Je le veille attentif, je bute sur les pierres,
Mon œil anxieux suit le vacillant éclat ;
Mais si l'orage encor longtemps siffle autour d'elle,
La flamme qui se plaint, la flamme qui chancelle
Sous la pluie, aux parois suintant, s'éteindra,
Et seul, abandonné sur la route sonore,
Je courberai la tête en oubliant l'aurore.

JE N'AI JAMAIS VOULU CHOISIR. modifier

Je n'ai jamais voulu choisir
Entre cet abandon suprême
Fait par une âme au Dieu qu'elle aime,
Et ces triomphes du désir
Sur les autres désirs humains ;
Faut-il que cette double gloire
Échappe à mes fiévreuses mains
Et ne laisserai-je aux mémoires
Que la brûlante et sourde histoire
D'un enfant mort sur deux chemins ?

MON CŒUR BAT TOUJOURS JEUNE... modifier

Mon cœur bat toujours jeune et toujours anxieux ;
O soir, tranquille soir, permets qu'il se connaisse,
Où le guette sa perte, où l'attendent ses cieux ;
Il va bientôt quitter la première jeunesse ;
Ce qu'il ne comprend pas, quand l'entendra-t-il mieux ?


DANS LES OMBRES DE MON ÂME… modifier

Dans les ombres de mon âme,
De nouveau j'ai vu des flammes ;
J'ouvre l'oreille et j'entends
Toutes les voix du printemps ;
Ah! parlez, je vous écoute,
Dans ma maison, sur les routes,
Parlez, je suis jeune encor,
Je suis prêt à vous entendre ;
Cherchez vos mots les plus tendres,
Avant que ma bouche en cendres
N'apprenne les chants des morts.


LES DIEUX QUE J'APPELAIS... modifier

Les dieux que j'appelais parlent à voix plus haute,
J'entends monter leur chant ;
Je guette ; le soleil illumine la côte
Et les bois du penchant ;
J'écoute, une torpeur attentive et divine
Fait s'incliner mon front,
Dans le ciel doux et clair l'hirondelle dessine
Et referme ses ronds ;
J'écoute le silence et le simple village
Où je suis étranger,
Le jet d'eau du bassin qui trace son sillage
D'un murmure léger ;
J'écoute ; tout est calme et pur ; tout va se taire
Et tout se tait déjà ;
Les dieux muets et blancs descendant sur la terre,
O paix, les dieux sont là.


ALLONS, PUISQU'IL FAUT VIVRE... modifier

Allons, puisqu'il faut vivre, ô jeunesse, posez
Doucement sur mes yeux vos doigts entrecroisés :
Dans l'ombre j'entendrai comme des bruits de fête ;
Qui soupire, est-ce vous ? Ah! renversez ma tête
Ma bouche humide s'ouvre et tremble dans la nuit ;
— Non, laisse encor tes mains sur mes yeux, laisse encore
Désirer, Dans le ciel, écoute, un oiseau fuit ;
Comme le vent ce soir dans les bois est sonore !
Qui me frôle, est-ce toi ? Qui passe ? Un messager
N'a-til pas jusqu'à nous couru d'un pas léger ?
Protège encor mes yeux ; j'ai peur de la nuit claire.
Suis-je seul à sentir comme tout est ailé ?
Ah! couvre par tes chants les voix qui vont parler,
Ai-je donc demandé que tout fût dévoilé ?
Où fuir ? N’entends-tu pas ? Tout parle sur la terre !
— Fuir? Non. — Je cueillerai ton souffle sur tes dents;
Je roulerai mon front entre Les seins ardents
Où se mire la lune, où s'effeuillent les roses,
Et malgré le murmure universel des choses,
Jeunesse dans la nuit mêlant nos corps laiteux
Nous n'entendrons que nous ; nous ne serons que deux.

J'AI REVU TON VISAGE... modifier

Je ne pensais à rien, j'ai revu ton visage
Et tout d'un coup mon sang a brûlé dans mes veines ;
Voici que tu t'en vas : il reste ton image ;
Et moi qui connus tant de peines,
Je reste étourdi de bonheur ;
Je songe que ta vie est mêlée à ma vie
Et ta jeunesse à mon ardeur ;
Tu m'as repris tes yeux, et tes mains et ton rire ;
Dans le calme du soir je n'entends plus ta voix ;
Mais au fond de mon cœur se découvre et vient luire
Le simple bonheur que tu sois.



