Les députés de la région des Trois-Rivières (1841-1867)/TURCOTTE, Joseph-Édouard

XX

L’Hon. Joseph-Édouard
Turcotte

(1808 – 1864)


Plusieurs Turcot ou Turcault vinrent s’établir au Canada au dix-septième siècle. L’un d’eux, Abel Turcot, originaire de Mouilleron, (aujourd’hui Mouilleron-en-Pareds, petite patrie du grand Clemenceau), département de la Vendée, fut le premier ancêtre canadien de l’honorable M. Joseph-Édouard Turcotte.

Augustin Turcot, natif de la Sainte-Famille en l’Île d’Orléans, arrière-petit-fils d’Abel Turcot et de Marie Giroux, qui avait épousé Marie-Madeleine Vaillancourt, alla s’établir aux Trois-Rivières. Un des fils de celui-ci, le major Joseph Turcot, qui avait épousé à Batiscan, le 21 novembre 1802, Marguerite Marchildon, alla s’établir à Gentilly. De cette union, Joseph-Édouard Turcotte naquit à cet endroit, le 10 octobre 1808.

Après un cours complet au collège de Nicolet, il prit la soutane qu’il porta trois ans, puis la quitta et fit son droit sous M. Elzéar Bédard, avocat de Québec, auteur putatif des 92 Résolutions.

Dans ses Souvenirs de cinquante ans, Joseph-Guillaume Barthe raconte l’incident suivant survenu en 1828, lors d’une visite de Denis-Benjamin Viger au collège de Nicolet. « En voyant entrer dans notre salle d’études ce frais et pimpant vieillard dont la dignité et la tenue imposaient de soi, la salle entière se leva comme mécaniquement en sa présence et il parcourut l’espace en semant des paroles de bienveillance et d’encouragement aux élèves qui le dévoraient des yeux. Il allait franchir le banc des Philosophes, quand un de ces derniers, Joseph-Édouard Turcotte, qui se faisait déjà pressentir par son aplomb, poussa avec vigueur le cri de « Vive Papineau et Viger », qui fut répercuté par l’assistance entière électrisée, et laissa notre cher et adoré Directeur dans une crise quelque peu nerveuse, mais qui toucha bien vivement celui qui faisait l’objet de cette ovation toute spontanée… De ce moment là, J.-É. Turcotte devint l’étoile et l’idole de la maison ».

M. Turcotte fut admis au barreau le 6 mai 1836.

La politique avec ses joutes oratoires, tant au parlement que sur les hustings, devait invinciblement attirer Édouard Turcotte. Doué comme il l’était, homme combatif, aimant la lutte pour le plaisir de vaincre, orateur habile et renseigné, toujours maître de soi, il possédait tout ce qu’il faut à un homme pour réussir dans cette arène. Il était dans son élément comme la salamandre dans le feu et le poisson dans l’eau.

Dans l’espace d’une douzaine d’années, M. Turcotte ne représenta pas moins de quatre divisions électorales différentes et subit le feu de six élections, sans compter ses luttes municipales. Il porta aussi la parole en faveur d’amis en diverses circonstances.

Député du comté de Saint-Maurice à l’Assemblée législative du Canada, du 8 avril 1841 au 6 décembre suivant lorsqu’il fut nommé traducteur des lois, M. Turcotte fut réélu le 8 juillet 1842, et conserva son siège jusqu’au 23 septembre 1844, et l’occupa de nouveau du 4 septembre 1851 au 23 juin 1854. Il représenta le comté de Maskinongé, du 27 juillet 1854 au 28 novembre suivant ; puis celui de Champlain, du 11 janvier 1858 au 10 juin 1861. Il fut le représentant de la ville des Trois-Rivières, du 3 juillet 1861 au 20 décembre 1864, date de sa mort.

M. Turcotte fut fait conseil de la Reine en 1847 et solliciteur général du Canada dans le ministère Sherwood (sans siège dans le Cabinet) du 8 décembre 1847 au 10 mars 1848 et président de l’Assemblée législative, du 20 mars au 12 mai 1863.

