Les dépaysés/La mousse de l’Oubli

Éditions Édouard Garand (p. 3-13).

LA MOUSSE DE L’OUBLI



Depuis deux heures le combat faisait rage dans la plaine aux environs de Péronne en France. Des mitrailleuses cachées derrière un massif envoyaient une telle grêle de balles que l’air en était criblé. Et la mort chevauchait invisible parmi ces hommes qui tombaient terrifiés, éperdus dans cette mêlée.

Pendant une bataille de grande envergure où tant d’éléments sont en jeu, où chacun a une vue bornée de l’action générale, et ne se rend compte que de ce qui l’entoure immédiatement, il suffit d’un tumulte, d’un arrêt insolite, d’une bousculade pour jeter la panique dans les rangs. La terreur, les courses affolées des uns, l’angoisse, l’effarement des autres se communiquent aux plus braves. Et la mêlée devient un horrible fouillis d’hommes crispés par l’effroi de la mort qui plane autour d’eux dans les balles qui sifflent, les détonations, le feu, les éclats d’obus et tout ce que l’enfer de la guerre vomit dans sa rage.

Au milieu de cette débandade où chacun fuyait courbé sous la pluie sinistre des mitrailleuses, le capitaine Maurice Bertrand domina ses hommes. Sa volonté plus mâle que la déroute rappela leur courage. Sa voix de tonnerre les électrisa :

— Où allez-vous, les amis ?

Aiguillonnés par ces fortes paroles, ils se cabrèrent, s’acharnèrent dans cette rafale noire et sanglante. Ils tombaient, percés, déchiquetés, la tunique trouée, leur sac crevé, les yeux agrandis et vitreux, du sang plein la bouche. L’air était en feu, la terre tremblait, rien n’existait, que cette infernale mêlée.

L’ennemi ne semblait pas vouloir ralentir son attaque. Les guêpes méchantes des balles continuaient leur chant qui vibre, frôle et tue.

Le capitaine Bertrand avait repéré le nid de mitrailleuses qui décimaient ses hommes. Il fallait s’en emparer. Suivi d’une quarantaine de soldats, au milieu de la fureur grandissante du combat, ils se ruèrent à l’assaut des positions ennemies. Dans les hautes herbes, parmi les arbustes, dans la fumée, ils arrivèrent sur les Allemands sans que ceux-ci eussent le temps de les voir venir. Ce fut une lutte corps à corps. Des couples d’hommes dans un embrassement hideux, dans une étreinte convulsive, les jambes tendues, les bras enlacés, se broyaient les os, s’assommaient à coups de poings, s’affaissaient l’un sur l’autre, se tenant à la gorge d’où s’exhalait l’horreur. Le vainqueur enfonçait ses genoux dans la poitrine du vaincu, le piétinait dans un dernier hoquet.

Le peloton du capitaine Bertrand avait eu le dessus. Des corps d’Allemands gisaient, un filet rouge coulant de la bouche ouverte. Plusieurs Canadiens étaient tombés. Bertrand lui-même était blessé à la cuisse. Il avait senti comme une brûlure et s’était aperçu que du sang dégouttait sur ses souliers.

Les ennemis continuaient à tirer à terrain découvert d’une pièce qu’ils avaient dans un champ. Bertrand organisa un détachement dans le but de la capturer. Voilà que dans cette plaine verdoyante ces hommes couraient comme à un jeu. Le feu augmentait d’intensité. À une centaine de verges, Bertrand tomba, renversé par un choc qui lui parut être un grand éblouissement, se sentit précipité en bas comme s’il tombait d’une haute montagne. Il lui semblait qu’il avait rebondi sur le sol à plusieurs reprises qui allaient diminuant. Et chaque secousse lui martelait les tempes à les lui briser. La nuit entra dans son cerveau, il ne pensa plus.

Cependant le combat progressait. Les Canadiens exaltés jusqu’à l’ivresse avançaient en se battant. La lutte se déplaçait. C’était maintenant sur la lisière de la forêt de Bouchavernes que se concentrait l’action du combat. La plaine était devenue calme. Un soleil magnifique, dans une traînée de pourpre, jetait ses reflets sur les feuilles ocellées de sang, sur des cadavres dont la bouche entrebâillée était pleine de ténèbres et d’effroi.

