Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques/Dorgeville.

frontispice du quatrième volume des crimes de l'amour.

LES CRIMES
DE
L’AMOUR,


NOUVELLES HÉROÏQUES
ET TRAGIQUES ;


Précédés d’une Idée sur les Romans,
et ornés de gravures.


Par D. A. F. SADE, auteur d’Aline et Valcour.



Tu me demandes pourquoi je m’obstine à n’offrir à tes yeux que des idées de mort ; sache que cette pensée est un levier puissant qui soulève l’homme de la poussière et le redresse sur lui-même : elle comble l’effroyable profondeur de l’abîme infernal, et nous fait descendre au tombeau par une pente plus douce.
Nuits d’Young.




TOME IV.



À Paris.
Chez MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius,
n°. 580
AN VIII.

DORGEVILLE,

OU

LE CRIMINEL

PAR VERTU.





Dorgeville, fils d’un riche négociant de la Rochelle, partit très-jeune pour l’Amérique, recommandé à un oncle, dont les affaires avaient bien tournées ; on l’y envoya avant qu’il n’eût atteint l’âge de douze ans ; il s’éleva près de ce parent, dans la carrière qu’il se destinait à courir, et dans l’exercice de toutes les vertus.

Le jeune Dorgeville était peu favorisé des grâces du corps ; il n’avait rien de désagréable, mais il ne possédait aucun de ces dons physiques qui valent à un individu de notre sexe le titre de bel homme. Ce que perdait pourtant Dorgeville de ce côté, la nature le lui rendait de l’autre ; un bon esprit, ce qui vaut souvent mieux que le génie, une âme étonnemment délicate, un caractère franc, loyal et sincère ; toutes les qualités qui composent, en un mot l’honnête homme, et l’homme sensible, Dorgeville les possédait avec profusion ; et dans le siècle où l’on vivait alors, c’en était beaucoup plus qu’il ne fallait pour devenir à-peu-près certain, d’être malheureux toute sa vie.

À peine Dorgeville eut-il atteint vingt-deux ans, que son oncle mourut, et le laissa à la tête de sa maison, qu’il régla pendant trois autres années, avec toute l’intelligence possible ; mais la bonté de son cœur devint bientôt la cause de sa ruine ; il s’engagea pour plusieurs amis, qui n’eurent pas autant d’honnêteté que lui ; quoique les perfides manquassent, il voulut faire honneur à ses engagemens, et Dorgeville fut bientôt perdu. Il est affreux d’être ainsi dérangé à mon âge, disait ce jeune homme ; mais si quelque chose me console de ce chagrin, c’est la certitude d’avoir fait des heureux et de n’avoir entraîné personne avec moi.

Ce n’était pas seulement en Amérique que Dorgeville éprouvait des malheurs ; le sein même de sa famille lui en présentait d’affreux. On lui apprend un jour qu’une sœur, née quelques années après son départ pour le Nouveau-Monde, vient de déshonorer et de perdre entièrement et lui et tout ce qui lui appartient ; que cette fille perverse, maintenant âgée de dix-huit ans, nommée Virginie, et malheureusement belle comme l’amour, éprise d’un écrivain des comptoirs de sa maison, et ne pouvant obtenir la permission de l’épouser, a eu l’infamie, pour parvenir à ses vues, d’attenter aux jours de son père et sa mère ; qu’au moment où elle allait se sauver, avec une partie de l’argent, on a heureusement empêché le vol, sans pouvoir néanmoins réussir à s’emparer des coupables, tous deux, dit-on, en Angleterre. On pressait Dorgeville, par la même lettre, de repasser en France afin de se mettre à la tête de son bien, et de réparer au moins par la fortune qu’il allait trouver, celle qu’il avait eu le malheur de perdre.

Dorgeville, au désespoir d’une foule d’incidens, à la fois si fâcheux et si flétrissans, accourt à Larochelle, n’y réalise que trop les funestes nouvelles qu’on lui a mandées ; et renonçant dès-lors au commerce, qu’il s’imagine ne pouvoir plus soutenir après tant de malheurs, d’une partie de ce qui lui reste, il fait face aux engagemens de ses correspondans d’Amérique, trait de délicatesse unique, et de l’autre il forme le dessein d’acheter une campagne auprès de Fontenay, en Poitou, où il puisse passer le reste de ses jours dans le repos… dans l’exercice de la charité et de la bienfaisance, les deux plus chères vertus de son ame sensible.

Ce projet s’exécute. Dorgeville, cantonné dans sa petite terre, soulage des pauvres, console des vieillards, marie des orphelins, encourage l’agriculteur, et devient, en un mot, le dieu du petit canton qu’il habite. S’y trouvait-il un être malheureux, la maison de Dorgeville lui était à l’instant ouverte ; y avait-il une bonne œuvre à faire, il en disputait l’honneur à ses voisins ; une larme coulait-elle, en un mot, la seule main de Dorgeville volait aussi-tôt l’essuyer ; et tout le monde, en bénissant son nom, disait, du fond de l’âme : — « Voilà l’homme que la nature destine à nous dédommager des méchans… Voilà les dons qu’elle fait quelque fois à la terre pour la consoler des maux dont elle l’accable. »

On aurait desiré que Dorgeville se maria ; des individus d’un tel sang fussent devenus précieux à la société ; mais absolument inaccessible jusqu’alors aux attraits de l’amour, Dorgeville avait à peu-près déclaré qu’à moins que le hazard ne lui fit trouver une fille, qui, bien à lui par la reconnaissance, se trouva comme chargée de faire son bonheur, il ne se marierait certainement pas ; on lui avait offert plusieurs partis, il les avait tous refusé, ne trouvant, disait-il dans aucune des femmes qu’on lui proposait, des motifs assez puissans pour être sûr d’être aimé d’elle un jour. Je veux que celle que je prendrai me doive tout, disait Dorgeville, n’ayant ni un bien assez considérable, ni une figure assez belle, pour l’enchaîner par ces liens, je veux qu’elle y tienne par des obligations essentielles, qui la fixant à moi, lui ôtent tout moyen de m’abandonner ou de me trahir.

Quelques amis de Dorgeville combattaient sa façon de penser ; de quelle force seront ces liens, lui faisait-on quelquefois observer, si l’âme de celle que vous aurez servie n’est pas aussi belle que la votre ? La reconnaissance n’est point pour tous les êtres une chaîne aussi indissoluble que pour vous ; il est des âmes faibles qui la méprisent, il en est de fières qui s’y échappent ; n’avez-vous pas appris à vos dépends, Dorgeville, qu’on se brouille en rendant service, bien plus sûrement qu’on ne se fait des amis ?

