Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques/La Double Epreuve.

LA

DOUBLE ÉPREUVE.







Il y a long-temps que l’on a dit que la chose du monde la plus inutile, était d’éprouver une femme ; les moyens de la faire succomber sont si connus, leur faiblesse si sûre, que les tentatives deviennent absolument superflues. Les femmes, ainsi que les villes de guerre, ont toutes un côté hors de défense ; il ne s’agit que de le chercher. Est-il découvert, la place est bientôt rendue ; cet art ainsi que tous les autres, a des principes, desquels on peut déduire quelques règles particulières, en raison des différens physiques qui caractérisent les femmes qu’on attaque.

Il y a cependant quelques exceptions à ces règles générales, et c’est pour les prouver qu’on écrit cette histoire.

Le duc de Ceilcour, âgé de trente ans, plein d’esprit, d’une figure charmante, et ce qui vaut mieux que tous ces avantages, parce que celui-là fait valoir tous les autres, possédant huit cents mille livres de rente qu’il dépensait avec un goût et une magnificence dont il n’était aucun exemple, avait, depuis cinq ans qu’il jouissait de cette prodigieuse fortune, mis sur sa liste au moins trente des plus jolies femmes de Paris, et comme il commençait à se lasser, avant que d’être tout-à-fait insensible, Ceilcour voulut se marier.

Peu satisfait des femmes qu’il avait connues, n’ayant rencontré dans toutes que de l’art au-lieu de franchise, de l’étourderie au-lieu de raison, de l’égoïsme au-lieu d’humanité, et du jargon au-lieu de bon sens… les ayant toutes vu se rendre aux seuls motifs de l’intérêt ou du plaisir, n’ayant trouvé dans leur possession que de la pudeur sans vertu, ou du libertinage sans volupté, Ceilcour devint difficile, et pour ne se point tromper dans une affaire d’où dépendait le repos et le bonheur de sa vie, il se résolut de mettre en usage à-la-fois et tout ce qui pouvait séduire et tout ce qui, sa victoire assurée, pouvait, en détruisant l’illusion à laquelle il la devait peut-être, le convaincre de ce qui réellement lui avait valu sa conquête. Cette sorte de manœuvre était sûre pour le conduire à une appréciation raisonnable ; mais que de dangers l’entouraient ; y avait-il une femme au monde qui pût résister à l’épreuve ? et si l’ivresse des sens où Ceilcour voulait la plonger d’abord, parvenait à la lui livrer, résisterait-elle à la chûte du prestige, aimerait-elle enfin Ceilcour pour lui-même, ou n’aimerait-elle en lui que son art ? La ruse était bien dangereuse ; plus il le sentait, plus il était déterminé à s’abandonner sans retour à celle dont le désintéressement serait assez reconnu pour n’aimer de lui que lui-même et pour mettre au néant le faste dont il allait s’entourer dans le dessein de la séduire.

Deux femmes fixaient alors ses regards, et ce fut à elles qu’il s’arrêta, déterminé à choisir celle des deux qui lui montrerait le plus de franchise, et surtout de désintéressement.

L’une de ces femmes se nommait la baronne Dolsé ; elle était veuve depuis deux ans d’un vieux mari qui l’avait épousée à seize, et ne l’avait gardée que dix-huit mois, sans en obtenir d’héritier.

Dolsé avait une de ces figures célestes dont l’Albane caractérisait ses anges. Elle était grande… fort mince… un peu de flottement et de nonchalance dans la tournure… Cette espèce d’abandon dans les manières annonçant presque toujours une femme ardente, qui plus occupée de sentir que de paraître, ne semble ignorer qu’elle est belle, que pour le prouver plus sûrement. Un caractère doux, une âme tendre, un esprit un peu romanesque, achevaient de rendre cette femme la créature la plus séduisante qu’il y eût pour lors à Paris.

L’autre, la comtesse de Nelmours, également veuve, et âgée de vingt-six ans, avait un genre de beauté qui n’était pas le même ; une physionomie marquée, des traits un peu à la romaine, de très-beaux yeux, une taille haute et remplie, plus de majesté que de gentillesse, moins d’agrémens que de prétentions, un caractère exigeant et impérieux, un penchant excessif au plaisir, beaucoup d’esprit, un assez mauvais cœur, de l’élégance, de la coquetterie, et par devers elle, deux ou trois aventures, pas assez décidées pour ternir sa réputation, mais trop publiques néanmoins pour ne pas la faire accuser d’imprudence.

En n’écoutant que sa vanité ou son intérêt, Ceilcour n’eut point balancé. La possession d’aucune femme à Paris n’était flatteuse comme celle de madame de Nelmours. L’entraîner à un second hymen, était une espèce de victoire à laquelle personne n’osait prétendre ; mais le cœur n’écoute pas toujours cette foule de considérations, dont l’amour-propre se nourrit ; il les laisse observer à l’orgueil, et se décide sans le consulter.

C’était l’histoire de monsieur de Ceilcour. Quoiqu’il se sentît un goût assez vif pour madame de Nelmours, éclairant le sentiment qu’il éprouvait, il y reconnaissait plus d’ambition que de délicatesse, et beaucoup moins d’amour que de prétention.

Examinait-il au contraire l’impulsion qui l’entraînait vers l’intéressante Dolsé, il n’y trouvait qu’une tendresse pure, dégagée de tout autre motif. Peut-être, en un mot aurait-il desiré qu’on le crût l’amant de Nelmours ; mais ce n’était que de Dolsé dont il voulait devenir l’époux.

Cependant, déjà beaucoup trop trompé à l’extérieur des femmes, malheureusement bien sûr qu’on ne les connaît guères mieux en les ayant, se défiant de ses yeux, n’en croyant plus son cœur, ne s’en rapportant qu’à sa tête, le duc voulut sonder le caractère de ces deux femmes, et ne se décider, comme nous l’avons dit, que pour celle dont il lui deviendrait impossible de douter.

En conséquence de ces projets, Ceilcour se déclara premièrement à Dolsé ; il la voyait souvent chez une femme où elle soupait trois fois la semaine ; cette jeune veuve l’écouta d’abord avec surprise, et bientôt avec intérêt ; indépendamment de ses richesses… titre futile aux yeux d’une femme comme la baronne, Ceilcour avait tant d’agrémens et de gentillesse dans l’esprit, une figure si délicieuse, des grâces si touchantes… tant de séduction dans les manières, qu’il était bien difficile qu’une femme pût lui résister long-temps.

En vérité, disait madame de Dolsé à son amant, il faut que je sois bien faible ou bien folle pour avoir pu croire que l’être le plus fêté de Paris, ait pu se fixer près de moi ; c’est un petit moment d’orgueil dont il faudra que je sois bientôt punie ; mais si cela est, dites-le moi ; il y aurait une injustice affreuse à tromper la femme la plus franche que vous ayiez trouvé de votre vie. — Moi vous tromper ! belle Dolsé… avez-vous pu le croire ? Qu’il serait méprisable celui qui l’essaierait avec vous ; la fausseté se conçoit-elle auprès de la candeur ?… Le crime peut-il naître aux pieds de la vertu ? Ah ! Dolsé, croyez aux sentimens que je vous jure, animés par ces regards charmans où j’en puise l’ardeur, peuvent-ils avoir d’autres bornes que ma vie ? — Ces propos sont ceux que vous tenez à toutes les femmes ; croyez-vous que je n’en connaisse pas le jargon ? il s’agit bien de dire ce qu’on pense avec elles ; le sentiment et l’art de séduire sont deux choses bien différentes ; et à quoi bon les frais du premier, quand vous réussissez par le second ? — Non, Dolsé, non, vous ne devez pas savoir comme on trompe, il est impossible que jamais on vous l’ait appris ; l’amant assez froid pour mettre en systême l’art de séduire, n’oserait tomber à vos genoux ; un rayon de vos yeux enchanteurs en détruisant ses projets de victoire, n’en ferait incessamment qu’un esclave, et le dieu qu’il aurait bravé, l’enchaînerait bientôt à son culte. Un son de voix si flatteur, tant d’élégance dans la parure, tant de moyens de plaire en un mot, soutenaient si bien ces discours, les animaient tellement, leur prêtaient une si vive énergie, que l’âme sensible de la petite Dolsé n’appartint bientôt plus qu’à Ceilcour. Dès que le frippon la sut là, il attaqua promptement la comtesse de Nelmours.

Une femme aussi consommée, aussi remplie d’art et d’orgueil, exigeait des soins d’un autre genre. Ceilcour, dont le dessein d’ailleurs était de les éprouver toutes deux, ne se sentant pas pour celle-ci un penchant aussi décidé que pour l’autre, avait un peu plus de peine à lui parler le langage de l’amour. Ce qui n’est dicté que par l’esprit, peut-il avoir la même chaleur que ce qui n’est inspiré que par l’âme ?

Quelque fût néanmoins la différence des sentimens de Ceilcour pour l’une et l’autre de ces femmes, ce n’était qu’à celle qui résisterait à l’épreuve méditée, qu’il était résolu de se rendre. Nelmours y résisterait-elle ? Eh bien ! elle avait assez de charmes pour le consoler de sa rivale, et dès qu’elle aurait eu plus de sagesse, elle deviendrait bientôt la plus chérie.

Mais que devenez-vous donc, madame, dit un soir Ceilcour à celle-ci ? Je crois que vous vous avisez de vivre dans la retraite ; il n’était pas autrefois une promenade… pas un spectacle que vous n’embellissiez ; on y volait pour vous y voir ; les quittiez-vous, tout devenait désert… Et pourquoi donc s’isoler ainsi ? Est-ce misanthropie, est-ce arrangement ? — Arrangement, j’aime le mot ; et avec qui, s’il vous plaît, prétendez-vous que je m’arrange ? — Je l’ignore ; mais je connais bien celui qui voudroit s’arranger avec vous. — Ne me le nommez pas, je vous prie ; j’ai tous les arrangemens dans une haine… — Qui n’est pas irréconciliable ? — Mais je crois que vous me prenez pour une coquette ? — Est-ce le nom qui convient à la femme la plus délicieuse dont l’existence puisse se concevoir ? Si cela est, je vous le donne… Et la comtesse jetant sur le duc de Ceilcour des regards tendres, quelle en éloignait aussi-tôt… En vérité, répondit-elle, vous êtes l’homme le plus dangereux que je connaisse ; je m’étais promis cent fois de ne jamais vous voir et… — Eh bien ! est-ce le cœur qui détruit les projets de la raison ? — Non, rien de tout cela ; je conçois des projets sages, et puis mon inconséquence les trouble ; voilà tout ce que c’est ; analysez cela comme bon vous semblera, et sur-tout n’y voyez rien en votre faveur. — En songeant à me le défendre, vous avez donc cru qu’il était possible qu’il y eût là quelque chose pour mon orgueil ? — Ne connais-je pas les gens à prétention comme vous ; la certitude où ils sont de plaire, leur fait toujours croire qu’il est impossible qu’ils n’y réussissent ; les plus légers propos d’une femme leur paraissent des déclarations, un coup-d’œil est une défaite, et leur vanité toujours prête à saisir nos faiblesses, n’y voit jamais que des triomphes. — Oh ! que je suis loin de penser ainsi. — Mais c’est que vous auriez grand tort. — Et comme je ne veux pas m’en souffrir près de vous… — Vous croyez donc que je ne vous les pardonnerais pas ? — Qui sait jusqu’où va votre courroux ?… Je le risquerais pourtant, si j’étais bien sûr du pardon. — Vous mourez d’envie de me faire une déclaration d’amour. — ; Moi ?… pas un mot ; je serais l’homme le plus gauche si je voulais l’entreprendre… En vous voyant, je connaîtrais bien tout l’empire de ce sentiment dont vous parlez ; il m’animerait auprès de vous, il embrâserait mes sens… quelque envie que j’eusse de m’en défendre… mais s’il fallait vous avouer tout cela, je ne trouverais jamais d’expression, aucune ne peindrait à mon gré ce que vous m’inspireriez si bien, et je serais contraint à brûler sans pouvoir jamais peindre ma flamme. — Eh bien ! ce n’est donc pas là une déclaration ? — Voulez-vous le prendre comme cela… il est inoui alors ce que vous m’épargnerez de peine. — En vérité, monsieur, vous êtes l’homme le plus insupportable que j’aie jamais vu de mes jours. — Eh bien ! mais voyez ce qu’est l’empire de la reconnaissance dans une belle âme… je cherche à vous plaire, et vous m’accablez. — À me plaire ? vous en êtes à cent lieues ; n’est-il pas bien plus naturel de dire tout simplement à une femme si on l’aime ou si on ne l’aime pas, que d’employer avec elle cet inintelligible jargon par lequel vous cherchez à me prendre ? — Mais à supposer que ce fût-là mon projet, je ne vous tromperais plus dès que je serais deviné. — C’est-à-dire qu’il faut que ce soit moi qui vous dise si vous m’aimez ou non ? — Il faut au moins que vous me laissiez voir si je ne vous affligerais pas trop en osant vous le dire. — Est-ce qu’on s’afflige de ces choses-là ? — Et vous intéresseraient-elles ? — C’est selon. — Vous êtes encourageante. — Ne l’ai-je pas dit, il, faudra que je me mette à ses genoux. — Ou que vous ne vous fâchiez pas de me voir tomber aux vôtres… Et Ceilcour se jetant aux pieds de sa belle maîtresse en disant ces mots, pressait amoureusement les mains de cette femme charmante et les accablait de baisers. Voilà encore une bonne étourderie de ma part, dit Nelmours en se levant… je ne serai pas huit jours à m’en repentir. — Ah ! ne prévoyez pas les malheurs de l’amour avant que d’avoir goûté ses plaisirs. — Non, non, le plus simple est de ne jamais cueillir de roses quand on craint, comme moi les épines… Adieu, Ceilcour… Où soupez-vous ce soir ? — Le plus loin de vous que je pourrai. — Eh ! pourquoi donc ? — C’est que je vous crains. — Oui, si vous m’aimiez ; mais vous venez de dire que non, — Je serais le plus malheureux des hommes si vous pensiez jamais ainsi… Et comme à ces mots la comtesse s’élançait dans sa voiture, il fallut se séparer ; mais ce ne fut pas sans faire promettre au duc de Ceilcour de venir dîner le lendemain chez elle.

Pendant ce temps l’intéressante Dolsé, bien loin de croire son amant aux pieds d’une autre, se repaissait du bonheur d’en être aimée ; elle ne concevait pas, disait-elle à celle de ses femmes qui possédait le plus sa confiance, comment avec si peu d’attraits, elle avait pu réussir à captiver l’homme le plus aimable qu’il y eût au monde… par où méritait-elle ses soins ?… Comment ferait-elle pour les conserver ?… Mais si jamais le duc était volage, n’en mourrait-elle pas de douleur ? Rien de plus réel que ce que disait cette charmante petite femme, bien plus éprise qu’elle ne se le croyait ; l’inconstance reconnue de Ceilcour fut devenue sans doute le coup le plus affreux qu’elle eût pu recevoir.

Pour la comtesse de Nelmours, point de tragique dans ses sentimens, elle étoit flattée d’une conquête comme celle qu’elle venait de faire ; mais elle n’en perdait pas le repos. Ceilcour la prenait-il à titre de maîtresse, le plaisir d’humilier vingt rivales, était une jouissance délicieuse pour son orgueil… l’épousait-il ? il était divin de devenir la femme d’un homme qui possédait huit-cents mille livres de rentes ; ainsi l’intérêt ou la vanité dans elle, faisait tous les frais de l’amour ; mais malgré cela ses projets de résistance n’en étaient pas moins combinés, si le duc n’en voulait faire qu’une maîtresse, il était essentiel de le faire languir ; plus il chercherait à se rendre digne de lui plaire, plus tous les yeux se fixeraient sur elle. Et se rendant tout de suite, ce pouvait être l’affaire de deux jours, et au lieu d’un triomphe, elle ne trouverait que de l’humiliation. De quelle plus grande importance ne devenait-il pas encore de se bien défendre dans la supposition que Ceilcour eut le mariage pour but ; ne renoncerait-il pas à ce projet, s’il obtenait des mains de l’amour, ce qu’il ne desirait tenir que de l’hymen ? Il fallait donc le démêler, le retenir… le modérer, s’il s’enflammait par trop… le ranimer s’il s’échappait… Ainsi la ruse, la coquetterie, l’art et la fausseté devaient être les armes dont il fallait qu’elle se servît, pendant que la tendre Dolsé, toute livrée à sa candeur, n’allait montrer que de la vérité…… de l’innocence et de la tendresse ; mais la comtesse était seule, en formant tous ces projets : nous allons bientôt voir, si ce qu’une femme comme elle, résout dans le silence des passions, s’exécute de même quand on les enflamme.