Le capitaine Bertrand n’était pas mort. Frappé par ricochet, le coup n’avait pas été fatal. Après quelque temps d’inconscience, il se fit en lui un étrange clair-obscur, une compréhension rudimentaire, une intelligence hésitante, une nouvelle conscience frustre qui lui permit de lier les faits dans le présent à la façon des enfants dont la raison commence à se développer. Mais le passé n’existait plus. C’était la nuit profonde jetée sur sa vie, la mousse épaisse de l’oubli sur les trente années qu’il avait vécues. Le coup qu’il avait reçu avait causé des lésions cérébrales qui avaient oblitéré la mémoire. Les animaux ont un vague souvenir du passé, mais le sien était tout anéanti. Une muraille de cent coudées le séparait de sa vie antérieure. Comme les brutes qui se meuvent par instinct, il tenta de se lever. Sa blessure à la jambe sans être grave l’avait affaibli. Il voulut marcher. Il éprouva une raideur qui lui arracha une plainte. Il chancela d’abord et finit par se tenir debout. Il se mit à marcher devant lui, sans but, plus aveuglement que les animaux, qui savent où ils vont. Il se dirigea vers le village, enjambant les cadavres, indifférent, sans les remarquer comme s’il n’avait jamais vu autre chose. Il ignorait qu’il eût déjà existé. Derrière lui c’était le néant. Il commençait une nouvelle vie. Il avait tout oublié, la guerre, sa famille, sa nationalité, jusqu’à son nom. Sur la route de Péronne il rencontra un paysan qui lui parla. Il ne le comprit guère, son entendement et sa faculté de parler se dégageaient encore avec peine des ténèbres où ce choc l’avait enseveli. Il articula quelques sons d’une voix pâteuse et lointaine. Le paysan crut que c’était un de ces pauvres soldats que les monstruosités de la guerre laissaient dans un état confinant à la folie. Il lui parla encore. Il le comprit mieux. Mais son esprit était la table rase où s’étaient effacées toutes les connaissances acquises par les sens. Il balbutia comme l’enfant qui ne connaît encore rien de l’univers. Il ne vivait sa vie nouvelle que depuis une ou deux heures, n’avait vu qu’une plaine avec des soldats morts et ce paysan. Nous connaissons les choses par la relation qui existe entre elles. Pouvait-il même savoir que ces soldats fussent morts s’il n’en avait pas vu de vivants, ou bien qu’ils fussent soldats, c’est-à-dire des hommes qui donnent la mort, s’il n’avait jamais vu d’hommes. Il importe d’ajouter qu’en vertu de cette récente hérédité qu’il tenait de sa première existence, il put réapprendre en quelques heures ce que l’enfant acquiert en quelques années.

Le paysan l’amena chez lui. On lui demanda son pays, son nom, il n’en savait rien. Ces questions n’avait pas de sens pour lui. On l’appela Monsieur Jean tout court. Bientôt il put aider ses bienfaiteurs à leurs travaux. Et le soir il réapprenait à lire et à écrire. Mais aucune lueur ne se projetait encore sur son passé. C’était toujours la nuit, toujours le néant.

À l’armée on le rapporta mort et disparu. Plusieurs de ses hommes l’avaient vu tomber. On ne l’avait pas retrouvé. Mais il était facile de croire qu’il avait dû être enterré, sans qu’on le reconnût, parmi tant d’autres.

Les autorités militaires communiquèrent la nouvelle à sa famille. Sa mère qui avait toujours prié pour lui depuis son départ, dit :

— Je n’ai pas assez prié.

Et il y eut une mère de plus qui pleura son fils.


II


Les jours passaient, Monsieur Jean était devenu un nouvel homme. Ses forces physiques lui furent peu à peu rendues, mais son visage restait plus pâle, plus amenuisé par la douleur, avec quelque chose de plus profond, de plus lointain dans le regard. C’étaient des yeux qui semblaient à certaines heures voir un autre monde. Il avait refait son éducation mais un rideau opaque était toujours tendu sur son passé. On eut beau l’interroger, fouiller ses vêtements pour y trouver un papier qui permit de l’identifier, son numéro de soldat avait été déchiré, son écusson perdu ; il eut beau chercher dans sa mémoire, de part et d’autre on ne découvrit rien. Un océan sans rivage séparait ses deux vies. Les médecins qu’on avait consultés sur ce cas étrange s’accordaient pour diagnostiquer les lésions cérébrales qui avaient oblitéré les souvenirs du passé.