En acceptant ce poste, M. Turcotte imitait le grand patriote Denis-Benjamin Viger. Il adhérait au ministère qui s’était cristallisé autour de « l’inamovible Dominique » (Dominick Daly), après la démission des chefs libéraux La Fontaine et Baldwin. Aux élections qui suivirent, la population du Bas-Canada approuva par un vote compact l’attitude protestataire de La Fontaine et, aux Trois-Rivières, l’honorable solliciteur général ne fut pas élu.

« Pendant la période qui sépare l’Union de 1840 du pacte fédératif de 1867, dit l’abbé Tessier, M. Turcotte fut constamment dans la lutte parlementaire et il prit une part active à cette longue campagne de redressement qui devait permettre aux nôtres d’échapper à la servitude qu’avaient rêvée pour eux les promoteurs de l’Union de 1840. Sulte a écrit quelque part de l’honorable M. J.-É. Turcotte cet éloge lapidaire : « Un Mirabeau sorti des rangs des patriotes de 1830 et qui, tour à tour, pencha selon les élans de son indépendance, vers les conservateurs et du côté des libéraux. Il a présidé la Chambre avec une grande dignité. Simple membre, on l’écoutait à l’égal d’un ministre. Le peuple raffolait de ses discours.

« Il donna sa santé et sa fortune au succès de cette œuvre (L’embranchement d’Arthabaska aux Trois-Rivières).[1]

L’« Écho du Cabinet de lecture paroissial », de Montréal, du 1er janvier 1865, contient une biographie de M. Turcotte, dont nous extrayons ce qui suit :

« Nous sommes portés à croire que ses opinions personnelles penchaient alors plutôt en faveur de l’ancien Président de la Chambre d’Assemblée — (Papineau) — qu’en faveur du jeune Chef qui lui succédait — (La Fontaine) — ; car nous le voyons, du 8 décembre 1847 au 10 mars 1848, remplir la place de solliciteur général sous l’administration Viger-Papineau (sic). En conséquence de sa nomination à ce poste d’honneur, M. Turcotte fut obligé de venir devant ses électeurs demander leur sanction et un nouveau mandat. Mais la politique de M. La Fontaine, gagnant chaque jour du terrain, fut funeste au nouveau solliciteur général qui perdit son siège et rentra dans la vie privée jusqu’aux élections générales de 1851.

Cœur enthousiaste, passionné pour le bien, épris du bonheur de son pays. M. Turcotte suivit le courant populaire et se rallia franchement à la politique de M. La Fontaine. Aussi en 1851 le comté de Saint-Maurice, oubliant ses anciennes défiances, lui confia-t-il son mandat…

« M. Turcotte aurait pu aspirer à jouer un rôle plus éclatant que celui de simple chef de file ; il pouvait demander sinon le premier, du moins le second commandement. Il préféra, dans une obscurité relative, rendre des services désintéressés. Peut-être aussi son caractère indépendant et peu soucieux de la renommée s’arrangeait-il mieux de l’aurea mediocritas qui faisait les charmes du poète latin.

Quand la Chambre des Députés eut sanctionné, par une forte majorité, le choix des ministres, les intérêts de parti s’émurent ; l’opposition craignit que M. Turcotte ne mît toute l’influence de sa nouvelle position dans la balance ministérielle ; elle protesta dans ses journaux et dans les Communes contre cette élection. Mais l’impartialité de l’Orateur fit bientôt oublier le zèle de l’ancien partisan, et tous les journaux lui rendirent publiquement ce témoignage, qu’on avait rarement eu dans un président de la Chambre autant d’indépendance et d’honneur.

On peut s’en convaincre aisément par les paroles suivantes recueillies de la bouche même de l’honorable Président des Communes. Le Gouverneur, prétendant que les Présidents des deux Chambres doivent s’agenouiller, quand ils lui remettent la réponse des députés au discours du trône, avait écrit un message dans ce sens. « Dites à Son Excellence, reprit M. Turcotte, que le Président des Communes ne s’agenouille que devant son Dieu et sa Reine ! »

Nous pouvons dire que M. Turcotte est non seulement le bienfaiteur de la ville, mais encore de tout le district des Trois-Rivières. Depuis plusieurs années, observe La minerve, les progrès et l’avancement de cette ville étaient devenus l’objet de ses constants efforts ; il s’y était dévoué avec toute l’ardeur et toute l’énergie qu’on lui connaissait. Les forges Radnor où des centaines de familles… Cependant son grand œuvre est sans contredit le chemin de fer de Trois-Rivières à Arthabaska…