Telle était la situation des choses, quand le duc décidé à la première partie de son épreuve, se détermine à débuter par la baronne. On était alors au mois de juin, époque où la nature se développe avec tant de magnificence. Ceilcour invite la baronne à venir passer deux jours dans une terre superbe qu’il avait aux environs de Paris, où son intention était de la séduire par tout ce qu’il pourrait inventer de plus élégant, et de connaître assez son âme dans cette première aventure pour pouvoir deviner d’avance quel seroit l’effet de l’épreuve qu’il tenterait ensuite au dénouement.

Ceilcour le plus galant, le plus magnifique des hommes, et l’un des plus riches, n’épargna rien pour rendre la fête qu’il destinait à Dolsé, aussi agréable que magnifique ; la comtesse, qui ne devait pas être du voyage, en ignora jusqu’au projet, et le duc avait eu soin de ne composer le fond de la société qu’il destinait à la baronne, que de femmes tellement au-dessous d’elle, qu’aucune ne fût surprise de l’encens qu’il allait offrir à ses pieds ; quant aux hommes, le duc en était sûr… Tout allait donc fléchir devant l’idole, sans qu’il en résultât rien qui pût alarmer l’amant, ni rien qui dût éclipser la maîtresse.

Dolsé se nommait Irène : un bouquet offert à cette aimable veuve le jour de sa fête, était le prétexte du divertissement préparé.

Elle arrive : à une lieue du château on quittait la route pour entrer dans les avenues. Un char de nacre, formant une espèce de trône recouvert d’un pavillon verd et or, attelé de six cerfs ornés de fleurs et de rubans, conduit par un jeune garçon représentant l’amour, attendait la baronne au bord du chemin ; elle est enlevée de sa voiture, et portée sur ce trône par douze jeunes filles sous l’emblème des jeux et des ris ; cinquante chevaliers armés à l’antique escortent le char, la lance en arrêt, et tout arrive en fendant les airs.

À peine dans les cours du château, une grande femme habillée comme dans les temps de la chevalerie, escortée de douze pucelles[1] et précédée de Ceilcour, vient recevoir la baronne au sortir de son char, et l’accompagne jusqu’au bas du perron. Notre héros vêtu en chevalier, plus beau que Mars sous cet accoutrement, et qu’on eût pris pour le brave Lancelot du lac, cette étoile de la table ronde, fléchit un genou devant la baronne, dès qu’il la voit entrer, et l’introduit dans les appartemens.

Là, tout est préparé pour un de ces festins qu’on nommait autrefois cour plénière, les salles étaient remplies de tables diversement arrangées. Aussitôt que Dolsé paraît, les fanfares se font entendre, les haut-bois, les flûtes, les ménétriers commencent des aubades ; les jongleurs viennent faire mille tours charmans, et les troubadours chantent de toutes parts les louanges de l’héroïne célébrée. Elle pénètre enfin avec son chevalier dans une dernière salle où l’attendait le repas le plus délicieux, servi sur une table fort basse entourée de lits de repos. Les pucelles présentent à laver dans des aiguières d’or, contenant les plus doux parfums, et leurs beaux cheveux traînans servent à s’essuyer[2]. Alors chaque chevalier prend une dame pour manger à sa même assiette[2], et comme l’on imagine aisément, Ceilcour et Dolsé se trouvent bientôt ensemble. Au dessert les troubadours reparaissent et viennent encore amuser la baronne par des couplets et des impromptus.

Le repas fini, on passe dans une lice préparée : c’est une plaine immense, de laquelle des pavillons superbes ornent le lointain ; mais la partie destinée aux combats est environnée d’amphithéâtres recouverts de tapis verts et or. Les héraults d’armes parcourent la carrière, en annonçant un tournois où sera fait prouesse. Les juges du camp viennent visiter la lice. Rien n’égale la beauté de ces préparatifs, et principalement du coup-d’œil ; d’une part on voit des trophées, qu’on peut à peine fixer par l’éclat des rayons du soleil qu’ils réfléchissent de tous côtés. Ailleurs, des chevaliers qui s’arment, qui s’essayent : un peuple innombrable, et pendant que les yeux émerveillés, ne savent où se porter de préférence, l’air retentit au loin de la multitude d’instrumens dispersés dans chaque coin de la plaine, auquel se joint le bruit confus des applaudissemens et des acclamations.

Cependant les femmes garnissent les gradins, la baronne donne le signal, et des joutes à la foule[3] commencent le tournoi. Cent chevaliers verts et or sont les tenans, ils portent les couleurs de la baronne ; un égal nombre rouge et azur, sont les assaillans ; ceux-ci partent avec impétuosité, on dirait que leurs coursiers ne trouvant pas la terre assez prompte pour les porter à l’ennemi, viennent de s’élancer dans les airs. Ils fondent sur les tenans… les cavaliers se mêlent, les chevaux hennissent… les armes se brisent, les uns terrassent leurs ennemis, d’autres mêlés dans la poussière, ne se distinguent plus que par les efforts qu’ils font pour s’empêcher d’être accablés. À ce désordre effrayant, se mêlent le bruit des tambours, les cris de l’assemblée ; tous les guerriers des quatre coins du monde semblent s’être réunis dans cette plaine pour s’immortaliser sous les yeux attentifs de Bellone et de Mars.

Ce combat dont les verts sont sortis victorieux cesse pour faire place aux joutes réglées.

Des chevaliers de toutes couleurs, chacun conduit par sa dame, tenant en lesse avec des nœuds de fleurs le coursier de son amant, s’avancent les uns contre les autres, et combattent ainsi quelques, heures. Un héros se présente à la fin, il est vêtu de vert, il défie tout ce qui paraît dans la lice… il annonce fièrement que rien n’égale la beauté de Dolsé ; on le lui dispute, et plus de vingt guerriers terrassés par lui sont obligés d’aller s’avouer vaincus aux pieds de l’héroïne de Ceilcour, qui leur impose à tous différentes conditions remplies dès l’instant par eux.

Cette première partie du spectacle ayant occupé tout le jour ; madame de Dolsé qui n’avait pas encore eu le temps de se reconnaître, est conduite dans son appartement où Ceilcour lui demande permission de venir la reprendre dans une heure, pour lui faire voir ses jardins pendant la nuit ; cette proposition alarme un instant la naïve Dolsé… Oh ! ciel, lui dit Ceilcour, ne connaissez-vous donc pas les loix de la chevalerie ; une dame est dans nos châteaux en sûreté comme dans son propre hôtel ; l’honneur, l’amour et la décence, voilà nos loix, voilà nos vertus ; plus la beauté que nous servons nous enflamme, plus le respect nous enchaîne à ses pieds. Dolsé souriant à Ceilcour, promet donc de l’accompagner partout où il aura dessein de la conduire, et chacun va se préparer au second acte de cette agréable fête.

À dix heures du soir, Ceilcour vient chercher l’objet de ses soins ; les coquillages de feu qui éclairaient la route que l’on devait suivre, formaient par différens cordons de lumière les deux noms enlacés de l’amant et de la maîtresse au milieu des attributs de l’amour. Ce fut ainsi que l’on arriva à la salle du spectacle français où les principaux acteurs de ce théâtre représentèrent le Séducteur et Zénéïde ; au sortir de la comédie on passa vers une autre partie du parc.

Là se trouve une salle de festin délicieuse, dont le dedans n’est décoré que de guirlandes de fleurs naturelles, entrelacées d’un million de bougies.

Pendant le repas, un guerrier monté et armé de toutes pièces paraît, et vient défier un des chevaliers qui se trouve à table ; celui-ci se lève, on le revêt de ses armes, les deux combattans montent sur une esplanade en face de la table du souper, et donnent aux dames le plaisir de les voir se battre de trois différentes manières ; cela fait, on apperçoit revenir en foule les jongleurs, les troubadours, les ménétriers, et chacun dans son art amuse le cercle jusqu’à la fin du repas ; mais tout se rapporte à Dolsé ; pantomime, vers, musique, tout la chante, tout la célèbre, tout est analogue à ses goûts, il n’est absolument question que d’elle. Loin d’être insensible à tant de délicatesse, ses yeux remplis d’amour et de reconnaissance peignent à son chevalier les sentimens dont elle est agitée… Beau sire, lui dit-elle naïvement, en vérité si nous étions encore dans ces temps si renommés, je crois que vous m’auriez choisi pour votre dame… Ange céleste, lui répondait tout bas Ceilcour, en quelque temps que nous eussions vécu, nous étions destinés l’un pour l’autre ; laissez-moi jouir du charme de le croire, en attendant celui de vous en convaincre.

Après le souper on passa dans une salle différente, et celle-ci ornée sans art, offre au naturel les diverses décorations nécessaires à deux charmans opéra de Monvel, que l’élite des comédiens italiens y exécute sous les yeux mêmes de l’aimable auteur de ces deux pièces, qui, plus honnête encore dans la société, qu’il n’est délicieux dans ces naïfs et charmans ouvrages, avait bien voulu se charger des desseins et de l’exécution de cette fête brillante.

L’aurore vient éclairer le dénouement de la seconde pièce, et l’on rentre au château.

Madame, dit Ceilcour à la baronne, en la ramenant chez elle ; pardon si je ne peux vous accorder que très-peu d’heures de sommeil ; mais les chevaliers de cette fête, qui ne sont animés que par vos yeux, qui ne combattent avec ardeur que quand ils ont mérité vos éloges, ne veulent point entreprendre demain la conquête importante de la tour aux géans, qu’ils ne soient sûrs de votre présence… leur refuseriez-vous cette faveur ? Plus instruit qu’eux, de ce qui doit terminer cette singulière aventure, je ne dois pas même vous laisser ignorer que cette présence toujours si desirée partout devient ici très-essentielle ; le chevalier aux armes noires, géant furieux de cette tour, qui nous désole lui et les siens depuis bien des années… qui quelquefois vient faire des courses jusqu’aux portes mêmes de mon château ; ce chevalier dangereux enfin, obligé de céder à l’ascendant de son étoile, perdra la moitié de ses forces sitôt qu’il aura vu vos charmes ; paraissez-donc belle Dolsé, et que ce qui vous entoure puisse dire avec moi, qu’en fixant à jamais l’amour et le plaisir dans nos heureux climats, vous y avez en même temps ramené le calme et la tranquillité.

Je vous suivrai toujours, chevalier, dit la baronne, et puisse ce calme dont vous croyez que je dispose, se trouver plus sûrement dans tous les cœurs qu’il ne règne à présent dans le mien. Deux grands yeux bleux pleins de flamme se fixent, en disant ces mots, sur ceux de Ceilcour, et portent au fond de son cœur des traits divins qui ne s’éteignirent jamais.

Madame de Dolsé se coucha dans une grande agitation ; tant de délicatesse, de soins, de galanterie, de la part d’un homme quelle idolâtrait, achevaient de plonger ses sens dans une sorte de délire, qu’elle n’avait jamais éprouvé ; et comme après des choses aussi éclatantes, il lui paraissait impossible que celui qui l’occupait uniquement ne brûlât pas du même sentiment, elle se livra sans défense à une passion qui ne paraissait plus lui offrir que des délices, et qui lui préparait pourtant bien des maux.

Pour Ceilcour, ferme dans son projet d’épreuve, quelque profondeur qu’eût la plaie que venaient d’ouvrir les tendres regards d’une aussi jolie femme, il résista et se promit plus fermement que jamais de ne se rendre qu’à la plus digne de l’enchaîner éternellement.

Dès neuf heures du matin, les clairons, les cimballes, les cors, les trompettes, appellent les chevaliers aux armes et réveillent la baronne… trop émue pour avoir passé une bonne nuit, elle est bientôt préparée au départ ; elle descend, Ceilcour l’attendait ; cinquante chevaliers verts armés de toutes pièces, prennent aussitôt les devants ; la baronne et Ceilcour suivent dans une calèche de même couleur, traînée par douze petits chevaux sardes également peints en vert, revêtus de harnois de velours piqué d’or. À peine a-t-on atteint la forêt où le chevalier aux armes noires faisait sa résidence à près de cinq lieues du château de Ceilcour, que l’on voit six géans armés de massues, montés sur des chevaux énormes, abattant à leurs pieds les quatre chevaliers qui galopaient à l’avant-garde.

Tout s’arrête : Ceilcour et sa dame s’avancent à la tête du détachement, et delà, part un hérault d’armes avec l’ordre de demander au géant de la tour noire, l’un de ceux qui venaient de paraître, s’il sera assez incivil pour refuser l’entrée de ses états à la dame du soleil, venant lui demander à dîner avec le chevalier aux armes vertes, qui a l’honneur de la servir.

Le hérault s’avance : le chevalier noir s’approche également de la lisière du bois ; sa taille, sa massue, son cheval, sa figure, ses gestes… tout en impose, tout est effrayant ; l’entrevue se passe aux yeux de l’un et l’autre parti, et le hérault revient dire que rien ne peut fléchir Catchukricacambos. Les traits lumineux de la dame du soleil, avait-il dit, ont déjà ravi la moitié de ma puissance, je l’éprouve, rien ne résiste au pouvoir de ses yeux ; mais ce qui reste de ma liberté m’est trop cher pour consentir à le perdre, sans le défendre ; courez-donc dire à cette dame, avait ajouté le géant, qu’elle n’aura rien de moi qu’elle ne l’obtienne par la force, et assurez-là que je combattrai avec autant d’ardeur les guerriers qui l’accompagnent, que j’éviterai des regards… dont il ne faudrait qu’un rayon pour m’enchaîner à ses genoux.

Au combat… au combat, mes amis, s’écrie Ceilcour, en s’élançant sur un cheval superbe ; et vous, madame, suivez-nous de près, puisque vos yeux doivent nous assurer la victoire ; avec un ennemi aussi puissant que celui que nous allons combattre, il est bon d’employer à-la-fois et la force et la ruse.

On avance ; les géans se multiplient ; on en voit sortir de tous les coins de la forêt ; les chevaliers verts se divisent pour être en état de faire face à tout ; ils pressent les flancs de leurs coursiers fougueux, ils savent diminuer l’ascendant de leurs ennemis par de l’adresse et de la légèreté, et leur dirigent des coups que ne peuvent éviter des gens qu’embarrassent leur taille et le poids des armes ; l’héroïne suit de près ceux qui combattent pour elle ; ce que leur fer épargne, ses beaux yeux le détruisent… tout plie… tout se retire en désordre ; les vainqueurs renversent les vaincus dans le plus épais du bois, et l’on arrive enfin près d’une clairière, au milieu de laquelle est situé le château de Catchukricacambos.

C’était un large et haut pavillon flanqué de quatre tours d’un marbre noir comme le jais ; sur les murs se voyaient symétriquement arrangés des chiffres et des trophées d’armes en argent ; un fossé entourait l’édifice, où l’on ne pénétrait que par un pont-levis ; aussi-tôt que les nains nègres qui garnissaient le haut des tours apperçoivent la calèche de la dame du Soleil, ils font pleuvoir sur elle une nuée de petites flèches d’ébène, au bout de chacune desquelles était un gros bouquet. En dix minutes, Dolsé, sa voiture, ses chevaux, et plus de quatre toises autour d’elle, se trouvent couverts de roses, de jasmins, de lilas, de jonquilles, d’œillets et de tubéreuses… à peine la découvre-t-on sous ces masses de fleurs.

Cependant on ne voit plus un seul ennemi ; tout est rentré dans le château, le dont les portes s’ouvrent à l’instant. Ceilcour arrive alors, conduisant enchaîné par un ruban vert le chevalier aux armes noires, qui ne se voit pas plutôt près de la baronne, qu’il se précipite à ses pieds et se reconnaît hautement son esclave. Il la supplie d’honorer son habitation de sa présence, et tout entre, vainqueurs, vaincus, tout s’introduit dans le château aux sons des cimballes et des clarinettes.