Mille fois le jour il se demandait qui il était. Si un enfant pouvait se poser cette question il ne serait pas plus embarrassé pour y répondre. Il frappait et se heurtait à une porte d’airain.

La guerre venait de finir. Les troupes rentraient. Monsieur Jean ne voulut pas rester plus longtemps à charge à cette excellente famille à laquelle il avait rendu d’appréciables services. Il alla donc à Paris où il trouva de l’emploi chez un libraire. Il ne négligeait rien pour s’instruire. Il avait autrefois été un assez bon pianiste. Il découvrit par ses étranges tendances héréditaires qu’il avait du talent pour le piano. Il employa donc tous ses loisirs à l’étude de cet instrument. Bientôt il joua en artiste. Il commença à donner quelques concerts. Ses titres de soldat blessé lui attirèrent une sympathie qui lui facilita ses débuts. On alla l’entendre d’abord pour l’encourager, et on était pris par son talent original. Sa technique n’était pas très brillante, mais l’interprétation était si sincère, profonde, mystérieuse comme sa double personnalité. Il put vivre de cette façon pendant quatre ans. Les mêmes ténèbres voilaient toujours son passé. Ce fut pour lui des années d’immense tristesse, de découragement et d’ennui. La même question angoissante se posait toujours et toujours le même impénétrable mystère enveloppait sa vie. Quelquefois, la tête entre les mains, les tempes meurtries par la pensée fixe et lancinante de son identité, cherchant la clef de cette énigme, il pleurait de dépit et de nostalgie pour un pays, une famille, une mère qu’il ne connaissait pas. Des lueurs indécises lui venaient quand il croyait voir ce qu’il avait déjà vu. Un jour qu’il neigeait, il pensa qu’il avait déjà vu de la neige, des amoncellements, des avalanches de neige, des champs couverts, des arbres chargés, des maisons encapuchonnées de neige. Et ce fut tout. Cette vision était lointaine, diaphane, ondoyante et intangible. Il crut que son imagination malade et surexcitée lui créait des chimères. D’autre fois, il entrevoyait dans les tréfonds de sa subconscience une étendue d’eau bleue, une falaise sur laquelle était bâtie une ville magique et enchantée. Il croyait entendre des cloches merveilleuses qui sonnaient dans un soir serein. Et il s’accusait de rêver.

Il savait cependant qu’il appartenait à l’armée anglaise. Son uniforme dans lequel on l’avait trouvé en faisait foi. C’était un indice bien vague. Il songea longtemps aux moyens de se faire identifier, mais comment, où aller, parmi tant de milliers de soldats de provenances si diverses et si distantes. Il comprit que c’était une impossibilité. Il se résigna plus triste et plus abattu que jamais.

Cependant son talent d’artiste s’affirmait. On lui proposa une tournée mondiale à commencer par le Canada. On espérait qu’un voyage distrairait sa mélancolie. Lui-même accepta avec l’espoir de chasser ce morne ennui qu’il traînait et que rien ne voulait dissiper.

Il s’embarqua donc. Son premier concert, par une étrange coïncidence, devait avoir lieu dans sa ville natale. Les annonces affichées sur les murs portaient :

Récital de piano
par
MONSIEUR JEAN
soldat, artiste


qu’une blessure à la tête ressuscita chez lui un remarquable talent musical.


Ainsi conçue cette annonce ne manqua pas d’exciter la curiosité. Madame Bertrand, la mère de l’artiste, dont la sympathie pour les soldats était grande depuis la mort de son fils, avait résolu d’assister à ce concert.

Monsieur Jean en débarquant fut ébloui par une ville dont il crut avoir déjà rêvé. Il nous arrive quelquefois de rêver de lieux et de personnes que nous n’avons jamais vus, et quand nous les voyons nous sommes stupéfaits de leur ressemblance frappante avec le rêve.