Ses funérailles ont eu lieu vendredi le 24 décembre dernier, dans la cathédrale de sa ville de Trois-Rivières. Les coins du poêle étaient portés par le juge Polette, D.-G. Labarre, notaire, C.-B. de Niverville, maire de Trois-Rivières, A. Larue, associé du défunt dans l’exploitation des forges…

« L’oraison funèbre a été prononcée par le Rév. M. Laflèche, V. G. Son éloquence abondante, mais d’une simplicité pleine de grandeur, était bien en rapport avec la circonstance. C’est, observe la même feuille, le premier éloge funèbre prononcé par un prêtre sur le tombeau d’un citoyen dans la ville de Trois-Rivières.

Nous cueillons ce qui suit dans l’Opinion Publique du 11 décembre 1873.[2]

« L’honorable M. Turcotte eût obtenu de grands succès dans la profession d’avocat s’il eût voulu s’y livrer. Au début de sa carrière, en 1838, étant parvenu à un bref d’habeas corpus en faveur de Célestin Houde, habitant de la Rivière-du-Loup qui s’était compromis dans les troubles de 37, il fut complimenté par le juge Vallières sur la manière dont il avait plaidé cette cause ; or on sait que le juge Vallières s’y entendait en hommes. Mais ça n’est pas là tout ce qu’il retira de son heureux plaidoyer. Célestin Houde, brave cultivateur, conservait toujours une espèce de culte pour son bienfaiteur, et se fit comme un devoir de répandre sa renommée ; c’était l’électeur le plus fidèle, le cabaleur le plus intrépide que Turcotte possédait dans le comté de Saint-Maurice. »

M. Turcotte fut le premier maire de la cité des Trois-Rivières, en 1857. En 1860, le collège de cette ville ouvrait ses portes. « Mgr Cooke, lisons-nous dans l’histoire de ce collège, en a créé l’âme et l’honorable Joseph-Édouard Turcotte en a fait le corps. »

M. Philias Huot qui a entendu parler M. Turcotte nous en a laissé le portrait et l’appréciation suivante.[3]

« C’est lui qu’il fallait voir à la tribune.

« Trapu, brun, chevelure courte, mais abondante, la tête bien posée sur de fortes épaules, doué d’un organe dominateur, et des gestes comme devait en avoir Berryer.

« Il n’avait peut-être pas le savoir, le fini de la phrase d’un Laurier, ou d’un Chapleau, mais il revêtait dans toute sa personne un je ne sais quoi qui faisait éclater le coup de foudre du véritable tribun. Sa démarche, son torse léonin, la manière avec laquelle il se renversait en arrière, dans une attitude fière, croisant les bras sur sa vaste poitrine, le tout relevé par un regard provocateur qui en disait plus que ses paroles, dénotait chez lui l’homme inspiré. Je l’ai vu, une fois entre autre, à propos d’une mesure soumise par le gouvernement, majestueux, grandi, avec la trame du discours, laisser sa banquette, le bras en avant, la main et le doigt tendus, s’avancer jusque dans l’hémicycle ; et là, objurgant les ministres, les citer au tribunal de l’opinion publique. L’auditoire sous le feu de son regard, prêt à applaudir, ne se possédant plus, se penchait aux balustres comme pour mieux aspirer l’élixir de ses paroles. Alors Joseph Cauchon, député de Montmorency, se tournant vers la chaire où présidait M. Sicotte, aujourd’hui juge à Montréal, s’écria avec une voix pleine d’émotion : M. l’orateur, faites taire le député des Trois-Rivières : il soulève les galeries ! »

Ses études classiques et légales ainsi que ses luttes politiques avaient développé chez lui le don d’observation. Il connaissait le peuple et savait comment le manier.

On rapporte que lors de son élection dans le comté de Maskinongé où il était personnellement peu connu, quelqu’un s’avisa de dire que le comté voulait être représenté par un homme et non par un petit monsieur de la ville. Ceci était parvenu aux oreilles de notre candidat qui était alors dans toute la force de l’âge. M. Turcotte se rendit à Saint-Alexis où il devait parler, mais un groupe d’électeurs fit un beau vacarme pour l’en empêcher. Alors, M. Turcotte qui n’avait pas fret aux yeux dit aux turbulents qu’il ne voulait pas avoir affaires à des enfants, mais que s’il y avait des hommes parmi eux, il voulait leur parler. Le charivari continua de plus belle.