Arrivée dans la cour intérieure, la baronne descend, et passe dans des salles magnifiquement décorées, où la reçoivent en s’inclinant soixante femmes, épouses des chevaliers vaincus, et qui paraissent avoir plus de huit pieds de haut. Chacune de ces femmes tient une corbeille remplie des plus jolis présens, mais tous néanmoins formés de choses simples, quoique singulières et rares, afin de ménager la délicatesse de Dolsé, qui n’eut pas accepté des bijoux de prix ; c’étaient des fleurs et des fruits naturels de la plus belle et de la plus rare espèce ; il y en avait de toutes les parties du monde. Des habits de femmes, également aux différentes manières de tous les pays possibles, une immensité de rubans de toutes couleurs, des pastillages, des confitures, trente boëtes d’essence, de pommades et de fleurs d’Italie, les plus superbes dentelles, des flèches et des carquois de sauvages ; quelques antiquités romaines, des vases grecs fort précieux, des bouquets de plumes de tous les oiseaux de la terre ; soixante coëffures de femmes tant à nos modes qu’à celles des autres nations du monde, quinze différentes sortes de fourrures et plus de trente couples de petits animaux rares d’une surprenante beauté, parmi lesquels se voyaient des tourterelles jaunes et lilas de la Chine, au-dessus de tout éloge ; trois services complets de porcelaines étrangères et deux de France, des boëtes de myrrhe, d’aloës et de plusieurs autres parfums d’Arabie, parmi lesquels était le nard, que les Israélites ne brûlaient que devant l’arche du Seigneur, une belle collection de pierres précieuses, des boëtes de canelle, de saffran, de vanille, de café, dans les espèces les plus rares et les plus sûrement indigènes, cent livres de bougies couleur de rose, quatre ameublement complet, un de satin vert brodé d’or, un de damas à trois couleurs, un de velours, le quatrième de pékin ; six tapis de Perse, et un palankin des Indes.

Dès que la baronne a tout vu, les géanes arrangent symétriquement ces objets sur un amphithéâtre préparé dans la salle du festin ; alors le chevalier aux armes noires s’avance, et fléchissant le genoux devant Dolsé, il la supplie d’accepter ces dons, l’assurant que ce sont les loix de la guerre, et qu’il les eût exigé de son ennemi, s’il eût été assez heureux pour le vaincre… Dolsé rougit… elle veut se défendre ; elle jette sur son chevalier des regards où règne à-la-fois de la contrainte au milieu de beaucoup d’amour… Ceilcour presse les deux mains de cette charmante femme, il les couvre de ses larmes et de ses baisers ; il la conjure de ne pas l’affliger au point de mépriser des bagatelles d’une aussi légère importance ; des pleurs involontaires coulent des beaux yeux où Ceilcour s’embrâse de plus en plus. La baronne n’a pas la force de dire oui… mais sa reconnaissance l’exprime, et l’on sert.

D’autres gradins en face de ceux où sont exposés les présens, se remplissent aussi-tôt de géans vaincus. Catchukricacambos demande à la baronne qu’il leur soit permis d’exécuter quelques morceaux de musique de leur composition… Dépourvu d’harmonie, madame, ajoute-t-il, cet art sublime ne peut être exercé dans nos forêts comme au sein de vos villes brillantes ; mais vous leur ferez signe de se taire aussi-tôt qu’ils vous déplairont ; et dans le même instant se fait entendre l’ouverture d’Iphigénie, rendue avec d’autant plus de précision, que ceux qui la jouent ici, sont les mêmes qui l’exécutent à l’Opéra.

On se met à table au son de cette musique délicieuse, qui varie ses morceaux et qui fait entendre tour-à-tour ceux des plus grands maîtres de l’Europe. Les nains noirs et les géanes sont les seuls qui servent au repas, où ne sont admis que les chevaliers vainqueurs et quelques femmes du cortège de la baronne. La magnificence, la délicatesse et le luxe président à tous les services ; et Catchukricacambos, à qui l’on a permis d’en faire les honneurs, remplit ce soin avec autant de grâces que d’élégance.

Au sortir de table, ce noble géant demande à la baronne si une partie de chasse dans sa forêt pourrait lui donner quelque satisfaction. Entraînée de plaisirs en plaisirs, se croyant dans un monde nouveau, elle accepte tout avec l’air de la joie ; les vainqueurs se mêlent aux vaincus, et l’on place la dame du Soleil dans un trône de fleurs, élevé sur un tertre, dominant toutes les routes de la forêt, qui aboutissent au château de marbre noir.

À peine y est elle, que plus de soixante biches blanches ornées de gros nœuds de ruban rose, que paraissent poursuivre les chasseurs, viennent s’accroupir à ses pieds, où des piqueurs les enchaînent avec des nattes de violettes.

Cependant le jour baisse… les trompettes sonnent le départ ; tous les chevaliers amis ou ennemis sont déjà revenus de la chasse, et paraissent n’attendre que les ordres de leur chef. Ceilcour offre la main à sa dame pour l’aider à remonter dans la jolie calèche qui la amenée. À l’instant les portes du château noir s’ouvrent avec fracas ; un char immense en sort ; c’est une espèce de théâtre ambulant, traîné par douze chevaux superbes, sur lequel sont arrangés en forme de décoration tous les dons faits à la dame du Soleil ; quatre des plus belles géanes prisonnières sont enchaînées aux quatre coins du char avec des guirlandes de rose ; cette superbe machine passe la première.

On se disposait à suivre, quand Ceilcour prie la baronne de tourner encore une fois ses regards sur le château du géant qui vient de lui donner à dîner… Elle regarde ; l’édifice est presque déjà tout entier consumé par le feu ; du haut des fenêtres, de l’esplanade des tours, se précipite par groupe au milieu des flammes, cette innombrable quantité de petits nègres que l’on a vu servir au repas, ils appellent au secours, ils poussent des cris qui, se mêlant aux sifflemens des tourbillons embrâsés, rendent ce spectacle aussi majestueux qu’imposant.

La baronne s’effraye ; son âme compatissante et douce ne peut rien souffrir de ce qui paraît affliger ses semblables, son amant la rassure ; il lui prouve que tout ce qu’elle voit n’est qu’artifice et que décoration… Elle se calme ; l’édifice est en cendre, et l’on vole au château.

Tout est préparé pour un bal. Ceilcour l’ouvre avec Dolsé, et les danses se suivent au son des instrumens les plus variés et les plus agréables.

Mais quel coup imprévu semble troubler la fête. Il était environ dix heures du soir, lorsqu’un chevalier paraît ; il est alarmé. Catchukricacambos, dit-il, pour se venger du traitement qu’il a reçu, des contributions levées sur lui, et de l’incendie de son château, arrive à la tête d’une armée nombreuse pour anéantir le chevalier aux armes vertes, sa maîtresse et ses possessions. Allons, madame, s’écrie Ceilcour, en offrant sa main à Dolsé, allons reconnaître avant de nous effrayer… On quitte le bal en tumulte, on arrive à l’entrée des parterres, et l’on apperçoit aussi-tôt dans le lointain cinquante charriots de feu, tous attelés d’animaux du même élément, et dont les formes sont extraordinaires. Cette formidable légion s’avance majestueusement… Quand elle est à cent pas des spectateurs, il part de chacun de ces chars magiques une nuée de bombes, d’où jaillit par leurs éclats dans les airs une pluie de marcassites, qui forme, en retombant, les chiffres de Ceilcour et de Dolsé.

Voilà un galant ennemi, dit la baronne, et je ne le crains plus. Cependant le feu ne cesse point ; des masses énormes, de fusées et de gerbes se succèdent rapidement ; l’air en est embrâsé. En ce moment, on voit la Discorde descendre au milieu des chars ; elle les divise avec ses serpens ; ils se séparent… — ils prennent champ et donnent le spectacle sublime d’un carrousel… exécuté par des charriots de feu ; insensiblement ces chars se mêlent, ils se confondent, ils s’envoyent mutuellement des grenades ; quelques-uns se heurtent, se renversent, se fracassent, plus de trente des autres enlevés par des griffons et des aigles monstrueux, s’élancent impétueusement dans les airs, où ils éclatent à plus de cinq cents toises ; cent groupes d’amour s’échappent alors de leurs débris, tenant des guirlandes d’étoiles ; ils, s’abaissent insensiblement sur la terrasse où est la baronne, y restent plus de dix minutes suspendus sur sa tête, en remplissant le parc entier d’un degré de lumière si vif, que l’astre même en eut été terni ; une musique des plus douces se fait entendre, et cet artifice majestueux, soutenu des charmes de l’harmonie, séduit à tel point l’imagination, qu’il devient impossible de ne pas se croire ou dans les champs de l’Élysée, ou dans ce paradis voluptueux que nous a promis Mahomet.

Une profonde obscurité succède à ces feux éblouissans ; on rentre. Mais Ceilcour qui se croit à l’époque de la première partie de l’épreuve qu’il destine à sa maîtresse, l’entraîne doucement sous un bosquet de fleurs, où des sièges de gazon les reçoivent tous deux. Eh bien ! belle Dolsé, lui dit-il, ai-je pu réussir à vous dissiper un moment, et ne dois-je pas craindre que vous vous repentiez de la complaisance que vous avez eue de venir vous ennuyer deux jours à la campagne ? Puis-je prendre cette question autrement que pour un persifflage, dit Dolsé, et ne dois-je pas me fâcher de vous voir employer avec moi un autre ton que celui de la sincérité ? Vous avez fait des extravagances, et je devrais vous en gronder. — Si le seul être que j’aime dans le monde a pu goûter un instant de plaisir, ce que j’ai fait alors peut-il se traiter comme vous le dites ? — On n’imagina rien de plus galant, mais cette profusion m’a déplu. — Et le sentiment qui m’inspira tout, vous a-t-il également fâché ? — Vous voulez deviner mon cœur ? — Je desirerais bien plus, je voudrais y régner. — Au moins êtes-vous bien sûr que personne n’y pourrait avoir plus de droit. — C’est enflammer l’espoir à côté de l’incertitude, et c’est troubler tous les charmes de l’un, par les affreux tourmens de l’autre. — Ne serais-je pas la plus malheureuse des femmes, si je croyais au sentiment que vous cherchez à peindre ? — Et moi, le plus infortuné des hommes, si je ne parvenais à vous l’inspirer. — Ô ! Ceilcour, vous voulez me faire pleurer toute ma vie le bonheur de vous avoir connu ! — Je voudrais vous le faire chérir, je voudrais que cet instant dont vous parlez, fût aussi précieux pour vous, que le sont à mon cœur, ceux où l’amour me fixa pour jamais à vos pieds… Et Dolsé versant quelques larmes… Vous ne connaissez pas ma sensibilité, Ceilcour… : non, vous ne la connaissez pas… Ah ! n’achevez point d’égarer ma raison, si vous n’êtes pas sûr de mériter mon cœur… vous ne savez pas ce que me coûterait une infidélité… Regardons tout ce qui s’est passé comme des propos ordinaires… comme des plaisirs qui peignent votre goût et votre délicatesse, dont je suis reconnaissante au possible, mais n’allons pas plus loin ; j’aime mieux pour ma tranquillité, vous voir comme le plus aimable des hommes, que d’être contrainte un jour à vous regarder comme le plus cruel ; ma liberté m’est chère, jamais sa perte ne m’a coûté de larmes, j’en répandrais de bien amères, si vous n’étiez qu’un séducteur. — Que vos craintes sont injurieuses, Dolsé, qu’il est affreux pour moi de vous les voir, quand je fais tout pour les anéantir… Ah ! je le sens, ces détours ne sont faits que pour m’instruire de mon destin… il faut que je renonce à faire passer dans votre âme les feux qui dévorent la mienne… il faut que je trouve le malheur de ma vie, où j’en desirais la félicité… et ce sera vous… ce sera vous cruelle qui aurez détruit toute la douceur de mes jours !

L’obscurité ne permit pas à Ceilcour de voir ici l’état de sa belle maîtresse ; mais elle était couverte de pleurs… des sanglots coupaient sa respiration… elle veut se lever et sortir du bosquet, Ceilcour l’arrête, et la contraignant de se rasseoir, non… non, lui dit-il, non vous ne fuirez-pas, sans que je sache à quoi m’en tenir… dites ce que je dois espérer ; ou rendez-moi la vie, ou plongez à l’instant un poignard dans mon sein… mériterai-je un jour quelque sentiment de vous Dolsé… ou faut-il me résoudre à mourir du désespoir de n’avoir pu vous attendrir ? — Laissez-moi, laissez-moi je vous conjure, n’arrachez pas un aveu qui n’apportera rien de plus à votre bonheur et qui troublera tout le mien. — Oh juste ciel ! est-ce donc ainsi que je devais être traité par vous ?… Je vous entends madame… oui vous le prononcez mon arrêt… vous éclaircissez mon horrible sort… Eh bien ! c’est moi qui vais vous quitter… vous épargner l’horreur d’être plus long-temps avec un homme que vous haïssez. Et en prononçant ces mots Ceilcour se lève. Moi vous haïr, dit Dolsé en le retenant à son tour… ah ! comme vous savez le contraire… vous le voulez… eh bien oui… je vous aime… Le voilà dit ce mot qui me coûtait autant… mais si vous en abusez pour faire mon tourment… Si jamais vous en aimez une autre… vous me précipiterez au tombeau. Moment le plus doux de ma vie, dit Ceilcour en couvrant de baisers les mains de son amante… Je l’ai donc entendu ce mot flatteur qui va faire toute la joie de ma vie !… et serrant les deux mains qu’il tient, sur son cœur… ô vous que j’adorerai jusqu’à mon dernier soupir, poursuit-il avec véhémence, s’il est vrai que j’aie pu vous inspirer quelque chose, pourquoi balanceriez-vous à m’en convaincre… pourquoi remettre à d’autres instans la possibilité de se rendre heureux… Cet asyle solitaire… le silence profond qui règne autour de nous… ce sentiment dont nous brûlons tous deux… Ô Dolsé !… Dolsé ! il n’est qu’un instant pour jouir, ne le laissons pas, échapper, et Ceilcour en disant ces paroles où se peint l’ardeur de la plus vive passion, presse fortement dans ses bras, l’objet de son idolâtrie… mais la baronne s’échappant… Homme dangereux, s’écrie-t-elle, je savais bien que tu ne voulais que me tromper… laisse moi fuir perfide… Ah ! tu n’es plus digne de moi… Puis continuant avec fureur… La voilà cette promesse d’amour et de respect… voilà la récompense de cet aveu que tu m’as arraché… C’est pour contenter un desir que tu m’as jugé digne de toi !… Comme tu m’as méprisée cruel ! devais-je donc m’attendre à n’être vue de Ceilcour que sous cet aspect insultant… Va chercher des femmes assez viles pour ne vouloir de toi que des plaisirs, et laisse moi pleurer l’orgueil, que j’avais mis à posséder ton cœur. Créature angélique, dit Ceilcour en tombant aux pieds de cette femme céleste… non vous ne pleurerez point la possession de ce cœur, où vous daignez attacher quelque prix ! il est à vous… il est pour jamais à vous… vous y régnerez despotiquement ; pardonnez un instant d’erreur à la violence de ma passion… ce crime est le vôtre, Dolsé, il est l’ouvrage de vos charmes, il y aurait une affreuse injustice à vouloir m’en punir. Oubliez-le… oubliez-le madame… c’est votre amant qui vous en conjure. — Rentrons Ceilcour… vous m’avez fait sentir mon imprudence… je ne croyais pas au danger près de vous… vous avez raison, c’est ma faute… et cherchant toujours à sortir du bosquet ; voulez-vous donc me voir expirer à vos genoux, dit Ceilcour… non je ne les quitterai pas que vous ne m’ayez pardonné. — Ô monsieur, comment puis-je excuser l’action de votre vie, la plus capable de me prouver votre indifférence. — Cette action n’était due qu’à l’excès de mon amour. — On n’avilit point ce qu’on aime. — Pardonnez au délire des sens. — Levez-vous Ceilcour je serais plus punie que vous, s’il fallait que je cessasse de vous aimer… Eh bien je vous pardonne, mais ne m’outragez plus, n’humiliez pas celle dont vous attendez, dites-vous, votre félicité ; quand on a autant de délicatesse dans l’esprit, peut-on en manquer dans le cœur… S’il est vrai que vous m’aimiez comme je vous aime, avez-vous pu vouloir me sacrifier à la fantaisie d’un moment ? Comme vous me regarderiez à présent, si j’avais satisfait vos desirs, et comme je me mépriserais moi-même, si cette faiblesse eut avilie mon âme ! — Mais vous ne me détesterez pas, Dolsé, pour avoir été séduit par vos attraits… Vous ne me haïrez pas pour n’avoir un instant écouté de l’amour… que son ardeur et son ivresse ? Ah ! que je l’entende encore une fois ce pardon où j’aspire. Venez, venez Ceilcour, dit la baronne en entraînant son amant au château, oui, je vous pardonne… mais ce sera de bien meilleur cœur quand nous serons tous deux loin du péril, fuyons tout ce qui peut le renouveller, et puisque nous sommes l’un et l’autre assez coupables… vous, pour avoir mal connu l’amour, moi, pour en avoir trop présumé, dérobons-nous pour toujours à tout ce qui pourrait multiplier nos torts en en facilitant la rechûte.