Ces raisons étaient spécieuses ; mais le malheur de Dorgeville était de juger toujours les autres d’après son cœur ; et ce systême l’ayant rendu malheureux jusqu’alors, il n’était que trop vraisemblable qu’il acheverait de le rendre tel, le reste de ses jours.

Ainsi pensait, quoiqu’il en pût être, l’honnête homme dont nous racontons l’histoire, lorsque le sort vint lui présenter d’une façon bien singulière l’être qu’il cru destiné à partager sa fortune, qu’il imagina fait pour le don précieux de son cœur.

Dans cette intéressante saison de l’année, où la nature ne paraît nous faire ses adieux, qu’en nous accablant de ses dons, où ses soins infinis pour nous, ne cessent de se multiplier pendant quelques mois, pour nous prodiguer tout ce qui peut nous faire attendre en paix le retour de ses premières faveurs, à cette époque où les habitans de la campagne se fréquentent le plus, soit en raison des chasses… des vendanges, ou de quelques autres de ces occupations si douces à qui chérit la vie rurale, et de si peu de prix pour ces êtres froids et inanimés, engourdis par le luxe des villes, desséchés par leur corruption, qui ne connaissent de la société que les douleurs ou les minuties, parce que cette franchise… cette candeur… cette douce cordialité qui en resserrent si délicieusement les nœuds, ne se trouvent qu’avec les habitans de la campagne, il semble que ce n’est que sous un ciel pur, que les hommes peuvent l’être également, et que ces exhalaisons ténébreuses qui chargent l’atmosphère des grandes villes, souillent de même le cœur des malheureux captifs qui se condamnent à ne pas quitter leur enceinte. Au mois de septembre, enfin, Dorgeville projetta d’aller rendre visite à un voisin qui l’avait accueilli à son arrivée dans la province, et dont l’âme douce et compatissante, paraissait s’arranger à la sienne.

Il monte à cheval, suivi d’un seul valet, et s’achemine vers le château de cet ami, éloigné de cinq lieues du sien. Dorgeville en avait à peu-près fait trois, lorsqu’il entend derrierre une haie qui borde le chemin, des gémissemens qui l’arrêtent d’abord par curiosité, bientôt après, par ce mouvement si naturel à son cœur de soulager tous les individus souffrans, il donne son cheval à son domestique, franchit le fossé qui le sépare de la haie, la tourne, et parvient enfin au lieu même d’où partaient les plaintes qui l’avaient surpris.

Ô monsieur ! s’écrie une fort belle femme, tenant dans ses bras un enfant qu’elle vient de mettre au monde, quel dieu vous envoye au secours de cet infortuné ?… Vous voyez une créature au désespoir, monsieur, continua cette femme éplorée, en versant un torrent de larmes… ce misérable fruit de mon déshonneur n’allait voir le jour que pour le perdre aussi-tôt de ma main.

Avant que d’entrer avec vous, mademoiselle, dit Dorgeville, dans les motifs qui pouvaient vous porter à une aussi horrible action, permettez-moi de ne m’occuper d’abord que de votre soulagement ; il me semble que j’apperçois une grange à quelques cents pas d’ici, tâchons d’y arriver, et là, après avoir reçu les premiers soins qu’exige votre état, j’oserai vous demander quelques détails sur les malheurs qui paraissent vous accabler, en vous engageant ma parole que ma curiosité n’aura d’autre but, que le desir de vous être utile, et qu’elle se renfermera dans les bornes qu’il vous plaira de lui prescrire.

Cécile se confond en marques de reconnaissance, et consent à ce qu’on lui propose ; le valet approche, il prend l’enfant, Dorgeville place avec lui, la mère sur son cheval, et l’on avance vers la ferme ; elle appartenait à des paysans à leur aise, qui, à la sollicitation de Dorgeville, reçoivent très-bien et la mère et l’enfant ; on prépare un lit pour Cécile, on place son fils dans un berceau de la maison ; et Dorgeville trop curieux des suites de cette aventure pour ne pas sacrifier au desir de les apprendre, la partie de plaisir qu’il a projeté, envoye dire qu’on ne l’attende point, vu qu’il se détermine à passer comme il pourra dans cette chaumière la journée et la nuit prochaine. Cécile ayant besoin de repos, il commence par la supplier d’en prendre, avant que de songer à le satisfaire ; et comme elle ne s’était pas trouvée mieux vers le soir, il attendit au lendemain matin, pour demander à cette charmante créature en quoi il pouvait lui être de quelque secours.

Le récit de Cécile ne fut pas long : elle dit qu’elle était fille d’un gentilhomme qui s’appellait Duperrier ; et dont la terre était à dix lieues de là ; qu’elle avait eu le malheur de se laisser séduire par un jeune officier du régiment de Vermandois, pour lors en garnison à Niort, dont le château de son père n’était qu’à quelques lieues, que son amant ne l’avait pas plutôt su grosse qu’il avait disparu, et ce qu’il y avait de plus affreux, ajouta Cécile, était que ce jeune homme ayant été tué trois semaines après, dans un duel, elle perdait à-la-fois l’honneur et l’espoir de jamais réparer sa faute ; elle avait, continua-t-elle, cachée sa situation à ses parens, aussi long-temps qu’elle l’avait pu ; mais se voyant enfin hors d’état d’en pouvoir imposer davantage, elle avait tout avouée, et reçue dès-lors de si mauvais traitemens de son père et de sa mère, qu’elle avait pris le parti de se sauver. Il y avait quelques jours qu’elle était dans les environs, ne sachant à quoi se déterminer, et ne pouvant se résoudre à abandonner tout-à-fait la maison paternelle, ou les domaines qui l’avoisinaient, lorsque saisie par les grandes douleurs, elle s’était résolue à tuer son enfant et peut-être elle-même après ; quand Dorgeville lui était apparu et avait daigné lui offrir tant de secours et de consolations.

Ces détails, soutenus d’une figure enchanteresse, et de l’air du monde le plus naïf et le plus intéressant, pénètrèrent bientôt l’âme sensible de Dorgeville. Mademoiselle, dit-il à cette infortunée, je suis trop heureux que le ciel vous ai offert à moi ; j’y gagne deux plaisirs bien précieux à mon cœur, et celui de vous avoir connue, et celui bien plus doux encore d’être à-peu-près certain de réparer vos maux. Cet aimable consolateur déclara alors à Cécile, le dessein qu’il avait d’aller trouver ses parens, et de la racommoder avec eux. Vous irez donc seul, monsieur, répondit Cécile, car pour moi je ne m’y représenterai certainement pas. Oui, mademoiselle, j’irai seul d’abord, dit Dorgeville, mais j’espère bien n’en pas revenir sans la permission de vous y ramener. — Oh ! monsieur, n’y comptez jamais, vous ne connaissez pas la dureté des gens auxquels j’ai affaire ; leur barbarie est si reconnue, leur fausseté est si grande, que m’assurassent-ils même de mon pardon, je ne me fierais point encore à eux.