« C’est inutile de vous entêter monsieur Turcotte, lui dit un électeur, ils ne vous laisseront pas parler.

Mais je ne veux pas parler, je veux chanter.

Il ne veut pas parler, il veut chanter, dit l’électeur à ses amis.

Oui ? Ah ! c’est différent.

Ah ! ben, c’est une autre paire de manches, ça ; qu’il chante. Si c’est un bon chanteur, on l’écoutera.

M. Turcotte avait gagné son point, et le voilà qui entonne de sa plus belle voix — c’était un beau baryton —


Si vous voulez ben m’écouter
J’ai t’une histoire à raconter…

Et il leur dit comme ça tout ce qu’il avait à dire en chantant.

« Cré nom d’un chien, fit un habitant, y chante encore mieux que Xavier Baron !

Ben sûr qu’y chante mieux que Xavier Baron ! dirent les autres.

Baron était le chantre de la paroisse et il était, de plus, d’une force herculéenne.

Y peut ben chanter mieux que Xavier Baron, dit quelqu’un, mais je gagerais ben qu’y tirerait pas au poignet avec lui.

Est-il ici votre Baron ? demanda Turcotte.

Non.

Allez le chercher.

Vous voulez tirer au poignet avec lui ?

Pourquoi pas ?

Dites donc, vous autres, y veut tirer au poignet avec Xavier Baron ! Y est pas mal effronté, hein !

Allez le chercher tout de suite, répète Turcotte.

On amène Xavier Baron, on apporte une table solide et deux chaises.

Turcotte dit alors :

On va tirer au poignet, votre homme et moi, mais on va faire un marché. S’il me renverse, je retire ma candidature, mais si j’ai le dessus, tout le village s’engage à voter pour moi. Ça vous va-t-il ?

Cette offre fut accueillie par des hourras répétés. M. Turcotte reprit : « On va essayer deux dans trois. Ça te va Xavier ? C’est correct, répondit celui-ci. Celui qui servait de maître de cérémonie leur demanda :

Êtes-vous prêts ?

Oui, firent-ils ensemble.

Eh bien ! allez-y.

Après s’être regardés dans le blanc des yeux, les adversaires joignirent les mains et commencèrent. Dès le début, M. Turcotte, qui était manchot du bras droit à la suite d’un accident, s’aperçut que cela lui donnait un avantage sur son adversaire qui avait l’habitude de tirer de la main droite.

La lutte ne fut pas longue ; d’un coup sec, M. Turcotte abattit violemment la main de son adversaire sur la table. « Et d’une », fit-il. À la deuxième reprise, Xavier Baron était sur ses gardes et résista plus longtemps, mais enfin sa main[4] s’abattit une seconde fois et M. Turcotte fut déclaré vainqueur.

Et voilà comment l’on faisait parfois les élections dans le bon vieux temps.

La présence d’esprit de M. Turcotte était remarquable et, comme preuve, voici ce qu’écrivait de lui N. C., prêtre (Nap. Caron, mort en 1933, croyons-nous), dans Le Ralliement du 1er avril 1928 :

« L’honorable Édouard Turcotte était un bel orateur, à la voix sonore, aux gestes naturels et très expressifs. Sa phrase était toujours claire et convaincante ; et, même dans les assemblées tumultueuses, il demeurait toujours calme et bien maître de lui-même. Dans les discussions électorales, son argumentation était si forte et ses reparties si heureuses, qu’à la fin ses partisans devenaient fiers de lui et l’applaudissaient à outrance.

« Dans une élection, il était allé adresser la parole en faveur d’un confrère, dans la paroisse de La Baie-du-Febvre. L’assemblée était nombreuse, fort divisée et un peu remuante.