VIVRE EST ENCOR DOUX. modifier

Et ce matin, vivre est encor doux ; vivre est bon ;
À mon réveil j'ai murmuré ton nom ;
Le soleil entrait dans ma chambre ;
Un pur et frais jour de septembre
Baignait de sa clarté les pommiers du jardin ;
Une brume flottait aux branches,
Et j'aspirais tout le matin :
Un ciel à peine bleu sur l'herbe à peine blanche.


J'IRAI LA-BAS... modifier

Un jour pourtant j'irai vers la lumière,
Je luisserai ces membres désolés,
Ce sang fiévreux et ces lourdes paupières,
J'irai là-bas où je suis appelé.

Ô terre douce et toujours plus légère
Et plus lointaine au choc sourd de mes pas,
Quand laissez-vous une âme passagère
Voler aux lieux d’où l'on ne descend pas ?

DANS MON ÂME REPOSÉE.. modifier

Dans mon âme reposée
Perle une étrange rosée ;
Que je me sens loin pourtant
Des matins de mes vingt ans!

Dans l'heure grise et légère,
Les yeux clos, je me souviens ;
L'âme est là, presque étrangère
À l'homme que je deviens.

Oh première et fine ride
Qui s'allonge au coin des yeux ;
Pli des lèvres plus arides,
Front d'où glissent les cheveux.

Milliers de légers outrages,
Dont je pleure durement ;
Mais c'est d'un autre tourment
Que je souffre davantage.

O vie as-tu remplacé
Ce cœur qui s’ouvrait trop vite
Par un cœur calme et glacé
Que plus un appel n'invite ?

Ces yeux pleuraient autrefois
Sans raisons au crépuscule ;
Maintenant les voilà froids ;
Je mesure et je calcule ;

Hier encor tendre et nerveux;
Je vivais en proie aux êtres ;
Aujourd'hui je suis mon maître,
Ne me blesse plus qui veut.

Mais, mon âme, c’est ta perte
Que ce pouvoir absolu ;
Je suis la plaine déserte
Où nul passant n'erre plus.

Je t'ai mal connue, enfance ;
J'avais tort ; je me trompais :
Rends-mai plutôt la souffrance
Et remporte-moi ta paix.

AINSI SOUS TANT D'YEUX DIVERS... modifier

A mon père,

Ainsi sous tant d'yeux divers,
Dans leur ombre bien gardées,
S'en vont comme un univers
Ma vie et ma destinée.

Que suis-je parmi les hommes,
Que sort-il de leurs discours ?
J'écoute quand on me nomme ;
Est-ce la haine ou l'amour ?

C'est plutôt un sourd murmure
Où tout tremble et se confond,
Contradictoire peinture
Qui peut porter tous les noms.

Glissez donc, ô perfidies
Ou compliments qui font mal ;
Loin de vos rumeurs ma vie
Décrit son cercle fatal.

Et moi-même sur moi-même
En sais-je plus qu'on n'en voit ?
Je ne suis que le poème
Et ne connais pas la voix.

Je m'en vais, trouble mystère,
À mon égard défiant,
Et je me sens solitaire,
Avant cessé d'être enfant.

Dans l'ombre de mon empire
L'un avec l'autre mêlé,
Je vois s'avancer le pire
Et se débattre l'ailé.

J'ai parfois eu de beaux gestes,
Et parfois de l'apreté
Dans le pur ou le funeste,
Où donc est ma vérité ?

Mon âme, mon vrai mystère
Se débat à mon insu
Et c'est le seul sur la terre
Que les hommes n'aient pas vu.

Mais Dieu qui malgré mes vices
Me protège à chaque instant
À l'heure du sacrifice
Me prendra dans son printemps.

Et tout ce qui fut blessure
Sera plus doux que le miel ;
L'âme n'a qu'une nature
Et tout se dénoue au ciel.


JE NE VOUS AIME PAS ENCORE ASSEZ,MON DIEU... modifier

Je ne vous aime pas encore assez, mon Dieu ;
Mon cœur, mon cœur distrait, se reprend, se refuse,
Les appels sont si doux et si puissants les yeux ;
Je ne sais pas les fuir; j'imagine des ruses ;
Je marche dans vos pas, mais c'est moi que je suis ;
Et cependant Vous seul voyez d'en haut quel zèle
Et quelle angoisse bat dans ce cœur et quels cris
Sortent d'une âme aimante et quel regret se mêle
Aux derniers bruits du jour, alors qu'abandonné,
Sentant autour de moi s'épaissir le silence,
Devant Vous et par Vous, à ma seule Présence,
Je rends leur libre cours à des pleurs dominés.