Tous deux revinrent au bal ; un peu avant que d’entrer, Dolsé prit la main de Ceilcour. Mon cher ami, lui dit-elle, vous voilà maintenant pardonné de bonne foi… ne m’accusez ni de pruderie ni de sévérité, j’aspire réellement à votre cœur, et ma faiblesse me l’eût fait perdre… m’appartient-il encore tout entier ? — Ô Dolsé ! vous êtes la plus sage… la plus délicate des femmes et vous serez toujours la plus adorée.

On ne pensa plus qu’au plaisir… Ceilcour enchanté de son opération, se dit au comble de la joie… Voilà la femme qui me convient, c’est celle-là qui doit faire mon bonheur, la seconde et nouvelle épreuve où je veux la mettre encore, avec une âme comme la sienne, devient presqu’inutile ; il ne doit pas exister une seule vertu sur la terre, qui ne se trouve dans le cœur de ma Dolsé ; il doit être l’asyle de toutes… image du ciel, il doit être aussi pur que lui. Mais ne nous aveuglons pourtant pas, poursuivit-il, j’ai promis d’écarter toute prévention… La comtesse de Nelmours est étourdie, légère, enjouée, elle a des charmes comme Dolsé, et son âme est peut-être aussi belle… essayons.

La baronne partit en sortant du bal, Ceilcour qui la conduisit lui-même dans une calèche à six chevaux, jusqu’au bout de ses avenues, se fit répéter son pardon, lui jura mille fois de l’adorer toujours, et se sépara de cette femme charmante, aussi certain de son amour que de sa vertu, et de la délicatesse de son âme.

Les présens que la baronne avait reçu chez le chevalier aux armes noires, l’avaient devancé, sans qu’elle l’eût su ; elle en trouva sa maison décorée quand ; elle y rentra. Hélas, dit-elle à l’aspect de ces dons, quels momens flatteurs leur vue me fera-t-elle sans cesse éprouver, s’il m’aime aussi sincèrement que je le crois ; mais combien ces présens funestes déchireront mon cœur, s’ils ne sont que les fruits de la légèreté de cet homme charmant, ou de simples effets de sa galanterie.

Le premier soin de Ceilcour en revenant à Paris, fut d’aller chez la comtesse de Nelmours ; il ignorait si elle avait su la fête qu’il venait de donner à Dolsé, et dans le cas qu’elle en fut instruite, il était très-curieux de savoir ce qu’aurait produit ce procédé sur une âme aussi fière.

On venait de tout apprendre. Ceilcour est reçu froidement ; on lui demande comment il est possible de quitter une campagne où l’on jouit de plaisirs aussi délicieux. Ceilcour répond qu’il n’imagine pas comment une plaisanterie de société… un bouquet donné à une amie, peut avoir fait tant d’éclat… Persuadez-vous donc, belle comtesse, continue-t-il, que, si comme vous le prétendez, je voulais donner une fête, ce ne serait qu’à vous que j’oserais la proposer. — Vous n’en reviendriez pas au moins avec un ridicule comme celui que vous venez de vous donner, en prenant pour la dame de vos pensées une petite prude qu’on ne voit nulle part, et qui, sans doute, ne s’isole ainsi, que pour s’occuper plus romanesquement de son beau chevalier. C’est vrai, je sens mes torts, répond Ceilcour, et malheureusement je ne connais qu’une façon de les réparer. — Et quelle est-elle ? — Mais c’est qu’il faut que vous vous y prêtiez… et vous ne le voudrez jamais. — Et qu’ai-je à faire là, je vous prie ? — Écoutez avant de vous fâcher ; un bouquet à la baronne de Dolsé est un ridicule, j’en conviens, et je ne vois, pour le couvrir, qu’une fête à la comtesse de Nelmours. — Moi, devenir le singe de cette petite femme… me laisser jeter des fleurs au nez en spectacle… Oh ! pour le coup, vous en conviendrez, si j’effaçais par-là vos torts, ce ne serait qu’en m’en donnant à moi-même, et je n’ai ni le desir de partager vos folies aux risques de ma réputation, ni le dessein de voiler vos inconséquences en m’accablant de ridicules. — Il n’est pourtant pas bien reconnu qu’il y en ait un énorme à donner des fleurs à une femme. — Vous l’avez donc cette femme ?… En vérité, je vous en félicite, c’est le plus joli couple… vous me le direz au moins… vous le devez… ne savez-vous donc pas combien je m’intéresse à vos plaisirs ?… On eût pensé, il y a six mois, qu’on aurait cette petite créature… avec une taille de poupée… des yeux assez jolis si vous voulez, mais qui ne signifient rien… — un air de pudeur… qui m’excéderait si j’étais homme… et pas plus formée que si cela sortait du couvent ; parce que cette femme a lu quelques romans, elle s’imagine avoir de la philosophie dans l’esprit, et devoir aussitôt courir la même carrière que nous ; ah ! rien n’est si plaisant… — laissez-m’en rire à l’aise, je vous conjure… Mais vous ne dites pas ce que cela vous a coûté de peines… — vingt-quatre heures… je le parie… Ah ! Ceilcour, l’excellente histoire ! je veux en amuser Paris, je prétends que l’Univers admire et votre choix et votre goût pour les fêtes… — car, raillerie cessante, on dit que c’était d’une élégance… Ainsi vous me faites donc la grâce de jeter les yeux sur moi pour succéder à cette héroïne… j’en suis d’une gloire… Belle comtesse, dit Ceilcour, avec le plus grand sang-froid, quand vos sarcasmes seront épuisés, j’essaierai de vous parler raison… si cela se peut. — Allons, parlez, parlez, je vous écoute, justifiez-vous, si vous l’osez. — Me justifier, moi… il faut avoir des torts pour se justifier, et celui que vous me supposez ici, n’est-il pas impossible, après les sentimens que vous me connaissez pour vous ? — Je ne vous connais aucun sentiment pour moi, je ne sache pas que vous m’en ayiez jamais fait voir aucun ; si cela était, vous n’auriez certainement pas donné de fête à Dolsé. — Eh ! laissez-là, madame, une plaisanterie sans conséquence ; j’ai donné un bal et quelques fleurs à Dolsé, mais ce n’est qu’à la comtesse de Nelmours… à la femme du monde que j’aime le mieux, à qui je prétends donner une fête… — Encore si avec ce projet d’en donner deux, vous eussiez du moins, commencé par moi. — Mais réfléchissez donc que c’est ici une histoire de calendrier ; si Sainte-Irène y précédé Sainte-Henriette, de trois semaines, est-ce ma faute, et qu’importe ce frivole arrangement, dès qu’Henriette règne seule au fond de mon cœur, et qu’elle ne peut-être précédée par qui que ce soit. — Je sais bien que vous me l’avez dit, mais comment voulez-vous que je le croie ? — Il faut ou se bien peu connaître, ou être bien dépourvue d’orgueil, pour hasarder tout ce que vous venez de dire aujourd’hui. — Oh ! doucement, l’inconséquence ne porte que sur vous ; il n’y a pas un grain de vanité de moins dans moi ; je ne me mets pas encore au-dessous de votre déesse, et j’ai cru pouvoir vous persiffler tous deux, sans faire croire à mon humilité. — Soyez donc juste une fois dans votre vie ; appréciez les choses ce qu’elles valent, et nous y gagnerons tous. — C’est que j’avais eu la folie de prétendre à vous fixer… j’y avais mis une sorte de triomphe, dont l’anéantissement me déplairait… Jurez-moi donc que cette petite indolente ne vous a jamais rien inspiré. — Est-ce de celui que vous enchaînez, qu’il faut exiger ce serment ? je ne vous pardonne pas même d’y penser… et si je faisais bien, j’en serais piqué au point de ne plus vous voir. — Ah ! je savais bien que le fourbe allait me contraindre à lui demander des excuses. — Pas un mot, mais c’est qu’il y a des choses si hors de vraisemblance. — C’est assurément bien l’histoire de tout ceci. — Et pourquoi tant de train si vous le sentez ? — Je ne veux rien de tout ce qui a l’air de vous enlever à moi. — Mais quelque chose peut-il y réussir ? — Que sais-je, connaît-on les hommes ? — Ne me confondez donc pas toujours. Je conçois bien que vous aimeriez mieux que je vous pardonnasse. — Vous le devez… allons, point d’enfance, et venez passer deux jours chez moi, pour y apprendre plus sûrement qu’à Paris, s’il est vrai que j’aie seulement conçu l’idée d’une fête pour une autre femme que pour ma chère comtesse… et l’adroit personnage saisissant alors une main de celle qu’il éprouve, il la porte sur son cœur. Cruelle, lui dit-il avec transport, quand votre image est gravée là, pour ne s’en effacer jamais, devez-vous supposer qu’une autre puisse y balancer votre empire ? — Allons, n’en parlons plus… mais pour vous promettre deux jours… — J’y compte. — En vérité, ce serait une folie. — Vous la ferez. — Allons donc, votre ascendant sur moi l’emporte, et vous triompherez toujours. — Toujours ? — Oh ! non pas généralement, il y a de certaines bornes que je ne franchirai jamais… et si je croyais que dans tout cela, il y eut le plus petit projet sur ma raison, je vous refuserais très-certainement. — Non, non, on la respectera cette raison sévère… À quelque point que je doive y perdre, les vues que j’ai sur vous s’allieraient-elles avec la séduction ? On trompe une femme qu’on méprise… dont on veut des plaisirs d’un moment pour ne s’en occuper jamais sitôt qu’ils sont goûtés ; mais de quelle différente nature sont les procédés qu’on emploie avec celle dont on attend le bonheur de sa vie ! — J’aime à vous voir un peu de sagesse… vous le voulez, j’irai vous voir… mais point de faste, que ce soit par cette différence que l’on reconnaisse celle qui doit exister entre ma rivale et moi ; je veux au moins qu’on dise que vous avez agi avec cette petite créature comme avec une femme avec laquelle on est en cérémonie, et avec moi, comme avec la plus sincère amie de votre cœur. Croyez, dit Ceilcour en s’échappant, que vos uniques desirs seront la règle de ma conduite… que je travaille un peu pour moi dans cette fête dont vous daignez accepter l’hommage, et qu’il serait bien difficile que j’en fusse satisfait si je ne voyais, dans ces yeux charmans, le plaisir éveiller l’amour et régner à côté de lui.

Ceilcour fut tout préparer ; il vit deux ou trois fois la comtesse dans l’intervalle, afin que rien ne pût refroidir les résolutions qu’elle avait prises ; il fit également deux visites secrètes à Dolsé qu’il ne cessa d’entretenir de sa flamme ; là, il put se convaincre mieux que jamais de la délicatesse des sentimens de cette femme sensible, et démêler sur-tout qu’elle serait sa douloureuse affliction, si elle apprenait qu’on dût malheureusement la tromper. Il lui cacha avec le plus grand soin la fête projetée pour Nelmours, et s’abandonna pleinement du reste à sa destinée et aux circonstances. Quand on a dessein de prendre un parti, et que des motifs puissans nous y déterminent, il faut après avoir fait de son mieux pour éviter l’éclat, se livrer sans crainte aux suites inévitables d’un projet dont de plus grandes précautions troubleraient peut-être l’accomplissement, et nuiraient par conséquent à nos vues.

Le 20 juillet, veille de la fête de madame de Nelmours, cette charmante femme part dès le matin pour se rendre au château ; elle arrive à midi à l’entrée des avenues ; deux génies la reçoivent à son carrosse et la prient de s’arrêter un instant. On ne vous attendait pas aujourd’hui, madame, dans les états du prince Oromasis, dit l’un d’eux ; très-occupé d’une passion qui le dévore, il est venu se retirer ici pour y gémir en liberté, c’est en raison de ces projets de solitude qu’il a fait bouleverser tous les chemins de son empire ; et en effet, la comtesse jetant les yeux sur l’immense avenue qui se présente à elle, ne voit que des arbres entièrement dépouillés de leur verdure, un aspect aride et désert… un chemin brisé de partout, n’offrant à chaque pas que des ravins et des précipices. Un moment la dupe de la plaisanterie… Oh ! je le savais bien, dit-elle, qu’il ne lui viendrait dans la tête que des choses ridicules ; si c’est ainsi, qu’il a dessein de me recevoir, je le tiens quitte de sa galanterie, et je m’en retourne. Mais, madame, dit un des génies, en la retenant ; vous savez que le prince n’a qu’un mot à dire pour faire à l’instant changer la face de l’Univers, souffrez-donc qu’on l’instruise, et de suite il donnera des ordres pour faciliter votre arrivée chez lui. — En attendant, que voulez-vous que je devienne ? — Oh ! madame, faut-il un siècle pour instruire le prince ? Le génie frappe l’air de sa baguette, un sylphe s’élance de derrière un arbre, traverse les airs avec rapidité, revient avec plus de vitesse encore. À peine arrivé au carrosse de la comtesse, pour l’avertir qu’elle est la maîtresse de descendre, qu’il repart avec la même promptitude, et dans ce second trajet tout change à mesure qu’il fend les airs. Cette même avenue agreste, isolée, détruite, où l’on n’appercevait pas une âme, tout-à-coup remplie de plus de trois mille personnes, offre aux yeux de la comtesse, la décoration d’une foire superbe, ornée de quatre cents boutiques de chaque côté de l’allée, remplies de toutes sortes de bijoux et d’objets de modes. Des filles charmantes et pittoresquement vêtues tenaient ces boutiques et en annonçaient les marchandises. Les branches de ces arbres nuds et dépouillés l’instant d’avant, succombent à présent sous le poids des guirlandes de fleurs et des fruits dont ils sont chargés, et cette route brisée tout à l’heure, n’est maintenant qu’un tapis de verdure qu’on parcourt au milieu d’une forêt de rosiers, de lilas et de jasmins. En vérité votre prince est un fou, dit la comtesse aux deux génies qui l’accompagnent ; mais en prononçant ces mots elle change de couleur, et il devient facile de discerner sur les traits de sa physionomie, comme elle est orgueilleuse et flattée des soins que l’on prend pour la surprendre et pour l’intéresser. Elle avance : Princesse, lui dit un des deux génies qui la guide, toutes ces bagatelles, toutes ces frivolités que vos yeux plus brillans que l’éclair peuvent appercevoir dans ces boutiques, vous sont offertes ; nous vous supplions de vouloir bien choisir, et ce que vos doigts d’albâtre auront daigné toucher, se retrouvera ce soir dans les appartemens qui vous sont destinés. Cela est trop honnête, répond la comtesse ; je sais combien je fâcherais le maître de ces lieux, si je refusais cette galanterie, mais je serai discrète ; et s’avançant dans les avenues elle parcourt tantôt à droite, tantôt à gauche les boutiques qui lui paraissent les plus élégantes ; elle touche fort peu de choses, mais elle en desire beaucoup ; et comme elle était scrupuleusement observée, et qu’on ne perdait aucun de ses gestes, ni de ses regards, on marque avec la même exactitude, et ce qu’elle indique et ce qu’elle desire ; on observe de même qu’elle loue la beauté de quelques-unes des femmes qui débitent les bijoux… et l’on verra bientôt de quelle maniére Ceilcour satisfait à ses moindres desirs.

