Thérien Frères Limitée (p. 89-96).


DANS LE MONDE DES FLEURS


Tout s’était endormi dans le vieux jardin : les abeilles, les papillons, les oiseaux, et, sur leurs tiges fines, les fleurs dodelinaient de la tête, accablées par le sommeil qui les engourdissait aussi.

Je me trouvais juste au-dessus de ce jardin rempli de silence et de parfums ; ma longue traîne de lumière argentait les fleurs parmi lesquelles je crus percevoir un chuchotement ; je me penchai pour mieux entendre :

— Oui, Verveine, c’est demain grande fête à la maison : on célèbre un centenaire et j’ai bien peur que nous vivions notre dernière nuit ! C’est cette angoisse qui me tient éveillée. Tu les verras arriver avec leurs ciseaux, leurs sécateurs et leurs paniers dès qu’aura paru le soleil et avant qu’il ait aspiré la rosée sur nos pétales !

— Hélas ! hélas ! je suis épanouie depuis hier seulement, et ce fut si long d’en arriver là ; je pense en frémissant à ma petite enfance : toute mon âme tenait dans une graine minuscule, j’étouffais dans l’obscurité de la terre humide ! Je sentis bientôt les mouvements de mes faibles racines qui cherchaient à s’accrocher… Plus tard, la chaleur pénétra dans ma prison et, après un temps qui me parut très long, dans un dernier effort, ma tête perça la terre et je vis la lumière ! De ce jour, le soleil et la pluie me fortifièrent et me firent grandir. Comme j’eus peur, un soir que le vent soufflait en enragé ! Je pensais être rasée et emportée dans un tourbillon. Mais non, je fus épargnée et je continuai à croître ; je portai bientôt un bourgeon et enfin je devins fleur, hier, et tu me dis qu’on me décapitera demain !

— Notre existence est bien précaire… Mais, ne te désole pas trop ; tu seras peut-être oubliée car tu n’es pas belle, ma pauvre Verveine !

— Jaloux ! Tu nies ma beauté parce que tu envies mon parfum !

— Jaloux de toi ! Je suis trop beau pour que tu me portes ombrage !

Et l’orgueilleux Glaïeul se dressait avec fierté.

— Moi, je ne t’admire pas, reprit la Verveine fâchée : tu as de brillantes couleurs, mais tu es raide et sans parfum.

— Petite sotte ! ne sais-tu pas que je suis très admiré et populaire dans le monde entier ?

— Tant pis pour toi ! On te cueillera sûrement demain et ce sera bien fait !

— Méchante petite verveine ; tu n’es bonne qu’à ramper et tu as des sentiments bas !

Leurs voix s’étaient élevées et les fleurs, réveillées par le vacarme, se mirent de la partie : roses, œillets, pivoines, dauphinelles, reines des prés, résédas, balsamines, pensées, soucis, se vantaient, s’accusaient, étalaient leurs charmes en dénigrant ceux de leurs voisines.

Que ces jolies personnes dirent donc de laides choses !

Toutes à leur querelle, elles ne voyaient pas la menace suspendue sur leurs têtes ! Car, pendant leur dispute, le vent arrivait du Sud en courant ; il se mit à souffler si fort qu’il leur coupa la respiration. Il poussait des nuages sombres qui roulaient comme des vagues devant lui et se préparaient à déverser sur la terre toute l’eau qu’ils en avaient pompée depuis plusieurs jours.

Il me restait cependant une petite ouverture claire par où je voyais les fleurs tremblantes de peur.

Les éclairs, comme des serpents de feu, couraient dans le ciel et le tonnerre grondait, éclatait, et l’orage s’abattit sur le jardin fleuri.

En un clin d’œil, les fleurs furent trempées, couchées dans la boue, brisées, éparpillées. Ce fut un massacre auquel bien peu survécurent, et celles-là furent les plus modestes plantes protégées par leur petite taille.

De nouveau à mon poste, la nuit suivante, je remarquai que beaucoup de nouvelles fleurs avaient remplacé les disparues et je reconnus quelques survivantes de la veille. Toutes se taisaient en se laissant balancer par la brise et leur air attentif me frappa. Tendant l’oreille, j’entendis la voix grave d’un très vieux sapin ; j’arrivais à temps pour le début de la conférence.

— « Mes chères sœurs, j’ai assisté hier à une scène disgracieuse qui se termina tragiquement par la mort d’un grand nombre d’entre vous. Vous réfléchirez, j’espère, et vous découvrirez que la vanité, l’inimitié, le dédain empêchent les fleurs, comme les hommes, d’être heureuses.

Vous avez raison de vous réjouir de votre beauté. Le bon Dieu vous la donne pour embellir le monde. Sous des formes diverses, vous êtes toutes belles, mais c’est stupide d’en tirer de l’orgueil ou du mépris pour celles qui ne vous ressemblent pas.

Le jardin serait quelconque si on n’y cultivait qu’une espèce de fleurs ; c’est votre réunion qui en fait la beauté et le charme.

Croyez-moi, vous aimer les unes les autres c’est adorer l’œuvre du Créateur et l’en remercier, et c’est votre devoir.

Vos petites âmes de fleurs ne seront immortelles que si vous n’êtes pas méchantes… la catastrophe de la nuit dernière vous a fait apprécier votre fragilité, essayez d’en recueillir de la bonté et de la sagesse. »

Le vieux sapin se tut et les fleurs, sérieuses et touchées, ne dirent pas un mot et le sommeil s’étendit doucement encore sur le beau jardin.