Le soir du concert arriva. Madame Bertrand et sa jeune fille avaient pris leur place dans la salle. Monsieur Jean commença. Élégant, la figure creusée par les récentes souffrances, les traits anguleux, d’une pâleur intéressante, son arrivée au piano excitait toujours beaucoup de sympathie. Madame Bertrand ne l’avait pas bien vu quand il avait salué, et après qu’il se fut assis au piano, elle le voyait de côté. Toutefois, sa taille, les contours de sa tête la frappèrent sans qu’elle se rendit compte pourquoi elle était émue. Elle se souleva de son siège pour mieux voir et se penchant vers sa compagne, lui dit à l’oreille :

— Ne trouves-tu pas qu’il ressemble à Maurice ?

La jeune fille dont les souvenirs s’étaient effacés pendant ces cinq années se contenta d’acquiescer. C’est souvent une manie chez les mères de trouver la ressemblance de leurs enfants disparus.

La pièce que l’artiste interprétait était cet « impromptu » de Chopin qu’il avait l’habitude de jouer autrefois. Qu’il joue comme Maurice, pensa Madame Bertrand. Elle y retrouvait la même manière, la même flamme, la même sincérité et la même imperceptible hésitation devant la difficulté.

Les deux femmes voyaient encore imparfaitement le jeune homme. Quand il se leva pour saluer, elles le virent mieux. Madame Bertrand se pencha de nouveau et dit avec émotion :

— Je te dis qu’il ressemble à Maurice.

Cette ressemblance l’avait si émue qu’elle se mit à pleurer doucement. Le concert continuait, mais elle n’écoutait plus. La douleur à peine assoupie par cinq années, rentrait à flots pressés dans son cœur.

— Il fait chaud dans cette salle, dit-elle. Je suffoque. Si tu veux bien nous sortirons.

Et profitant de la première pause, elles s’en allèrent. Les quelques jours qui suivirent, Madame Bertrand fut tout absorbée par cette ressemblance qui la hantait. Elle eut voulu revoir ce jeune homme, l’embrasser, l’adopter pour son fils. D’autre part, comprenant qu’on n’embrasse pas les gens en se jetant à leur tête, elle raisonna ce grand émoi et se dit qu’en fin de compte elle n’était que le jouet d’une ressemblance.

L’artiste allait bientôt quitter la ville. Or, la veille de son départ on avait organisé pour lui une promenade dans la campagne avoisinante. Il lui en coûtait de partir. Une secrète attirance, un mystérieux atavisme l’attachaient à ces lieux. Il y retrouvait le cadre désiré pour sa vie, et se promettait d’y revenir. Il songeait à toutes ces choses quand la voiture filait sur la route. Voilà qu’à une courbe plus accentuée, le chauffeur fait une fausse manœuvre, perd la maîtrise de son volant et lance la machine sur le talus. Elle capote et projette ses occupants sur le sol. Les gens qui s’empressèrent à leur secours trouvèrent Monsieur Jean inconscient, un trou dans la tête qui s’était heurtée à une pierre. On le ramena à l’hôpital. Il fut plusieurs heures dans cet état. Quand il reprit ses sens, il se fit en lui une grande lumière d’un éclat prodigieux qui illuminait tous les replis de sa vie d’autrefois. Tout son passé lui était rendu. Ses souvenirs se précipitèrent comme un ouragan dans un passage trop étroit. La pensée de son pays, sa famille, sa mère, le combat où il était tombé l’envahit et le pressa de toutes sortes. Ce choc avait affecté le cerveau de telle façon qu’il lui avait rendu le don de se rappeler.

Il demanda sa mère, se nomma, on crut à du délire. Il expliqua son cas, persista, insista, réclama pour qu’on allât chercher sa mère dont il donnait l’adresse exacte. On s’inquiétait de la gravité de sa blessure, de son extrême faiblesse, mais intéressé par l’étrangeté de ce cas, on obtempéra à ses désirs.

On fit venir Madame Bertrand. En entrant dans la chambre son intuition de mère ne la trompa pas. C’était son fils, elle le reconnaissait. Lui aussi reconnut sa mère.

— Mère, dit-il.

Il ne peut en dire davantage, une hémorragie cérébrale l’avait foudroyé. Il expira.

Et cette femme, tout à coup vieillie de vingt ans, pencha sa tête endolorie et angoissée éclairée par la blancheur de ses cheveux, et la détresse dans la voix, elle dit :

— J’avais un fils et je le perds deux fois.