Cependant Cécile accepta les offres qui lui étaient faites, et voyant Dorgeville décidé à se rendre le lendemain matin chez Duperrier, elle le conjura de vouloir bien se charger d’une lettre pour le nommé Saint-Surin, l’un des domestiques de son père, et celui qui avait toujours le plus mérité sa confiance par son extrême attachement pour elle. La lettre fut remise cachetée à Dorgeville, et Cécile, en la lui donnant, le supplia de ne pas abuser de l’extrême confiance qu’elle avait en lui, et de rendre la lettre intacte et telle qu’elle la lui donnait. Dorgeville paraît fâché qu’on puisse douter de sa discrétion après la conduite qu’il tient ; on lui en fait mille excuses, il se charge de la commission, recommande Cécile aux paysans chez lesquels elle est, et part.

Dorgeville imaginant bien que la lettre dont il est chargé, doit prévenir en sa faveur le domestique pour lequel elle est, croit que ne connaissant point du tout monsieur Duperrier, ce qu’il a de mieux à faire, est de donner d’abord la lettre qu’il a, et de se faire annoncer ensuite par ce même domestique, dont il sera connu par ce moyen. S’étant nommé à Cécile, il ne doute pas qu’elle ne mande à ce Saint-Surin, dont elle lui a vanté la fidélité, quelle est la personne qui vient s’intéresser à son sort. Il remet en conséquence sa lettre, et Saint-Surin ne l’a pas plutôt lue, qu’il s’écrie avec une sorte d’émotion dont il n’est pas le maître… quoi ! c’est vous, monsieur ?… c’est monsieur Dorgeville qui est le protecteur de notre malheureuse maîtresse. Je vais vous annoncer à ses parens, monsieur ; mais je vous préviens qu’ils sont cruellement en colère ; je doute que vous réussissiez à les raccommoder avec leur fille ; quoiqu’il en soit, monsieur, continua Saint-Surin, qui paraissait un garçon d’esprit, et d’une figure agréable, ce procédé fait trop d’honneur à votre âme pour que je ne vous mette pas le plutôt possible à même d’en hâter le succès… Saint-Surin monte aux appartemens, il prévient à l’instant ses maîtres, et reparaît au bout d’un quart-d’heure. On consentait à voir monsieur Dorgeville, puisqu’il s’était donné la peine de venir d’aussi loin pour une telle affaire ; mais on était d’autant plus peiné qu’il s’en fût chargé, qu’on ne voyait aucun moyen de lui accorder ce qu’il venait solliciter en faveur d’une fille maudite, et qui méritait son sort par l’énormité de sa faute. Dorgeville ne s’effraie point ; on l’introduit ; il trouve dans monsieur et madame Duperrier deux personnes d’environ cinquante ans, qui le reçoivent honnêtement, quoiqu’avec un peu d’embarras, et Dorgeville expose succinctement ce qui l’amène dans cette maison. Ma femme et moi, nous sommes irrévocablement décidés, monsieur, dit le mari, à ne jamais revoir une créature qui nous déshonore ; elle peut devenir ce que bon lui semblera, nous l’abandonnons à la destinée du ciel, en espérant de sa justice qu’il nous vengera bientôt d’une telle fille… Dorgeville réfuta ce projet barbare, par tout ce qu’il pût employer de plus pathétique et de plus éloquent ; ne pouvant convaincre l’esprit de ces gens-là, il essaya d’attaquer leur cœur… même résistance ; cependant Cécile ne fut accusée par ces parens cruels, d’aucun autre tort que de ceux dont elle s’était elle-même avouée coupable, et il se trouva que dans tout, les récits qu’elle avait fait étaient absolument conformes aux accusations de ses juges. Dorgeville a beau représenter qu’une faiblesse n’est pas un crime, que sans la mort du séducteur de Cécile, un mariage eut tout réparé, rien ne réussit ; notre négociateur se retire assez peu satisfait ; on veut le retenir à dîner, il remercie, et fait sentir, en s’en allant, que la cause de ce refus ne doit se trouver que dans ceux qu’il éprouve lui-même ; on ne le presse point, et il sort.

Saint-Surin attendait Dorgeville au sortir du château. Eh bien ! monsieur, lui dit ce domestique, avec tout l’air de l’intérêt, n’avais-je pas raison de croire que vos peines seraient infructueuses ? vous ne connaissez pas ceux à qui vous venez d’avoir affaire, ce sont des cœurs de bronze, jamais l’humanité ne fut entendue d’eux ; sans mon respectueux attachement pour cette chère personne, à laquelle vous voulez bien servir de protecteur et d’ami, il y a long-temps que je les aurais quitté moi-même, et je vous avoue, monsieur, poursuivit ce garçon, qu’en perdant aujourd’hui comme je le fais l’espoir de jamais consacrer davantage mes services à mademoiselle Duperrier, je ne vais plus m’occuper que de me placer ailleurs. Dorgeville calme ce fidèle domestique, il lui conseille de ne point quitter ses maîtres, et l’assure qu’il peut être tranquille sur le sort de Cécile, que du moment qu’elle est assez malheureuse pour être abandonnée aussi cruellement de sa famille, il prétend à jamais lui tenir lieu de père. Saint-Surin, en pleurant, embrasse les genoux de Dorgeville, et lui demande en même temps la permission de lui donner la réponse à la lettre qu’il a reçue de Cécile ; Dorgeville s’en charge avec plaisir, et revient auprès de son intéressante protégée, qu’il ne console pas autant qu’il l’aurait voulu.

Hélas ! monsieur, dit Cécile, quand elle apprend la dureté de sa famille, je devais m’y attendre, je ne me pardonne point, étant sûre de ses procédés, comme je devais l’être, de ne vous avoir pas épargné une visite aussi désagréable, et ces mots furent accompagnés d’un torrent de larmes, que le bienfaisant Dorgeville essuya, en protestant à Cécile de ne l’abandonner jamais.

Cependant, au bout de quelques jours, notre intéressante aventurière se trouvant remise, Dorgeville lui proposa de venir achever de se rétablir dans sa maison. Eh ! monsieur, répondit Cécile avec douceur, suis-je en état de résister à vos offres, et ne dois-je pourtant pas rougir de les accepter ? vous en avez déjà beaucoup trop fait pour moi ; mais captivée par les liens même de ma reconnaissance, je ne me refuserai à rien de ce qui doit les multiplier, et me les rendre en même temps plus chers.