« Un jeune homme, qui n’était pas de son parti, prit un moyen étrange de le troubler dans son discours ; il s’en vint traînant un veau de quelques mois, et se plaça, avec son singulier compagnon, bien en face de la tribune. À ce spectacle, une hilarité générale se répandit dans l’assemblée : partisans et opposants se demandaient ce que l’orateur allait faire. L’orateur, lui, paraissait ne s’apercevoir de rien. Il commença son discours avec assurance, et, dans un exorde insinuant, il ne manqua pas d’adresser des louanges à la bonne population de La Baie-du-Febvre. Mais il n’avait parlé que deux ou trois minutes, quand le jeune homme dont nous avons parlé pressa la gorge de son veau ; celui-ci fit entendre un ouai-ai formidable. Tout l’auditoire éclata de rire, puis on attendit dans le silence la semonce que l’orateur allait adresser au jeune homme. Ô surprise ! l’orateur, sans perdre le fil de son discours, continua à développer son sujet avec conviction et avec ardeur.

« Une deuxième et une troisième fois le veau fit entendre son gémissement lugubre, mais ce fut encore la même chose : une courte interruption, puis le discours continua comme de plus belle.

« Une quatrième fois le jeune homme pressa la gorge de son veau, mais avec encore plus de force, et la pauvre bête jeta un ouai-ai plus effroyable que jamais. On rit un peu, puis il se fit un grand silence. Monsieur Turcotte, alors désignant du doigt le jeune homme, lui dit avec un accent de profonde pitié : « Jeune homme, voulez-vous bien cesser de faire souffrir votre pauvre petit frère. » C’était bien la réponse la plus inattendue dans la circonstance. Il y eut un moment de silence causé par la surprise, puis une masse de voix cria au jeune homme : « Va-t-en avec ton veau, va-t’en avec ton veau : t’as manqué ton coup, t’as manqué ton coup ! »

« Quatre hommes forts accostèrent le jeune homme et l’obligèrent de déguerpir au plus vite. Monsieur Turcotte avait conquis tous les auditeurs, de quelque parti qu’ils fussent. Ils se massèrent tous autour de la tribune, et il leur adressa un long et vigoureux discours, qui fut écouté avec respect et chaleureusement applaudi ».

Trifluvien jusqu’à la moelle des os, M. Turcotte s’intéressait non seulement au progrès de la ville des Trois-Rivières, mais aussi à celui de toute la Mauricie. Il fut l’un des fondateurs et des premiers directeurs de la Compagnie des Forges Radnor fondée en 1854. Quelque quatre ans plus tard, M. Turcotte fit des démarches pour relier Shawinigan aux Trois-Rivières par un chemin de fer, mais le temps n’était pas encore venu pour cette amélioration pourtant si nécessaire au développement de la vallée. Il avait eu le malheur de naître trop tôt. S’il lui était donné de revenir aujourd’hui, après trois quarts de siècle, et de voir les immenses progrès réalisés depuis quelques années, son cœur de patriote éclairé et soucieux de l’avenir se réjouirait de l’œuvre accomplie dans cette région qu’il aimait.

Parlant de Shawinigan, Benjamin Sulte raconte ce qui suit :[5]

« L’un de nous, un Trifluvien de la bonne roche, Joseph-Édouard Turcotte, s’était donné la tâche, vers 1858, de réhabiliter ce site pittoresque dont nos ancêtres faisaient grand cas. Homme politique influent, il comptait sur des ressources que n’a pas le vulgaire. Croyant réussir promptement à relier le haut Saint-Maurice au Saint-Laurent par un chemin de fer, il consacra d’abord quatorze mille piastres à l’érection d’un hôtel près la chute de Shawinigan, sur le parcours de ce chemin. C’était prématuré. Nous avons tous assisté à la ruine de ses espérances ; chaque jour nous démontre la justesse des vues d’ensemble de ce grand citoyen. Pour ne parler que du côté agréable, dès que la voie ferrée des Piles sera construite, Shawinigan deviendra le rendez-vous des gens qui cherchent le plaisir, une température à souhaits et l’agrément de la vie des Bois ».

Un peu plus loin, notre auteur raconte une excursion qu’il fit en ce pays, accompagné de sir Narcisse et de lady Belleau. Après avoir décrit les difficultés de la route et l’ascension de la montagne, M. Sulte poursuit ainsi son récit :

« — Un château ! la demeure de la belle au bois dormant ?

« Et du même coup un autre cri :

» — Dieu ! que c’est terrible ! une rivière qui perd pied !

« Nous étions brusquement en face du Shawinigan et de l’hôtel Turcotte.