APRÈS LA MORTELLE AVENTURE... modifier

Après la mortelle aventure,
Quand vous me jugerez, mon Dieu,
Ne me chassez pas de ces lieux
Que vous ouvrez aux âmes pures.

Quand vous m'aurez examiné,
Ne me rejetez pas dans l'ombre
Où j'ai durant des jours sans nombre
Si lamentablement traîné.

Ne m'écartez pas des lumières
Vers lesquelles j'ai si souvent,
Seul dans la pluie et dans le vent,
En criant levé mes paupières.

S'il faut en montant d'ici-bas.
Pouvoir énumérer, mon Père,
Ce qu'on a fait de bien sur terre,
Je le suis, je n'entrerai pas.

Mais si l'âme, sans être belle,
Pouvait exprimer à quel point
Elle a souvent pleuré de loin
Devant La grandeur éternelle ;

Et dans le temps du désespoir,
Souffrant de tout et d'elle-même,
Lancé l'appel dans son jour blême
Vers Vous qui pouvez tout savoir,

Alors légère et lumineuse,
Revenant à son vrai destin,
L'âme entrerait dans le jardin
Des éternités bienheureuses.


QUATRAINS modifier

Existes-tu, mon frère, mon pareil,
Ou dois-je seul, les paupières baissées,
Dans le désert de ma pure pensée,
Faire tourner mes cieux et mon soleil ?



Mes vingt ans pleurent mes quinze ans ;
Je pleurerai ces pleurs à trente,
Mais lorsque j'en aurai soixante,
Je ne pleurerai plus longtemps.



Pour notre amour j'avais écrit ces vers ;
Tu n'es plus Jà, tu m'as fui pour un autre ;
D'autres discours remplaceront les nôtres,
Et tous les mots volent dans l'univers.



Durant nos fatales colères,
Ce qui me désarme surtout,
C'est de te voir soudain te taire
Avec un visage si doux.

 

La neige des douleurs miroite et se consume ;
Sur les cristaux ardents souffle un air plus léger ;
Les matins sont sans ombre et les couchants sans brume ;
Je me penche sur l'eau : j'y vois un étranger.




L'aurais-je cru, je vois, chancelant, mais docile,
Ta beauté se ternir devant d'autres attraits ;
J'aime ces cils légers ; j'entr'ouvre ces bras frais ;
Le plus fidèle cœur n'est jamais immobile.

 

Les oiseaux frémissants glissent dans la rosée,
Le soleil dans les bois élève ses rayons,
Et j'aspire l'odeur que la nuit a posée
Sur la campagne bleue et les luisants sillons.


 
Dans le jardin nouveau renaît chaque printemps
La saveur des lilas et de la terre humide ;
Mais l'amour passager fuit comme les vingt ans
Et le jeune homme seul y rêve les bras vides.

 

Lorsque a paru cette étoile limpide,
Au bord de l'eau, ton beau front abattu,
Les yeux noyés dans le long soir sans ride,
De quel désir, enfant, soupirais-tu ?


 
Entré dans les jardins aux lumières du jour,
J'allai, et pour midi j'en avais fait le tour,
Serrant de mes doigts secs sur ma poitrine blanche
Quelques raisins obscurs et quelques vaines branches.



Ainsi le souvenir m'offre ses sombres fleurs ;
Septembre doucement veloute les allées ;
Je poursuis mes regrets et les jardins les leurs ;
Du platane déjà glisse une feuille ailée.



Les peupliers lustrés vont périr branche à branche,
Les raisins duveteux s'écraser au pressoir,
Aux filets des pêcheurs luire les grosses tanches
Et les amants joyeux profiteront des soirs.

 

Un cœur se perd, un se trouve ;
La paix succède au tourment ;
La vie ainsi qu'une louve
Mange tout également.

 

 

À l'instant du départ, quand le cœur se déploie,
Ne vous croyez pas seuls, vous que j'ai mal aimés ;
Vous ne verrez jamais tant d'amour et de joie
Que dans mes yeux soudain formés.


  
Une chanson pure et sanglante
Au loin s'élève entre les fleurs ;
Le soir est lourd, la vie est lente,
J'écris pour ne pas avoir peur.

 


Image, efface-toi : tes ruses sont trop lourdes :
L'elfe aux mille trésors fuit dans des lieux secrets ;
Il y rêve, il y chante, à l'abri de tes rets ;
Tes pas sont trop bruyants pour ces cavernes sourdes.