On se rendit chez Dorgeville ; un peu avant que d’être au château, mademoiselle Duperrier témoigna à son bienfaiteur qu’elle desirerait n’être pas publiquement dans l’asyle qu’on voulait bien lui donner ; quoiqu’il y eût près de quinze lieues de là chez son père, ce n’était pourtant point assez, pour qu’elle n’eût pas à craindre d’être reconnue, et ne devait-elle pas appréhender les effets du ressentiment d’une famille assez cruelle pour la punir avec autant de sévérité… d’une faute… grave (elle en convenait), mais qu’on devait prévenir avant qu’elle n’arrivât, bien plutôt que de la châtier aussi durement quand il n’était plus temps de l’empêcher ; d’ailleurs, pour lui-même, Dorgeville serait-il bien aise d’afficher aux yeux de toute la province qu’il voulait bien prendre un intérêt aussi particulier à une malheureuse fille proscrite par ses parens et déshonorée dans l’opinion publique ? L’honnêteté de Dorgeville ne lui permit pas de s’arrêter à cette seconde considération, mais la première le décida, et il promit à Cécile qu’elle serait chez lui comme elle l’exigerait, qu’il la ferait passer dans l’intérieur pour une de ses cousines, et qu’elle ne verrait au dehors que le peu de personnes qu’elle desirerait ; Cécile remercia de nouveau son généreux ami, et l’on arriva.

Il est temps de le dire, Dorgeville n’avait pas vu Cécile sans une sorte d’intérêt mêlé d’un sentiment qui lui avait été inconnu jusqu’alors ; une âme comme la sienne, ne devait se rendre à l’amour qu’ammolie par la sensibilité, ou préparée par la bienfaisance ; toutes les qualités que Dorgeville voulait dans une femme, se rencontraient dans mademoiselle Duperrier ; ces circonstances bisarres, auxquelles il voulait devoir le cœur de celle qu’il épouserait, s’y trouvaient également ; il avait toujours dit qu’il desirait que la femme à laquelle il donnerait sa main, fût en quelque façon liée à lui par la reconnaissance, et qu’il aspirait à ne la tenir, pour ainsi dire, que de ce sentiment là. N’était ce pas ce qui arrivait ici ? et dans le cas où les mouvemens de l’âme de Cécile ne se trouveraient pas très-éloignés des siens, devait-il, avec sa manière de voir, balancer à lui offrir de la consoler par les nœuds de l’hymen, des torts impardonnables de l’amour ? L’espoir d’une chose très-délicate et supérieurement faite pour l’âme de Dorgeville, se présentait encore, en réparant l’honneur de mademoiselle Duperrier ; n’était-il pas clair qu’il la racommodait avec ses parens, et ne devenait-il pas délicieux pour lui de rendre à-la-fois à une femme malheureuse, et l’honneur que lui ravissait le plus barbare des préjugés, et la tendresse d’une famille que lui enlevait également la cruauté la plus inouie ?

Tout plein de ces idées, Dorgeville demande à mademoiselle Duperrier si elle désapprouve qu’il fasse une seconde tentative chez ses parens ; Cécile ne l’en dissuade point, mais elle se garde bien de le lui conseiller, elle essaie même de lui en faire sentir l’inutilité, en le laissant néanmoins le maître de faire sur ce point tout ce qu’il desirera, et elle finit par dire à Dorgeville que sans doute elle commence à lui devenir à charge, puisqu’il desire avec tant d’ardeur de la rendre au sein d’une famille dont il voit bien qu’elle est abhorrée.

Dorgeville très-content d’une réponse qui lui préparait les moyens de s’ouvrir, assure sa protégée que s’il desire une réconciliation avec ses parens, c’est uniquement pour elle et pour le public, lui n’ayant besoin de rien pour animer l’intérêt qu’elle inspire, ou tout au plus, de l’espoir que les soins qu’il lui rend ne lui déplairont pas. Mademoiselle Duperrier répond à cette galanterie, en laissant tomber sur son ami des yeux languissans et tendres, qui prouvent un peu plus que de la reconnaissance ; Dorgeville n’en comprend que trop l’expression, et résolu à tout, pour rendre à la fin l’honneur et le repos à sa protégée, deux mois après sa première visite chez les parens de Cécile, il se décide à en faire une seconde, et à leur déclarer enfin ses légitimes intentions, ne doutant pas, qu’un tel procédé de sa part ne les détermine sur-le-champ à r’ouvrir leur maison et leurs bras à celle, qui se trouve assez heureuse pour réparer aussi-bien la faute qui les a contraint à éloigner d’eux beaucoup trop durement une fille, qu’ils doivent chérir au fond de leur âme.

Cécile ne charge point cette fois-ci Dorgeville d’une lettre pour Saint-Surin, ainsi qu’elle l’avait fait lors de sa première visite, peut-être en saurons-nous bientôt la cause ; Dorgeville ne s’en adresse pas moins à ce valet pour être introduit de nouveau chez monsieur Duperrier ; Saint-Surin le reçoit avec les plus grandes marques de respect et de plaisir, il lui demande des nouvelles de Cécile avec les plus vifs témoignages d’intérêt et de vénération, et dès qu’il a appris les motifs de la seconde visite de Dorgeville, il loue infiniment un aussi noble procédé, mais il déclare en même temps qu’il est presque sûr que cette démarche n’aura pas un meilleur succès que l’autre ; rien ne décourage Dorgeville, et il entre chez Duperrier ; il lui dit que sa fille est chez lui, qu’il prend le plus grand soin et d’elle et de son enfant, qu’il la croit entièrement revenue de ses erreurs, qu’elle ne s’est pas un instant démentie dans ses remords, et qu’une pareille conduite lui paraît mériter enfin quelqu’indulgence. Tout ce qu’il dit est écouté du père et de la mère avec la plus grande attention ; un moment Dorgeville croit avoir réussi ; mais au flegme étonnant avec lequel on lui répond, il n’est pas long-temps à se convaincre qu’il traite avec des âmes de fer, avec des espèces d’animaux enfin, bien plus semblables à des bêtes féroces qu’à des créatures humaines.