« Un hôtel à six grands étages, plus vaste que tous ceux de nos villes, plus spacieux peut-être que n’importe quelle construction de ce genre élevée à Saratoga, San-Francisco ou New-York. Une folie monumentale, une trouvaille incompréhensible au fin fond des bois.

« Des salles de cent pieds de long ; des escaliers immenses ; une double galerie, à des hauteurs vertigineuses, qui nous ouvre la vue des environs et qui place la cascade, de cent cinquante pieds au moins, sous nos pieds.

« Les plus beaux bois du Saint-Maurice sont entrés dans ce géant des caravansérails. On n’y voit que du bois. Certains panneaux de la salle de bal sont uniques. Et pour tout meuble, des restants d’établis, des manches de ciseau brisés, des ripes, enfin le spectacle du travail interrompu avec l’espoir d’être repris. Les arbres de la forêt poussent leurs branches par les fenêtres du second étage, mais il reste quatre étages où ils ne peuvent atteindre. Nous avons mangé des merises cueillies de cette façon dans la salle à dîner.

« Les ouvriers qui ont mis la main à cette construction y travaillaient avec l’ardeur des artistes. C’était un édifice populaire à l’égal de son propriétaire. On va même jusqu’à dire qu’un menuisier irlandais ou autre, en était tellement entiché qu’il voulut donner à son fils naissant le surnom de Shawinigan Hôtel. Le curé refusa de l’inscrire.

« Quand on a parcouru les environs immédiats de l’hôtel, le plan de M. Turcotte se montre avec sa praticabilité. Le site est des plus pittoresques ; il y a installé un hôtel. Le terrain se prête aux mille combinaisons de l’art du jardinier, il y avait fait tracer des sentiers en tous sens, placer des ponts, des lieux de repos, des gazons, etc. Quant aux ombrages, aux hermitages et aux bocages, l’étoffe était abondante, on y tailla à volonté. Déjà la renommée attirait sur ce curieux domaine l’attention de la foule, — mais la guerre américaine survenant de concert avec des revirements dans notre politique, la baguette magique qui avait fait surgir ces beautés se changea en roseau ; à l’agitation succéda l’immobilité ; la forêt reprit le terrain qu’on lui avait arraché ; un souffle de mort passa sur cette terre, et la solitude n’en est plus troublée que par les mugissements de la cataracte et le cri de surprise de quelques touristes. Plus tard, on en tirera des légendes qui ne sont pas encore nées.[6]

C’est M. Turcotte qui invita, en 1859, le gouverneur général sir Edmund Head à venir visiter la région et, en particulier, la chute des Piles. Celui-ci accepta avec empressement cette aimable invitation, d’autant plus qu’il attendait vers la fin de l’été son fils unique, l’honorable John Head, âgé de dix-neuf ans, étudiant dans une université d’Allemagne et qui devait venir passer ses vacances au Canada. Cette visite de sir Edmund et de son fils ayant été décrite en détail par M. Auguste Desilets dans sa brochure,[7]La Grand’Mère, nous ne nous y attarderons pas. Contentons-nous de dire qu’elle eut une issue malheureuse. Le fils du gouverneur se noya à la Grand’Mère en voulant prendre un bain.

Veut-on maintenant l’opinion d’un de nos grands écrivains qui a bien connu M. Turcotte ? Voici ce qu’écrivait à M. Gustave Turcotte, M. A.-D. DeCelles.

« Pointe-à-Pic, 5 juillet 1917

« Mon cher M. Turcotte,

« Votre lettre est venue me trouver à la Pointe-à-Pic. Si j’étais à Ottawa, il me serait possible de vous donner sur votre illustre grand-père plus de renseignements que je ne pourrai vous en fournir ici. Il reste cependant dans ma mémoire un souvenir bien typique qui remonte à plus de cinquante ans. J’étais alors écolier au séminaire de Québec, à l’époque de l’envahissement des États pontificaux par Garibaldi. Il y eut alors à l’Université Laval une grande assemblée pour protester contre cet acte inqualifiable. Carlier, Chapais, tous les deux ministres, Cauchon et quelques autres encore plus ou moins liés au monde officiel, furent les orateurs du jour. Presque tous parlèrent avec une grande réserve, ménageant l’Angleterre et la France qui avaient laissé faire, en s’appuyant sur la politique de non-intervention alors à la mode.