À trente pas du château, notre héroïne voit arriver son amant sous l’emblème du génie de l’air, suivi de trente autres génies qui paraissent former sa cour. Madame, dit Oromasis, (on voudra bien sous ce nom reconnaître Ceilcour) j’étais loin de m’attendre à l’honneur que vous daignez me faire, vous m’auriez vu voler au-devant de vous, si j’eusse prévu cette faveur ; permettez-moi, continua-t-il en s’inclinant, de baiser la poussière de vos pieds, et de m’abaisser devant la divinité qui préside au Ciel et qui règle les mouvemens de la terre ; en même temps le génie et tout ce qui l’entoure se prosternent la face sur le sable, jusqu’au geste que fait la comtesse, pour leur ordonner de se lever : alors tout s’avance vers le château.

À peine arrivé sous le vestibule que la fée Puissante, protectrice des domaines d’Oromasis, vient respectueusement saluer la comtesse ; c’était une grande femme d’environ quarante ans, fort belle, majestueusement vêtue, et dont l’air affable ne présageait que des choses flatteuses.

Madame, dit-elle à la déesse du jour, le génie que vous venez visiter est mon frère, sa puissance qui n’est pas aussi étendue que la mienne, ne lui permettrait pas de vous recevoir comme vous le méritez, si je n’aidais à ses intentions. Une femme se confie mieux à une personne de son sexe ; permettez-donc que je vous accompagne, et que je fasse obéir à tous les ordres qu’il vous plaira de donner. Aimable fée ! répondit la comtesse, je ne puis qu’être enchantée de ce que je vois ; je vous ferai donc part de toutes mes pensées ; et la première preuve de ma confiance, est la permission que je vous demande de passer quelques minutes dans l’appartement qui m’est destiné ; il fait très-chaud, j’ai marché fort vîte, et je desirerais prendre quelques vêtemens plus frais. La fée passe la première, les hommes se retirent, et madame de Nelmours arrive dans une salle fort vaste, où les preuves d’une nouvelle galanterie de son amant se présentent bientôt à ses yeux.

Cette femme élégante… même dans ses faiblesses, en avait une assez pardonnable à une jolie femme. Possédant chez elle à Paris, l’appartement du monde le plus magnifique et le mieux distribué ; quelque part où il lui fallait aller, ce n’était jamais sans regret qu’elle quittait sa délicieuse retraite ; elle était accoutumée à son lit, à ses meubles, et elle se désolait intérieurement dès qu’il s’agissait d’être ailleurs. Ceilcour ne l’ignorait pas… la fée s’avance ; de sa baguette elle frappe un des murs de la salle où toutes deux se trouvent ; la séparation s’écroule, et présente en tombant, l’appartement entier que Nelmours regrette à Paris. Mêmes ornemens, mêmes couleurs… mêmes meubles… même distribution ; oh pour ce soin si délicat, dit-elle, en vérité il me touche jusqu’au fond de l’âme : elle entre et la fée la laisse au milieu des six femmes qu’elle avait le plus admirées dans l’avenue ; elles étaient destinées à la servir. Leur premier soin est de présenter des corbeilles où la comtesse trouve douze sortes de vêtemens complets… elle choisit… On la déshabille, puis avant que de se revêtir des nouvelles robes qui lui sont offertes, quatre de ces filles la frottent, la délassent à la manière orientale, pendant que les deux autres vont lui préparer un bain, où elle se repose une heure dans des eaux de jasmin et de rose ; on la pare en sortant, des magnifiques habits qu’elle a préférés… elle sonne, la fée vient la reprendre, et la conduit dans une salle de festin superbe.

Un sur-tout de la plus grande beauté, remplissait une table ronde, et ne laissait au-delà de lui, qu’un cercle couvert de fleurs d’oranges et de feuilles de roses, qui montait et descendait à volonté ; ce cercle destiné à contenir les mets, n’en supportait néanmoins aucun ; la comtesse de Nelmours, l’une des femmes de Paris qui s’entendaient le mieux à faire bonne chère, pouvait ne pas être contente de ce qui lui serait servi, il avait paru plus agréable à Ceilcour de la laisser elle-même ordonner son dîner. Dès qu’il l’eût invité à s’asseoir, et que les couverts qui régnaient autour du cercle de fleurs eurent été remplis par sa suite et par lui au nombre de vingt-cinq hommes et d’autant de femmes, la comtesse lut dans un petit livre d’or qui lui fut présenté par la fée, un menu de cent différentes espèces de plats que l’on savait être le plus de son goût… Avait-elle choisi, la fée frappait, le cercle s’enfonçait en laissant néanmoins autour de lui une rampe de même forme où les assiettes se trouvaient posées, et le cercle de fleurs remontant aussi-tôt, revenait chargé de cinquante plats de l’espèce de celui qu’avait choisi madame de Nelmours. Dès qu’elle avait goûté de ce mets, ou que de la vue seule, la fantaisie lui était passée, elle en choisissait un nouveau, qui paraissait sur-le-champ de la même manière et dans le même nombre, sans qu’il fût possible de comprendre par quel art tout ce qu’elle desirait arrivait avec autant de vîtesse. Elle abandonne le choix indiqué par le livre ; elle demande autre chose, même obéissance, même promptitude.

Oromasis, dit alors la comtesse au génie de l’air, ceci est par trop singulier… je suis chez un magicien, laissez-moi fuir une maison dangereuse où je sens bien que ma raison ni mon cœur ne sauraient être en sûreté. Rien n’est à moi dans tout cela madame, répondit Ceilcour, cette magie s’opère par vos desirs, vous en ignoriez le pouvoir, continuez d’en faire des essais, ils vous réussiront tous.

Aussi-tôt qu’on fut hors de table, Ceilcour proposa à la comtesse une promenade dans ses jardins. À peine a-t-on fait trente pas que l’on se trouve près d’une magnifique pièce d’eau, de laquelle les bords sont si bien déguisés, qu’il devient impossible de voir où se termine ce bassin immense, il semble que ce soit une mer. Tout-à-coup trois vaisseaux dorés, dont les cordages sont de soie pourpre et les voiles de taffetas de même couleur, brodées d’or, paraissent vers l’occident ; il en arrive trois autres du point opposé, dont tout ce qui doit être de bois est argent, et tout le reste couleur de rose. Ces navires sont prêts à se rencontrer et le signal du combat se donne. Oh ciel ! dit la comtesse, ces vaisseaux vont se battre… et pour quelle raison ? Madame, répondit Oromasis, je vais vous l’expliquer. S’il était possible que ces guerriers pussent nous entendre, peut-être apaiserions-nous leur querelle ; mais la voilà maintenant trop engagée, il nous serait difficile de les fléchir ; le génie des comètes qui commande les vaisseaux d’or, se vit enlever il y a un an, dans un de ses palais lumineux, sa jeune favorite Azélis, dont la beauté n’a dit-on rien d’égal, le ravisseur était le génie de la lune que vous voyez à la tête de la flotte d’argent ; ce génie transporta sa conquête au fort que voilà sur cette roche, poursuivit Oromasis en montrant sur la crête d’une montagne qui touchait aux nues, une citadelle inexpugnable, voilà où il enchaîne sa proie, perpétuellement défendue par la flotte qu’il entretient dans cette mer et à la tête de laquelle vous le voyez aujourd’hui. Mais le génie des comètes décidé à tout pour ravoir Azélis, vient d’arriver sur les vaisseaux qui se présentent vous, et s’il peut détruire ceux de son adversaire, il s’emparera du fort, ravira sa maîtresse et la ramènera dans son empire ; un moyen simple aurait pourtant bien pu faire cesser la querelle. Un arrêt du destin condamne le génie de la lune à rendre à son ennemi la beauté qu’il lui retient, dès que ses yeux auront été frappés d’une femme plus belle qu’Azélis ; qui doute madame, poursuivit Oromasis, que vos appas ne soient supérieurs à ceux de cette jeune personne ; en vous montrant à ce génie, vous délivreriez-donc la malheureuse captive qu’il tient dans ses fers. Fort bien, dit la baronne, mais ne serais-je pas obligée de prendre sa place ? — Oui madame, c’est inévitable, mais il n’abusera pas sur-le-champ de sa victoire, une feinte aussi facile qu’adroite, me ramènera bientôt à vos genoux. Aussi-tôt que vous serez en la puissance du génie de la lune, il faudra lui demander avec instance de vous faire voir l’île de Diamans dont il est possesseur, il vous y conduira ; qu’il y vienne avec vous, c’est tout ce que je veux, là seulement sa puissance se trouve subordonnée à la mienne, et je n’ai qu’à paraître dans cette île pour vous ravir à son pouvoir ; ainsi madame vous aurez fait une belle action en délivrant Azélis, vous n’aurez couru nuls risques, et vous n’en serez pas moins ce soir de retour dans mes états. Tout cela est fort bien, reprit la comtesse, mais réfléchissez-vous que pour opérer cette belle action, il faut que je sois plus belle qu’Azélis. — Ah ! craint-on de ne l’être pas autant qu’Azélis, quand on l’est plus qu’aucune femme de la terre ; mais malheureusement tout ceci n’est peut-être plus de saison, et si le génie des comètes vient à triompher, votre généreux secours est inutile ; voilà les vaisseaux prêts à se joindre, attendons l’issue du combat.

À peine Ceilcour a-t-il dit ces mots, que les flottes commencent à se canonner… Pendant plus d’une heure on fait de part et d’autre un feu d’enfer… les navires se réunissent enfin, une infanterie formidable inonde les ponts… On se heurte, on s’accroche, les six vaisseaux ne font plus qu’un seul champ, sur lequel on se bat avec ardeur ; des morts paraissent tomber de toutes parts, la mer est teinte de sang, elle est couverte de malheureux qui s’y précipitent, espérant trouver leur salut dans les flots ; cependant l’avantage est entier au génie de la lune, les vaisseaux d’or se désagréent, les mâts tombent, les voiles se déchirent, à peine reste-t-il encore sur cette flotte quelques soldats pour la défendre ; le génie des comètes ne pense plus qu’à la fuite, il cherche à se dégager, il y réussit, sa flotte se sépare, mais elle n’est plus en état de tenir la mer ; le génie qui la commande voyant la mort l’environner de toutes parts, se jette dans un esquif avec quelques uns de ses matelots ; il était temps : à peine a-t-il pris le large que ses navires, tous trois élancés dans les airs, au moyen des poudres embrasées par l’ennemi dans leurs flancs, s’y brisent avec un fracas épouvantable, et retombent en tristes débris, sur la surface agitée des eaux.

Voilà le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie, dit la comtesse, en serrant les mains de son amant ; il semble que vous ayiez deviné que la chose du monde que je desirasse le plus, fût de voir un combat naval. Mais, madame, répond Oromasis, voyez-vous où ceci vous entraîne ; avec l’âme généreuse que je vous connais, vous allez voler au secours d’Azélis, la rendre au prince des Comètes qui, comme vous voyez, se dirige vers nous pour solliciter votre appui. Oh ! non, dit la comtesse en riant, je n’ai pas assez d’orgueil pour entreprendre une telle aventure… Songez quelle humiliation, si cette petite fille allait être plus jolie que moi… et puis, me trouver perchée à six ou sept cents toises de terre… sans vous… avec un homme que je ne connais pas… qui sera peut-être fort entreprenant… Me répondez-vous des suites ? — Oh ! madame, votre vertu… — Ma vertu ?… et comment voulez-vous, je vous prie, qu’on pense encore aux vertus de ce bas-monde, quand on est aussi près des cieux ? et si ce génie allait vous ressembler, croyez-vous que je pusse m’en défendre ? — Les moyens de vous soustraire à tous dangers vous sont connus, madame ; desirez de voir l’île des Diamans, et je vous ravis aussi-tôt aux mains de cet audacieux. — Qui vous dit qu’il sera temps ; tout cela suppose des heures ; il ne faut que six minutes, et un beau génie pour rendre une maîtresse infidèle… Allons, allons, j’accepte pourtant, continue la comtesse… mais je me fie à vous, et plus encore à votre aimable sœur ; ne m’abandonnez ni l’un ni l’autre, et je suis tranquille… La fée promet ; arrive en cet instant le génie vaincu, qui sollicite plus vivement encore les bontés de l’amante d’Oromasis… elle est déterminée ; un signal se donne ; la forteresse y répond… Partez, madame, partez, dit Oromasis ; le génie de la Lune vient de m’entendre, il est prêt à vous recevoir. — Eh ! comment voulez-vous, s’il vous plaît, que j’arrive sur le haut de cette roche, dont un oiseau aurait de la peine à atteindre le sommet. Alors la fée frappe l’air de sa baguette… — des cordes de soie que l’on n’avait point apperçues, tenant au rivage d’un côté… fortement attachées aux murs du fort par leur autre bout, se tendent avec roideur ; un char de porcelaine blanche, attelé de deux aigles noirs, descend rapidement du fort par le moyen des cordes qu’on vient d’indiquer. Dès qu’il est à terre, on le retourne avec vîtesse ; les aigles faisant face au fort, paraissent prêts à y remonter ; la comtesse et deux de ses femmes s’élancent dans le char, et l’éclair est moins prompt à traverser la nue, que cette fragile voiture n’est à conduire aux barrières du fort le poids précieux qu’on lui confie.

Le génie s’avance, il vient recevoir la princesse… Ô décrets sacrés des destins, s’écrie-t-il, en l’appercevant… voilà celle qui m’est annoncée… voilà celle qui va m’enchaîner à jamais, et qui va délivrer Azélis ; entrez, madame, venez recevoir ma main, venez jouir de votre triomphe… Votre main, dit madame de Nelmours un peu effrayée — En vérité, je n’en ai pas trop d’envie ; n’importe, avançons toujours, nous capitulerons tout-à-l’heure.

Les portes s’ouvrent, et la comtesse pénètre dans de petits appartemens délicieux, dont les plafonds, les murs et les parquets sont de porcelaine, tantôt variée, tantôt d’une seule couleur. Pas un seul meuble de ce manoir céleste, n’était d’une composition différente.

Permettez, dit le génie, en laissant sa dame dans un cabinet de porcelaine jonquille, permettez que j’aille vous chercher ma captive… il faut qu’une confrontation plus exacte assure encore mieux votre victoire… Le génie sort.

En vérité, dit la comtesse, en se jetant sur un canapé de porcelaine garni de carreaux de pekin bleu, voilà un génie bien plaisamment logé ; il est impossible de voir une maison plus fraîche…

Mais il faut y prendre garde aux chûtes, madame, lui répond celle de ses femmes à qui elle s’est adressée, je crains bien que tout ce que nous voyons ne soit qu’artifice, et que nous ne soyons ici dans les airs, extrêmement aventurées ; en même temps toutes trois tâtent les murs, et reconnaissent que l’édifice entier où elles se trouvent, n’est que de carton verni avec un tel art, qu’au premier coup-d’œil on eut réellement pris tout cela pour de la plus belle porcelaine… — Oh ciel ! dit madame de Nelmours, avec une assez plaisante frayeur, nous allons culbuter au premier vent, et nous sommes ici dans le plus grand danger. Mais les précautions étaient trop bien prises, et celle qui se trouvait dans cette décoration magique, était trop chère à l’inventeur de la galanterie, pour que de tels risques fussent à redouter.

Le génie reparaît. Quelle surprise pour la comtesse !… celle que l’on amène… la femme qui vient faire assaut de beauté avec elle… c’est Dolsé… c’est cette rivale si crainte, ou plutôt, disons mieux, et ne tenons pas le lecteur plus longtemps inquiet… l’image… l’entière ressemblance de Dolsé, une jeune fille si parfaitement conforme à elle, que tout le monde s’y méprend.

Eh bien ! madame, dit le génie, dès que les loix du destin me condamnent à rendre cette prisonnière aussi-tôt qu’une plus belle femme qu’elle, aura frappé mes yeux, croyez-vous maintenant que je puisse rompre ses fers ? Madame, dit la comtesse, en s’avançant vers la jeune personne, qu’elle continue de prendre pour Dolsé… expliquez-moi tout ceci, je vous conjure. Pouvez-vous vous en plaindre, répond la jeune fille, dès que cette démarche assure votre triomphe en m’humiliant… régnez, princesse, régnez, vous en êtes digne, laissez-moi fuir votre présence, laissez-moi pour jamais ensevelir ma défaite et mon humiliation… et la petite femme disparaît, laissant encore la comtesse dans la complète illusion que celle qu’elle vient de voir est sa rivale, mais sans pouvoir démêler quelle fatalité bisarre peut l’amener en cette circonstance.

