Les courses de taureaux (Espagne et France)/03

Les courses de taureaux : Espagne et France
E. Maillet (p. 39-45).


III

Les foudres du Vatican sans effet en Espagne


Vers le milieu du seizième siècle, un pape qu’en 1700 l’Église a canonisé, Pie V, voulut mettre un terme aux abus révoltants du cirque, par un acte mémorable dont l’original se trouve à la bibliothèque nationale de Madrid, et qu’il importe de citer en entier :

BULLE DE SAINT PIE V

Septième des décrétales, — Livre V, — Titre XVIII, — De salute gregis dominici, — chapitre unique.

Par cette bulle qui a pour titre : Des jeux où l’on excite et combat des taureaux, sont défendus les spectacles féroces et sanglants, dans lesquels des taureaux et autres animaux farouches sont introduits dans le cirque, et engagés dans des combats, pour le plaisir des hommes, mais habituellement pour la perte des combattants.

« Notre charge pastorale nous impose le devoir de nous occuper avec sollicitude du salut du troupeau du Seigneur, confié à nos soins par la divine Providence, et de nous appliquer à éloigner tous les fidèles des dangers qui menacent leurs corps et de tout ce qui pourrait entraîner la perte de leurs âmes. Quoique le détestable usage du duel, introduit par le démon pour induire les âmes dans le péché par la destruction des corps, ait été prohibé par un décret du concile de Trente, néanmoins, dans la plupart des villes et bourgs, beaucoup d’hommes, pour faire parade de leur force et de leur audace, continuent de donner des spectacles publics ou privés, où on les voit se battre avec des taureaux et autres bêtes féroces : d’où il résulte fractures de membres, morts d’hommes, périls pour les âmes. Considérant donc que ces spectacles, où des taureaux et des bêtes féroces sont excités dans le cirque ou sur la place publique, sont ennemis de la piété et de la charité chrétienne, et voulant abolir ces spectacles sanglants et honteux, de démons plutôt que d’hommes, et pourvoir ainsi, autant que nous le pouvons, avec l’aide de Dieu, au salut des âmes, nous défendons et interdisons par la présente constitution que nous déclarons valable à perpétuité, d’anathème, sous peine d’excommunication ipso facto, à tous et à chacun des Princes chrétiens, quelle que soit leur dignité tant ecclésiastique que séculière, Empereurs, Rois ou autres, quelque nom qu’ils portent, à quelqu’État ou République qu’ils appartiennent, de permettre dans leurs provinces, villes, terres, forteresses et toutes autres dépendances, des spectacles de ce genre, où il y aurait des combats de taureaux et autres bêtes féroces. Nous défendons aussi aux militaires et à toute autre personne d’oser lutter, soit à pied, soit à cheval, avec des taureaux et autres bêtes féroces dans lesdits spectacles. Que si quelqu’un d’entre eux venait à y perdre la vie, qu’il soit privé de la sépulture ecclésiastique. Nous défendons également, sous peine d’excommunication, aux clercs, tant réguliers que séculiers qui jouissent de bénéfices ecclésiastiques ou sont dans les ordres sacrés, d’assister auxdits spectacles. Quant aux engagements, aux serments et aux vœux faits par n’importe quelle personne, université ou collége, de donner ces combats de taureaux, pensant par là, mais bien à tort, honorer les saints ou rehausser une solennité d’une fête de l’Église, car c’est par les louanges de Dieu, les joies spirituelles et les œuvres de piété, et non par ces sortes de jeux, qu’on doit honorer les saints et célébrer les fêtes de l’Église ; quant à tous ces vœux, tant dans le passé que dans l’avenir, nous les prohibons absolument, les cassons et les annulons, et décrétons, et déclarons qu’il faut les regarder perpétuité comme cassés, nuls et sans effets à l’avenir. Et ce nous mandons à tous les Princes, Comtes et Barons feudataires de la sainte Église romaine, sous peine de la privation des fiefs qu’ils tiennent de l’Église romaine elle-même. Quant aux autres Princes chrétiens, seigneurs de terres, ci-dessus dénommés, nous les exhortons dans le Seigneur et leur ordonnons, en vertu de la sainte obéissance, selon le respect et l’honneur dont ils entourent le nom de Dieu, de faire observer le plus exactement possible tout ce qui précède, dans leurs domaines et sur leurs terres, certains qu’ils recevront de ce même Dieu une très grande récompense pour une si bonne œuvre. Nous mandons également à tous nos vénérables frères, Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques, et autres Ordinaires des lieux, en vertu de la sainte obéissance, sous l’attestation du jugement de Dieu et la menace de la malédiction éternelle, de faire publier, autant qu’il est nécessaire, nos présentes lettres dans leurs cités et autres diocèses respectifs, et de tenir la main aux prescriptions des présentes lettres, sous les peines et les censures ecclésiastiques. »