« Enfin M. Turcotte entre en scène après tous ces orateurs plus ou moins gênés. Lui, retenu par aucune convention, fonce sur l’ennemi, arrache les masques, tonne contre la couardise des grandes puissances neutres, exalte les vertus du grand pontife Pie IX et enfin parle en fils dévoué de l’Église. Inutile de vous dire qu’il enleva le morceau. L’auditoire en délire l’applaudit à outrance. Je ne me rappelle pas avoir vu plus grand succès oratoire. Je crois que je viens de vous indiquer la plus belle page de l’histoire de M. Turcotte. À mon retour à Ottawa, je pourrai vous donner la date de ce grand triomphe de votre grand-père. Le connaissiez-vous ? Je crois que je suis un des rares survivants de cette séance mémorable.

Cordialement à vous,
A.-D. DeCELLES »

Le juge L.-T. Drummond admirait beaucoup M. Turcotte, dit le R. P. Lewis Drummond, S.J., fils du Juge — et il raconte la bonne plaisanterie qui suit :

« The former (juge L.-T. Drummond) used to speak admiringly of him (J.-E. Turcotte) and of their college friendship at Nicolet, also of their political experience. In those days the newspapers used to print alphabetically the names of all members of parliament who voted. The list on one side, read out loud in the House after each vote, generally ended with « Tassé, Tett, Turcotte ». Once Turcotte, who was a great wag, rose in his place and protested :

« Monsieur l’Orateur, c’est pas vrai ! »

Dans « Le Canada en Europe », Benjamin Sulte fait la remarque suivante :

« Nos paysans n’accusent ni la Pompadour, ni ne regrettent Madame de Maintenon, attendu qu’ils ne les connaissent ni d’Ève ni d’Adam. Ils sont en cela aussi savants que ce journaliste parisien, qui se trouva incapable de comprendre la réponse à lui faite par l’honorable J.-E. Turcotte.

De quel département êtes-vous, M. Turcotte ?

Je suis d’une province que madame de Pompadour a biffée de la carte de France »…

Le boulevard Turcotte fut ainsi nommé en l’honneur de ce patriote aux larges visions. Il fut construit en vertu d’une résolution du conseil de ville à une réunion tenue le 7 janvier 1861.

« À l’assemblée du conseil tenue le 7 janvier 1861, » lisons-nous dans le livre des délibérations, « à laquelle étaient présents : le Maire, J.-E. Turcotte, les conseillers D.-G. Labarre ; S. Dumoulin ; M. R. Adair ; L.-E. Gerrais ; J.-N. Bureau & H.-G. Ferron, la résolution suivante fut adoptée « Qu’il soit résolu que le président du Comité des chemins soit autorisé à accepter la cession par J.-E. Turcotte, écuier, la dite rue du Boulevard au-dessus des hangards. Le dit J.-E. Turcotte pouvant réserver au dit acte le trottoir du côté sud de la dite rue à l’usage des élèves du collège des Trois-Rivières pour leur servir de glissoire pendant leurs récréations ordinaires et pour les jours de congé durant la saison d’hiver avec permission aux dits écoliers de passer transversalement la rue du Platon vis-à-vis le dit trottoir seulement. Le dit Turcotte aura aussi la permission de fermer temporairement la dite rue ou partie d’icelle lorsqu’il deviendra nécessaire de réparer le toit des dits hangards sur lesquels passe la dite rue ».

Le 27 mai 1910 la ville acheta d’Alexander Baptist, et trois jours plus tard, de madame John Baptist et de ses enfants, une lisière de dix-huit pieds de large pour améliorer et ouvrir le boulevard Turcotte.[8]

À propos de ce boulevard, l’honorable P.-J.-O.  Chauveau[9] racontait la bonne blague que voici :

« Dans le langage populaire pire veut souvent dire mieux ou plus fort.

« Une curieuse anecdote à ce sujet. L’honorable M. J.-E. Turcotte, ancien président de l’Assemblée Législative, avait fait don d’un terrain à la ville des Trois-Rivières pour une place publique qui fut appelée le boulevard turcotte. Un électeur de son comté entendant parler de cela dit : « Cré Jos. Turcotte ! Il est bien pour avoir toutes les places ! Ils l’ont bien fait boulevard ! c’est-il pire qu’honorable » ?