Confondu d’un tel endurcissement ; Dorgeville demande à monsieur et à madame Duperrier, s’ils ont quelqu’autre motif de plainte ou de haine contre leur fille, lui paraissant inconcevable, que pour une faute de cette nature, ils se décident à un tel excès de rigueur, vis-à-vis d’une créature douce et honnête, et qui rachète ses torts par une foule de vertus. Duperrier prend ici la parole : « Je ne vous détournerai point, dit-il, monsieur, des bontés que vous avez pour celle que je nommai autrefois ma fille, et qui s’est rendue indigne de ce nom ; de quelque cruauté qu’il vous plaise de m’accuser, je ne la porterai pourtant point jusques-là, nous ne lui connaissons d’autre tort que celui de son inconduite avec un mauvais sujet, qu’elle n’aurait jamais due regarder ; cette faute est assez grave à nos yeux, pour qu’après s’en être souillée nous la condamnions à ne nous revoir de la vie ; Cécile, dans les commencemens de son ivresse, fut avertie des suites plus d’une fois par nous ; nous lui prédîmes tout ce qui lui est arrivé, rien ne l’arrêta, elle a méprisé nos conseils, elle a méconnu nos ordres, en un mot, elle s’est jeté volontairement dans le précipice, quoique nous le lui montrassions sans cesse entr’ouvert sous ses pas. Une fille qui aime ses parens, ne se conduit point ainsi ; tant qu’étayée par le suborneur à qui elle doit sa chûte, elle a cru pouvoir nous braver, elle l’a fait insolemment ; il est bon qu’elle sente à présent ses torts, il est juste que nous lui refusions nos secours, quand elle les a méprisés, lorsqu’elle en avait un besoin si réel ; Cécile a fait une sottise, monsieur, elle en ferait bientôt une seconde ; l’éclat a eu lieu ; nos amis, nos parens savent qu’elle a fui la maison paternelle, honteuse de l’état où l’avaient réduit ses travers ; restons-en là, et ne nous obligez point à r’ouvrir notre sein à une créature sans âme et sans conduite, qui n’y rentrerait que pour nous préparer de nouvelles douleurs ».

Affreux systêmes, s’écria Dorgeville piqué de tant de résistance, maximes bien dangereuses que celles qui, punissant une fille, dont le seul tort est d’avoir été sensible. Tels sont les abus dangereux qui deviennent la cause de tant de meurtres épouvantables. Cruels parens ! cessez d’imaginer qu’une malheureuse femme est déshonorée pour avoir été séduite ; elle fut devenue moins criminelle avec moins de sagesse ou de religion : ne la punissez pas d’avoir respecté la vertu, dans le sein même du délire ; par une stupide inconséquence, ne forcez point à des infamies celle qui n’a d’autre tort que d’avoir suivi la nature : voilà comme l’imbécille contradiction de nos usages, en faisant dépendre l’honneur de la plus excusable des fautes, entraîne aux plus grands crimes celles pour qui la honte est un poids plus affreux que le remords ; et voilà comme dans ce cas, ainsi que dans mille autres, on préfère des atrocités qui servent de voiles à des erreurs indéguisables. Que les fautes légères n’impriment aucune flétrissure aux coupables, et pour ensevelir ces minuties, ceux qui se les sont permises, ne se plongeront plus dans un abîme de maux… Préjugés à part, où donc est l’infamie pour une pauvre fille qui, trop livrée au sentiment le plus naturel, a doublé son existence par excès de sensibilité ? De quel forfait est-elle coupable ? Où sont en cela les torts effrayans de son âme ou de son esprit ? Ne sentira-t-on jamais que la seconde faute n’est qu’une suite de la première, qui elle-même ne saurait en être une. Quelle impardonnable contradiction ! On élève ce malheureux sexe dans tout ce qui peut décider sa chûte, et l’on le flétrit quand elle est faite ! Pères barbares ! ne refusez pas à vos filles l’objet qui les intéresse ; par un égoïsme atroce, ne les rendez pas éternellement les victimes de votre avarice ou de votre ambition ; et, cédant à leurs penchans, sous vos lois, ne voyant plus en vous que des amis, elles se garderont bien de commettre les fautes où les contraignent vos refus : elles ne sont donc coupables que par vous… Vous seuls imprimez sur leur front le sceau fatal de l’opprobre… Elles ont écouté la nature, et vous la violez ; elles ont fléchi sous ses lois, et vous les étouffez dans vos âmes… Vous seuls mériteriez donc le déshonneur ou la peine, puisque vous seuls êtes cause du mal qu’elles font, et qu’elles n’eussent jamais vaincu, sans vos cruautés, les sentimens de pudeur et de décence que le ciel imprima dans elles.

Eh bien ! poursuivit Dorgeville avec plus de chaleur encore, eh bien ! monsieur, puisque vous ne voulez pas réparer l’honneur de votre fille, j’en prendrai donc moi-même le soin ; dès que vous avez la barbarie de ne plus voir qu’une étrangère dans Cécile, je vous déclare, moi, que j’y vois une épouse ; je prends sur moi la somme de ses torts, quelqu’ils aient été ; je ne l’en avoue pas moins pour ma femme à la face de toute la province ; et, plus honnête que vous, monsieur, quoiqu’après la manière dont vous vous conduisez, votre consentement me devint inutile, je veux bien encore vous le demander… Puis-je être sûr de l’obtenir ?

Duperrier confondu ne put s’empêcher de fixer ici Dorgeville avec des marques d’une étonnante surprise. Quoi ! monsieur, lui dit-il, un galant homme comme vous, s’expose volontairement à tous les dangers d’une telle alliance ? — À tous, monsieur, les torts de votre fille avant qu’elle ne me connût, ne peuvent raisonnablement m’allarmer : il n’y a qu’un homme injuste, ou des préjugés atroces, qui puissent regarder comme vile ou comme coupable une fille, pour avoir aimé un autre homme avant qu’elle ne connût son mari. Cette manière de penser a sa source dans un impardonnable orgueil, qui, non content de maîtriser ce qu’il a, voudrait enchaîner ce qu’il ne possédait pas encore… Non, monsieur, ces absurdités révoltantes n’ont aucun empire sur moi ; j’ai bien plus de confiance en la vertu d’une fille qui a connu le mal, et qui s’en repent, qu’en celle d’une femme qui n’eut jamais rien à se reprocher avant ses nœuds ; l’une connaît l’abîme et l’évite, l’autre y soupçonne des fleurs et s’y jette : encore une fois, monsieur, je n’attends que votre aveu. — Cet aveu n’est plus en notre pouvoir, reprit fermement Duperrier ; en renonçant à notre autorité sur Cécile, en la maudissant, en la désavouant, comme nous l’avons fait, et comme nous continuons de faire encore, nous ne pouvons conserver la faculté d’en disposer ; elle est pour nous une étrangère que le hazard a placé dans vos mains… ; qui devient libre par son âge, par ses démarches et par notre abandon… de laquelle, en un mot, monsieur, il vous devient permis de faire tout ce que bon vous semblera. — Eh quoi ! monsieur, vous ne pardonnez pas à madame Dorgeville les torts de mademoiselle Duperrier ? — Nous pardonnons à madame Dorgeville le libertinage de Cécile ; mais celle qui porte l’un et l’autre nom, ayant trop grièvement manqué à sa famille… quelque soit celui qu’elle prenne, pour se représenter à ses parens, ne sera pas plus reçue d’eux sous l’un que sous l’autre. — Observez-vous, monsieur, que c’est moi que vous insultez dans ce moment-ci, et que votre conduite devient ridicule à côté de la décence de la mienne. — C’est parce que je le sens, monsieur, que j’imagine que ce que nous avons de mieux à faire est de nous séparer ; soyez tant qu’il vous plaira l’époux d’une catin, nous n’avons aucuns droits pour vous en empêcher ; mais ne vous imaginez pas en avoir non plus qui puissent nous contraindre à recevoir cette femme dans notre maison, quand elle l’a remplie de deuil et d’amertume… quand elle l’a souillée d’infamies. Dorgeville furieux, se lève, et part sans dire un seul mot : j’aurais écrasé cet homme féroce, dit-il à Saint-Surin, qui lui présente son cheval, si l’humanité ne me retenait, et si je n’épousais demain sa fille. Vous l’épousez, monsieur, dit Saint-Surin surpris ? — Oui, je veux réparer demain son honneur… je veux demain consoler l’infortune. — Oh ! monsieur, quelle action généreuse ! Vous allez confondre la cruauté de ces gens-ci, vous allez rendre le jour à la plus infortunée des filles, quoique la plus vertueuse. Vous allez vous couvrir d’une gloire immortelle aux yeux de toute la province… Et Dorgeville s’échappe au galop.