Êtes-vous satisfaite, madame, dit alors le génie, et consentirez-vous à me donner la main ? Oui, répond la comtesse, prévenue, mais aux conditions qu’avant de serrer nos nœuds, vous me donnerez à souper ce soir dans l’île des Diamans, et que jusqu’à l’heure de vous y rendre, je parcourerai tout à l’aise votre singulière habitation.

Les conditions s’accordent, et la comtesse continue de visiter les appartemens magiques du génie de la Lune. Elle arrive enfin dans un cabinet peint en porcelaine du Japon, au milieu duquel était une table, contenant un petit palais de diamans. Nelmours les examine, elle les vérifie. Oh ! pour ceci, dit-elle à ses femmes, il n’y a pas de fraude comme aux murailles de cette maison, et je ne vis jamais rien de plus beau. Quel est ce bijou, demanda-t-elle au génie, expliquez-le moi, je vous conjure. — C’est mon présent de noces, madame, c’est la représentation exacte du palais de l’île où vous me demandez ce soir à souper… Daignerez-vous, continua-t-il, en le lui présentant, l’accepter d’avance pour prix des faveurs que j’attends de vous. Ah ! répondit madame de Nelmours, nous allons un peu vîte en besogne ; vos diamans sont délicieux, et je les accepte de tout mon cœur… mais je voudrais bien, je l’avoue, qu’ils ne m’engageassent à rien… Les arrangemens répugnent à ma délicatesse. Eh bien ! cruelle, reprit le génie, faites donc tout ce qu’il vous plaira… disposez de moi à votre gré, tout vous appartient ici, mon château, mes bijoux, mes meubles, les domaines que nous allons parcourir ce soir ensemble, tout est à vous, et sans arrangemens puisqu’ils vous déplaisent ; je m’en rapporterai à votre cœur, et j’attendrai tout des dispositions que je m’efforcerai d’y faire naître. Aussi-tôt la table où est l’édifice de diamans s’enfonce sous terre, et rapporte au lieu du précieux bijou, des fruits glacés de toute espèce ; le génie engage la comtesse à se rafraîchir, elle y consent, mais non sans regretter bien amèrement la disparution du petit palais de pierreries, dont la vue paraissait l’attacher beaucoup ; où est donc ce joli petit bijou, dit-elle avec inquiétude… quoi vos promesses… Sont remplies, dit le génie ; ce que vous regrettez, madame, orne déjà votre appartement. Ah dieu ! répond notre héroïne après un peu de trouble et de réflexion, je vois qu’il faut prendre garde à ce qu’on dit ici, les desirs qu’on y montre, s’y satisfont avec une promptitude qui pourrait finir par m’alarmer… Quittons ce lieu magique, rapprochons-nous un peu plus de la terre, le jour baisse, peut-être l’île où nous devons souper est-elle loin, pressons-nous de nous y rendre ; mais ne serez-vous point effrayée madame, poursuivit le génie, de la manière dont nous allons quitter ce séjour céleste ? — Quoi, ne sera-ce point dans ce char volant qui m’y a conduite ? — Non madame, apprenez toute l’horreur de mon destin, dès que vous ne consentez pas à me rendre heureux dans ce séjour, il ne m’est plus permis de prétendre à le revoir ; dominé par l’influence des planettes qui m’entourent, je suis contraint par elles à perdre insensiblement chaque partie de mes états où je n’éprouve que rigueurs des femmes que j’ai desiré ; l’île superbe des Diamans, où je vais vous conduire, disparaîtra de même pour moi, si vous ne vous déterminez pas à devenir ma femme. — Ainsi vous allez donc perdre ce joli petit château de cartes ? — Oui madame, il va s’engloutir avec nous. — Vous me faites frémir, cette manière de voyager est bien dangereuse, moi qui ne vais jamais en voiture, sans crainte d’y verser ; jugez des peurs que vous allez me faire. L’heure presse, madame, dit le génie, et nous n’avons pas un moment à perdre, daignez vous étendre sur ce canapé, couvrez-vous y avec vos femmes de ces rideaux de soie qui vous cacheront le danger, et n’ayez sur-tout aucune crainte.

À peine ces mots sont-ils prononcés, à peine la comtesse est-elle enveloppée, qu’un coup de tonnerre affreux se fait entendre, et dans un clin d’œil sans avoir éprouvé d’autre mouvement que celui de se sentir descendre comme par une trappe… tout-à-coup elle se trouve en ouvrant ses rideaux, dans une espèce de trône, placé sur le tillac d’une felouque, voguant sur cette même mer où s’était livré le combat ; elle s’y trouvait au milieu de douze petits vaisseaux, dont les cordages n’étaient formés que par des traits de lumières, les mâts, les ponts, les agrès, la caisse du navire, tout n’offrait que des masses de feu. Les rameurs étaient des jeunes filles de seize ans, faites à peindre, couronnées de roses, et simplement vêtues de pantalons couleur de chair qui, leur comprimant la taille, dessinaient agréablement toutes leurs formes.

Eh bien ! dit le génie à la comtesse, en s’approchant respectueusement d’elle, ayez-vous été fatiguée de la route ? — Il serait difficile de la faire plus doucement ; mais montrez-moi donc le point dont nous sommes partis ; le voilà madame, dit le génie, mais il ne reste plus aucuns vestiges ni du rocher ni du château.

Effectivement, tout s’était abîmé à-la-fois, ou plutôt tout s’était artistement transformé en la felouque charmante qu’occupait maintenant la comtesse.

Cependant les matelots rament… les flots gémissent sous leurs efforts multipliés, lorsque tout-à-coup une musique enchanteresse se fait entendre sur les galères qui voguent de conserve avec celle de notre héroïne ; ces orchestres sont disposés de façon qu’ils se répondent mutuellement à la manière des fêtes d’Italie, et la musique ne cesse point de toute la route ; mais elle varie autant par les divers morceaux qui s’exécutent, que par la différence des instrumens. L’on entend de ce côté des flûtes mêlées aux sons des harpes et des guittares ; ailleurs, ce ne sont que des voix ; ici, des haut-bois et des clarinets ; là, des violons et des basses ; et par-tout de l’ensemble et de l’accord.

Ces sons flatteurs et mélodieux… ce bruit sourd des rames qui s’abaissent de partout en cadence… ce calme pur et serein de l’atmosphère, cette multitude de feux répétés dans les glaces de l’onde… ce silence profond, pour qu’on ne puisse entendre que ce qui sert à la majesté de la scène… tout séduit et enivre les sens, tout plonge l’âme dans une mélancolie douce, image de cette volupté divine qu’elle se peint dans un monde meilleur.

L’on entrevoit enfin l’île de Diamans, le génie de la lune se hâte de la faire appercevoir à celle qu’il y conduit ; il était aisé de la distinguer, non-seulement par les rayons lumineux qui s’en échappaient de tout côté, mais plus encore au bâtiment superbe qui en forme le centre.

Cet édifice d’ordre corinthien est une rotonde immense, soutenue de colonnes qui ressemblent à des diamans par les feux clairs dont elles sont formées. Le dôme est d’un feu pourpre, imitant la topaze et le rubis, et qui contrastant on ne saurait mieux, avec le feu blanc des colonnes, imprime au total de cet édifice l’air du palais de la divinité même ; on ne saurait rien voir de plus beau.

Voilà madame, dit le génie, l’île où vous avez desiré de souper ; mais avant que d’y aborder, il m’est impossible de ne pas vous confier mes craintes… Vous le voyez, je ne suis plus dans mon élément, le génie de l’air qui a bien voulu vous envoyer à moi, peut venir vous reclamer dans cette île, où trop faible pour oser le combattre, il faudra que j’aie la douleur de vous céder. Je n’ai donc plus que votre cœur qui puisse me rassurer, madame ; daignez me dire au moins que ses mouvemens seront en ma faveur… Arrivons… arrivons dit madame de Nelmours, que la fête que vous me préparez soit jolie, et nous verrons ce que je ferai pour vous.

À ces mots l’on prend terre au bord d’une route couverte de fleurs, illuminée de droite et de gauche par des faisceaux de lumières, représentant des groupes de nayades, dont les bouches et les mamelles lancent au loin des jets d’une eau claire et limpide. La comtesse descend au bruit des instrumens de sa flotte, conduite par le génie, et suivie d’une foule de nymphes, de dryades, de faunes et de satyres qui l’accompagnent en folâtrant autour d’elle ; elle arrive ainsi au palais de Diamans.

Au milieu de la rotonde, aussi magnifiquement décorée à l’intérieur, que superbement éclairée en dehors, paraît une table ronde, disposée pour cinquante personnes, illuminée par des reflets de lumière qui partent du ceintre de la voûte, sans qu’on puisse voir les foyers qui les lancent[4]. Le génie de la lune présente à la comtesse de Nelmours un cercle de génies des deux sexes, en lui demandant la permission de les faire placer au festin préparé pour elle. La comtesse l’accorde, et l’on se met à table.

Dès qu’elle y est, une musique douce et voluptueuse se fait entendre du haut de la voûte, et dans le même instant, vingt jeunes Sylphides descendent des airs, et garnissent la table avec autant d’art que de promptitude. Au bout de dix minutes, d’autres divinités aériennes enlèvent l’ancien service, et le renouvellent avec la même rapidité, paraissant se perdre en remontant dans des nuages qui tourbillonnent sans cesse au ceintre de la voûte, et dont elles ont l’air de descendre chaque fois qu’il faut varier les mets qu’elles en apportent ; ce qui fut fait douze fois pendant le repas.

À peine le fruit eut-il paru, qu’une musique brillante et guerrière remplace celle du souper… Oh ciel ! je suis perdu, madame, dit le génie qui venait de faire les honneurs de la fête, mon rival vient… j’entends Oromasis, et je ne puis me défendre contre lui, il dit : le bruit redouble ; Oromasis paraît au milieu d’une troupe de Sylphes, et volant aux pieds de sa maîtresse, je vous retrouve enfin, madame, s’écrie-t-il, et mon ennemi vaincu sans combattre, ne saurait vous disputer à moi. Puissant génie, répondit aussi-tôt la comtesse, rien n’égale le plaisir de vous revoir ; mais je vous conjure de traiter humainement votre rival… je ne puis que me louer de sa magnificence et de ses gentillesses. Qu’il soit donc libre, madame, reprit Oromasis, je brise les fers que je pouvais lui donner, qu’il jouisse même aussi facilement que moi, du bonheur de vous voir sans cesse… mais daignez me suivre ; de nouvelles surprises vous attendent ; volons vers les lieux où elles se disposent.

On reprend le chemin de la flotte, on s’éloigne de l’île des Diamans, et l’on regagne les états du prince de l’Air. Une salle de spectacle superbe, et dont l’extérieur était magnifiquement illuminé, s’offrait au débarquement… La comtesse de Nelmours y voit exécuter Armide par les premiers sujets de l’Opéra. Le spectacle fini, l’équipage le plus leste et le plus agréable ramène enfin la comtesse chez son amant par des avenues illuminées, remplies de danses et de fêtes bourgeoises.

Madame, dit Ceilcour, en conduisant dans son appartement celle qu’il fête, nous allons vous laisser ; tant d’aventures nous attendent demain, que pour vaincre les périls quelles offrent, il est juste que vous preniez quelques heures de tranquillité. Peut-être ce repos que vous me conseillez sera-t-il un peu troublé, dit la comtesse, en se retirant ; mais je vous en cacherai la cause. — Puis-je la redouter, madame ? — Ah ! séduisant mortel, elle n’est à craindre que pour moi, et madame de Nelmours rentre dans les pièces charmantes qui lui sont préparées ; elle y-trouve les mêmes filles qui l’ont baignée et servie en arrivant. Mais de quelle profusion de richesses toutes les parties de cet appartement se trouvent-elles décorées ? La comtesse y voit non-seulement tous les colifichets… tous les bijoux qu’elle a choisis le matin aux foires qui se tenaient dans les avenues, mais même tous ceux qu’elle a desirés… tous ceux où ses regards ont paru se porter avec un peu plus d’intérêt… Elle avance ; une pièce qui ne se trouvait pas dans le plan de sa maison de Paris, s’ouvre aussi-tôt devant elle ; elle y reconnaît le boudoir de Japon qu’elle a vu chez le génie de la Terre, également décoré dans le milieu, d’une table, où se trouve le petit palais de diamans. Oh ! c’est trop fort, s’écrie-t-elle-, et que prétend Ceilcour ? Vous supplier d’accepter ces bagatelles, madame, répond une de ses femmes ; elles sont toutes à vous ; nos ordres sont de les emballer aussi-tôt, et demain à votre réveil tout sera chez vous. — Et même le petit palais de diamans ? — Assurément, madame ; monsieur de Ceilcour serait bien désolé que vous ne l’acceptassiez pas. En vérité, cet homme est fou, dit la coquette, en se faisant déshabiller… il est fou, mais il est charmant ; je serais la plus ingrate des créatures, si je ne récompensais pas de tels procédés par tous les sentimens qu’ils m’inspirent… Et madame de Nelmours plus séduite que délicatement éprise, plus flattée que sensible, s’endormit au milieu de ses songes délicieux produits par le bonheur.

Le lendemain matin vers dix heures, Ceilcour vint demander à sa dame si elle avait bien reposé… si elle se sentait assez de force et de courage pour aller voir le génie du feu, dont les états confinaient les siens. J’irais au bout de la terre, aimable génie, reprit la comtesse… non sans quelques craintes de m’égarer, je l’avoue… mais qui sait si je n’aimerais pas autant me perdre avec vous, que de me retrouver avec un autre. Au reste, expliquez-moi je vous prie ce qu’on a fait de toutes ces parures, de tous ces bijoux charmans qui étaient hier dans ma chambre ? — Je l’ignore, madame, je n’ai pas plus coopéré à les faire placer dans votre appartement, que je ne me suis mêlé de les en faire sortir… tout cela doit être l’ouvrage du destin ; invinciblement enchaîné par ses décrets, je ne suis libre sur rien, et vous le maîtrisez bien plus par vos desirs, que je ne le soumets par ma puissance… moi je l’implore, et vos yeux l’asservissent. Tout cela est charmant, reprit la comtesse ; mais vous n’avez pas imaginé sans doute de me faire accepter des présens de cette magnificence ; il y a parmi tout cela un petit palais de diamans qui m’est venu dans la tête toute la nuit, et qui vaut, je le parierais, plus d’un million… vous sentez-bien qu’on ne donne pas de ces choses là. J’ignore absolument ce que vous voulez dire, madame dit Ceilcour ; mais il me semble que s’il arrivait qu’un amant offrit un million par exemple à celle qu’il adore, à supposer que ce qu’il attendit en retour de cette femme idolâtrée valût à ses yeux le double, non-seulement la maîtresse ne devrait se faire aucun scrupule de recevoir, mais vous voyez que l’amant serait encore en reste. — Voilà le calcul de l’amour et de la délicatesse, mon ami ; je l’entends, et j’y répondrai comme je le dois… allons voir votre génie du feu… oui, oui dissipez-moi par quelques flammes étrangères… les miennes pourraient bien me faire faire ici quelqu’extravagance, dont malgré toute votre galanterie j’aurais peut-être un jour à me repentir, partons.

Un aérostat des plus élégans attendait la comtesse ; madame, dit Oromasis, l’élément où je préside me permet rarement de voyager d’une manière différente que dans des voitures de cette espèce. Ce fut moi qui les fit connaître aux hommes ; ne redoutez aucun danger dans celle-ci, elle est dirigée par deux de mes génies qui lui feront fendre l’air avec rapidité, mais qui ne la tiendront jamais à plus de douze ou quinze toises d’élévation ; la comtesse s’asseoit sans peur sur un canapé charmant, placé le long de la balustrade ; le génie est à ses côtés, et au bout de trois lieues parcourues en moins de six minutes, le ballon s’abat sur une petite élévation ; nos amans descendent au milieu de leur suite qu’ils y trouvent déjà rassemblée ; Puissante les reçoit ; et tous les yeux se fixent vers le tableau qui doit intéresser.

Sur une esplanade d’environ six arpens, dirigée en amphithéâtre, de manière qu’aucune partie de l’optique ne peut échapper à l’œil, se trouve une ville entière, ornée de bâtimens superbes ; des temples, des tours, des pyramides s’élèvent dans les nues, on y distingue les rues, les murailles, les jardins qui l’entourent, et le grand chemin qui y conduit, au bord duquel est le tertre où se trouvent Ceilcour et sa dame. Sur la droite de ce point de vue, relativement aux spectateurs, s’élève un volcan énorme qui vomit jusqu’au ciel, les feux nourris dans ses entrailles, et les nues obscurcissant le Soleil paraissent recéler la foudre au milieu d’elles.