M. Turcotte avait épousé à Québec, le 15 novembre 1842, Marie-Flore, fille de François Buteau et de Catherine Migneron.

Il fut le père de l’honorable Henri-René-Arthur Turcotte, représentant des Trois-Rivières de 1876 à 1881 ; président de l’Assemblée législative de 1878 à 1882, puis procureur-général dans le ministère Mercier, en 1888, et enfin, protonotaire à Montréal, de 1890 à 1905. Ses autres fils sont le docteur Gustave Turcotte, député de Nicolet aux Communes, de 1907 à 1911 ; Lucien Turcotte, qui fut rédacteur du Canadien à Québec et professeur à l’Université Laval ; Buteau Turcotte, homme de lettres, ancien chef des traducteurs de l’Assemblée législative.

M. Gustave Turcotte, greffier adjoint du Conseil législatif de la province de Québec, et auteur du « Conseil Législatif de Québec, 1774-1933 », est le petit-fils de l’honorable J.-Édouard Turcotte. Trois autres de ses petits-fils sont : l’honorable M. Errol McDougall, juge à la Cour Supérieure à Montréal ; Lucien Pacaud, ancien député aux Communes ; Henri Vallières de Saint-Réal, d’Ottawa. Une fille de M. Turcotte, madame Vallières de Saint-Réal, vit encore et elle demeure à Montréal.[10]

Nous avons accumulé les anecdotes au cours de cette biographie et nous ne croyons pas devoir en retrancher une seule. Elles sont toutes typiques et dégagent bien la figure de M. Turcotte de l’ombre qui la voudrait obstruer.

« Je ne m’agenouille que devant mon Dieu et ma Reine. » Cette noble réponse n’est-elle pas d’une haute inspiration chrétienne ? La reine ne représentait-elle pas alors l’autorité établie ? Ne met-elle pas aussi la fierté nationale en belle lumière ?

« Faites taire cet homme ou les galeries vont crouler ». Quel cri du cœur ! Peut-on, en moins de mots, montrer à quelle hauteur pouvait atteindre cet orateur ?

Et ses mots d’esprit, ses reparties souvent cinglantes, ne peignent-ils pas avec autant de fidélité que le saurait faire le pinceau d’un maître, le tribun populaire toujours vainqueur, toujours applaudi ?

M. Turcotte fut, sans contredit, l’un des hommes les plus illustres de la Mauricie. Son bon sens, son activité débordante, son énergie, n’ont pas été surpassés que je sache. Entreprises de toutes sortes : Forges Radnor, chemins de fer, colonisation, hôtel de Shawinigan, tout cela est l’œuvre d’un géant. La mémoire de cet homme de bien, de ce patriote éclairé, ne mérite-t-elle pas de passer à la postérité. Tous ses compatriotes — et les Trifluviens les premiers — répondront affirmativement. Et nous ajouterons : ainsi soit-il.

  1. L’abbé Albert Tessier — Le Ralliement, 1er avril 1928.
  2. Ext. d’un article de Meinier, pseudonyme de l’abbé Napoléon Caron.
  3. Le Monde illustré, 1901.
  4. Les Archives Publiques du Canada, possèdent un tableau de S. DOUCET illustrant cet épisode.
  5. Trois-Rivières d’Autrefois — 3e série — Mélanges Historiques, vol. 20, p. 54.
  6. LE NOUVEAU-MONDE, 15 août 1878, rapporte une dépêche des Trois-Rivières qui annonce que le magnifique hôtel situé près des chutes de Shawinigan, et qui avait été construit par feu l’hon. J.-E. Turcotte a été entièrement détruit par un incendie allumé par la foudre, dimanche soir précédent. Ce château appartenait alors en partie au juge Drummond, de Montréal, et à A. Turcotte des Trois-Rivières.
  7. Pages Trifluviennes. Série A, no 10.
  8. Ces renseignements nous ont été gracieusement fournis par le greffier de la ville, M. Arthur Béliveau, à la demande de M. Charles Bourgeois, avocat, C. R., et député aux Communes.
  9. Souvenirs et légendes.
  10. M. Gustave Turcotte nous a aussi beaucoup aidé dans ce travail. Grand merci à tous.