 

Le fleuve à sa naissance est semblable au ruisseau ;
Longtemps on le confond avec ses sœurs les sources ;
Mais à peine luit-il hors des premiers roseaux,
Le plus aveugle a va la splendeur de sa course.

 

Votre sécurité n'est Jamais le partage
De qui vient découvrir quelques trésors nouveau ;
Usant de toits en toits le meilleur de son âge,
À peine a-t-il parlé pour l'heure du tombeau.



Trop faible encor pour aimer ce que j'aime,
Je ne sais voir que ce que j'ai perdu,
Je suis blessé, je me blesse moi-même,
Et sombrement je vis et ne vis plus




En proie au messager de la mort, au désir,
Je suivais en secret les ombres du plaisir
Dans les lourds Yeux humains où s'est joué mon drame :
J'y épie aujourd'hui les battements de l'âme.



 
Muette, la jeunesse passe,
Elle a mesuré le danger
Des confidences : l'âme lasse
Apprend à mieux se protéger.


 
Ne dévoile jamais tout ce qui pleure en toi;
Un cœur triste et secret attire seul la chance ;
Poursuis ta longue route entre les bois immenses ;
Parfois on y rencontre un loup, jamais un toit.


 

 
Plus ou moins fièrement nous vivons tous blessés
Mon regret n'est pas mort, mais je fais le silence
Seigneur, puisqu'il faut vivre, à notre cœur percé,
A défaut de la paix donnez la patience.



Nulle perle ne luit sur les lèvres humides
Des magiques boissons que l'enfance entrevoit
De l'amour à la gloire erraient tes yeux avides :
Frère, ne cherche plus ; la vie a fait son choix.

 

 
Comme vous mesurez, voluptés de la terre,
Votre rapide lait au passant solitaire
Qui las du jour et déjà las du lendemain
Boit, et d’un pas traînant retourne au grand chemin.

 

Entre la joie et la douleur
Frémit l'âme encore incertaine :
La lumière paraît lointaine,
On songe encore au goût des pleurs.

 
  

La jeunesse, un pied sur le monde,
Voit les douleurs et les désirs ;
La vie humaine bat et gronde ;
Le cœur blessé ne peut mourir.




Les cœurs qui ne sont pas, dès l'âge de vingt ans,
Éclairés par un Dieu qui les aime et les broie,
Sans doute échappent-ils à de brûlantes joies,
Mais combien n'ont-ils pas évité de tourments !



Quelle obscure tendresse erre sur le visage
Même longtemps après la mort des voluptés
Et fait baisser les yeux du plus pur, du plus sage,
Qui soupire et revoit tout ce qu'il a quitté,





Que tu t'es donc trompée, ô ma tendre jeunesse,
En cherchant ces plaisirs que l'homme n’atteint pas,
Qui fuient avec l'année, avec l'âge, mais laissent
Je ne sais quel parfum si triste sur leurs pas.

  

 

Tout n'est pas mort, tout n'est pas triste
Dans ce cœur jeune et déserté,
Au cœur des ombres il subsiste
L'amour de Votre volonté.

 

 

 
Aucune lourde larme au bord de nos paupières
Ne roule dans la nuit si vous ne la voulez :
Notre âme se découvre en toute sa misère ;
Vous êtes là dans l'ombre, attentif et voilé.



Non plus la volupté, mais simplement la paix ;
La paix de chaque jour que j'ai tant méprisée ;
Et le bonheur obscur de songer : désormais
Ce toit recueillera ma jeunesse brisée.



Je sens à certains instants
Sans savoir d'où vient la flamme
Comme une clarté dans l'âme :
L'ange chante : il est content.



 
O temps nouveau que j'ai payé de tant de larmes,
J'ai reconnu ce soir ton premier flamboiement ;
L'air est bleu ; les lilas s'endorment doucement ;
Mon cœur a secoué de lui les mauvais charmes.



Ame, fille du mystère,
Fais ton sort, ne tremble pas
Cueille aux buissons de la terre
Les doux fruits qu'on ne voit pas.



Quel chant devrait jaillir du cœur que Tu visites,
Si, libérant le cœur Tu libérais la voix,
Et délivrais d'un coup de toutes ses limites
Celui qui ne veut vivre et ne vit que par Toi.


 

Homme, je suis borné aux humaines victoires ;
La fleur d'avril périt sans survivre au printemps ;
Ce n'est que suspendue aux ailes de Ta gloire
Qu'une œuvre peut franchir les frontières du temps.