Nous voilà aux portes des états du génie qui préside au feu, madame, dit Oromasis ; mais il est prudent de nous arrêter ici, jusqu’à ce qu’il nous ait fait savoir s’il est possible d’entrer en sûreté dans sa ville ; le séjour en est bien dangereux.

À peine Ceilcour a-t-il dit ces mots, qu’une salamandre élancée du volcan, vient tomber aux pieds de celle pour qui sont préparés tous ces jeux, et s’adressant à Ceilcour, Oromasis, dit-elle, le génie du Feu m’envoie pour vous prévenir de ne point entrer dans sa ville, que vous ne lui ayiez envoyé d’avance la dame qui est avec vous ; il l’a vue… il l’aime, et prétend l’épouser sur l’heure ; toute alliance est rompue, si vous lui refusez ce don, et il va lancer sur vous et ce qui vous entoure, tous les feux dont il dispose, pour vous contraindre à le satisfaire. Allez dire à votre maître, répondit Ceilcour, que je céderais plutôt ma vie que ce qu’il exige ; je venais le voir à titre d’ami… nous le sommes, il sait combien ses forces augmentent par les miennes, et l’utilité dont je lui suis, ne me permettait pas de croire à des procédés de la sorte… Qu’il fasse tout ce qui lui plaira, je suis à couvert de ses foudres… qu’il les lance, nous jouirons de leurs effets sans les redouter, et son impuissante colère n’aura servi qu’à nos plaisirs. La prépondérance que la nature m’a donné sur lui, s’étend plus loin qu’il ne le croit et lorsque j’aurai ri de sa débilité, je lui ferai sentir mon suprême pouvoir… La Salamandre repart à ces mots… deux minutes suffisent à la r’engloutir dans le volcan.

Aussi-tôt le ciel s’obscurcit, l’éclair sillonne la nue, des tourbillons mêlés de cendre et de bitume, s’élancent du sein de la montagne, et retombent en serpentant sur les bâtimens de la ville… des laves s’entr’ouvrent… des ruisseaux de feu viennent couler dans toutes les rues… la foudre se fait entendre… la terre tremble… les flammes vomies du volcan avec mille fois plus d’impétuosité, se réunissant au feu du ciel et aux secousses de la terre, brûlent, détruisent, renversent les édifices de cette ville superbe qu’on voit s’abîmer de toutes parts… les tours qui tombent en ruines, les temples qui se consument…les obélisques qui s’écroulent, tout glace l’âme, tout la remplit d’effroi, tout est l’image ténébreuse de ces destructions modernes de l’Espagne et de l’Italie, imitées par l’art dans cette circonstance, d’une manière à faire tressaillir… Ah ! quelle sublime horreur, s’écria la comtesse, comme la nature est belle, même dans ses désordres ; en vérité ceci pourrait servir de matière à des réflexions bien philosophiques.

Peu à peu cependant l’horison s’éclaircit, les nuages se dissipent insensiblement, la terre s’ouvre, elle engloutit des monceaux de cendres, et les débris d’édifices qui la surchargent…… La scène varie, le point de vue quelle offre est un paysage délicieux de l’Arabie heureuse… Là, coulent des ruisseaux limpides bordés de lys, de tulipes et d’acacia ; ici se voyent des labyrinthes de lauriers, se perdant à l’entrée d’une forêt de tamarins ; d’une autre part des allées grotesques et irrégulières de palmiers, d’azula et de l’arbre aux roses ; ailleurs, on voit de jolis bosquets de gélingues et de déleb, où symétrisent agréablement des haies de cardémonium et de gingembre ; dans le lointain de gauche se voit une forêt de citroniers et d’orangers, pendant que la perspective de droite, encore plus pittoresquement terminée, ne présente que de légers monticules où croissent en abondance le jasmin, le café et le cannellier. Le milieu de ce paysage enchanteur est orné d’une tente à la manière de celles qui servent aux chefs des Arabes Bédouins, mais infiniment plus magnifique. Celle-ci de satin des Indes broché d’or, s’élève en dôme à plus de quatre-vingt pieds de terre, toutes les cordes qui la rattachent sont de pourpre, enlacées d’or, et des crépines superbes l’enrichissent à l’entour. Avançons, dit la fée, et ne redoutons plus la colère de ce génie, elle cède à notre puissance, il ne lui reste plus d’autre faculté que celle de nous faire du bien. La comtesse toujours plus surprise, prend le bras de Ceilcour en l’assurant qu’il est rare de savoir porter jusques à ce point la magnificence et le goût.

On arrive dans les états du génie Salamandre ; il se prosterne en voyant celle qu’on lui amène ; il lui demande mille pardon d’avoir pu conspirer contre elle un moment. Rien ne corrompt les princes comme l’autorité, madame lui dit-il ; ils en abusent pour satisfaire leurs caprices, accoutumés à ne trouver d’obstacle à rien, en survient-il pour eux, ils s’irritent, il leur faut des malheurs pour leur rappeller qu’ils sont hommes. Je rends grâce au destin, de ceux qui m’arrivent ; en modérant l’ardeur de mes desirs, ils m’apprennent à n’en plus former que de sages… J’étais prince… et me voilà berger ; mais puis-je regretter ce changement d’état, puisque c’est à lui seul que je dois le bonheur de vous posséder ici. Nelmours répond comme elle le doit à cette flatteuse réception, et l’on s’approche de la tente. Elle était préparée pour un repas champêtre… mais quelle agreste décoration ! Madame, dit le nouveau berger, je ne puis offrir à mon vainqueur qu’un repas bien frugal, daignerez-vous en être satisfaite ? Voilà une manière de servir un dîner qui m’était inconnue, répondit la comtesse ; le piquant dont elle est m’amuse. L’intérieur de la tente représentait un bois d’arbuste odoriférant, dont chaque branche pliait sous la multitude d’oiseaux de diverses espèces qui paraissait se reposer sur elle ; tous ces oiseaux imités d’après ceux des quatre parties de la terre, étaient garnis de leurs plumages comme s’ils eussent existé… on les prenait, ou l’animal lui-même était rôti sous ce plumage factice, ou son corps s’ouvrait et renfermait au-dedans de lui les mets les plus délicats et les plus succulens. Des sièges de gazon, irrégulièrement placés en face d’une petite élévation de terre, couverte de fleurs, formaient à chaque convive des places et des tables, et donnaient au total de ce repas champêtre, l’air d’une halte de chasseurs sous un bocage frais.

Berger, dit Ceilcour au génie, après le premier service, une telle façon de manger peut devenir incommode à la princesse, trouvez bon que j’ordonne un instant chez vous ; puis-je vous résister, répondit le génie ; ne connaissez-vous pas votre ascendant sur moi… au même instant un coup de baguette ramène une table à l’usage ordinaire, représentant un parterre émaillé de fleurs d’Arabie les plus belles et les mieux parfumées sur lequel étaient jonchés sans ordre les fruits de toutes les saisons et de tous les mondes possibles. Par un art étonnant du décorateur, on n’avait besoin ni de se déranger, ni de changer de place, le même siége en s’abaissant replaçait chacun autour de la table, et tout se variait dans un clin-d’œil.

Ce service achevé, le génie chez lequel on était, proposa à la comtesse de venir prendre des glaces dans ses bosquets. Au sortir de la tente, on pénètre dans des allées délicieuses, formées de toutes les espèces d’arbres fruitiers qu’il est possible de voir au monde, dont chacun porte sur ses branches le fruit qui lui est propre… mais glacé et coloré au point de tromper tous les yeux. Nelmours séduite la première, se récrie sur la singularité de voir des pêches et des raisins superbes dans la saison où l’on est, de voir la noix de coco, le fruit à pain, l’ananas, aussi frais qu’au sein même des contrées où ces fruits sont communs ; Ceilcour alors détachant un citron des Antilles, lui fait voir que ces fruits imités réunissent à leur goût naturel le moëlleux des glaces les plus exquises. En vérité, s’écria madame de Nelmours, voilà encore une extravagance qui passe tout ce qu’on peut dire, et pour le coup j’espère que vous serez ruiné de l’aventure. Le regretterai-je, quand ce sera pour vous, dit Ceilcour en serrant amoureusement la main de madame de Nelmours, et ravi de la voir d’elle-même saisir, comme on le verra bientôt, un des points le plus essentiel de ses épreuves…… Ah ! continua-t-il ardemment, si jamais ma fortune se trouvait dérangée pour vous plaire, ne m’offririez-vous pas dans la vôtre les ressources qui pourraient la réparer ? Qui en doute, répondit froidement la comtesse, en cueillant des jujubes glacées… il vaut pourtant mieux ne pas se ruiner… tout cela est charmant, mais je veux que vous soyez sage… je me flatte que vous n’avez pas tant fait d’extravagance pour cette petite Dolsé… si je le croyais, je ne vous le pardonnerais pas ; la compagnie qui s’approchait empêcha Ceilcour de répondre, et la conversation devint générale.

On parcourut ces bosquets enchanteurs, on y goûta de tous les fruits possibles, insensiblement la nuit vint, et conduit par Ceilcour, on arriva sans s’en douter sur un monticule dominant un vallon très-creux, où régnait une obscurité profonde. Oromasis, dit le génie de chez qui l’on sortait, je crains que vous ne soyez trop avancé. Bon, dit madame de Nelmours, voici encore quelques surprises ; ce cruel homme ne nous laissera pas un instant réfléchir aux plaisirs que nous quittons, on n’a pas avec lui le temps, de respirer. Mais qu’est-ce donc, demanda Ceilcour ? vous savez, répondit le génie du feu, que mes états avoisinent les îles de la mer Egée où les cyclopes travaillent pour Vulcain. Ce vallon dépend de Lemnos ; et, comme dans ce moment-ci la guerre est déclarée entre les Dieux et les Titans[5], je suis persuadé que le fameux forgeron de l’Olympe va venir passer la nuit dans son atelier ; ne risquerez-vous rien en vous approchant ? Non, non, répondit Oromasis ; ma sœur et moi nous ne nous quittons point, et son pouvoir conservateur nous met à l’abri des dangers. Un artifice charmant, je le vois, dit la comtesse, mais au moins ce sera tout, car je vous quitte décidément après ; j’aurais à me reprocher vos extravagances, si je les partageais plus long-temps.

À peine a-t-elle dit, que les cyclopes entrent dans la forge ; c’étaient des hommes hauts de douze pieds, n’ayant qu’un œil au milieu du front, et paraissant entièrement de feu. Ils commencent à forger des armes sur des enclumes immenses ; à tous les coups de marteaux qu’ils appuient, il jaillit de chaque enclume, des millions de bombes et de fusées qui se croisant en sens divers remplissent l’espace d’un feu continuel. Un coup de tonnerre éclate, le feu cesse, Mercure du haut des cieux descend chez les cyclopes ; il aborde Vulcain, qui lui remet des faisceaux d’armes, une entr’autres où le dieu des forgerons met le feu devant l’envoyé du ciel, et de laquelle dix mille bombes sortent à-la-fois. Mercure, saisit l’arme et revole aux cieux l’olympe s’ouvre, la scène élevée à plus de cent toises de terre offre l’assemblée complète de toutes les divinités de la fable, dans un jour clair et serein formé par les rayons d’un Soleil immense qui brûle à cinq-cents pieds au-dessus… Mercure arrive aux pieds de Jupiter, qu’une taille majestueuse et qu’un trône superbe distinguent des autres dieux, il lui remet les armes apportées de Lemnos. L’attention due à ce nouveau spectacle empêche qu’on ne voie les changemens opérés dans les bas. Bientôt le bruit qu’on entend y ramène. Tout le devant de la perspective n’est plus occupé que par les Titans prêts à braver les dieux ; ils accumulent des rochers… les dieux s’arment, c’est un bouleversement universel, c’est un mouvement admirable qu’éclairent et le Soleil du haut, et par les bas d’énormes faisceaux de gerbes à tous momens lancées vers l’olympe… Peu-à-peu l’entassement des pierres paraît prêt à toucher le ciel, les géans escaladent ; les feux qu’ils jetent en gravissant leurs rochers, réunis à ceux qui partent de la terre, éclipsent aussi-tôt la lumière des cieux… toutes les divinités s’agitent, toutes frémissent ou combattent. Les torrens de bombes lancées par l’arme affreuse de Vulcain, les coups innombrables de foudre, mettent enfin le désordre parmi les géans. À mesure que les uns s’élèvent, les autres sont culbutés ; la vigueur, le courage de quelques-uns, les font cependant atteindre aux nuées même qui enveloppent les dieux ; l’espoir renaît, les rochers se rentassent, les géans reparaissent, ils se multiplient tellement, qu’on les distingue à peine au milieu des tourbillons de flammes et de fumées dont ils sont couverts… Mais les foudres redoublent également dans l’olympe, elles parviennent à dissiper enfin cette race présomptueuse, et à les précipiter à-la-fois dans le gouffre effrayant qui s’entr’ouvre pour les recevoir ; tout se renverse, tout s’écroule, on n’entend que des gémissemens et des cris ; plus la masse qui s’engloutit presse sur les bouches de l’Erèbe, plus elles s’élargissent ; tout disparaît, et c’est des cendres même de ces infortunés que sont produits leurs derniers efforts. On dirait que l’Enfer veut servir leur révolte ; de ces ouvertures multipliées du Tartare s’élancent vers les cieux un bouquet de quatre-vingt mille fusées volantes, chacune d’un pied de tour ; elles frappent les nues, elles font disparaître l’Élisée, et cette pièce énorme d’artifice, que n’égala jamais rien, et qui s’apperçoit de vingt lieues, laisse retomber en éclatant, une pluie d’étoiles si brillantes, que l’atmosphère, quoiqu’enveloppé des ombres de la nuit la plus épaisse, en paraît pendant un quart-d’heure aussi brillant que le plus beau des jours.