Un commentaire érudit de cette bulle, par M. René de Semallé, qui en a publié le texte et qui l’a traduite, fait remarquer qu’il est impossible d’entrer dans plus de détails, pour condamner ces spectacles immoraux, pour les interdire aux souverains, aux clercs, tant réguliers que séculiers : mais les foudres du Vatican n’effrayèrent nullement la catholique Espagne. Elle n’en continua pas moins ses jeux flétris et réprouvés par le Pape. Croyante, mais aveuglée par sa passion funeste, elle s’y livre, tantôt pour célébrer un avènement au trône, la naissance ou le mariage d’un prince ; tantôt en l’honneur d’un saint vénéré.

Dans le premier cas, ce sont les courses royales, où les fonctions de picadores sont remplies par de pauvres gentilshommes de noblesse bien reconnue, doublés, en cas d’accident, par des toreros de profession. Dans le second cas, les rôles sont partagés entre les membres de plusieurs confréries laïques. À Grenade, en 1853, des affiches indiquant le but spécial de ces courses y conviaient le public ; et, comme ces confrères — toreros amateurs — n’étaient pas du métier, ils sollicitaient l’indulgence des assistants.

C’est à la fête de Notre-Dame del Pilar, à Saragosse, une des imposantes solennités du royaume d’Aragon, qu’ont été données, le dimanche, 26 octobre 1862, les courses où l’on a tué trente-deux taureaux et compté deux victimes humaines ; où la foule, avide de sang et non satisfaite, s’est fait rendre les billets pour le spectacle suivant.

Par quelle aberration les Espagnols osent-ils célébrer leurs fêtes religieuses par d’affreux spectacles que la religion condamne[1] ?


  1. « À nos portes, un peuple — il se prétend chrétien —
    « D’animaux victimés savoure la souffrance :
    « Or, ce peuple est celui qui livrait l’Innocence
    « Nue à la dent des chiens, et qui prenait pour jeu
    « D’aller voir brûler l’homme — ô rage ! — à petit feu !

    Quand on a un peu vécu dans la Péninsule, quand on a vu jusqu’à quel point y règne la coutume de procurer du mal aux animaux, et de leur faire subir les tourments les plus raffinés, on n’a pas de peine à comprendre tout ce qu’un tel peuple a exercé de férocité contre l’espèce humaine. On se rend compte de sa barbarie sans égale contre les pauvres Indiens qui l’avaient si fraternellement accueilli, et des supplices prolongés, étudiés, exquis, dont il se fait gloire d’être l’inventeur : supplices qu’il appliqua longtemps, avec délices, à tout homme ou toute femme que des prétextes quelconques — de politique ou de religion — lui permettaient de prendre pour victimes, et de soumettre impunément à ses infernales expérimentations. »

    Épître aux Laboureurs, avec des Notes historiques et agronomiques, par M. Ch. Peire, brochure in-8°, récompensée par la Société protectrice des animaux — juin 1864. — (Rapport de M. Genty de Bussy.)