De retour auprès de sa protégée, il lui raconte, avec les plus grands détails, l’affreuse réception qu’il a eue, et l’assure que, sans elle, il aurait assurément fait repentir Duperrier de son indécente conduite. Cécile le remercie de sa prudence ; mais quand Dorgeville, reprenant la parole, lui apprend qu’il est, malgré tout, décidé à l’épouser le lendemain… un trouble involontaire saisit cette jeune fille… Elle veut parler… Les mots expirent sur ses lèvres… Elle veut cacher son embarras… Elle l’augmente… Moi, dit-elle, avec un inexprimable désordre… Moi ! devenir votre épouse… Ah ! monsieur… À quel point vous vous sacrifiez pour une pauvre fille… si peu digne de vos bontés pour elle. — Vous en êtes digne, mademoiselle, reprit vivement Dorgeville ; une faute trop cruellement punie et par la manière dont on vous a traité, et plus encore par vos remords, une faute qui ne peut pas avoir de suite, puisque celui qui vous l’a fait commettre n’existe plus, une faute enfin qui ne sert qu’à mûrir votre esprit, et à vous donner cette fatale expérience de la vie, qu’on n’acquiert jamais qu’à ses dépends… Une telle faute, dis-je, ne vous dégrade nullement à mes yeux. Si vous me croyiez fait pour la réparer, je m’offre à vous, mademoiselle… Ma main, ma maison… ma fortune, tout ce que je possède est à votre service… prononcez. — Ô, monsieur, s’écria Cécile, pardonnez, si l’excès de ma confusion m’en empêche, devais-je m’attendre à de telles bontés de votre part, après les procédés de mes parens ? Et comment voulez-vous que je puisse me croire capable d’en pouvoir profiter ? — Bien éloigné de la rigueur de vos parens, je ne juge pas une légèreté comme un crime ; et cette erreur qui vous coûte des larmes, je l’efface en vous donnant ma main.

Mademoiselle Duperrier tombe aux genoux de son bienfaiteur ; les expressions paraissent manquer aux sentimens dont son âme est pleine ; au travers de ceux qu’elle doit, elle sait mêler l’amour avec tant d’adresse, elle enchaîne, en un mot, si bien l’homme qu’elle croit avoir tant d’intérêt à captiver, qu’avant huit jours le mariage se célèbre, et, qu’elle devient madame Dorgeville.

Cependant la nouvelle mariée ne quitte point encore sa retraite, elle fait entendre à son époux que n’étant point raccommodée avec sa famille, la décence l’oblige à ne voir que très-peu de monde ; sa santé lui sert de prétexte, et Dorgeville se borne à son intérieur et à quelques uns de ses voisins. Pendant ce tems, l’adroite Cécile fait tout ce qu’elle peut pour persuader à son mari de quitter le Poitou : elle lui représente que dans l’état des choses, il ne pourront jamais y être l’un et l’autre qu’avec le plus grand désagrément, et qu’il serait bien plus décent pour eux d’aller s’établir dans quelque province éloignée de celle où l’épouse de Dorgeville a reçu de toutes parts tant de désagrémens et d’outrages.

Dorgeville goûte assez ce projet ; il avait même écrit à un ami qui demeurait auprès d’Amiens, de lui chercher dans ces environs une campagne où il pût aller finir ses jours avec une jeune personne aimable qu’il venait d’épouser, et qui, brouillée avec ses parens, ne trouvait en Poitou que des chagrins qui la contraignaient à s’en éloigner.

On attendait la réponse à ces négociations, lorsque Saint-Surin arrive au château ; avant que d’oser se présenter à son ancienne maîtresse, il fait demander à Dorgeville la permission de le saluer ; on le reçoit avec satisfaction.

Saint-Surin dit que la chaleur avec laquelle il a pris les intérêts de Cécile, lui a fait perdre sa place, qu’il vient réclamer ses bontés et prendre congé d’elle avant d’aller chercher fortune ailleurs. Vous ne nous quitterez point, dit Dorgeville ému de compassion, et ne voyant dans cet homme qu’une emplette d’autant plus agréable à faire, qu’elle plairait certainement à sa femme ; non, vous ne nous quitterez point ; et Dorgeville formant aussi-tôt de cet événement, un sujet flatteur de surprise pour celle qu’il adore, il n’entre chez Cécile qu’en lui présentant Saint-Surin pour premier domestique de sa maison ; madame Dorgeville touchée jusqu’aux larmes, embrasse son époux… le remercie cent fois de cette singulière attention, et témoigne devant lui à ce valet, combien elle est sensible à l’attachement qu’il a toujours conservé pour elle. On s’entretient un instant de monsieur et de madame Duperrier ; Saint-Surin les peint tous les deux sous les mêmes traits de rigueur qui les a caractérisé aux yeux de Dorgeville, et l’on ne s’occupe plus que des projets d’un prompt départ.

Les nouvelles étaient arrivées d’Amiens ; on avait positivement trouvé ce qui convenait, et les deux époux étaient au moment d’aller prendre possession de cette demeure, lorsque l’évènement le moins attendu et le plus cruel, vint ouvrir les yeux de Dorgeville, détruire sa tranquillité, et démasquer enfin l’infâme créature qui l’abusait depuis six mois.

