Les dépaysés/Histoire Triste

Éditions Édouard Garand (p. 20-23).


HISTOIRE TRISTE


Le train avançait sans une minute de retard. Des paysages rabougris et rugueux de l’Ouest défilaient rapidement. Dans le wagon quelques personnes lisaient, d’autres jouaient aux cartes, plusieurs rêvaient. Bientôt nous arrivons à une petite gare sur la porte de laquelle je lis Siouspious. C’est sans doute le nom indien de l’imitation du cri de l’oiseau. Pendant que je pense à cette bizarre onomatopée, une dame du plus grand air suivie d’une fillette entre dans le wagon. Elle jette un regard circulaire comme un général qui inspecte un champ de bataille, et commence à défaire ses nombreuses fourrures. Je n’ai plus de doute, c’est la bourgeoise de ce modeste village. Elle doit avoir l’habitude de dominer. Ses petits yeux perçants semblent faits pour scruter, son nez recourbé pour fouiller, ses mains ont le geste péremptoire qui signale et commande. Elle accable la petite fille de recommandations affectueuses, de tendres reproches, mais personne ne s’y trompe, c’est pour le wagon.

On lui assigne le fauteuil voisin du mien. Je peux donc l’observer. Elle s’aperçoit que je regarde jouer la petite fille. Elle commande donc à l’enfant de réciter et d’exécuter tout ce qu’elle a appris à l’école. Ça amuse le wagon. D’ailleurs le trajet est long, il faut tuer le temps.

Je ne devais pas en être quitte pour si peu. Voilà la bonne femme qui se met à me parler. C’est une série de questions exactes, précises, tranchantes, impérieuses, j’y réponds sans broncher. Enfin, elle me demande ma nationalité.

Canadien français.

La dame sursaute, Canadien français, est-ce possible ?

D’un ton protecteur, elle me dit :

— Vous parlez un dialecte, n’est-ce pas ?

— Oui, le dialecte de l’Isle de France.

Elle n’a pas compris, et continue :

— C’est ce que je dis toujours que les Canadiens français parlent un patois.

— Vous connaissez bien le français, sans doute ?

— Pas un mot, se hâte-t-elle d’ajouter.

— Mais, comment pouvez-vous savoir que c’est un patois si vous ne pouvez le comparer avec le français véritable ?

— Ah ! ça se voit et tout le monde le dit.

— Vous êtes une femme d’une intelligence supérieure pour avoir découvert cela sans étude.

Elle me remercie avec candeur, elle a pris ma remarque pour un compliment.

Les questions pleuvent de plus belle.

— Êtes-vous déjà allé en France ?

— J’en arrive.

— Comment avez-vous fait pour comprendre la langue du pays et vous faire comprendre ?

— Je me suis servi d’un interprète.

How interesting ! fit-elle, contente de voir sa théorie confirmée, et les questions continuent.

— Êtes-vous allé à la Comédie-Française ?

— Oui, et j’y ai vu une pièce de Molière.

— De qui est cette pièce de Molière ?

— De Bourgeois Gentilhomme.

— Est-ce un auteur français, Bourgeois Gentilhomme ?

— C’est un auteur français.

— Vit-il encore ?

— Oui, et il voyage beaucoup.

— Avez-vous pu suivre le sens de la pièce ?

— Je la suivais dans une traduction en hiéroglyphes canadiens.

— Comment dites-vous ?

— En hiéroglyphes canadiens.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est comme ça que nous appelons notre écriture.

How interesting ! How interesting !

Nouveau feu roulant de questions. Elles avaient commencé par m’aigrir, maintenant elles m’amusaient. J’y répondais comme à un jeu d’enfant.

— Dites donc, les Canadiens français ont beaucoup de sang indien ?

— En effet, ne trouvez-vous pas que je ressemble à un Indien ?

— Pas trop, fit-elle en me regardant attentivement.

— C’est parce que je n’ai pas mes plumes, si je les avais, vous seriez frappée de la ressemblance.

— Vous portez vos plumes chez vous ?

— Toujours.

How interesting !

— C’est surtout au moral que nous leur ressemblons.

— Vous ne dites pas, fit-elle un peu effrayée.

— Tenez, moi, là, si je n’étais pas dominé par la présence d’une femme charmante, d’une culture fine et délicate, d’un tact exquis, je vous scalperais. Des fois je me sens fourbe, rusé, je voudrais tendre des pièges aux gens comme autrefois mes ancêtres aux ours.

— Vous me faites peur, vous devriez séjourner plus longtemps dans nos provinces, au contact de notre civilisation, vous perdriez peut-être ces tendances héréditaires.

Nous étions arrivés à Cochrane. Mon aimable voisine y descend avec sa fillette.

Et je songe avec chagrin : voilà des gens qui nous jugent de la hauteur de leur mépris.

Cette petite anecdote serait drôle si elle était fausse, mais elle est vraie à la lettre, c’est pourquoi elle est profondément triste.