Ah ciel ! dit la comtesse effrayée, jamais rien d’aussi beau ne frappa mes regards ; si ce combat eût lieu, il fut assurément moins sublime que cette représentation ne vient de nous le peindre… Oh mon cher Ceilcour, poursuivit-elle en s’appuyant sur lui, je ne vous ferai jamais tous les éloges que vous méritez… Il est impossible de se mieux entendre à donner une fête, impossible qu’il y règne à la fois plus d’ordre, plus de magnificence et de goût. Mais je vous quitte, il y a trop près de la magie à la séduction ; j’ai bien voulu me laisser enchanter, mais je ne veux pas me laisser séduire, et en prononçant ces mots, elle se laissait ramener par Ceilcour, qui dans l’obscurité la conduisit insensiblement vers un cabinet de jasmins, où il la pria de se reposer sur un banc qu’elle crut de gazon ; il se plaça près d’elle, une espèce de dais que la comtesse ne distingua point, les enveloppa tous deux aussitôt, de manière que notre héroïne ne voit plus, ni où elle est, ni le cabinet dans lequel elle s’imagine être entrée. Encore de la magie, dit-elle. — Blâmez-vous celle qui nous unit aussi intimement, celle qui nous cache aux yeux de l’univers, comme si nous fussions les seuls êtres qui habitassent le monde ? Moi, je ne blâme rien, dit la comtesse toute émue, je voudrais seulement que vous n’abusassiez pas du délire où vous venez de plonger mes sens pendant vingt-quatre heures. — Ce que vous dites serait une séduction, vous vous êtes déjà servi de ce mot ; or songez-vous qu’un tel procédé, ne suppose que de l’artifice d’une part, et de la faiblesse de l’autre ; serait-ce donc là, madame, où nous en serions tous les deux. — J’aime à supposer que non. — Eh bien ! si cela est, quelque chose qui puisse arriver, tous les torts appartiendront à l’amour, et vous n’aurez pas eu plus de faiblesse que je n’aurai mis de séduction. — Vous êtes l’homme le plus adroit. — Oh beaucoup moins que vous n’êtes cruelle. — Non, ce n’est pas cruauté, c’est sagesse. — Il est si doux de l’oublier quelquefois. — Eh bien oui… mais les repentirs ! — Bon, qui pourraient les faire naître, tenez-vous encore aux misères ? — On ne saurait moins je vous jure… je ne crains que votre inconstance, cette petite Dolsé me désespère. — N’avez-vous donc pas vu comme je vous l’ai sacrifiée. — J’en ai trouvé la manière aussi adroite que délicate… mais comment croire à tout cela ? — La meilleure façon dont une femme puisse s’assurer de son amant est de l’enchaîner par des faveurs. — Vous croyez ? — Je n’en connais pas de plus sûres. — Mais où sommes-nous ici je vous prie… peut-être au fond d’un bois, éloignés de tout secours… Si jamais vous alliez entreprendre… la chose du monde la plus inconséquente ; j’aurais beau appeller, personne ne viendrait. — Mais vous n’appellerez point ? — C’est selon ce que vous oserez. — Tout, et Ceilcour tenant sa maîtresse dans ses bras, cherchait à multiplier ses triomphes. — Eh bien ! ne l’ai-je pas dit, reprit la comtesse, en se laissant aller mollement, ne l’ai-je pas prévu… voilà où tout cela conduit, vous allez exiger des extravagances ? — Vous ne me les défendez-pas ? — Eh comment voulez-vous qu’on défende rien ici ? — C’est-à-dire que je ne vous aurai dû qu’à l’occasion, ma victoire ne sera l’ouvrage que des circonstances… Et en disant cela Ceilcour avait l’air de se refroidir ; au lieu de presser le dénouement, il le retardait. Mais point du tout, dit la comtesse, en lui faisant regagner tout le chemin qu’il venait de perdre… voulez-vous qu’on se jette à la tête des gens… Voulez-vous enfin me contraindre à vous faire des avances. — Oui, c’est une de mes manies, je veux que vous me disiez… que vous me prouviez que l’illusion où les circonstances ne sont d’aucun poids dans ma conquête, et que fussai-je l’être le plus obscur ou le plus malheureux, je n’en obtiendrais pas moins de vous ce que j’en exige. — Eh ! mon dieu qu’importe tout cela… moi je vous dirai tout ce que vous voudrez, il y a des momens dans la vie où rien ne coûte à dire, et je parierais presque que vous venez de faire naître un de ces momens-là. — Vous exigez-donc que j’en profite ? — Je n’exige pas plus que je ne défends, je vous ai déjà dit que je ne savais plus ce que je faisais. Permettez-donc, madame, dit Ceilcour en se relevant, que la raison ne m’abandonne pas de même ; mon amour plus éclairé que le vôtre veut être pur comme l’objet qui l’anime ; si j’étais aussi faible que vous, nos sentimens seraient bientôt éteints ; c’est à votre main où j’aspire, madame, et non pas à de vains plaisirs qui n’ayant que la débauche pour principe, ou le délire pour excuse, laissent bientôt au sein des regrets, ceux qui pour s’y livrer, oublièrent à-la-fois l’honneur et la vertu ; mon procédé vous choque en cet instant où votre âme exaltée voudrait se rendre à des desirs nés de la situation ; réfléchi quelques heures, il ne vous offensera plus ; c’est l’époque où je vous attends, c’est celle où vous me verrez à vos pieds, madame, demander pour l’époux les excuses de l’amant. Oh monsieur ! que je vous ai d’obligation, dit la comtesse en se remettant, puissent les femmes qui s’oublient, trouver toujours des hommes aussi sages que vous. De grâce ordonnez qu’on amène une voiture, et que j’aille au plutôt pleurer chez moi et ma faiblesse et vos séductions. — Vous êtes dans la voiture que vous demandez, madame, c’est une berline allemande qu’enlèveront à vos ordres six chevaux anglais : c’est le dernier effet de la magie du prince de l’air, mais non pas les derniers présens de l’heureux époux de Nelmours. Monsieur, répondit cette femme égarée, au bout de quelques instans de réflexion… je vous attends chez moi, pénétrée de tendresse et de reconnaissance vous m’y verrez peut-être plus sage, mais pas moins empressée de vous appartenir. Ceilcour ouvre la portière… il descend, un laquais referme en demandant l’ordre. Chez moi, dit Nelmours ; les chevaux s’élancent, et notre héroïne qui se croyait sur un lit de verdure, au fond d’un cabinet de jasmins, se trouve en peu d’heures à Paris, dans une voiture magnifique qui lui appartient.

Les premiers objets qui frappèrent sa vue en rentrant chez elle, furent les superbes présens qu’elle avait reçus de Ceilcour, parmi lesquels, le petit palais de diamans n’était pas oublié. Toute réflexion faite, dit-elle en se couchant, Voilà un homme à-la-fois et bien sage et bien fou. Ce doit être un excellent mari sans doute, mais c’est un amant bien froid, et il me semble que les sentimens de ce titre, saisis avec un peu plus de chaleur, n’auraient nullement nui à ceux de l’autre ; quoiqu’il en soit, laissons le venir ; le pis aller est de devenir sa femme, de donner des fêtes avec lui, et de le ruiner dans fort peu de temps ; il y a bien à cela quelques délices pour une tête comme la mienne ; couchons-nous donc dans ces douces idées, elles me tiendront lieu des réalités que je perds… oh ! comme on a raison de dire, ajouta-t-elle en s’abandonnant à elle même, qu’il ne faut jamais compter sur les hommes.

Elle ne m’avait pas trompé celle-là, disait de son côté Ceilcour, avec beaucoup plus de sagesse… ô Dolsé, quelle différence ! La seconde partie de mes épreuves sur cette femme adorable deviendrait presqu’inutile à présent, continuait-il, toutes les qualités doivent être où la vertu fixa son empire ; autant je dois compter sur une femme qui résiste si bien aux piéges des sens, autant celle qu’entraîne la plus légère circonstance, doit avoir peu de suite dans le caractère, et de bienfaisance dans le cœur ; n’importe essayons, j’y suis résolu, je ne veux rien avoir à me reprocher.

À bien examiner l’état des deux femmes éprouvées par Ceilcour, il était à-peu-près le même : Dolsé avait reçu des preuves d’amour, des présens, et son âme d’une situation heureuse (en apprenant tout ce qui venait d’arriver), devait passer dans la position la plus triste où une femme sage et sensible puisse se trouver. Madame de Nelmours, d’une autre part, avait également reçu des preuves d’amour et des présens, et son âme, d’une assiette douce et tranquille, devait passer, d’après la dernière scène qu’elle venait d’avoir avec Ceilcour, dans une des situations la plus piquante où une femme coquette et orgueilleuse puisse se trouver. À l’égard de leurs espérances, elles étaient les mêmes, quelque chose qui fût arrivé, toutes deux devaient compter sur la main de Ceilcour ; donc, au moyen de l’art de celui qui faisait ses épreuves, la ressemblance complète de la manière d’être de ces deux femmes, quoiqu’operée par des procédés différens, rendait l’équilibre parfait. Et les dernières expériences devaient agir à-peu-près également sur elles, c’est-à-dire en faire essentiellement, résulter ou le bien ou le mal relativement à la différence de leur âme. Ce ne fut qu’après ces considérations bien senties, que Ceilcour se détermina à ses derniers essais.

Il reste exprès quatre jours à la campagne, et arrive le cinquième à Paris ; dès le lendemain il vend ses chevaux, ses meubles, ses bijoux, renvoye ses gens, ne sort plus, et mande à ses deux maîtresses, qu’un accident affreux vient de culbuter à l’instant sa fortune, qu’il est ruiné, et que ce n’est plus que de leurs bontés, et de leurs mains, qu’il espère des secours dans le déplorable état où il est. Les dépenses énormes que venait de faire Ceilcour rendirent bientôt ces nouvelles aussi publiques que croyables, et voici mot à mot les réponses qu’il reçoit des deux femmes.

Dolsé à Ceilcour.

Que vous avais-je fait, monsieur, pour que vous portassiez le poignard dans mon sein ? Je vous avais demandé pour toute grâce de ne pas feindre un sentiment que vous n’éprouviez pas ; je vous avais montré mon âme et sa délicatesse, vous l’avez déchiré par l’endroit le plus sensible, vous m’avez sacrifiée à ma rivale, vous m’avez conduite au tombeau. Mais cessons de parler de mes malheurs, aussitôt qu’il s’agit des vôtres ; vous me demandez ma main ? venez voir l’état où vous m’avez mis, cruel, et vous reconnaîtrez si cette main peut encore être à vous…… j’expire, et quoique victime de vos procédés, c’est en vous adorant que je meurs ; puisse le faible secours, que je vous offre, rétablir un peu vos affaires et vous rendre digne de madame de Nelmours ; soyez heureux avec elle, c’est le seul vœu qui reste à faire à la malheureuse Dolsé.

P. S. Il y a sous ce pli pour cent mille francs de billets de la caisse d’escompte ; je n’ai que cela de libre, je vous l’envoie, acceptez cette bagatelle offerte par l’amie la plus tendre… par celle dont vous n’avez pas connu le cœur, et dont votre main perfide arrache aussi cruellement la vie.


Lettre de Nelmours.

Vous vous êtes ruiné, je vous l’avais bien dit, on ne fit jamais des folies pareilles ; tout ruiné que vous êtes, je vous épouserais néanmoins, s’il m’était possible de vaincre l’horreur que j’eus de tous les temps pour le lien conjugal. Je vous ai offert d’être mon amant, vous ne l’avez pas voulu… vous en êtes fâché à présent ; quoiqu’il en soit il y a remède à tout, vos créanciers attendront, ils sont faits pour cela… voyagez… il faut se distraire quand on a du chagrin, c’est le conseil que je prends pour moi, je pars demain pour une terre de ma sœur en Bourgogne, d’où nous ne reviendrons qu’à Noël ; je vous conseillerais cette petite Dolsé, si elle était riche ; mais il n’y aurait pas dans toute sa fortune de quoi payer une de vos fêtes. Adieu, devenez-donc sage, et ne vous dérangez plus comme cela.

Ceilcour eut besoin de toute sa philosophie pour ne pas tympaniser dans tout Paris cette indigne créature, comme elle méritait de l’être ; il se contenta de la mépriser, et sans regretter ce qu’elle lui coûtait, je suis trop heureux, s’écria-t-il, d’avoir dévoilé un monstre à ce prix ; ma fortune entière, mon honneur et ma vie, y eussent peut-être été compromis sans cette épreuve.

Le désespoir dans l’âme, véritablement inquiet de Dolsé, Ceilcour vole aussi-tôt chez elle ; mais à quel point augmente sa douleur, quand il voit cette malheureuse et charmante femme, pâle, défaite, abattue, et déjà presqu’environnée des ombres de la mort ; naturellement sensible et jalouse, adorant Ceilcour, elle avait reçu l’affreuse nouvelle de la fête qu’il donnait à sa rivale, dans un de ces momens de crise, où les femmes n’apprennent aucun malheur impunément ; la révolution avait été terrible… une fièvre brûlante en avait été la suite. Ceilcour se jette à ses pieds ; il lui demande mille et mille excuses, et ne croit pas devoir lui cacher l’épreuve qu’il avait eue dessein de tenter. Je vous pardonne celle que vous avez voulu faire sur moi, répondit Dolsé ; accoutumé à vous méfier des femmes, vous vouliez être sûr de votre fait, rien de plus simple ; mais après ce que vous aviez pu voir, deviez-vous supposer qu’il existât dans le monde une créature capable de vous aimer mieux que moi ?

Ceilcour, qui n’avait point de torts relativement à ses projets, mais qui par sa seconde épreuve s’en trouvait effectivement d’impardonnables vis-à-vis de Dolsé qui n’en avait nul avec lui, ne put répondre que par ses larmes et par les témoignages du plus ardent amour. Il n’est plus temps, lui dit Dolsé, le coup est trop avant ; je vous avais peint ma sensibilité, vous lui deviez au moins quelques égards ; puisque votre ruine n’est qu’une feinte, je meurs avec une peine de moins… mais il faut nous quitter, Ceilcour, il faut nous séparer pour jamais… Je sors bien jeune d’une vie… où vous pouviez me faire trouver le bonheur… ah ! qu’elle m’eût été chère avec vous, continua-t-elle, en prenant les mains de son amant et les arrosant de ses pleurs ; quelle épouse sincère et tendre, quelle amie fidelle et sensible vous eussiez trouvé dans moi !… Je vous aurais rendu heureux, j’ose le croire… et comme j’eusse joui d’un bonheur qui serait devenu mon ouvrage !… Ceilcour fondait en larmes ; ce fut alors qu’il regretta bien sincèrement la fatale épreuve, qui n’avait servi qu’a lui faire connaître une malhonnête femme et qu’à lui en faire perdre une divine. Il conjure Dolsé quelque soit son cruel état d’accepter au moins le titre de son épouse, et de lui permettre d’en hâter la cérémonie. Ce serait un regret déchirant pour moi dit Dolsé…… de quelles larmes amères n’arroserais-je pas mon tombeau en y descendant votre épouse, j’aime mieux mourir avec la douleur de n’en avoir pas mérité le titre, que de l’accepter à l’instant cruel où je ne puis m’en rendre digne… non, vivez cher Ceilcour, vivez, et oubliez-moi ; vous êtes bien jeune encore, dans quelques années, tous les souvenirs d’une amie de quelques jours se seront effacés de votre cœur… à peine vous semblera-t-il qu’elle ait existé pour vous. Si vous daignez pourtant y penser quelquefois, que cette amie que vous allez perdre, ne s’offre à vous que pour votre consolation ; rappellez le peu d’instans que nous passâmes ensemble, et que cette idée agitant doucement votre âme, la console sans la déchirer. Mariez-vous, mon cher Ceilcour, vous le devez à votre fortune, à votre famille ; tâchez que celle que vous choisirez ait quelques-unes des qualités que vous daignez chérir en moi ; et si les êtres qui quittent ce monde, peuvent recevoir des consolations de la part de ceux qu’ils y laissent, croyez que ce sera une véritable jouissance pour votre amie, de vous savoir lié à une femme, qui aura su du moins lui ressembler par quelque chose.

Une faiblesse affreuse prend à Dolsé en finissant ces mots… Rien n’est sensible comme l’âme de cette intéressante femme… elle venait de se faire violence ; la nature succombe, elle est aux portes de la mort. On est obligé d’emporter Ceilcour dans une autre chambre, son désespoir fait frémir tout ce qui l’entoure ; pour rien au monde il ne veut quitter la maison de cette femme idolâtrée… on l’en arrache cependant. À peine est-il arrivé chez lui qu’il tombe dans une maladie affreuse ; il est trois mois entre la vie et la mort, et ne doit le retour à la santé qu’à son âge et l’excellence de son tempérament. On lui avait caché avec soin pendant sa maladie la perte affreuse qu’il venait de faire ; on lui apprit enfin la mort de celle qu’il aimait, il la pleura le reste de ses jours ; il ne voulut jamais se marier, et n’employa ses biens qu’aux plus saints actes de la bienfaisance et de l’humanité ; il mourut jeune, regretté de ses amis, et donna par cette fin désastreuse et prématurée, le cruel exemple que le plus doux bonheur de l’homme… la société d’une femme qui lui convienne, peut le fuir, même de l’opulence et de la vertu.



Fin du tome premier.

  1. Ainsi se nommaient les filles attachées aux Grands ; les filles d’honneur les représentèrent jusqu’au règne de Louis XIV ; mais ce monarque ayant fort abusé de ces espèces de sérails, les reines obtinrent qu’il n’y aurait plus de pucelles à la cour.
  2. a et b C’était l’usage. Voyez les romans de chevalerie.
  3. Expression consacrée, c’est à dire que tous joutaient ensemble.
  4. Il serait bien à desirer que les illuminateurs des jardins que l’on destine aux fêtes à Paris, adoptassent cette méthode, et surtout n’éclairassent jamais par en bas ; ils éblouissent par ce procédé et n’éclairent point. Comment attendre des succès en s’éloignant autant de la nature ; est-ce d’en bas que partent les rayons de l’astre qui éclaire le monde ?
  5. Titans ou Teuts habitans les environs du Vésuve, dans la Campanie. On prétendait qu’ils se servaient de ce volcan comme d’une arme pour attaquer le Ciel ; ils livrèrent près de là, une fameuse bataille où ils furent défaits, telle est l’origine de la fable connue : cette idée qu’ils attaquaient le Ciel venait de leur extrême impiété et de leurs perpétuels blasphêmes contre les dieux. Ces peuples vaincus passèrent en Allemagne ; et prirent le nom de Teutons. Leur taille très-élevée les fit long-temps prendre pour une race de géans.