Thérien Frères Limitée (p. 67-73).


LE BEAU RÊVE


Le vaste palais, naguère si animé et joyeux, est rempli de Tristesse : elle rôde par les escaliers superbes et se traîne dans les pièces désertes ; elle épie la Mort qui vient sournoisement.

La Tristesse a envahi les jardins ; les pavots se sont fanés, les colombines, accrochées aux murailles, penchent la tête, accablées, et les roses, inclinées sur leurs tiges, se laissent effeuiller par le vent qui est agité et inquiet : il passe et repasse en soupirant : toutes les choses sont dans l’angoisse et attendent.

Dans la chambre somptueuse où il est né, il y a bien, bien longtemps, le vieux roi dort. Ses yeux sont clos, mais ceux qui le veillent savent qu’aucune douce vision ne vient visiter son sommeil et sa physionomie reste amère et malheureuse quand il dort.

Le chancelier fidèle, qui aime tant son maître, soupire :

— Si nous pouvions au moins lui procurer un rêve réconfortant ! Depuis des semaines, il se plaint de ce sommeil vide qui le plonge dans le néant.

Un petit page, sortant de l’ombre des rideaux, propose en tremblant :

— Permettez-moi, Seigneur, d’aller à la recherche d’un beau rêve pour notre roi.

Le vieillard considère le petit garçon et, se décidant soudain :

— Va, mon enfant, puisses-tu trouver le plus beau rêve du monde.

Et le page s’en alla. Il marcha longtemps, longtemps, sur une route montueuse et difficile où les cailloux roulaient sous ses pieds. Il était las et poussiéreux quand il rencontra un vieil homme tout blanc et ridé. Surmontant sa timidité, le petit garçon lui confia le but de sa mission et le pria de l’aider de ses conseils.

— C’est pour cela que je suis ici, mon petit homme, je te conduirai à l’endroit où sont fabriqués tous les rêves du monde. Suis-moi.

Bientôt l’enfant et son conducteur pénétrèrent dans un atelier immense, où des ouvriers, chacun à leur établi, fabriquaient des rêves de toutes sortes. Celui qui avait vécu si longtemps tenait par la main celui qui commençait sa vie, et ils regardaient les ouvriers créer les rêves qui égarent et consolent les hommes.

— Vois, c’est le rêve des grandes richesses : or, pierres précieuses, joyaux, n’est-ce pas éblouissant ? Ce rêve plairait-il à ton maître ?

— Oh ! non, les yeux de mon roi sont fatigués de l’éclat des diamants et l’or est maintenant trop lourd pour ses mains affaiblies. Faites voir autre chose.

Tout près se dressait un rêve immense : le rêve du pouvoir.

— Mais mon roi est fatigué de commander ; sa couronne l’écrase et son sceptre l’embarrasse.

Ils firent le tour de la salle et l’enfant ne trouvait pas le rêve d’une chose dont son roi ne fût pas lassé. Rêve de contrées lointaines ? Il avait tant voyagé ! Rêve d’armées victorieuses ? Il n’aspirait qu’à la paix ! Rêve de fête et de plaisir ? Il en était saturé et dégoûté ! Rêve de beauté et d’amour ? Il était si vieux ! À mesure que défilaient les rêves, le petit page découragé, secouait la tête et se mordait les lèvres pour ne pas pleurer.

— Que fait donc cet homme dans le coin ?

— Il vient de créer un rêve destiné à une petite fille qui ne peut se consoler de la mort de sa maman.

Le petit page, en s’approchant, sentit une grande douceur l’envelopper comme s’il eût été renfermé dans de la tendresse.

— C’est ce rêve-là que je veux apporter à mon maître, s’écria-t-il.

— Mais il appartient à l’orpheline dont le cœur est brisé ! Il devrait déjà être en route vers elle…

— Le même rêve ne peut-il servir deux fois ? supplia l’enfant.

Et le vieillard, après une hésitation :

— Prends-le, ton maître n’en aura pas besoin longtemps et il sera ensuite porté à la petite fille qui pleure.

L’heureux page s’en retourna emportant le beau rêve. Il entra dans la chambre où gémissait le roi, il le répandit comme un parfum dans la pièce et un grand changement se produisit chez le malade : ses yeux devinrent clairs et brillants, un sourire illumina sa figure et il tendit les bras vers une douce vision, murmurant le mot qu’il n’avait pas prononcé depuis tant d’années : « Mère ! Mère ! Je viens ! »

Et, toujours souriant, il s’endormit avec son rêve et, cette fois, pour ne plus se réveiller.

Le petit page reprit en toute hâte le beau rêve qui devait rendre à la petite fille, chaque nuit, la maman tendre qui la prendrait dans ses bras et la consolerait.