Tout était calme et content au château ; on venait d’y dîner en paix, Dorgeville et sa femme absolument seuls ce jour là, s’entretenaient ensemble dans leur salon, avec ce doux repos du bonheur, éprouvé sans crainte et sans remords, par Dorgeville, mais non pas senti par sa femme avec autant de pureté, sans doute ; le bonheur n’est pas fait pour le crime ; l’être assez dépravé pour en avoir suivi la carrière, peut feindre l’heureuse tranquillité d’une belle âme, mais il en jouit bien rarement. Tout-à-coup un bruit affreux se fait entendre, les portes s’ouvrent avec fracas, Saint-Surin dans les fers, paraît au milieu d’une troupe de cavaliers de maréchaussée, dont l’exempt, suivi de quatre hommes, se jette sur Cécile qui veut fuir, la retient, et sans aucun égard, ni pour ses cris, ni pour les représentations de Dorgeville, se prépare à l’entraîner sur-le-champ. Monsieur… monsieur, s’écrie Dorgeville en larmes, au nom du ciel écoutez-moi… que vous a fait cette dame, et où prétendez-vous la conduire ? Ignorez-vous qu’elle m’appartient, et que vous êtes dans ma maison. Monsieur, répondit l’exempt un peu plus tranquille en se voyant maître de ses deux proies, le plus grand malheur qui puisse être arrivé à un aussi honnête homme que vous, est assurément d’avoir épousé cette créature ; mais le titre qu’elle a usurpé avec autant d’infamie que d’impudence, ne peut la garantir du sort qui l’attend… Vous me demandez où je la conduis ? à Poitiers, monsieur, où d’après l’arrêt prononcé contre elle à Paris, et qu’elle a évité jusqu’à présent par ses ruses, elle sera demain brûlée vive avec son indigne amant que voici, continua l’exempt en montrant Saint-Surin.

À ces funestes paroles, les forces de Dorgeville l’abandonnent ; il tombe sans connaissance, on le secourt ; l’exempt sûr de ses prisonniers, aide lui-même aux attentions qu’exige ce malheureux époux… Dorgeville reprend à la fin ses sens… Pour Cécile, elle était assise sur une chaise, gardée comme criminelle dans ce salon, où une heure avant, elle régnait en maîtresse… Saint-Surin dans la même position, était à deux ou trois pas d’elle, resserré aussi étroitement, mais bien moins calme que Cécile, sur le front de laquelle on n’appercevait nulle altération ; rien ne troublait la tranquillité de cette malheureuse, son âme faite au crime, en voyait la punition sans effroi.

Remerciez le ciel, monsieur, dit-elle à Dorgeville, voilà une aventure qui vous sauve le jour ; le lendemain de notre arrivée dans la nouvelle habitation où vous comptiez vous établir, cette dose, continua-t-elle, en jetant de sa poche un paquet de poison, était mêlée dans vos alimens, et vous expiriez six heures après. Monsieur, dit cette horrible créature à l’exempt, vous voilà maître de moi, une heure de plus ou de moins ne doit pas être d’une grande importance ; je vous la demande, afin d’instruire Dorgeville des circonstances singulières qui l’intéressent. Oui, monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à son mari, oui, vous êtes dans tout ceci, bien plus compromis que vous ne le croyez ; obtenez que je puisse vous entretenir une heure, et vous apprendrez des choses qui vous surprendront ; puissiez-vous les écouter jusqu’au bout avec tranquillité, et sans qu’elles redoublent l’horreur que vous devez avoir pour moi ; vous verrez au moins par cet affreux récit, que si je suis la plus malheureuse, et la plus criminelle des femmes… Ce monstre, dit-elle en montrant Saint-Surin, est sans doute le plus scélérat des hommes.

Il était encore de bonne heure, l’exempt consentit au récit qu’annonçait sa captive ; peut-être était-il bien aise d’apprendre lui-même, quoiqu’il sût les crimes de sa prisonnière, quelle liaison ils avaient avec Dorgeville. Deux seuls cavaliers restèrent dans le salon avec l’exempt et les deux coupables ; le reste se retira, les portes se fermèrent, et la fausse Cécile Duperrier commença son récit dans les termes suivans :

« Vous voyez en moi, Dorgeville, la créature que le ciel a fait naître, et pour le tourment de vos jours, et pour l’opprobre de votre maison ; vous sûtes en Amérique que quelques années après votre départ de France, il vous était née une sœur ; vous apprîtes de même long-tems après, que cette sœur, pour jouir plus à l’aise de l’amour d’un homme à qu’elle adorait, osa porter ses mains sur ceux dont elle tenait la vie, et qu’elle se sauva ensuite avec cet amant… Eh bien ! Dorgeville, reconnaissez cette sœur criminelle dans votre épouse infortunée, et son amant dans Saint-Surin… Voyez si les crimes me coutent, et si je sais les doubler quand il faut. Apprenez maintenant comme je vous ai trompé, Dorgeville… et calmez-vous, dit-elle en voyant son malheureux frère reculer d’horreur et prêt à perdre une seconde fois l’usage de ses sens… oui, remettez-vous, mon frère ; ce serait à moi de frémir… et vous voyez comme je suis tranquille ; peut-être n’étais-je pas née pour le crime, et sans les perfides conseils de Saint-Surin, peut-être ne se fût-il jamais éveillé dans mon cœur… c’est à lui que vous devez la mort de nos parens, il me l’a conseillée, il m’a fourni ce qu’il fallait pour l’exécuter ; c’est de sa main que je tiens également le poison qui devait terminer vos jours ».

» Dès que nous eûmes exécuté nos premiers projets, on nous soupçonna ; il fallut partir sans pouvoir même emporter les sommes que nous comptions nous approprier ; les soupçons se changèrent bientôt en preuves ; on instruisit notre procès, on prononça contre nous le funeste arrêt que nous allons subir ; nous nous éloignâmes… mais pas assez, malheureusement : nous fîmes courir le bruit d’une évasion en Angleterre, on la crut ; nous nous imaginâmes follement qu’il était inutile d’aller plus loin. Saint-Surin se présenta pour domestique chez monsieur Duperrier ; ses talens le firent bientôt recevoir. Il me cacha dans un village voisin de la terre de cet honnête homme, il m’y voyait secrètement, et je n’ai jamais paru pendant cet intervalle à d’autres regards qu’à ceux de la femme chez laquelle j’étais logée ».

» Cette manière d’être m’ennuyait, je ne me sentais pas faite pour une vie tellement ignorée ; il y a quelquefois de l’ambition dans les âmes criminelles ; interrogez tous ceux qui sont parvenus sans mérite, et vous verrez que c’est rarement sans crimes. Saint-Surin consentait volontiers à aller chercher d’autres, aventures ; mais j’étais grosse, il fallait avant tout me débarrasser de mon fardeau ; Saint-Surin voulut m’envoyer pour mes couches dans un village plus éloigné de l’habitation de ses maîtres, chez une femme amie de mon hôtesse ; toujours dans l’intention de mieux observer le mystère, il fut résolu que je m’y rendrais seule ; j’y allais, quand vous m’avez rencontré ; les douleurs m’ayant saisie avant d’arriver chez cette femme, je me délivrais seule au pied d’un arbre… et là, un mouvement de désespoir m’ayant pris, me voyant délaissée comme je l’étais alors, moi, née dans l’opulence, et qui, avec une conduite plus réglée, eût pu prétendre aux meilleurs partis de la province, je voulus tuer le malheureux fruit de mon libertinage, et me poignarder moi-même après ; vous passâtes, mon frère, vous eûtes l’air de vous intéresser à mon sort, l’espoir de nouveaux crimes se rallume aussi-tôt dans mon sein ; je me résous à vous tromper pour augmenter l’intérêt que vous sembliez prendre à moi. Cécile Duperrier venait de se sauver de la maison paternelle, pour se soustraire à la punition et à la honte d’une faute commise avec un amant qui la mettait dans le même état que moi ; parfaitement au fait de toutes les circonstances, je résolus de jouer le rôle de cette fille ; j’étais sûre de deux choses, et qu’elle ne reparaîtrait pas, et que ses parens, fût-elle même venue se précipiter à leurs pieds, ne lui pardonneraient jamais sa conduite ; ces deux points me suffirent pour établir toute mon histoire ; vous vous chargeâtes vous-même de la lettre, où j’en instruisais Saint-Surin, et dans laquelle je lui faisais part et de l’étonnante rencontre d’un frère que je ne n’aurais jamais connu, s’il ne se fût nommé à moi, et de l’espoir hardi que j’avais de le faire servir, sans qu’il s’en doutât, au rétablissement de notre fortune ».

» Saint-Surin me répondit par vous, et de ce moment, à votre insçu, nous ne cessâmes et de nous écrire et de nous voir même quelquefois secrètement. Vous vous rappellez vos mauvais succès chez les Duperrier ; je ne m’opposai point à des démarches, dont je ne redoutais rien vis-à-vis de cet homme, et qui, vous faisant connaître Saint-Surin, pouvaient vous intéresser pour un amant que j’avais dessein de rapprocher de nous. Vous me montrâtes de l’amour… vous vous sacrifiâtes pour moi ; tous ces procédés s’arrangeant aux vues que j’avais de vous captiver, vous vîtes comme j’y répondis, et vous avez éprouvé, Dorgeville, si les liens qui m’enchaînaient à vous, m’empêchèrent de former ceux d’un hymen qui consolidait si bien tous mes plans… qui me sortait de l’opprobre, de l’abaissement, de la misère, et qui, au moyen des suites de mes crimes, me plaçait dans une province éloignée de la nôtre, riche… et femme enfin de mon amant ; le ciel s’y est opposé ; vous savez tout le reste, et vous voyez comme je suis punie de mes fautes… vous allez être débarrassé d’un monstre qui doit vous être odieux… d’une scélérate qui n’a cessé de vous abuser… qui même goûtant dans vos bras d’incestueux plaisirs, ne s’en livrait pas moins chaque jour à ce monstre, dès le moment que l’excès de votre pitié l’eût imprudemment rapproché de nous ».

» Haïssez-moi, Dorgeville… je le mérite… détestez-moi, je vous y exhorte… mais en voyant demain de votre château les flammes qui vont consumer une malheureuse… qui vous avait aussi cruellement trompé… qui bientôt eût tranché le fil de vos jours… ne m’ôtez pas du moins la consolation de croire qu’il échappera quelques larmes de ce cœur sensible encore ouvert à mes malheurs, et que vous vous rappellerez peut-être que, née votre sœur, avant que de devenir le fléau et le tourment de votre vie, je ne dois pas perdre en un instant les droits que ma naissance me donne à votre pitié ».

L’infâme créature ne se trompait pas ; elle avait ému le cœur du malheureux Dorgeville, il fondait en larmes pendant ce récit.

Ne pleurez pas, Dorgeville, ne pleurez pas, dit-elle… Non, j’ai tort de vous demander des larmes, je ne les mérite point, et puisque vous avez la bonté d’en répandre, permettez-moi, pour les tarir, de ne vous rappeller en cet instant que mes torts ; jetez les yeux sur l’infortunée qui vous parle, considérez dans elle l’assemblage le plus odieux de tous les crimes, et vous frémirez au lieu de la plaindre. À ces mots, Virginie se lève… allons, monsieur, dit-elle fermement à l’officier, allons donner à la province l’exemple qu’elle attend de ma mort ; que mon faible sexe apprenne, en la voyant, où conduisent l’oubli des devoirs et l’abandon de Dieu.

En descendant les marches qui la conduisaient à la cour, elle demanda son fils ; Dorgeville, dont le cœur noble et généreux faisait élever cet enfant avec le plus grand soin, ne crut pas devoir lui refuser cette consolation ; on apporte cette misérable créature ; elle la prend, elle la serre contre son sein, elle la baise… puis éteignant aussi-tôt les sentimens de tendresse qui, en ammolissant son âme, allaient peut-être y laisser pénétrer avec trop d’empire toutes les horreurs de sa situation, elle étouffe ce misérable enfant de ses propres mains. « Va, dit-elle, en le jetant, ce n’est pas la peine que tu voies le jour pour n’y connaître que l’infamie, la honte et l’infortune, qu’il ne reste sur la terre aucune trace de mes forfaits, et deviens-en la dernière victime ».

À ces mots, la scélérate s’élance dans voiture de l’exempt ; Saint-Surin suit enchaîné sur un cheval, et le lendemain, à cinq heures du soir, ces deux exécrables créatures périrent au milieu des effrayans supplices que leur réservaient le courroux du ciel et la justice des hommes.

Pour Dorgeville, après une maladie cruelle, il laissa son bien à différentes maisons de charité… quitta le Poitou et se retira à la Trappe, où il mourut au bout de deux ans, sans avoir pu détruire en lui, malgré d’aussi terribles exemples, ni les sentimens de bienfaisance et de pitié qui formaient sa belle âme, ni l’amour excessif dont il brûla jusqu’au dernier soupir, pour la malheureuse femme… devenue l’opprobre de sa vie, et l’unique cause de sa mort.

Ô vous ! qui lirez cette histoire, puisse-t-elle vous pénétrer de l’obligation où nous sommes tous de respecter des devoirs sacrés, dont on ne s’écarte jamais sans voler à sa perte. Si, contenu par le remords qui se fait sentir au brisement du premier frein, on avait la force d’en rester là, jamais les droits de la vertu ne s’anéantiraient totalement ; mais notre faiblesse nous perd, d’affreux conseils corrompent, de dangereux exemples pervertissent, tous les dangers semblent s’évanouir, et le voile ne se déchire que quand le glaive de la justice vient arrêter enfin le cours des forfaits. C’est alors que l’aiguillon du repentir devient insupportable ; il n’est plus temps, il faut une vengeance aux hommes, et celui qui ne sut que leur nuire, doit finir tôt ou tard par les effrayer.